Déviance et santé mentale
L'interactionnisme
et la santé mentale,
au départ des thèses de
l'étiquetage et de la stigmatisation
Philippe
Le Moigne
Introduction
Mon propos vise à la fois à
introduire les trois séances à venir du séminaire, consacrées aux thèses de
l'interactionnisme, mais également à situer ces thèses dans le cadre du
changement qui depuis plus de 20 ans a modifié le statut de l'affection mentale
et de la déviance, leur forme et leur pris en charge. De ce point de vue, il
s'agit moins d'une introduction que d'un essai de mise en perspective, sinon
d'une critique.
En
effet, je vais développer ici un point de vue qui j'espère pourra être soumis à
débat au cours du séminaire. Il s'agit d'une hypothèse de lecture dont le ton
est volontairement outré pour appeler des réactions, des corrections voire des
démentis.
Comme vous le savez, la
sociologie américaine des années 1960, en matière de sociologie de la déviance,
a été marquée par l'interactionnisme, selon lequel, très souvent, "la
maladie mentale n'existe pas". Celui-ci s'est élevé contre les thèses du
fonctionnalisme, de Merton en particulier, qui voyait dans l'affection mentale
(au même titre d'ailleurs que dans la toxicomanie) une évasion (c'est-à-dire
une sortie du social ou une asocialité fondée sur le fait que l'individu
finirait dans ce genre de situations par être dans l'incapacité de souscrire
aux normes et aux valeurs de la société).
Mais, l'opposition de l'interactionnsime à la pathologisation
des conduites déviantes vise également à faire ressortir les logiques
proprement sociales de ces conduites contre la médecine ou la justice,
c'est-à-dire finalement à laisser place à l'argument sociologique contre le
raisonnement criminologique ou psychiatrique de l'époque (cette position est
directrice tant chez Becker que Goffman).
Et on comprend de ce point de vue
pourquoi l'affection mentale est au coeur de l'objet travaillé ici dans la
mesure où elle offre par une sorte d'inversion l'idée que loin de se situer aux
limites de la socialité, ces "états" sont travaillés par les mêmes
logiques qui sont à l'oeuvre dans le reste de la société. Selon cet
interactionnisme, ces états sont seulement plus que les autres atteints par les
stéréotypes et les désignations dévalorisantes.
*
* *
On
pourrait considérer qu'on a affaire ici à des textes classiques, à des
références dont on doit se contenter de discuter l'argument logique.
Il
s'agit en réalité et plus exactement d'oeuvres historiques
-
d'abord parce qu'elles ont constitué l'une des sources de l'antipsychiatrie
(même si l'antipsychiatrie a d'abord été le fait des psychiatres)
-
ensuite, parce qu'on trouve chez Goffman notamment des arguments proches des
revendications d'émancipation et de libération de l'individu qui structurent le
mouvement social de l'époque, revendications qui ont pour beaucoup contribué à
l'institutionnalisation du cadre d'action qu'on désigne depuis sous le terme de
santé mentale.
D'où la question de savoir si ces
thèses, par leur ancrage tant historique que logique, peuvent réellement aider
à la compréhension de la situation actuelle. Cette interrogation pourra sembler
paradoxale dans la mesure où cette sociologie occupe depuis près de 40 ans aux
Etats-Unis une place centrale dans la sociologie de la déviance, voire de la
santé, et fait en France l'objet d'un véritable engouement depuis la fin des
années 1980.
Ma
réflexion découle des critiques qu'on peut, je crois légitimement, adresser aux
théories de l'étiquetage et de la stigmatisation. Je ne les aborderai pas ici
en profondeur puisqu'elles font l'objet de trois séances à travers les
communications de Jean-Michel Chapoulie (théories de
l'étiquetage), de Anne Lovell (Asiles) et de Samuel Bordreuil (Stigmate). Mais, pour donner corps à mon propos,
il faut bien que j'en mentionne l'esprit et certains détails.
I. Une désignation
arbitraire : les théories de l'étiquetage
Si
l'interactionnisme des années 1960 est dominé par la théorie de la désignation,
tous les membres de ce courant ne sont pas convaincus que la maladie mentale
n'existe pas.
Selon, Lemert,
un des initiateurs de la thèse de la réaction sociale, ce qui compte dans la
trajectoire d'un délinquant c'est autant le délit (déviance primaire)
que la réaction sociale au délit qui, part désignation, peut conduire à un
enfermement de l'individu dans la déviance (processus qu'il désigne sous le
terme de déviance secondaire).
Dans le même sens, Lemert dans son étude sur la paranoïa, considère qu'un
individu qui a commis certains faux pas, qui lui sont sans cesse rappelés par
autrui, peut finir, pour éviter sa totale marginalisation, par retourner
l'attaque dont il est l'objet contre les autres en adoptant une posture
systématique : il se dit victime d'un complot, quoi que les autres puissent
faire ou dire, et entre dans une attitude paranoïaque.
Avec l'interactionnisme de
Becker, Scheff et surtout de Blumer,
on quitte cette dimension de réaction à un fait pour entrer à certains
endroits dans un pur nominalisme : est déviant celui qui est étiqueté comme
tel. Bien sûr, Becker tient compte de l'idée que la déviance est apprise et
gérée au sein d'une carrière, si bien que le destin de l'individu étiqueté
reste ouvert, mais globalement le commentaire sur la déviance prime à certains
égards sur les faits de déviance.
Dans cette veine, l'affaire Rosenhan constitue une application directe du primat nomologiste. A la
fin des années 1960, Rosenhan, sociologue, lui-même
partisan de la théorie de la désignation se fait interner avec des membres de
son équipe après avoir simulé des idées délirantes. Le problème c'est qu'ils
sont retenus à l'hôpital même après avoir repris un comportement dit normal.
D'où l'idée que la prégnance de la désignation - ici le diagnostic
psychiatrique, l'emporterait sur les faits. D'où également l'idée que derrière
l'objectivité clinique se dissimulerait un pur arbitraire. (j'aurais
envie de dire que c'est précisément parce qu'on est capable de jouer au
"fou", que la folie démontre sa consistance). Cette affaire a donné
du grain à moudre à Robert Spitzer, le rédacteur en
chef du DSM-III qui a vu dans cette affaire
confirmation de la nécessité de formaliser et d'opérationnaliser le diagnostic
psychiatrique.
Cet interactionisme
contient une part d'écologisme : il prend la ville, et sa distribution en
quartiers relativement autonomes, ou communautaires, pour métaphore ou modèle.
Les rivalités de désignation ne sont pas guidées par un principe
d'universalité, un enjeu commun mais résulte de la victoire d'un groupe sur un
autre, d'un arbitraire sur un autre, c'est-à-dire d'une "entreprise
morale" qui a réussi.
Or, le conflit et le mouvement
social sont portés à l'époque par un débat transversal qui touche pour
l'essentiel à la conception de l'autonomie, et aux manières de l'évaluer et de
la mettre en oeuvre. Dans le débat sur l'usage des drogues, selon le credo
médical, les drogues emprisonnent l'individu, lui font perdre le contrôle de
lui-même. S'y oppose le credo psychédélique qui se fonde sur l'usage des
drogues pour aller jusqu'aux limites de soi, et du développement personnel
(l'étude historique pourrait montrer que cette division traverse en réalité la
psychiatrie des années 1950 et 1960, dans la mesure où les stupéfiants ont pu
être pensés à un moment comme un moyen d'accéder à l'inconscient, et susciter
l'adhésion de certains cliniciens à la tenue de thérapies dites précisément
psychédéliques). Cette histoire reste à faire.
Au-delà, le débat des années 1960
sur la désinstitutionnalisation a trait en
psychiatrie à ce qui fait santé. Selon un modèle curatif, le malade mental
possède une autonomie trop relative qui exige de le confiner dans un cadre
fermé. A l'inverse, selon un modèle où domine l'émancipation de l'individu, le
développement personnel exige que le patient puisse bénéficier, précisément en
tant que personne, d'un accès à la vie sociale. Ou, selon le mot d'ordre de
l'hygiène mentale, qui croit dans la matérialité de la pathologie mentale, il
importe de prévenir l'apparition des troubles chez les personnes saines en
orientant la politique de soin vers une organisation communautaire, non pas
fermée mais en "situation".
Faute de
prendre en compte ces débats ou enjeux communs, on a le sentiment que
l'interactionnisme tend à déboucher sur une relativisation des catégories
sociales (maladie mentale, délinquance, toxicomanie : toutes ces notions
semblent pouvoir être ramenées à des définitions arbitraires). En ce sens, la
nécessité exprimée par le courant de réinsérer les faits morbides dans la
normalité, en les dés-insérant du pathologique par
l'intermédiaire d'une lecture sociologique, cette déclaration de principe tombe
un peu à plat, puisque de société considérée comme un tout il n'est pas
question : l'interactionnisme n'est de
facto pas une sociologie de la relation sociale. En bref, on est en droit
de se demander si la sociologie de l'étiquetage n'est pas conduite à une
dilution non seulement de son objet (de la déviance, de l'affection mentale)
mais tout également du social (ex : L'art selon Becker).
Qu'en
est-il de l'interactionnisme de Goffman
II. Le stigmate : l'Ego devant les
stéréotypes sociaux
Le lien,
qu'on aborde ici entre déviance et santé mentale est travaillé par Goffman dans
deux livres majeures Asile et Stigmate. Comme l'a dit déjà ici Albert Ogien, ces ouvrages sont sans doute les plus militants mais
sans doute également les moins convaincants de Goffman, au regard de la
richesse et de la rigueur des Cadres de l'Expérience par exemple
(entendons-nous bien, cela reste une oeuvre remarquable).
Faute de
temps, je considérerai ici seulement certains éléments de Stigmate, la présentation de ces ouvrages faisant l'objet de deux
séances dans le cadre du séminaire. Comme vous le savez Goffman aborde la
déviance sous l'angle d'une infraction aux normes de l'identité. Par-là, il
faut entendre que des stéréotypes sociaux dictent ce que doit être une
personne, ce qu'elle doit faire. Tout individu qui par ses attributs (physiques
ou comportementaux) déroge à ces normes est susceptible d'être dévalorisé, et
d'endosser une identité négative : un stigmate. En ce sens, la stigmatisation
s'apparente à une spoliation de l'identité. A l'identité réelle de l'individu -
ou à ce qui lui tient lieu - est superposée une identité fictive (l'arbitraire
du stigmate), et le destin de la personne se mesure dans ce cas à sa capacité à
composer avec cette réalité tierce (comme l'indique le sous-titre en anglais de
l'ouvrage : Notes on the
Management of Spoiled Identity).
Pourquoi dis-je réalité tierce ?
L'identité
individuelle se fonde chez Goffman sur un triptyque, et emprunte en cela
beaucoup à la philosophie de William James qu'il cite abondamment d'ailleurs.
James, dans ses Principes de Psychologie
publiés en 1890, propose de considérer le Self à partir de 3 éléments : 1) le
Self matériel qui correspond aux dimensions physiques (corporelles) mais
également aux choses que je détiens ou avec lesquelles je suis en contact, 2) le
Self social concerne l'ensemble des identifications acquises au contact
d'autrui - ce qui lui fait dire qu'il y autant de Soi en moi que de gens qui me
connaissent), 3) le Self spirituel qui décide des buts que l'individu
s'assigne à lui-même, et compte tenu de ses réalisations effectives, de
l'estime qu'il se porte à lui-même. Or, selon James, la santé d'un individu
dépend intimement de la constance à soi, c'est-à-dire de la réalisation dans le
monde de sa propre volonté ou de ses propres choix. Lorsque à ce Vrai Self s'oppose un Faux self, c'est-à-dire une expression
de soi qui n'est pas fidèle à ce que le sujet admet sous sa propre identité, il
s'ensuit une fracture de la personnalité et une série de dédoublements
morbides.
D'une
manière assez proche, Goffman différencie trois instances identitaires. 1) L'identité
personnelle qui a trait aux dimensions physiques ou factuelles de
l'individu sur laquelle le stigmate peut être projeté, 2) l'identité sociale
qui désigne l'ensemble des jugements portés sur l'identité individuelle, à la
source du stigmate et de l'identité virtuelle que j'évoquais précédemment, 3)
enfin l'Ego identity (le Moi si on veut) qui
procède aux ajustements entre l'identité personnelle - ou "réelle" -
et l'identité du sujet telle qu'elle est vue dans le regard de l'autre. D'une
certaine manière lorsque l'Ego ne parvient pas à contrecarrer la
stigmatisation, il est vaincu et disparaît derrière sa disqualification.
Goffman
vise par son analyse à remettre en cause les mauvais traitements des personnes
internées, à mettre l'accent sur les conditions de vie des handicapés, et
participe en cela activement à la lutte contre les discriminations. Mais,
l'analyse entend également montrer que la stigmatisation répond à un phénomène
social visant à fixer la réalité produite par les acteurs sociaux dans les
limites de la norme : elle se veut une manière d'expliquer le fonctionnement
social et le destin des individus d'un point de vue proprement sociologique,
c'est-à-dire sans faire dépendre ces mécanismes d'une ontologie pathogène ou
d'une position morale.
L'Ego identity, cet agent ajusteur, nous dit Goffman, ne doit pas
être considéré comme une substance, un Self réel, même si à mon sens il est
fortement question de cela : il s'agit selon lui d'une perspective, d'un point
de vue. Mais, même dans pareil cas, d'où nous vient cette perspective ? De la
même manière, pourquoi ce Moi devrait-il agir dans le sens d'un maintien ou
d'une défense de soi devant les désignations sociales, et poursuivre cet
objectif plutôt qu'un autre ? A mon sens, ce point de vue de Soi sur Soi ne
peut être envisagé si on ne l'inclut pas dans un monde social qui livre des
codes, des valeurs, des manières de faire et des gratifications à ceux qui
jouent le jeu de l'autonomie. Autrement dit, cette perspective ne se comprend
pas hors d'un contexte social où la préservation de soi est ressentie comme une
voie de salut, et l'érosion ou la perte de soi comme une souffrance et un
mal-être légitime, nécessitant réparation de la part de la collectivité. C'est
en ce sens que la protection de soi peut-être considérée et finira par être
consacrée comme une preuve de santé, opposable au soin et au traitement
institutionnel.
C'est là
toute l'ambiguïté de l'analyse développée par Goffman. Il y est question à la
fois d'envisager la stigmatisation comme un procédé de reconduction de l'ordre
social, une manière générique de faire société. Mais il y est également
question de dénoncer l'entreprise de disqualification du malade mental, en le
considérant comme un individu à part entière, individu qui est en réalité d'un
genre assez particulier, je veux parler d'un individu qui serait capable
d'ajuster son identité et de démontrer son autonomie. Or, cette vision de
l'individu n'est pas sociologique mais historique et, de fait, largement portée
par le mouvement social des années1960.
Conclusion et
ouverture
Pour
conclure et ouvrir les séances prochaines, je crois qu'on peut dire que cette
sociologie est indubitablement mêlée aux transformations qui se sont opérées
entre 1960 et 1980, transformation qu'on peut résumer par un terme générique, à
savoir la régularisation des troubles
mentaux. Par régularisation, j'entends deux idées :
1) d'abord l'idée que l'aliéné
est une personne régulière sinon normale.
Cette idée a fortement pesé en
1963 sur la désinstitutionnalisation aux Etats-Unis,
c'est-à-dire sur la fermeture des asiles et la création d'un espace de soin
communautaire. Cette reconnaissance du malade comme sujet à part entière
(entendons : capable d'autonomie) par le droit est particulièrement claire dans
la législation de 1986 dite de Protection
et de Défense des Individus Malades Mentaux (individu porteur de sa maladie
comme porteur d'un soi) puisqu'il est dit que les Etats doivent «maintenir leur
responsabilité autant que possible pour qu’ils puissent poursuivre leurs
propres buts, diriger leurs propres vies et agir de manière responsable comme tout
membre de la communauté»,
- mais
si le malade devient une personne régulière alors il est justiciable, d'où le
changement de législation en la matière et la chute vertigineuse du verdict
d'irresponsabilité pénale à partir de 1980.
2) mais la régularisation des
troubles mentaux se déduit également d'un autre processus qu'on peut résumer
par l'équation suivante : la santé, au-delà du soin curatif, est rendue
équivalente au bien-être individuel qui lui-même procède de la préservation de
soi.
En ce sens, la santé est
personnelle et nécessairement intérieure et psychique. Il y à une conception du
monde où la souffrance, le mal-être désignent une forme de normalité,
défaillante, mais commune : le trouble psychique acquiert le statut d'une
vulnérabilité ou d'un risque dont chacun est menacé en probabilité. De la même
manière que l'aliéné entre dans la société, celle-ci devient source
d'aliénation, c'est-à-dire littéralement, d'une dépossession de soi. La
généralisation de ce langage ne se comprend pas hors d'une vision écologique de
la société : selon ce langage, la protection de l'individu est sans cesse
menacée par le système, l'environnement, par le stress, le harcèlement,
c'est-à-dire par la menace extérieure d'une perte de soi. On a là une
perspective qui est en germes chez James et, qui je crois, traverse également Stigmate.
L'évolution
des représentations sociales du trouble mentale est de ce point de vue
éloquente. L'étude de Phelan qui compare les
représentations recueillies en 1950 aux Etats-Unis à celles recueillies en 1996
au moyen du même questionnaire fait apparaître trois constats : 1) pour les
personnes interrogées la maladie mentale ne recouvre plus, comme en 1950,
seulement la psychose mais s'étend à la dépression et à l'anxiété ; 2) elle n'est
plus, comme en 1950, considérée comme asociale dans la mesure où les répondants
admettent, dans leur grande majorité, qu'ils peuvent un jour entre être
victimes ; 3) Mais la psychose soulève une frayeur plus grande que par le
passé. Selon Phelan, si la crainte devant la psychose
est plus grande c'est qu'elle est perçue aujourd'hui dans les termes d'une
vulnérabilité partagée, c'est-à-dire d'un risque dont les répondants ne se
sentent pas exclus.
L'impact
de cette vision de la santé, qui bien évidemment ne se réduit pas à l'absence
de maladie, cet impact se mesure à deux implications :
-
d'abord, elle donne lieu, comme je l'ai déjà dit, à la prolifération du
discours sur le mal-être et la souffrance, discours qui modifie les termes de
la prise en charge (c'est un des ressorts de la diffusion des médications
d'antidépresseurs en médecine générale par exemple, ou de l'insertion du
psychologique dans la gestion des conflits etc.)
- mais
l'idiome de la préservation de soi donne lieu tout également à un discours
victimaire, sécuritaire qui se solde par le renforcement de la politique de
protection des personnes, de leur intimité ou intégrité (contre la récidive
sexuelle, la pédophilie, la violence routière, etc.). D'où l'un des sources de
l'augmentation vertigineuse du taux d'incarcération aux Etats-Unis.
Ce
nouveau contexte me paraît marqué par une tension centrale entre une ligne
guidée par la protection de la personne et une autre par la
responsabilisation, voire la mise en cause, de l'individu. Cette ambivalence
ou tension marque le travail psychiatrique en secteur, la médication des
troubles psychiques (et l'ambivalence des généralistes devant "l''apathie" du dépressif) en médecine générale et elle
est emblématique des difficultés rencontrées par la Protection Judiciaire de la
Jeunesse, comme je tenterais de le montrer à propos des multirécidivistes dans
la seconde partie du séminaire. Ici, tout le dilemme de la politique éducative
et judiciaire est de savoir dans quelle mesure la violence dont se rend coupable
le jeune est agie (il en est l'auteur) ou bien subie (elle relate l'effet de
son milieu de vie).
Au bout du compte, parmi les
questions qui méritent d'être posées aujourd'hui aux théories interactionnistes
de l'étiquetage et de la stigmatisation,
j'en retiendrai deux :
-
Cet interactionnisme peut-il aider à comprendre le statut
social - la légitimité écrasante - des troubles psychiques et de la santé
mentale dans les sociétés contemporaines ? Hier "si l'affection mentale
n'existait pas" semble-t-il, aujourd'hui elle semble être partout. Peut-on
comprendre à l'aide de ces théories pourquoi la réalité sociale est décrite et
ressentie aujourd'hui dans ces termes ?
-
Cet interactionnisme aide-t-il à comprendre les termes
contemporains de la déviance, de l'affection mentale, et l'évolution de leur
prise en charge.
Si on pense que la déviance et
l'affection mentale marquent d'abord une infraction à la norme dominante ou aux
stéréotypes sociaux, alors on se trouve placer dans une problématique du
"dehors/dedans", du "normal/anormal", du "insiders/outsiders" qui est à mon sens datée
s'agissant des troubles psychiques comme des formes de déviance d'ailleurs. Les
formes contemporaines de l'affection mentale comme de la délinquance, de la
même manière que leur prise en charge font moins
référence à cette "extériorité radicale". Dans la mesure où dans le
contexte actuel, c'est la société qui est placée dans l'extériorité et
l'individu au centre, il s'ensuit que :
- la condamnation pénale se dit
moins dans les termes de l'expiation, du rachat et de la réintégration que du
calcul des responsabilités individuelles, ou de la perte des repères
(c'est-à-dire d'une société qui se serait-elle même diluée)
- de la même manière dans le
champ de la psychopathologie, il est loin l'individu victorien qui, faute de se
dominer, se laisserait aller à des désirs coupables et inavouables. On a plutôt
affaire ici à des témoignages où se mesure toute l'épreuve que paraît susciter
le sentiment de sa propre banalité ou insuffisance, le caractère anxiogène et
phobique du social, le cas échéant, des témoignages où la réussite personnelle
et la démonstration de sa maîtrise paraissent ne plus pouvoir se fonder que
dans l'abus de l'autre et la violation de son intimité (ou de ce qui en tient
lieu), transgression qui incarne d'ailleurs aujourd'hui l'atteinte la plus
directe au jugement moral - c'est-à-dire une forme de point limite, de démenti
aux vertus prêtées à l'individualité. Pour autant, rien ne permet d'associer
ces conduites d'agression (en augmentation si on en juge aux enquêtes de victimation) à la poursuive de buts où se lirait une
revendication de marginalité ou d'opposition à la désignation dominante de la
normalité. En quoi il y a lieu de se demander si les fins visées et associées à la déviance n'ont pas
elles-mêmes changé.
Dans ce contexte, l'intégration
sociale et la décision professionnelle s'expriment et se lisent plutôt dans les
termes d'une conjugaison à réaliser (quasiment de personne à personne) entre
"protéger" et "responsabiliser", "épanouir" et
"sanctionner", du côté des institutions/ "participer" et
"se distinguer" / "s'affilier" et "demeurer
autonome", "être pris en charge" tout en "dépendant de
soi", du côté des usagers, etc. Résoudre ce genre d'équations n'est pas donné
clef en main. Peut-on dans ce domaine repérer la manière selon laquelle cette
équation est résolue selon les milieux sociaux, les groupes d'usagers ou les
institutions visés ?
Il y tout lieu de penser que ces
nouvelles prescriptions, qui s'appliquent autant aux personnes qu'aux
institutions, suscitent de nouveaux styles d'interactions, de confrontation
entre usagers et professionnels, de la même manière qu'elles renouvellent la
forme des troubles psychiques et des modes de transgression. Du moins, c'est ce
que le deuxième volet du séminaire consacré à ces questions, l'an prochain,
pourra montrer, je l'espère.
Voilà pour les intentions générales et l'esquisse du
programme à venir.
Bibliographie
indicative
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