Psychiatry in the Scientific Image, Dominic Murphy, MIT Press, 2006.

Steeves Demazeux, exposé au séminaire PH2M du 30/11/2007

 

  Le livre de Dominic Murphy (California Institute of Technology) est un livre explicitement de « philosophie des sciences » — le cas est suffisamment rare pour être souligné — consacré aux fondations conceptuelles de la nosologie psychiatrique. L’enjeu est d’aboutir à une théorie de la classification des troubles mentaux qui soit enfin cohérente et suffisamment robuste. Murphy, en ce sens, ne cherche pas à proposer une énième métathéorie globale et intégrative, dans un champ qui en regorge. Il se propose plutôt de réajuster des éléments d’analyse jusqu’ici dispersés en vue de fournir une théorie très générale à la fois ambitieuse sur le plan scientifique mais modeste dans sa prétention à résoudre les problèmes propres à la psychiatrie. Comme il le dit avec malice dès l’introduction : « Ce livre est profondément réactionnaire » (p.10). Réactionnaire, ce livre l’est avant tout dans le sens où, contrairement à Bolton & Hill qui œuvrent, comme on l’a vu, à définir à nouveaux frais le modèle médical en l’élargissant sur la base d’une conception intentionnelle des phénomènes psychopathologiques, Murphy entreprend quant à lui une défense nuancée du modèle médical traditionnel visant à considérer la psychiatrie comme « une branche de la médecine consacrée à mettre en lumière la base neurologique des entités pathologiques » (p. 10). Il ne faut donc pas attendre de la lecture de ce livre qu’elle révèle au lecteur un nouveau continent : récusant toute attitude jacobine, Murphy ne se propose pas de tout reprendre depuis les fondations, mais estime pouvoir s’appuyer sur les résultats prometteurs et le demi-succès qu’on peut déjà accorder, à ses yeux, à la psychiatrie moderne.

De manière générale, la grande affaire de Murphy, dans ce livre, c’est de 1) fournir un schéma d’explication causal suffisamment large pour embrasser les différents niveaux d’analyse des phénomènes psychopathologiques. Mais c’est aussi 2) d’en finir avec tout ce travail d’analyse conceptuelle qui occupe les philosophes depuis bientôt trente ans, qui a débuté avec Boorse et culminé avec Wakefield et son analyse de la dysfonction préjudiciable des troubles mentaux (Harmful Dysfunction Analysis : HDA). Murphy insiste sur la nécessité selon lui d’en finir avec les prétentions de ce type d’approche conceptuelle qui entreprend de poser des contraintes d’en haut à la recherche et à l’activité psychiatrique (en décidant, avant toute recherche empirique, quel type de comportement est susceptible ou non d’apparaître comme un dysfonctionnement préjudiciable : la HDA a pour fonction d’être une sorte de filtre capable de déterminer quels sont les bons taxons susceptibles de pouvoir légitimement figurer dans une classification psychiatrique). L’erreur d’une telle approche, selon Murphy, c’est de faire la part trop belle au sens commun au détriment d’une approche scientifique des phénomènes psychopathologiques. Ainsi, l’un des chapitres essentiels du livre, le chapitre 3 (Psychiatry and Folk Psychology [1] ), est tout entier consacré à relativiser notre prétention ordinaire à appréhender rigoureusement ce qu’est un trouble mental. Selon Murphy, ce qui a toujours été ambigu dans la définition du « trouble mental », contrairement à ce qui a longtemps été dit, ce n’est pas seulement le concept de « trouble » (disease, illness, disorder, dysfunction…), mais c’est aussi le concept de « mental ». Par exemple, Murphy montre, en partant de ce type d’analyse appuyée sur le sens commun, qu’on aurait de bonnes raisons de considérer que le coma ou la cécité sont des troubles mentaux.  

On comprend dès lors mieux le titre de l’ouvrage et la référence discrète qui y est faite au fameux texte du philosophe analytique Wilfrid Sellars « Philosophy and the Scientific Image of Man » (La philosophie et l’image scientifique de l’homme) [2] . Dans ce texte de 1963, Wilfrid Sellars opérait une distinction entre deux images de l’homme qui pouvaient entrer en concurrence voire en contradiction : l’image manifeste de l’homme dans le monde, que l’homme se construit à travers son expérience ; l’image scientifique de l’homme dans le monde, qui est l’image fournie dans le cadre théorique des sciences. Le but de Murphy est le suivant : il s’agit de sortir la psychiatrie de l’ornière de l’image manifeste qui s’est construite depuis notre expérience commune et nos modes de compréhension quotidiens des intentions des autres, pour proposer une image scientifique de la psychiatrie, qui se limite précisément à ce que la science a à dire sur l’explication des phénomènes psychopathologiques. Comme Sellars, Murphy est conscient qu’une bonne vision ne peut être que stéréoscopique, ménageant une place pour chacune des images. Mais il reste, à l’instar du texte de 1962 de Sellars [3] , que l’ambigüité demeure de savoir si cette position présuppose ou non un « nominalisme psychologique » considérant in fine que seule l’image scientifique est vraie.

 

***

 

Murphy commence [4] par aborder le vieux problème de la recherche d’une définition acceptable du trouble mental (Mental Disorder). Il s’accorde sur les grandes lignes du tableau à deux étages (the two-stage picture) que propose notamment Jerome Wakefield, et qui entre dans le cadre de que l’on peut appeler, à la suite de Boorse, un normativisme faible [5] . Autrement dit, dans le débat qui oppose les tenants de l’objectivisme des maladies mentales (les troubles mentaux sont des faits qui peuvent être appréhendés de manière neutre par la science) aux tenants du constructivisme des maladies mentales (les troubles mentaux sont le reflet d’accords ou de désaccords sur des systèmes de valeurs défendus par différents groupes sociaux), Murphy prend position pour l’objectivisme, mais pour un objectivisme comme il dit révisé, amendé, ou minimal, qui puisse tenir compte du rôle irréductible des normes dans la caractérisation de la pathologie mentale. En ce sens, il s’accorde sur l’idée que d’un côté il y a des faits scientifiques (mise en évidence de dysfonctionnements, de dérèglement de certaines fonctions cognitives ou cérébrales), mais que cela ne suffit pas à caractériser le trouble de pathologique : encore faut-il que la dysfonction en question soit préjudiciable pour l’individu concerné. Murphy prend l’exemple étonnant d’un nouveau syndrome récemment décrit par Regard & Landis en 1997 [6] comme le « syndrome du gourmand ». Les auteurs auraient mis en évidence un lien étroit entre une certaine lésion cérébrale dans l’hémisphère droit et une description clinique qui n’entre dans aucune des catégories classiques des troubles de l’alimentation (anorexie, boulimie, troubles compulsifs obsessionnels, hyperoralité de certains troubles neurologiques, etc.), mais qui est la mieux résumée par l’idée d’un syndrome du « gourmand » (en français dans le texte), c’est-à-dire par une attention accrue portée au choix des aliments, au choix des restaurants, à la préparation et aux rituels culinaires, etc. Comme le reconnaît Murphy, on ne pourrait pas se plaindre si la Grande-Bretagne était touchée d’une épidémie de lésions cérébrales de ce type ! Bref, Murphy, à travers cet exemple plaisant, veut reconnaître que l’objectivisme pur et dur ne tient pas (identification dysfonction et maladie). Mais il tiendra à montrer aussi que le constructivisme pur et dur (cf. les exemples célèbres de la drapetomania, de la masturbation, etc.) ne tient pas non plus et ne peut que sombrer dans un relativisme sans issue.  [Ce qu’on peut reprocher néanmoins à Murphy, c’est de prendre position entre deux partis qu’il a pris soin auparavant de radicaliser (cf. sa présentation d’un constructivisme un peu  grossier, même s’il affinera sa position par la suite en confrontant ses thèses à celles, plus subtiles, de Ian Hacking) ; ce qui apparaît comme une position nuancée au résultat n’offre donc guère d’intérêt].

 Le plus intéressant réside plutôt dans l’usage que Murphy propose de cette image à deux étages du concept de trouble mental (pointe factuel/ normes sociales). L’auteur critique vigoureusement ce qu’il appelle le « programme orthodoxe » de l’analyse conceptuelle (c’est Wakefield qui est avant tout visé ici), qui entreprend de fixer des contraintes conceptuelles à la psychiatrie (à coup de définitions qui résistent ou non à l’épreuve des contre-exemples). S’il reconnaît le bien fondé de l’idée de dysfonction préjudiciable, c’est uniquement à titre de maxime d’investigation pragmatique et méthodologique, révisable en pratique. La raison tient précisément à cette critique de la psychologie populaire dont les prétentions à assurer les fondations du savoir psychiatrique ne peuvent qu’échouer, comme l’auteur veut le démontrer dans le troisième chapitre du livre (Psychiatry and Folk Psychology).

Comme je l’ai dit auparavant, l’une des grandes idées de Murphy est de libérer la psychiatrie de son enracinement dans le sens commun afin de favoriser son possible rapprochement avec les neurosciences cognitives. Ceci suppose de bien distinguer l’aspect clinique et thérapeutique de la psychiatrie, où il faut tenir compte des intérêts pratiques et des conflits de valeurs sur ce qu’on entend par « normalité », et l’approche proprement scientifique de la psychiatrie, qui peut se permettre, selon Murphy, de s’affranchir complètement d’un tel souci pour s’intéresser uniquement à l’architecture cognitive de la rationalité humaine et ses dérèglements. L’argument ici est très proche de celui défendu en 1975 par Christopher Boorse [7] qui opposait un concept théorique de la santé et de la maladie (disease) à un concept pratique de la santé et de la maladie (illness), dans l’idée qu’il reste possible de décrire scientifiquement des phénomènes psychopathologiques en faisant abstraction de leur inscription dans un contexte social donné. Mais, à la différence de Boorse, Murphy insiste à la fois (c’est l’une des forces et des ambigüités de sa position) sur la difficulté de mener à bien cette entreprise de séparation des faits et des valeurs en même temps qu’il accuse le fossé entre une approche scientifique jugée seule pertinente et une approche traditionnelle foncièrement considérée comme parasitée par le sens commun. Pour Murphy, il faut donc commencer par affranchir la psychiatrie de ce fardeau d’avoir à rendre des comptes au sens commun. Mais jusqu’où doit-on aller dans la contestation des privilèges du sens commun ?  Si l’objectivisme minimal que réclame Murphy va impliquer de rendre compte des troubles mentaux par des explications causales, le type d’explication causale requis doit d’abord s’affranchir, sur le plan théorique, des contraintes du sens commun, et ce à trois niveaux :

  a) première contrainte : le sens commun comme préalable à l’identification et la qualification de ce qu’est un trouble mental–.  Comme on l’a vu, le sens commun ne doit pas présider à la définition des troubles mentaux. Or, il est à regretter que les travaux autour du D.S.M. sont pleins de ces ajustements ad hoc destinés à satisfaire notre compréhension commune, ce qui aboutit à de nombreuses confusions dans la définition des troubles mentaux (ajustement du nombre des critères nécessaires pour qualifier une dépression véritable à la différence d’une simple tristesse réactionnelle, etc.).  

b) deuxième contrainte : la définition du domaine du mental. Murphy opte, à défaut de pouvoir pleinement afficher son penchant pour le matérialisme éliminativiste, pour une compréhension très large du mental, qui brouille les frontières habituelles du domaine psychiatrique avec les autres disciplines médicales, et notamment la neurologie. Prenons par exemple la vision, qui, par excellence, est un phénomène mental. Pourquoi alors ne pas considérer la cécité comme un trouble mental ? Pourquoi devrait-on la ranger dans la catégorie des troubles physiques ou somatiques ? Quelle que soit l’étiologie (hystérie, atteintes des nerfs optiques, atteinte corticale, ou même atteint rétinienne !), le trouble en tant que tel est le même et devrait pouvoir être rangé dans la catégorie des troubles mentaux. De même, le phénomène de la douleur, de quelque nature qu’il soit, est un exemple type de ce qu’on appelle en philosophie les qualia, et intéresse au plus près ce qu’on appelle le domaine mental. En d’autres termes, il est évident que la démarcation, que le sens commun nous encline à considérer entre le domaine du mental et celui du physique, est tout à fait arbitraire. À l’inverse, quel argument autre que l’absence d’étiologie définie peut-on faire valoir pour considérer (comme il est de fait) les troubles du sommeil ou encore les troubles de l’érection comme pouvant faire partie des classifications des troubles mentaux ? On l’aura compris : Murphy profite de l’imprécision réelle qui entoure la qualification d’un trouble comme mental pour déconsidérer de manière générale les privilèges de notre appréhension commune des troubles mentaux.

c) troisième contrainte : la notion de fonction—. C’est là un aspect assez pertinent de l’analyse de Murphy que de faire remarquer que ni notre compréhension commune du concept de fonction, ni même son acception dans le cadre général de la théorie de l’évolution, ne sont vraiment adéquats pour aborder empiriquement l’ensemble des mécanismes psychopathologiques. De même que la notion de « trouble mental » n’a pas de sens univoque et varie à l’intérieur de différents contextes (théoriques, thérapeutiques et juridiques), de même la notion de « fonction », à l’intérieur même des sciences biomédicales, recouvre une pluralité d’usages selon les constructions théoriques en jeu. Murphy s’appuie ici sur les travaux très pertinents de Schaffner [8] , qui a montré notamment comment l’acception évolutionniste de la notion de fonction (qui insiste sur la capacité d’adaptation) ne recouvrait pas, et pire, venait parasiter, l’usage heuristique de cette notion telle qu’elle est employée dans les sciences biomédicales lorsqu’on veut mettre en évidence la contribution d’un sous-système au système général. Autrement dit, Murphy critique le primat actuel du sens évolutionniste de la fonction et veut revenir à une définition plus traditionnelle de la fonction comme explication de type mécaniste de la contribution d’un composant au fonctionnement global [9] . Murphy reproche en substance trois choses au concept évolutionniste de fonction :

·        Prouver l’histoire évolutionnaire d’une fonction, surtout lorsqu’il s’agit d’une fonction complexe, est en pratique infaisable. On n’a au mieux que des hypothèses.

·        Tous les problèmes psychopathologiques ne se réduisent pas à des problèmes d’adaptation sur le plan évolutionnaire. L’exemple de la dyslexie est éclairant : si on s’accorde à penser que la dyslexie est une dysfonction (contrairement à l’illettrisme qui est un « problème dans la vie » (« problem in living »)), il ne fait aucun doute néanmoins que cette dysfonction ne peut pas avoir de sens sur le plan évolutionnaire (le fait de pouvoir lire correctement ne reflète aucun avantage adaptatif sur le plan biologique).

·        Enfin, Murphy fait valoir, après d’autres, que le concept évolutionniste de fonction est intrinsèquement normatif, contrairement à la description fonctionnelle en termes de mécanisme.

 

Comme tout bon réformateur, Murphy pointe d’abord ce qui ne va pas, et indique ensuite des solutions pour que ça aille mieux… C’est en gros ce qu’il fait à partir du chapitre 4 où il entre véritablement dans le vif du sujet.

 

Dans les chapitres 4 à 8, Murphy présente le cadre épistémologique d’investigation qu’il pense être le bon pour la psychopathologie, avant d’aborder dans les derniers chapitres (9 et 10) la question de la classification des troubles mentaux.

Comme je l’ai dit, Murphy se propose de réviser le modèle médical traditionnel. Il opte pour un modèle médical révisé, suffisamment souple pour intégrer des explications à plusieurs niveaux (« multi-level approach »). Ceci implique :

1) de faire une place à la possibilité d’une causation socioculturelle des troubles mentaux à l’intérieur d’une conception biologique de la psychiatrie. Murphy s’oppose au réductionnisme moléculaire de Kandel, et préfère l’approche plus œcuménique d’Andreasen. Ce qu’il veut promouvoir, sur le plan général, c’est la synthèse de la psychiatrie et des neurosciences cognitives, seules susceptibles à ses yeux de rendre compte de la complexité des troubles mentaux. Au chapitre 7, lorsqu’il discute les thèses de Ian Hacking (looping-effect, niches, etc.), Murphy envisage de les intégrer au lieu de les opposer aux schémas biologiques comme des facteurs de modulations voire comme de véritables causes dans la production des symptômes. Ce qu’il reproche à Hacking, c’est précisément d’avoir négligé cette perspective causale et de s’être enfermé dans une approche qu’il qualifie de sémantique (en tant qu’elle donne trop d’importance aux modifications conceptuelles et sémantiques). 

2) de réviser ce que l’on attend en terme de bon standard d’explication causal. Au lieu de chercher à définir des lois générales, ce qui constitue un objectif inatteignable en psychiatrie, on peut se contenter de généralisations limitées dans leur prétention. En particulier, Murphy défend la possibilité d’intégrer des structures causales à plusieurs niveaux, où aucune cause n’apparaît individuellement comme nécessaire ni même suffisante (ce qui est le cas dans nombre d’explications biomédicales cf. Schaffner, 2002). Il faut notamment renoncer à l’idée, classique en médecine, qu’il faille à tout prix parvenir à définir une étiologie spécifique. On peut très bien construire des modèles de troubles pathologiques où une pluralité de causes concourt à la production des symptômes.

3) qu’on puisse se passer d’avoir à prendre en compte l’intentionnalité dans les processus de haut niveau, en cherchant à les lier par un schéma explicatif cohérent aux mécanismes biologiques sous-jacents (cela reste un projet scientifique irréalisable aux yeux de Murphy). En même temps, il est clair qu’aucune théorie computationnelle de la raison n’est susceptible de rendre compte de la majorité des troubles mentaux (car cela implique à l’avance de faire des choix sur ce qui compte comme rationnel…). Pour résoudre ce problème, Murphy opte pour une solution intermédiaire qui s’autorise à introduire une certaine normativité dans le modèle médical : à défaut d’être capable de produire une théorie mécanistique de la raison, on peut au moins s’accorder sur une théorie naturaliste de la raison. Ce point important mérite qu’on s’y arrête. Murphy consacre un long développement à l’analyse des délires. Il y a deux grandes modèles en vigueur : le modèle par biais (« bias model »), qui explique rationnellement les délires des patients à partir d’expériences anormales (cf. les théories en vogue autour du syndrome de Capgras) ; le modèle par déficit (« deficit model »), qui considère le délire comme un déficit propre au raisonnement rationnel (dérèglement du système central dans la théorie fodorienne). Or, Murphy montre que ces deux modèles respectifs ne sont pas satisfaisants (soit en ce qu’ils ne rendent pas compte de manière pertinente de la réalité du délire, soit en ce qu’ils manquent d’arguments convaincants) et que la seule solution raisonnable pour rendre compte des délires en psychiatrie est par conséquent de s’appuyer sur une théorie naturaliste de la raison qui explicite les normes épistémiques naturelles de rationalité. De fait, cela a toujours été notre seul moyen pratique de distinguer entre ce qui est délirant et ce qui ne l’est pas vraiment. Pour Murphy, la prise en compte de certaines normes de rationalité n’est pas une concession à l’antipsychiatrie ni même au constructivisme, dans la mesure où a) il s’agit de normes rationnelles (et non morales ou politiques) et b) un consensus minimal peut être trouvé (même si Murphy reconnaît qu’il y aura toujours discussion). En revanche, Murphy précise que les possibilités d’une telle ouverture sont très limitées et concerne surtout les modèles pathologiques globaux (vs. les modèles modulaires où les problèmes normatifs sont en général moins pressants car relatifs à des systèmes spécialisés comme l’attention, la perception, le contrôle moteur, l’analyse grammaticale, etc.). Ainsi, dans le cas des addictions, par exemple, « l’irrationalité » ou non de certaines addictions (conceptualisée à partir des théories de la décision) verse très vite dans des considérations morales plutôt que scientifiques. De même en est-il pour l’approche de la psychopathie, où les théories cognitives morales restent très spéculatives et ouvertes à la polémique. Ici, contrairement aux délires, il ne faut pas espérer trouver de consensus sur des normes de fonctionnement.    

 

Comme on le voit, Murphy défend un modèle médical souple, qui utilise la riche palette épistémologique des sciences biomédicales et cognitives, et qui en même temps fait des concessions en jetant un pont entre le régime des faits et le régime des valeurs que le programme orthodoxe de l’analyse conceptuelle cherchait explicitement à distinguer. La question reste : comment relier les différents niveaux moléculaires et cognitifs entre eux dans une explication causale pertinente ? Et en quoi cela intéresse-t-il la question de la classification ?

 

Murphy (chapitre 6), développe une théorie, comme il dit, « plus ou moins réaliste », de la forme abstraite et idéale que doit prendre à ses yeux tout schéma d’explication psychopathologique. Ce sera l’élément de base de la classification psychopathologique qu’il veut renouveler.

Il faut d’abord définir ce qu’il appelle un « exemplar » (qu’on peut traduire difficilement par « exemple », ou mieux peut-être, par « exemplaire » (au sens ancien d’un modèle à suivre)) : « la représentation des traits caractéristiques cliniques et la progression typique d’un désordre, abstraction faite de la variabilité individuelle de détail » (p. 202). La définition la meilleure serait encore celle d’ « archétype », dans la mesure où Murphy fait une référence explicite à Charcot qui distinguait entre l’archétype et les formes frustes (cas imparfaits) d’une maladie. Il s’agit clairement de proposer des descriptions pathologiques 1) théoriques 2) assurément idéalisées 3) qui tiennent compte de tous les aspects cliniques de la maladie, sans être toutefois trop dépendantes ou arrimées à la description clinique.

À cet « exemplar », Murphy associe ce qu’il appelle un « modèle », qui justifie de la forme de l’« exemplar » en rendant compte d’une explication causale.

Autrement dit, un « modèle »= un « exemplar » + un schéma causal qui rend compte de la forme de l’exemplar sur un plan biologique/social/voire évolutionniste (un exemple simple de modèle : en neurologie : un exemplar= 1 symptôme + 1 lésion  [10] ; le modèle fournit une explication causale de cette association).

Les « exemplar » sont donc des « prototypes » théoriques (Murphy renonce à ce terme en raison de son usage consacré en analyse statistique, et dont il veut précisément se déprendre cf. chap. 10).   

 

Pour Murphy, et c’est la clef de sa proposition théorique, les modèles devraient fournir le bon type de « taxon » dont on a besoin pour mettre en place une classification psychiatrique prometteuse sur le plan scientifique. Je vous épargne les nombreuses analyses de détail (Cf. la longue considération de la schizophrénie pour montrer à quoi pourrait ressembler un exemplar de cette maladie qui ne se limite pas à une théorie définie ; cf. longues analyses aussi où Murphy montre comment on peut construire des modèles en dépit de notre ignorance actuelle de la plupart des étiologies en psychiatrie) pour résumer l’ambition générale de Murphy (chap. 9 et 10) :

* il s’agit de promouvoir une classification explicitement étiologique des troubles mentaux qui soit consacrée aux chercheurs, et seulement de manière incidente à la pratique clinique.

* cette classification veut rompre, sur le plan épistémologique, avec l’opérationnalisme qui a prévalu depuis le DSM-III, et qui est une raison selon Murphy de l’insuccès des classifications actuelles. Ce qui compte, ce n’est pas le phénotypique, ni même le typique, mais le causal…

* Le système général de la classification doit partir d’une théorie du fonctionnement normal de l’esprit humain et définir les « exemplars » à partir des entorses et des dérèglements possibles ou observés à ce fonctionnement normal. C’est un bon moyen heuristique, selon Murphy, d’obtenir des constructions partielles en s’appuyant sur des discriminations causales (ce que peuvent faire les exemplars), en attendant d’obtenir des compréhensions causales (« causal understanding ») (ce dont devront rendre compte les modèles).

 

 

En conclusion, on peut être étonné, pour ceux qui connaissent le texte de Murphy et Stich de 2000, Darwin in the Madhouse, du peu de cas qui est fait dans ce livre de 2007, sur le plan épistémologique, de la psychologie évolutionniste. Murphy a opéré un grand virage en considérant, finalement, que les explications évolutionnaires en psychopathologie (un petit chapitre 8 y est consacré) n’avaient qu’un intérêt épistémologique limité, du moins dans l’état actuel des connaissances — soit parce qu’elles sont invérifiables, soit peut-être aussi parce qu’elles ont donné tout et leur contraire depuis qu’elles se sont mises à tenir compte du rapport au changement d’environnement (cf. théories par « mismatch » ou par « adaptativ persistence »). Ce livre est bien davantage une profession de foi adressée aux neurosciences cognitives, dont Murphy se fait ici l’ardent défenseur (cf. les exemples privilégiés dans ses analyses : Baron-Cohen, Frith…). Il a pour objet avant tout de faciliter la recherche théorique et l’entreprise classificatoire en clarifiant les enjeux épistémologiques de la psychiatrie, tout en faisant abstraction des enjeux cliniques et thérapeutiques de la psychiatrie. C’est à ces conditions que pourra se constituer, selon Murphy, une véritable classification scientifique des troubles mentaux. Même si, au passage (cf. p. 365), il confesse qu’il n’est pas très optimiste à l’idée de voir un jour aboutir une classification unique des troubles mentaux qui conviendrait aussi bien aux chercheurs qu’aux cliniciens.

 



[1] La psychologie populaire ou psychologie du sens commun « Folk Psychology » est comprise ici de manière très large, comme renvoyant à notre manière naturelle et spontanée de se rapporter aux états mentaux d’autrui. Elle ne fait pas référence à la théorie « internaliste » de la psychologie populaire postulée comme une composante essentielle de la psychologie humaine permettant de prédire et d’expliquer les comportements d’autrui [pour approfondir la distinction  cf. http://plato.stanford.edu/entries/folkpsych-theory/].

[2] Cf. texte repris dans  le tome I de Philosophie de l’Esprit, psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, recueil de texte organisé sous la direction de Fisette et Poirier, Vrin, 2002.

[3] L’article de 1962, qui insiste sur l’irréductibilité de l’image manifeste, aurait opéré un certain revirement par rapport à Empirisme et philosophie de l’esprit de 1956 (suite notamment à sa correspondance avec Chilshom, cf. Routes et déroutes de l’intentionnalité) où Sellars prônait explicitement le remplacement de l’image manifeste par l’image scientifique de l’homme.

[4] Chapitre 2 : The Concept of Mental Disorder (pp. 19-46). (le chapitre 1 est l’Introduction)

[5] Murphy ne revendique pas telle quelle cette étiquette, et préfère parler d’objectivisme minimal.

[6] « syndrome gourmand » : lien pubmed =

http://www.ncbi.nlm.nih.gov/sites/entrez?Db=pubmed&Cmd=ShowDetailView&TermToSearch=9153440&ordinalpos=2&itool=EntrezSystem2.PEntrez.Pubmed.Pubmed_ResultsPanel.Pubmed_RVDocSum

[7] Boorse, C., “On the Distinction between Disease and Illness”, in Concepts of Health and Disease – Interdisciplinary Perspectives, A.L Caplan, H.T. Engelhardt Jr, J.J. MaCartney (eds.), Reading (MA), Addison - Wesley Publishing Company, 1981, pp. 545-560.

[8] Schaffner, K.F.,1993, Discovery and explanation in biology and medicine. Chicago : University of Chicago Press.

[9] Là encore, Murphy, sans le reconnaître ou sans s’en rendre compte, est très proche de la position initiale de Boorse qui défendait une conception goal-directed de la notion de fonction, laquelle lui semblait la plus adéquate à rendre compte du travail des physiologistes. Murphy a tort de faire de Boorse quelqu’un qui se serait rattaché aux conceptions évolutionnistes de la notion de fonction sans aucune réticence. 

[10] Murphy a raison d’insister sur le fait qu’une corrélation lésion/symptôme en tant que telle ne vaut pas explication causale (ce qui implique que la lésion appartienne à l’exemplar, pas au modèle)