P.-H. Castel, La métamorphose impensable. Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003, 551 pages.
La métamorphose impensable, comme ce titre le laisse entendre de lui-même, n’est pas un livre (de plus) sur la question transsexuelle : il se donne le transsexualisme comme « terrain » de recherche pour repenser avec et à partir de lui les catégories qui traversent toutes les sciences humaines – la distinction entre nature et culture, entre norme et normativité, entre raison et folie, entre les genres sexuels… La notion d’ « identité personnelle » inscrit d’emblée la réflexion ici déployée dans un espace critique pluridimensionnel où se croisent la sociologie, le droit, la philosophie analytique et la psychanalyse afin de desserrer un peu le nœud obscur qui attache un corps donné à un « je » qui a à se faire exister avec lui. Mettre en cause la « naturalité » de la jonction entre le corps et le « je », c’est entrer, comme Pierre-Henri Castel l’argumente de façon très serrée, dans une crise des certitudes dont aucun savoir positif sur l’homme ne peut ressortir indemne. L’énigme du transsexualisme n’est pas sans résonner avec une autre, qui concerne tout autant la philosophie occidentale que la psychanalyse, à savoir celle du Sphinx : qu’est-ce que l’homme, à quoi le reconnaît-on et quelles sont ses limites ?
La question posée ainsi, on pourrait être tenté de renvoyer toute l’affaire du côté de la philosophie en tant que lieu privilégié de mise au travail et de mise en cause de la raison – n’était le caractère de « retour du refoulé » que ne peut manquer d’incarner au regard des exigences de cette instance la dissolution du rapport d’adéquation prétendument transparent entre le corps et le « je ». Il ne s’agira donc pas d’en profiter pour revenir à partir de là à un partage « solide » entre raison et déraison – dans ce contexte-ci, et avec les enjeux réels posés par le changement de sexe, l’arbitraire qui préside toujours à ce genre de répartition des rôles paraît effectivement particulièrement dangereux. Loin de promouvoir ce genre de fixations, l’énigme du transsexualisme permet à P.-H. Castel de refaire émerger, mais d’une façon radicale, le refoulé de la raison : « La déraison, ainsi, n’est ni l’irrationalité, ni l’échec de la preuve, ni l’erreur de catégorie. C’est toute la raison, mais mise au service d’une intuition exorbitante – ici, ne pas être né(e) dans le ‘bon’ corps -, qui est une vérité privée, et dont on ne sait, littéralement, pas quoi penser. » (12) Penser l’impensable – dans cette perspective, la psychanalyse se trouvera convoquée comme un certain dépassement (ou bien devrait-on dire un dépassement certain ?) de la philosophie, puisqu’elle se donne pour objet de faire advenir le refoulé à la surface même du pensable, du théorisable. C’est avec la psychanalyse que l’on pourra en effet commencer à penser le paradoxe qui gît sous l’énigme du transsexualisme et qui consiste à demander l’impossible en le rendant impossible à refuser.
Le mouvement même de l’ouvrage invite ainsi à faire de la psychanalyse un horizon d’attente pour une mise au travail singulière de cette énigme : les « matériaux » de la première partie retracent l’histoire de la conceptualisation clinique du transsexualisme et de sa prise en charge médico-psychiatrique qui a pris son essor avec la création des Gender Clinics aux Etats-Unis (ils sont très utilement et exhaustivement complétés par la « chronologie et bibliographie représentative du transsexualisme et des pathologies de l’identité de 1910 à 1998 » en fin de volume). Ces matériaux font apparaître quatre options principales pour « affronter » la question transsexuelle : la tentative psychiatrique de l’insérer dans une psychogenèse, la biologisation à laquelle souscrivent les endocrinologues, la naturalisation juridique de l’identité et le constructivisme sociologique. La seconde partie, intitulée « Apories » réinsère ces matériaux dans un réseau de questionnements essentiellement hérités de la philosophie analytique et qui concernent la question du genre, la performativité et l’ipséité, le sentiment d’identité et l’expérience privée… Si la psychanalyse fait partie intégrante de ces « apories » (le chapitre « Psychanalyse ou transsexualisme » est le dernier de cette partie), c’est de façon « extime », pourrait-on dire si l’on interprétait un peu sauvagement le « ou » d’exclusivité qui unit en les séparant la psychanalyse et le transsexualisme. Psychanalyse ou transsexualisme : en un certain sens, il faut effectivement choisir – choisir entre une entité nosographique constituée qui en appelle à des modalités de réponse psychiatrique, médicale, sociologique, etc. et un « savoir marginal », celui de la psychanalyse, qui prend sens dans les interstices, « là où des impasses rationnelles (qui ne sont pas de banales fautes logiques) et des indécidabilités de toutes sortes apprennent négativement quelque chose sur ce qui est là partout en jeu : l’être humain sujet au sexe. » (348) Il ne faudrait donc pas en déduire que la psychanalyse n’a rien à dire du transsexualisme, seulement elle a à le dire de la place même où se constituent les apories sur lesquelles achoppent les autres disciplines (ce qui suppose d’ailleurs que l’on ait au préalable été exhumer ces apories - c’est précisément le projet même de ce livre) : en étant toujours déjà au point de croisement de ces apories, sans cesse confrontée à cet impossible qu’incarne le transsexualisme et auquel il confronte ceux qui ont à faire à lui ; en l’assumant et en tirant de là sa puissance de théorisation, elle constitue paradoxalement une voie d’accès privilégiée au transsexualisme, conçu comme une façon particulièrement vive de poser la question de ce qu’il en est du rapport du sujet à son inscription dans le registre de la sexuation. C’est donc sur son propre terrain que le transsexualisme vient interroger la psychanalyse, lui renvoyant en écho une question qui est aussi la sienne, bien sûr, et qui pourrait s’énoncer ainsi : « dis, qu’as-tu fait de ton identité sexuée ? ».
Sophie Mendelsohn