Amiel, ou la métamorphose de l'obsédé *

Certaines formes subtiles et raffinées de souffrance mentale ont un destin littéraire, et parmi elles, parfois, quelques unes appartiennent presque autant à la littérature qu'à la médecine (je pense à la mélancolie, à l'hystérie, ou à quelques espèces de paranoïa, comme celles qui ont fourni la matière et la forme des œuvres de Burton, de Huysmans, de Rousseau ou de Strindberg). Mais d'autres encore sont tellement étroitement liées à la perception que nous avons de nous-mêmes, façonnée par la littérature, la philosophie, l'histoire même, que la psychiatrie ne sait plus, paradoxalement, remonter à la source obscure de l'évidence qui nous fait penser: "Oui, je comprends comment on peut en venir là, je devine la signification de ce penchant morbide, je sais que tel trait de ma personnalité, exagéré, devenu fou, pourrait me mener, moi aussi, à ces mots, ces pensées, ces conduites". La névrose obsessionnelle (ou névrose de contrainte, Zwangsneurose) est de celles-là. Je voudrais démêler quelques fils de l'écheveau complexe de théories médicales, psychologiques, mais également, et sans qu'il soit possible de les en dissocier, esthétiques, morales et politiques, qui ont convergé pour en fixer la doctrine: autrement dit, la névrose obsessionnelle entendue comme cette pathologie qui frappe des sujets souvent intelligents, cultivés, pétris de scrupules éthiques, et qui ravage leur vie intérieure en infiltrant chacune de leurs volitions d'un doute paralysant, transforme tous leurs choix en déchirements, leur présentant certains actes futiles comme impératifs, et d'autres, carrément criminels, comme affreusement imminents, pendant que des pensées et des images obscènes, totalement incompatibles avec leurs idéaux, s'imposent à eux à tout moment avec une virulence quasi hallucinatoire. Des rituels conjuratoires de plus en plus complexes et parfois socialement très invalidants ne dressent qu'une précaire barrière, vite infiltrée, entre le sujet horrifié de la récurrence des phénomènes et les symptômes qui l'assiègent. Ernst Lanzer, "L'homme aux rats" de Freud, incarne, peut-être jusque dans son destin tragique pendant la Grande Guerre, ce mode d'existence terrible, dans lequel continuent, encore aujourd'hui, à se reconnaître de nombreux patients, stupéfaits de découvrir chez le jeune juriste viennois les mêmes traits psychiques torturants dont ils enfouissent en général le secret au plus intime de leur vie privée (1).

Trois motifs guide cette enquête. Le premier, c'est que la doctrine, disons "classique", de la névrose obsessionnelle (celle qui s'est fixée avec la psychanalyse, mais qui avait déjà un passé) est en train de s'effondrer sous nos yeux. Avec l'abandon du mot de "névrose" dans la psychopathologie contemporaine, le tissu serré de rationalisations et de motivations morales, bref, le fil conducteur existentiel de la vie de l'obsédé, qui avait servi depuis Janet d'explication à la maladie, perd son évidence. La névrose obsessionnelle ne supporte pas son démembrement en "troubles" juxtaposés, en "phobies", en "impulsions" qui se cumulent, et que les psychothérapies comportementales attaquent une à une, avec l'aide de médicaments psychotropes qui jugulent l'angoisse sous-jacente, source quasi somatique du malaise qui alimente des cognitions erronées. Je suggérerai même, pour finir, que la vision actuelle de la maladie (rebaptisée TOC, les "troubles obsessionnels-compulsifs") en revient sur des points fondamentaux aux théories dominantes avant 1900, et que loin de réfuter les conceptions psychodynamiques, elle ne fait qu'enregistrer dans la symptomatologie la disparition des conditions d'observation qui avaient permis d'en dresser un tableau tout différent. Le second motif est épistémologique. Ouvrant le journal d'Amiel, cherchant ce qu'il a pesé dans les débats des années 1900, et ce que les psychopathologues les plus fins en ont retiré, je critique l'anti-historicisme des tentatives de "naturalisation" du mal-être mental qui le réduisent à des dysfonctionnements émotionnels et cognitifs. Car la névrose obsessionnelle exige des individus d'une conformation si singulière, qu'on peut se demander si toutes les sociétés permettent à son éclosion, ou si, au contraire, il ne faut pas des événements précis et la prise de conscience de leur signification universelle, pour qu'elle émerge, et qu'elle suscite le type de l'obsédé. Amiel, en ce sens, est moins la victime exemplaire d'une maladie éternelle de l'âme, que l'expérimentateur d'un style symptomatique d'être humain dont les moralistes de son temps, Bourget, Renan, Taine, ont dressé le portrait. Il s'inscrit dans une constellation d'auteurs, avec Tourgeniev ou Stendhal, dont Nietzsche (2) considérait les œuvres comme autant de témoins (témoins résistants, mais témoins tout de même) de la "décadence européenne", et qui incarnent les paradoxes de la culture soumise aux contraintes de la modernité: l'individualisation toujours plus poussée de la revendication du "moi", et l'emprise contrariante de la société de masse, où l'individu supérieur n'est plus rien, tandis que les conditions vitales de toute supériorité traditionnelle sont minées par l'économie démocratique de la violence, et par les doctrines qui idéalisent la pacification des passions (l'égalitarisme, qu'il soit socialiste ou libéral, le scientisme et sa foi rationaliste dans le Progrès, le moralisme et la religiosité fade de l'humanisme). Amiel a fourni aux médecins qui l'ont lu, et qui ont replacé la confidence calculée de ses quarante années d'autobiographie dans son contexte politique et moral, l'illustration paradigmatique de la "maladie du siècle", autrement dit, la maladie de la volonté, ce "nihilisme", à laquelle Schopenhauer, puis Nietzsche, proposaient leurs remèdes. Mais en s'appropriant le "cas" Amiel, ces médecins, psychologues en lutte contre la génération des cliniciens aliénistes pour imposer l'idée que le psychisme lui-même puisse être malade (le psychisme, et pas de quelconques parties du cerveau), se servirent de ce fabuleux témoignage pour éclairer de l'intérieur et renouveler l'intelligence de bribes de mots et d'anecdotes minuscules négligés par leur prédécesseurs. Sous les conduites picaresques et lamentables de la "folie du doute", de la "folie du toucher", ou des formes inchoatives de pathologies plus redoutables, ils ont exhumé un univers spirituel dramatiquement cohérent de ruminations et de vertiges métaphysiques, dont la profondeur et la beauté les fascinèrent. Cette fascination ne s'est pas évanouie. Et c'est le troisième motif de cette étude. L'expérience psychanalytique n'a cessé de mettre l'accent sur la séduction spéciale qu'exerce la rationalité et l'élévation des idéaux obsessionnels, pour y déceler un piège dont la cure est constamment menacée. Mais ni les mises en garde de Freud ni la théorie bien connue de la "résistance" rationalisante ne suffisent à ruiner l'efficacité du montage mental de l'obsédé, qui triomphe de tout essai d'en contourner les chicanes et les redoutes. Pourquoi? Il me semble que c'est pour une raison foncière: si la névrose obsessionnelle, selon la formule fameuse, est "un dialecte de l'hystérie" (3), c'en est en réalité la trame la plus abstraite, la plus désubjectivée et la plus désubjectivante. Tout ce qu'exige la "réalité" aux yeux de l'"individu" doté de "raison", les "contraintes sociales inévitables" qui pèsent sur la moindre manifestation du désir, s'y parent des couleurs de la "vérité" et du "bien", et referment sur nous leur étreinte étouffante; plus rien dès lors à endurer qu'une impuissance sans recours, toute révolte débouchant sur la fatale répétition de l'échec à agir. On ne peut donc que sympathiser avec l'obsédé qui justifie ses symptômes, même si l'on reconnaît (avec lui) leur absurdité, parce que ces justifications ont deux propriétés exemplaires. La première, c'est de réduire au silence toute analyse alternative: l'obsédé sait admirablement de quoi il souffre, et le décrit cliniquement, avec une maîtrise qui laisse le clinicien sans voix. L'obsédé a conscience de la mécanique psychologique qui cause ses obsessions, et, au moins semble-t-il, peut la communiquer à autrui pour ce qu'elle est. Plusieurs concepts psychopathologiques essentiels (j'en montrerai un exemple) sont ainsi le fruit des réflexions morbides des obsédés. Mais ensuite, et peut-être plus profondément (car cette "conscience" des causes de la maladie a toujours parue suspecte), la "raison" qu'ils invoquent pour légitimer ce discours, et la maîtrise intellectuelle de leur triste destin psychique, c'est la raison de la science et de la morale: c'est le discours des évidences de la conscience, mais retourné contre les intentions thérapeutiques, parce que ces dernières, si elles aboutissaient, pourraient libérer une épouvante innommée, celle-là même contre laquelle luttent les obsédés. Or, qui souhaiterait le déchaînement du mal? Sympathie et impuissance s'appellent ainsi l'une l'autre dans la psychothérapie de l'obsédé. Comprendre le pas en avant que représenta la cure freudienne de la névrose obsessionnelle (mais aussi bien l'impasse qui la menace le plus) aide ainsi à situer la rupture qu'elle revendique, qui ne repose pas juste sur une autre "technologie du sujet", mais sur un rapport désillusionné aux idéaux et aux valeurs que véhicule le discours ambiant, à l'insu des individus, que ceux-ci soient les soignés, ou bien les soignants.

 

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Ce que nous appelons donc "névrose obsessionnelle" a connu une mutation tout à fait frappante, entre son acte de naissance officiel en psychiatrie, sous la plume de Richard von Krafft-Ebing (4) et Carl Westphal (5), qui isolent la maladie et posent le problème de la nature des "représentations de contrainte" (Zwansvorstellungen) et le tableau que Freud en va brosser, en s'attachant à restituer sa dynamique subjective cachée. Il y a une façon très simple de prendre la mesure de l'abîme qui sépare ces deux rives. Lorsque Jules Séglas, le grand pédagogue de la clinique classique en France, rassemble en 1894 les matériaux théoriques disponibles sur les obsessions, il traduit Zwansvorstellungen par "idées qui s'imposent". C'est tout à fait la même vision qui inspirait l'italien Tamburini avec ses "idee incoercibili", Edward Cowles avec ses "insistent and fixed ideas" (6), ou Daniel Hack Tuke (7), parlant des "imperative ideas" de l'obsédé. Ils entendent tous par là que le problème fondamental de l'obsession, c'est le fait que des idées s'imposent, et non ce que ces idées imposent. Autrement dit, à la différence de l'acception freudienne du terme, les Zwangsvorstellungen ne sont pas des représentations de contrainte (avec un vécu d'obligation moral ou pseudo-moral dont l'objet est un contenu ou un acte qui fait horreur), mais avant tout des contraintes à la représentation (ou des explosions mentales, intellectuelles ou imagées, qui se détachent sur un fond d'émotivité anxieuse, et qui, de ce fait, se rapprochent dangereusement de la décharge motrice). Comment est-on ainsi passé, autour de 1900, d'une clinique naturaliste de l'obsession, reposant sur l'émotivité et l'angoisse, où l'idée de l'acte, quelle que soit son apparente cohérence intellectuelle, n'est que l'acte en train de commencer, et qui demeure donc comme tel soumis aux lois physiologiques de la décharge nerveuse, à une clinique profondément intentionnaliste, celle de Janet dans un premier temps, puis celle de Freud, où l'obsession révèle un conflit intrapsychique entre une volonté et une "contre-volonté", qui fait toute sa place aux idéaux moraux et à la vie du désir dans le sujet? (49)

Si c'est évidemment la toile de fond du débat, il ne suffit pas de dire que le courant des psychopathologues l'a emporté sur celui des aliénistes, et que l'idée de dynamique psychique a peu à peu remplacé dans la doctrine psychiatrique les explications par la dégénérescence. Les créateurs de l'idée de "psychisme" morbide, Janet au premier chef, ne sont pas si hostile à une explication en dernière instance par la dégénérescence nerveuse (on sait combien Freud en a fait grief à Janet). Quant aux aliénistes les plus durs, comme Valentin Magnan, qui range les obsessions parmi les "syndromes épisodiques ou stigmates mentaux des dégénérés", leur sens clinique ne les empêche pas de reconnaître que plus on est dégénéré au sens banal (déficient, voire taré), moins on est obsédé, et que l'obsédé est au moins un "dégénéré supérieur" (8). C'est assez dire que leur attention va à l'enveloppe formelle des symptômes, non à leur étiologie. En fait, la psychologisation de l'obsession est un mouvement irrésistible de la clinique mentale dont le point culminant est aisé à dater: c'est la publication de la somme d'Albert Pitres et Etienne Régis, en 1902: Les obsessions et les impulsions (9), et la réponse que leur donne l'année suivante Séglas dans les Archives de neurologie: "L'évolution des obsessions et leur passage au délire" (10). Pitres et Régis soutiennent avec acharnement la thèse d'une neurasthénie émotive fondamentale, où l'angoisse est omniprésente, et où les obsessions au contenu intellectuel (ou même représentatif) sont des phénomènes extrêmes et finalement contingents, tandis que Séglas, explicitement nourri de Janet, qui publiait alors le premier volume des Obsessions et la psychasthénie (11), considère les obsessions intellectuelles, même les plus raffinées sur le plan spirituel, comme absolument significatives, et prend le parti de donner la parole aux malades qui dissertent sur leurs symptômes pour déduire l'anatomie psychologique de leur névrose.

Amiel, cité par Janet, mais qui faisait alors l'objet d'une attention quasi universelle des milieux cultivés, notamment des "psychophilosophes" de la Revue philosophique, comme Moutier et Dugas (12), est bien évidemment la référence incontournable de ces journaux intimes, confessions épistolaires et autres auto-analyses convoquées pour réfuter la brutalité de la thèse naturaliste. Mais c'est la théorie janétienne de la "psychasthénie" qui va intégrer la vie d'Amiel comme pièce à conviction dans l'argumentaire antinaturaliste.

Le mot "psychasthénie" désigne un état qui survient sur un fond de neurasthénie, laquelle désignait, depuis l'invention du terme par George Beard, une kyrielle d'atteintes somatiques placées sous le signe de l'épuisement constitutionnel, et qui jouait pour les hommes un rôle comparable à celui de la "petite hystérie" pour les femmes. Maux de tête, insomnies, dyspepsies rebelles, impuissance génitale, en sont les principaux symptômes; mais l'angoisse et l'émotivité colorent tous les fonctionnements physiologiques d'une nuance d'abattement sans remède. Le suffixe "psych-" témoigne de la volonté consciente de Janet de rompre avec le mode de pensée clinique dominant, qui se contentait de repérer l'épuisement, et de décrire phobies, impulsions et obsessions, prises ensemble, comme des effets mentaux et moteurs contingents, qu'on peut bien sûr caractériser avec un grand luxe de détails, mais qui n'ont pas de logique interne propre, et jaillissent du fond inscrutable d'un cerveau dégénéré à quelque degré. Pour Janet, au contraire, la psychasthénie est le reflet d'un état mental dont les phobies, les impulsions et les obsessions sont les traces affleurantes. Du coup, une logique ordonne le tableau: celle de l'inachèvement, de l'incomplétude: le psychasthénique est celui que la baisse de la "tension psychologique" empêche d'aboutir. Il est contraint à demeurer dans l'ineffectué, et à laisser tous ses actes inachevés (du moins en tant qu'ils mobilisent l'attention et exigent la concentration de la volonté), ce qui provoque en lui l'émergence du fameux "sentiment d'incomplétude", dont la peinture, dans Les obsessions et la psychasthénie, est un des morceaux littéraires les plus célèbres de la psychiatrie française.

Il ne fait aucun doute que l'invention de la psychasthénie est largement due à l'espoir d'une systématisation psychopathologique de la théorie des névroses, chez Janet. Elle est bâtie de façon rigoureusement symétrique à sa doctrine de l'hystérie. Là, c'était le "rétrécissement du champ de conscience" (la dimension extensive de la vie mentale) qui devait expliquer les symptômes, dont les anesthésies et les amnésies sélectives formaient le gros. Ici, c'est la "fonction du réel" (la dimension intensive de cette vie) qui est lésée, alors que la conscience reste intacte. Et l'on s'est bien sûr souvent servi de l'origine artificielle de la psychasthénie pour la rejeter comme chimérique, dans l'histoire ultérieure de la psychiatrie. C'est négliger complètement ce que Janet avait réussi à introduire, à cette occasion, comme une nouvelle dimension clinique pertinente dans l'analyse psychopathologique (13). En effet, les médiations qui réalisent le tableau de la névrose obsessionnelle à partir du fond mental psychasthénique sont toutes intellectuelles et morales. La première d'entre elles, c'est le scrupule. L'arrêt de l'action se généralise, par son entremise, à toute autre action possible envisagée dans son lien logique à l'action particulière inhibée. "Est-ce que ce n'en serait pas l'équivalent?" se demande le psychasthène. Bien plus, le scrupule est le "moyen terme" entre l'obsession et la phobie. "Je ne cesse de penser à tel acte", raisonne-t-il, "or, on ne prendra jamais assez de précaution pour le prévenir", et il conclut: "Donc je dois éloigner tout ce qui de près ou de loin l'évoque, ou m'en donnerait la possibilité". Ce syllogisme pratique dépasse rapidement toute borne assignable, sous l'emprise du scrupule, lequel a un fondement moral et réflexif. Une fois les scrupules étendus à toute la sphère motivationnelle, plus aucun acte n'est posé. Arrive alors la "dépersonnalisation", dit Janet. L'individu perd la possibilité de s'affirmer comme un être réel dans un monde réel, avec lequel il n'interagit plus. Il vit cela comme la perte de sa "foi" dans la réalité du monde extérieur, et comme il reste conscient tout au long de ce processus, il sombre dans des états de rêve où l'ensemble de sa vie psychique se dissout dans sa propre ineffectuation. En somme, là où les cliniciens naturalistes ne voyaient qu'une masse bigarrée de symptômes dispersés et illogiques, fruit de l'asthénie cérébrale, Janet voit des relations intentionnelles, psychologiquement significatives, déductivement enchaînées au sein de leur déploiement morbide, et qui recouvrent de façon parlante le vécu intime des sujets. Car non seulement Janet insiste sur l'intelligence et la moralité des psychasthènes, mais il veut qu'on tienne compte du fait qu'il situent d'eux-mêmes leur maladie comme subjective: ils en ont conscience, et ont conscience du fait que ses ressorts se trouvent dans leur propre fonctionnement mental, tel qu'ils l'apprécient de l'intérieur. En règle générale, les aliénistes n'avaient aucun intérêt pour cette singularité. Pour eux, le caractère intrusif des obsessions ne posait qu'une seule question: celle du diagnostic différentiel, au service de laquelle il mettait toute leur finesse: s'agit-il d'un phénomène délirant en esquisse, ou bien d'une sorte de folie a minima? La terminologie proposée est frappante, à cet égard: les troubles obsessionnels sont pour Morselli une "paranoïa rudimentaire", ou "abortive", et le terme de "folie émotive", dû à Morel (contre lequel Westphal s'était dressé dans son article princeps de 1870 en soulignant la nature intellectuelle des troubles) n'est jamais pleinement répudié. Que les obsédés aient conscience de l'intrusion de l'obsession, et qu'ils se conduisent en vue de lutter contre elle, ce n'est là, à leurs yeux, que l'indice d'un processus insidieux et progressif; les cas d'éclosion délirante ultérieure leur servent à minimiser ce facteur "psychologique" des débuts. Pourquoi d'ailleurs accorder aux propos des malades sur leur maladie une quelconque crédibilité? N'est-il pas naturel qu'ils rationalisent ce qui les envahit malgré eux, comme tous les délirants plus ou moins cultivés, qui font illusion un moment?

Or c'est là que le tableau janétien de la psychasthénie rencontre les préoccupations de l'époque, et s'y mêle si inextricablement, qu'on ne sait plus si Janet a simplement rendu à la médecine un état d'âme morbide que s'était approprié la critique contemporaine de la culture, ou si, à l'inverse, la critique morale politique et esthétique de l'individu moderne a tellement orienté son attention clinique, qu'elle l'a amené à singulariser l'état mental de l'obsédé dans le champ confus des "psychonévroses"? Si la seconde hypothèse est correcte, alors la névrose obsessionnelle moderne, qui se livre aujourd'hui encore comme un tableau fixe, quasi naturel, est le fruit des amours de l'histoire sociale des représentations et de la clinique mentale, et son prétendu démembrement contemporain dans les "troubles obsessionnels compulsifs" est juste la réactualisation d'une potentialité de l'observation clinique symétrique et inverse du parti-pris psychologisant de la psychasthénie de Janet.

Amiel est l'écrivain le plus cité des Obsessions et la psychasthénie. Philosophe de formation (et de vocation, on le lui a assez reproché), un des premiers lecteurs de Nietzsche (il sait l'allemand), pénétré comme toute sa génération de Schopenhauer (14), extrêmement attentif aux mouvement littéraires de son temps, Janet ne pouvait évidemment pas manquer de lire les Fragments d'un journal intime (15). Mais l'attention publique avait été auparavant attirée sur ce livre par une série de livres qui méritent qu'on s'arrête.

D'emblée, Amiel avait intéressé Renan (16) et Brunetière (17). Mais c'est Paul Bourget, dans les Nouveaux essais de psychologie contemporaine qui lui consacre une étude décisive (18). En 1899, préfaçant ses anciens travaux sous les auspices de Taine ("La littérature est une psychologie vivante"), il écrit:

"Cette action de l'œuvre littéraire réside dans une propagande intellectuelle et sentimentale dont on démêle la logique profonde, si l'on met ensemble les livres qui furent à la mode durant une période, quelques disparates qu'ils paraissent. C'est cet héritage d'idée et d'émotions légués à leurs successeurs immédiats par la génération des Flaubert, des Taine, des Renan, des Goncourt, des Baudelaire, des Amiel, que ces Essais se sont proposés d'inventorier" (19).

Amiel rejoint alors Stendhal et Tourguéniev, parmi les écrivains qui témoignent "de quelques unes des conséquences fatales du cosmopolitisme contemporain" (20). C'est un thème barrésien, puisque l'idéologie nationaliste de l'auteur des Déracinés, que Bourget donne en modèle dans les Essais, consiste à fournir à la jeunesse un antidote contre l'influence délétère de la pensée allemande, c'est-à-dire du rêve métaphysique et de l'absorption du "moi" dans les profondeurs d'une irréalité mystique contraire au génie de notre langue et de notre culture. Et Bourget, auquel Nietzsche songeait pour la traduction française de son grand œuvre, Dyonisos philosophos, qu'il n'écrira jamais, est assurément un des idéologues les plus représentatifs de cette "droite révolutionnaire", comme dit Zeev Sternhell, qui préfigure le fascisme, et qui fera sentir son influence jusque dans les années 30. Ce voisinage intellectuel et politique permet de comprendre la portée "médicale" de ce diagnostic sur la culture:

"Cet affaiblissement de la volonté, habituel objet de l'étude des frères de Goncourt, c'est vraiment la maladie du siècle. On employait ce terme, il y a cinquante ans, on a parlé ensuite de grande névrose; on parle aujourd'hui de pessimisme et de nihilisme. Sous ces termes divers qui désignent tantôt des effets, tantôt des causes, se dissimule une même constatation, à savoir qu'il y a quelque chose d'atteint dans l'énergie moral de notre âge, la présence chez beaucoup d'un élément morbide et l'absence d'un élément réparateur, si bien que la créature humaine devient de plus en plus incapable de suffire vaillamment et joyeusement au travail de la vie. La personnalité, cette vertu première de l'être qui veut se tenir debout contre le sort, se trouve cernée, envahie, débordée de toutes parts" (21).

Ce tableau de la personnalité assiégée ("obsession" vient du latin obsidio: siège d'une place forte) ne pouvait trouver dans Amiel qu'aliment et confirmation. Amiel est typiquement le malade de l'esprit germanique, autrement dit du rêve et de la profondeur, que ses études de philosophie lui avait inoculé à Heidelberg. L'inhibition devant l'acte est chez Amiel le résultat d'un processus dont Bourget, citant les Fragments, reconstitue la genèse. Il y a d'abord l'impuissance, sous l'effet mentalisé de la haute culture, d'isoler un objet de ses causes, de son pourquoi; suit la dispersion de ces causes dans un dédale d'associations incidentes, qui ne prennent jamais fin; arrive enfin le moment où la réalité se change en "allégorie" de l'idée, et où le rêve devient la substance de la pensée; agir est devenu métaphysiquement impossible. Amiel, plus que tout autre, a ainsi fait l'expérience, selon ses propres mots cités par Bourget, qu'il était une "personne impersonnelle", un "sujet sans individualité déterminée". Mort à lui-même, il ne pouvait plus, dès sa jeunesse, que se proposer le terrifiant projet qu'il résume en ce commandement qu'il s'adresse: "Fais le testament de ta pensée et de ton cœur, c'est ce que tu peux faire de plus utile" (22). Il est frappant de constater que toute la matrice conceptuelle de la psychasthénie, toute l'intentionnalité morbide, en un mot, dont Janet créditera la névrose obsessionnelle, est placée sous le signe d'une crise politique de la culture. L'anti-Amiel, pour Bourget, c'est François Guizot. Et le raisonnement fallacieux qui infiltre la renoncement à agir et trahit la "faiblesse de la volonté" est renvoyée ultimement à la capacité vitale de ne pas douter, de s'affirmer en tout comme une personnalité identique à soi, indivise et puissante:

"Par derrière toutes les faiblesses de la volonté, on découvre toujours le doute, et il n'est pas vrai de dire avec le poète latin:

….video meliora proboque

Deteriora sequor

Qui voit avec une netteté parfaite agit de même" (23).

 

Bourget, en ce sens, est l'inventeur du thème mi-médical mi-moral, qui culminera avec Freud dans le tableau célèbre du "malaise dans la culture":

"D'où dérive ce malaise et pourquoi ce déséquilibre psychologique dans une société plus comblée que ne le fut aucune? Y a-t-il une grande loi méconnue par notre civilisation? Ou bien toute civilisation est-elle quelque chose de trouble par essence et qui ne saurait durer sans souffrir? Qui répondra aux redoutables questions que nous pose ainsi brusquement et à toute rencontre notre âge de doute?" (24)

"Hamlet protestant", comme le qualifie Bourget (décidément bien freudien!) Amiel est par ces analyses littéralement livré à la psychopathologie. Pour consommer l'opération qui fait d'Amiel non plus un témoin, mais un cas, il suffit en effet de faire comme si le contexte de la critique de la culture moderne ne jouait aucune rôle dans la sélection des traits pertinents de son caractère, d'articuler ses singularités psychiques dont il fait complaisamment l'aveu à la symptomatologie des obsessions, et enfin, en désidéologisant le tableau, en le dépolitisant, de faire de ce contexte l'effet causal d'une activité mentale et intellectuelle morbide, sous l'action d'une "constitution" déficiente dans la masse des contemporains.

Avant d'examiner cette mutation, cette interprétation active d'Amiel, et son destin dans la psychopathologie, il importe cependant de mesurer combien la signification politique et culturelle de sa vie a continué d'imprégner les esprits, et que la psychopathologie "populaire", si j'ose dire, a toujours explicitement associé les deux dimensions de la maladie et de la crise des mentalités. Paul Hartenberg, dans un petit livre réédité d'innombrables fois, Les timides et la timidité (25), réserve à Amiel un traitement particulièrement intéressant, à cet égard. Amiel était-il un timide? Certes, mais la timidité est un handicap à la fois social et mental dont on ne peut d'aucune manière séparer les côtés. Les Fragments, sous la plume d'Hartenberg, livrent donc des vérités sur l'adaptation et la non-adaptation du moi aux conditions de la vie moderne. Il faut mettre en parallèle, dit-il, le journal d'Amiel et les "romans idéologiques" de Barrès, la trilogie entamée avec Sous l'œil des barbares, poursuivie dans Un homme libre, et que venait de conclure Le jardin de Bérénice. Ces romans, dit Hartenberg, sont l'histoire d'un timide, et les traits singuliers du narrateur (Barrès) racontent la crise du moi moderne. Son mécanisme, toutefois, est celui du dédoublement pathologique. Le timide qui s'analyse distingue ainsi son moi individuel (il aime vivre caché) et le moi social (qui n'est qu'une parade factice). Mais son moi individuel redouble son dédoublement: il y le moi vécu (sentimental, naïf et spontané), et le moi pensé (calculateur et froid). Toute la rumination psychologique du timide consiste alors à opposer le moi vécu au moi pensé et au moi social. Amiel en est l'exemple parfait. Et il ne s'oppose à Rousseau, l'autre timide archétypique, que par le côté affectif de la souffrance: Amiel est l'apathique déprimé, Rousseau le passionné émotif (26). Comme on voit, la limite entre la pathologie mentale et la typique culturelle est tellement étroite qu'on ne cesse de la franchir. Et ce sont de véritables modèles de "propagande intellectuelle et sentimentale", comme disait Bourget, qu'on diffuse par ce biais, cristallisant des attentes et des représentations subjectives, lesquelles vont bientôt confirmer aux yeux des médecins et des psychologues la qualité unique du psychisme de l'obsédé.

Mais qu'avaient au juste reconnu ses lecteurs dans l'âme exposée d'Amiel?

Sans doute une certaine banalité de l'échec existentiel, jointe à un traitement, superbe par le style, de la culture mobilisée pour l'excuser. Car les obsessions d'Amiel, s'il y en a (27), sont éminemment spiritualisées. Le journal était écrit pour être lu, de toutes façons, et Amiel savait qu'il ne s'y livrait qu'en se cachant. C'était la seule œuvre qu'il laisserait: un "testament" selon son mot, dont l'écriture coïnciderait avec sa vie, et qu'on ne pourrait jamais lire, si j'ose dire, qu'à la place du mort. Du coup, la sincérité est le fruit d'une rhétorique du journal intime, où l'impersonnalité est coextensif à la personnalité (28). Ainsi, bien des remarques d'Amiel sur son temps et ses lectures reflètent la banalité des opinions d'un protestant libéral, confronté au ciel vide et à la foi problématique. Qu'agir, ce soit être maudit, participe autant à l'idéologie esthétique wagnérienne et à la "grand roue bouddhique" de Schopenhauer, qu'au style désabusé de la bourgeoisie de langue allemande après 1848. On pourrait même dire qu'Amiel est fils de son temps dans la mesure où il se reproche surtout de ne pas avoir le pessimisme féroce de Schopenhauer, qui culmine dans un athéisme radical. C'est dans cet extrême que Nietzsche, justement, verra les premiers linéaments d'un retournement paradoxal du nihilisme contre lui-même, qui transformerait l'abstention toute négative à l'égard du "vouloir-vivre" en affirmation solaire de la "volonté de puissance". Amiel en est loin, mais d'autres, on va le voir, chercheront dans cette inversion des valeurs (Umwertung) le remède à leur désarroi.

L'émotion est plus vraie quand Amiel lit Tocqueville, et en recopie des passages. Il nous est difficile de comprendre à quel point la découverte de l'individu moderne et de la société de masse a pu sembler une véritable horreur, sécrétée par l'histoire, aux élites de la fin du siècle dernier:

"L'américanisme manufacturier, la démagogie césarienne conduisent également à la multiplication des foules dominées par l'appétit, applaudissant au charlatanisme, vouées au culte de Mammon et du Plaisir et n'adorant que la Force. Mesquin échantillon de l'homme que cette majorité croissante! Restons fidèle aux autels de l'idéal" (29).

Amiel s'effraie de la dépendance des individus, et méditant sur le krach boursier d'avril 1866, il note: "Les théories de la nullité de l'individu, les conceptions panthéistiques et matérialistes enfoncent maintenant une porte ouverte, et abattent un homme abattu". "Le temps des grands hommes s'en va". Il médicalise enfin Tocqueville: "Le spleen deviendra la maladie de l'âge égalitaire", ouvrant la carrière d'un cliché prometteur. Ces notations montrent de quoi Amiel est malade. Il est malade de qu'il y ait des individus, mais plus d'individualités: "Le statisticien enregistrera un progrès croissant et le moraliste un déclin graduel; progrès des choses, déclin des âmes" (30). C'est le drame intime de l'individualisation anonymisante des personnes qui l'a fait lire et relire avec passion. Chacun y a reconnu l'effondrement du mythe romantique de l'auto-affirmation héroïque dans le quotidien de la modernité, sans la médiation esthétique du roman social, mais au cœur même du sujet conscient. Amiel, ainsi, a fixé dans toute sa perfection le réseau de références cultivées et d'états d'âme nécessaires à la lucidité résignée dont s'est drapée la bourgeoisie européenne éduquée, avant 1914.

*

"J'ai, pour ainsi dire, poursuivi, recherché avec un instinct diabolique les moyens de m'annuler, de me rendre infécond, impuissant, inutile. Et j'y suis à peu près parvenu. Actuellement, je suis dépourvu de caractère, de spécialité, de mémoire; je n'ai pas de but, point de capitaux intellectuels; je n'ai pas de femme ni d'enfants; pas de foyer, plus de jeunesse; nul crédit, aucune influence, par d'entregent, point de perspective souriante. Ma rage est assouvie. Et d'où venait-elle? De la honte d'avoir un désir, et de la crainte de ne pouvoir le satisfaire. Défiance du sort et faiblesse de la volonté, voilà ce qui m'a rendu tout négatif, ce qui m'a rejeté dans la quiétude, dans la passivité. Pour n'être pas refusé par la destinée, je ne lui ai rien demandé. Pour en pas être humilié, je n'ai rien voulu. Pour ne pas être vaincu, je n'ai pas lutté. Pour ne pas me tromper, je n'ai rien affirmé et je n'ai pas choisi. Pour rester indépendant, j'ai abdiqué toute ambition et renoncé à tout pouvoir.

Zweifel, Verzweiflung, Diabolus" (31).

Amiel, ici, se montrerait psychasthène: son "aboulie" est le stigmate visible du déficit de la "synthèse psychique", et ses troubles intellectuels, purement subjectifs (le sentiment de ne plus avoir de mémoire, par exemple, est infondé), sont dans la continuité des scrupules qui l'accablent dans toute action. C'est pourquoi, dira Janet, la seule psychothérapie de l'obsédé ne peut être que morale. Pas d'hypnose ici, comme avec la névrose symétrique, l'hystérie. Car la maladie de l'obsédé fait corps avec son intelligence et sa conscience éthique, et l'on ne peut lui proposer qu'une réadaptation aux exigences sociales. Mais ce qu'un semblable témoignage nous apprend, et qu'aucun aliéniste n'avait perçu, c'est que l'acte impossible à poser pour le psychasthène a une texture tout aussi subjective que ses troubles intellectuels. Ce n'est pas un trouble fin de la motricité. Citant Hartenberg, qui cite lui-même Amiel, Janet souligne qu'il n'échoue qu'à accomplir devant les autres ses volontés (32). Il en va de même pour l'émotion, à qui les aliénistes confient la tâche de tout expliquer. Ecoutez encore Amiel, dit Janet: il est indécidable de savoir si l'émotion est la conséquence de la représentation, ou la représentation (d'arrêt, d'incomplétude), l'effet de l'anxiété. Amiel qualifie l'émotion de "rétrospective" (33). Peut-on lui forcer la main? En tous cas, aux yeux de Janet, c'est acceptable dans un cas: lorsque Amiel pense que sa timidité dérive de l'éloignement, pour lui, du réel. Là, il est facile de poser que c'est l'inverse: c'est le déficit de la "fonction du réel" qui l'éloigne, et donne sens à son attitude (34). Pour toutes ces raisons, l'explication de l'état mental des obsédés par la dégénérescence est sans doute correcte si l'on part de leur fond neurasthénique, mais incapable d'en capter la spécificité. L'obsédé est d'abord fondamentalement un "scrupuleux" comme Amiel, autrement dit un scrupuleux qui se dédouble réflexivement en lui-même. Ce qu'il ne peut faire, une autre patiente de Janet le formule ainsi: "croire sa croyance ou agir son acte" (35). Cette réflexivité a sa logique, sa grandeur, même, on ne peut la réduire à l'angoisse, ni à quoi que ce soit de somatique.

Il ne faut pas croire que ce déplacement du regard clinique ait été généralement admis. "Et les phobies, et les impulsions?" se sont récriés les aliénistes. Comment se passer de ce moteur capital qu'est l'angoisse pour les penser? Et comment donc articuler logiquement les obsessions, qui sont déterminées, et les objets de la phobie qui changent sans arrêt, l'angoisse seule étant constante? Janet a donc dû élaborer une théorie extrêmement complexe pour parer à ces objections. C'est à lui qu'on doit la mise en valeur de ce fait capital que l'obsédé n'est pas absent dans son impulsion, ni débordé par un automatisme presque épileptique: "il se sent poussé chaque fois qu'il se sent malheureux, c'est-à-dire incomplet, à vérifier si son obsession est bien là, si elle le pousse réellement, s'il commence réellement les mouvements du crime. Il est attiré vers cette vérification comme par un plaisir et quand cette vérification commence à se faire, il recule avec horreur comme s'il sentait de nouveau son mal d'une manière plus aiguë" (36). Mais si le sujet est présent dans son impulsion, dira Janet, alors ses phobies ne sont pas plus des émergences chaotiques et sans raison de son angoisse, contaminant au hasard sa représentation des choses qui l'entourent. Ce sont des évitements intentionnels, et Janet n'est jamais loin d'articuler la dérivation phobique de l'anxiété sur des objets mobiles, afin d'éviter sur eux le passage à l'acte redouté, à un symbolisme inconnu de l'obsédé (37). Le lecteur devine l'espace qu'une telle manière de voir ménageait à l'analyse freudienne du refoulement, qui ne se soucie pas de la réalité de l'objet, mais de l'expérience de vérité sur son désir en quoi elle consiste pour le névrosé.

Amiel a ainsi poussé Janet à explorer la vie intérieure de ses malades, et en un sens, à rendre cliniquement normal l'examen de leurs tendances intimes, de leurs réflexions, de leur prise de position en tant que sujet à leur maladie. Certes, tous les malades des Obsessions et la psychasthénie n'ont pas le talent d'Amiel. Mais c'est sans doute à la lumière de son lyrisme que Janet a commencé à relire les propos jusque là rangés parmi les stigmates de débilité des "gémisseurs" de Morel: "Je suis un pauvre petit oiseau sans plume… je suis au milieu d'un labyrinthe avec d'innombrables couloirs obscurs.. je suis comme un sac couché par terre et l'humanité dans dessus…" (38), soulignant leur poésie inchoative et leur densité métaphorique. Des sommets du Grübelsucht d'Amiel (sa manie de questionner à l'infini), aux ratiocinations plus vulgaires des obsédés d'hôpitaux, une même dignité clinique descend, et le diariste de Genève finit, peu à peu, par régler le ton considéré comme le plus authentique et le plus significatif psychologiquement de la plainte obsessionnelle.

L'impasse était donc déjà dessinée: le psychiatre se faisait insensiblement, selon la formule de Lasègue, "le secrétaire du malade", et en reflétant dans la doctrine la conscience que le malade avait de sa maladie, il renonçait entièrement à l'objectiver. Certes, Janet avait un but thérapeutique: sinon guérir les psychasthènes, au moins mieux les diriger dans la vie. Sa théorie lui donnait un levier capital, de ce point de vue, celui de jouer le rôle auprès d'eux d'un "directeur de conscience". Il est frappant que le modèle en soit pris parmi les confesseurs de l'âge classique, Bossuet ou Fénelon (39). Comme l'explique Janet, ils avaient compris la seule chose qu'on puisse tenter avec un scrupuleux pris dans la spirale de ses ruminations anxieuses: par un retournement thérapeutique de la maladie contre elle-même, lui faire scrupule de ses scrupules. Or, participer ainsi à l'économie d'un malaise pour l'amener du dedans à trouver un fragile point d'équilibre, ce n'est pas exactement une solution médicale. C'est entrer si loin dans les représentations que le malade se fait de sa propre maladie, que c'est l'y entretenir, en favorisant ses rationalisations. La cure radicale de l'obsession par la pénétration effective de son mécanisme, voilà donc quel était le défi psychothérapeutique majeur, et ce défi était tout simplement celui de la reconquête d'une position objective sur la subjectivité de la maladie. Je voudrais suggérer comment Freud a posé le problème d'une alternative au simple "traitement moral" de la névrose obsessionnelle, en montrant tout d'abord comment l'auto-analyse des obsédés avait fini par paralyser l'enquête étiologique chez les psychiatres contemporains.

 

Car l'impact de l'analyse de Janet fut grand. Dans sa cinquième Leçon sur les obsessions, Séglas cite un malade, intellectuel brillant, dont le témoignage a paru exemplaire de la nature psychologique subjective de la maladie:

"Le voilà alors pris d'angoisse: "Je me dis tout à coup, raconte-t-il: mais est-ce que c'est bien moi qui suis ici? Est-ce bien moi qui marche? Et alors je fais des efforts inouïs d'appliquer ma conscience à cette inconscience [sic] pour me rendre bien compte que je fais les mouvements de la marche. Si bien qu'à un moment, pendant cette sorte de crise, avant la certitude absolue, je suis conscient d'un côté que je suis inconscient de l'autre [sic]" (40).

Séglas reprend cette dernière formule et conclut, c'est "en cela seul" que consiste la conscience de l'obsédé dans l'obsession. En fait, cette division de la conscience est interne au moi. Tout l'argument de Séglas contre les émotivistes, et ceux qui pensent qu'il y a une sorte de processus cérébral diffus chez les obsédés, et qui les envahit, est de réduire les phénomènes quasi délirants qui émergent de temps à autre, non à des causes qui détruisent le moi, mais à des effets du trouble de la "synthèse psychique". Donc même dans les formes d'allure folles, une intentionnalité subsiste: cette dernière coordonne en fonction de leur sens (par rapport à une obsession) l'ensemble des manifestations paroxystiques. Jamais la présence d'esprit ne fait défaut au malade. Il déploie des stratégies de défense adaptée à l'obsession, et puis, à un moment, complètement débordé, il connaît une "éclipse", dit Séglas. De plus, Séglas insiste sur la modalité de l'association des idées bien particulière qui structure toutes ces stratégies de défense: c'est le "contraste psychique". Car les idées obsédantes ne sont pas mal formées sur le plan logique, elles ne sont pas accompagnées de cénesthésies bizarres, ni ne consistent en irruptions verbales asémantiques dans le flux mental, et quand elles parlent (mentisme), ce ne sont pas les voix intrusives de la psychose (xénopathie hallucinatoire): c'est comme si la voix de la conscience se mettait à crier. Or justement, le contenu obsédant étant intelligible, sensé, il appelle une contre-objection mentale, laquelle contre-objection suscite à son tour en écho le terme contraire, l'objection se généralisant, s'étendant de proche en proche à tout le tissu associatif, jusqu'à ce que la texture du moi, en quelque sorte, se contredise elle-même. Il va de soi qu'au cours de cette généralisation on perd de vue quelle est l'obsession de départ, s'il y en a même une: toute pensée devient obsession, puis contre-obsession, etc. Ainsi, le "contraste psychique", dont les malades sont éminemment conscients, psychologise définitivement la maladie. Il résume la forme logique du doute, du scrupule, du doute sur le doute, etc., dont les effets de possession ou de clivage du moi sont les extrêmes catastrophiques.

Ce qui toutefois échappe à Séglas, c'est la nature même du matériau clinique sur lequel il se fonde. Dans toute la littérature psychiatrique de l'époque, le journal du psychasthène, ou de l'obsédé, ses auto-analyses, est accepté tel quel, comme ayant valeur probatoire. Une fois la maladie appréhendée comme subjective, il n'y a plus de surplomb possible pour un autre sujet, le médecin, qui est désormais condamné à argumenter avec le patient, et à discuter pied à pied jusqu'où l'on peut, si j'ose dire, "raisonnablement " laisser aller sa névrose. Mais l'obsédé, on le voit, a réussi par ce biais à entraîner le médecin dans une zone aveugle: le médecin devient la prothèse thérapeutique d'une maladie auto-diagnostiquée. Il faut à l'obsédé une aide pour soutenir sa "volonté défaillante", disent tous les psychopathologues: or, c'est exactement ainsi que l'obsédé se figure à ses yeux sa maladie. Que cette représentation soit un élément de la maladie, voire qu'elle soit malade, on s'interdit désormais de le penser: ce serait revenir en arrière, et dire que les représentations sont morbides parce que le patient a une constitution dégénérée, ce qui n'est rien dire du tout. Patients et médecins, communiant dans les vertus du "traitement moral", psychologisent ainsi les représentations sociales et politiques dominantes de la crise de l'individu et s'entendent donc à merveille. Janet semble avoir ignoré qu'Amiel, justement, avait passé sa vie dans la position du "directeur de conscience" (41)! Médecins et malades ignorent en effet, sous les dehors rassurants de l'objectivité clinique mariée à la sincérité autobiographique, quelles contraintes discursives obèrent leurs échanges, et les paradigmes caractériels qui fondent autant le médecin à définir l'obsédé, que l'obsédé à définir son médecin (48). Et malgré l'agrément d'une conversation charmante, il ne reste bientôt plus au médecin qu'à proposer un traitement physique de la neurasthénie.

*

"L'homme aux rats" de Freud ne se comprend que saisi dans ce vaste réseau d'apories théoriques et pratiques. Zwangsvorstellung, dans l'étude de Freud, ne signifie plus désormais que "représentation d'une contrainte à l'acte", et même "à l'acte interdit". L'idée selon laquelle l'obsession serait une pensée qu'on est "contraint à se représenter" est entièrement réduite au vécu phénoménal parasitaire, anxiogène, de l'obsession. L'intentionnalité de l'obsession prime sur sa matérialisation. Toutefois, la doctrine psychanalytique de la névrose obsessionnelle est une tentative d'intégrer de façon remarquablement synthétique les termes du conflit entre la position intentionnaliste de Janet et Séglas (avec son impasse: elle répète ce dont le malade a conscience) et la position naturaliste de Pitres (qui part de l'angoisse, mais demeure incapable d'expliquer la logique de l'obsédé). Freud, ainsi, accepte, mais qualifie de "grossièrement exacte" l'idée d'un déficit de la synthèse personnelle. Car c'est du jargon pour rendre plus scientifique ce dont le névrosé fait état en opposant son conscient et son inconscient, ou pour se présenter plus simplement lui-même, déchiré par la lutte entre sa "personne morale" et le "mal" (42). Mais ce mal, pour Freud, c'est l'accomplissement d'un désir sexuel interdit (celui de voir, enfant, des femmes nues). Il y a donc bien une logique du déploiement de l'obsession, mais son ressort est affectif, et structuré par la contre-volonté (43): "Ce que je ne veux surtout pas", raisonne l'obsédé freudien, "c'est cela même que je désire, sinon, je n'aurais pas à me dresser de toutes mes forces contre son émergence en moi, et quelque chose de terrible doit donc advenir, même si c'est vague, pour me défendre de la pensée, ou pire, de l'acte qui est interdit". Pourtant, Freud ne glisse pas tout à fait sur la pente naturaliste: il distingue une angoisse accidentelle de l'angoisse permanente et diffuse de la neurasthénie. Bien plus, pour la cohérence de sa conception, il distingue aussi la défense phobique contre l'angoisse, qui est une défense générale, de la pénibilité de l'angoisse de l'obsédé, qui est lié à des affects précis, sexuels, de haine et d'amour insérés dans l'histoire infantile du sujet. En somme, il démembre l'angoisse globale de Pitres et Régis à la lumière des représentations associées, ou pas, à sa manifestation. A l'émotivité, Freud substitue l'affectivité, qui conserve la couleur morale des vécus psychiques. Même l'idée de "représentation" lui semble céder trop à la rationalisation morbide du patient. En fait, il n'y a pas vraiment de "représentations" dans l'obsession: il y a un mouvement de désir, et qu'une image mentale surgisse apaise déjà l'appréhension intriquée au souhait qui émerge de l'inconscient. Parler de "représentation", c'est déjà censurer ce qui est en réalité un désir (44). Le mouvement du désir vers l'acte, quand il est intense et refoulé par le moi, devient du coup l'impulsion. Si la régression de l'agir au penser a plus de succès, on n'a alors que l'obsession mentale. Mais il faut, et c'est le point essentiel, comprendre tout ce que le patient décrit comme pris dans un processus de résistance et de refoulement: oui, c'est bien subjectif, mais l'auto-analyse participe à la maladie. Et c'est ainsi seulement qu'on pourra objectiver (et critiquer) ce qui se présente, sous l'action du refoulement du désir, comme un bloc auto-analytique subjectif et compact, purement "intellectuel".

La théorie psychanalytique de la névrose obsessionnelle a ainsi peu à peu supplanté les conceptions antérieures parce qu'elle semblait cliniquement et épistémologiquement plus fine. Que d'autres facteurs aient eu leur part dans son succès (culturels, par exemple), c'est clair. Mais je voulais marquer que, très tôt, l'entreprise freudienne de discrimination des liens de l'angoisse aux obsessions et aux phobies a séduit par sa clarté et sa capacité à résoudre des difficultés qui préoccupaient les psychopathologues, hésitant entre les conceptions naturalistes aliénistes (obérées par le flou de la notion de dégénérescence), et le point de vue de Janet et de Séglas (qui fait la part belle à l'introspection et centre tout sur la personnalité) (45). Sa qualité épistémologique a au moins contribué à la rendre visible.

Ernst Lanzer, pourtant, transporte lui aussi sur le divan les stigmates amiéliens de la crise de la culture européenne. Et Freud n'élabore sa conception de la névrose obsessionnelle qu'au prix d'une formidable acculturation du matériel, qui est aussi une sorte de mise entre parenthèses de la portée politique et sociale de ce que la psychologie a eu vite fait de réduire aux traits du "caractère obsessionnel". Même la rupture freudienne avec le traitement moral de l'obsédé, sa méfiance pour l'auto-analyse comprise comme auto-illusion, s'inscrit encore dans la logique du drame spécifique de l'individu moderne: formellement tout-puissant, mais comme sujet, noyé dans l'anonymat, qui n'a plus de triomphes à connaître que sur soi-même, ami de l'ordre social par faiblesse, et ne pouvant s'en passer, quel qu'il soit, parce qu'il est devenu l'indispensable béquille de son impuissance, s'épouvantant enfin d'y déceler, objectivé, la répétition mortifère qui le ronge. Ernst Lanzer n'a donc pas donné plus à Freud que le type de l'obsédé tel que la culture "fin de siècle" l'avait produit et rendu identifiable. Disons qu'en lui demandant son accord pour publier les notes de son analyse, Freud lui a composé quelque chose comme un journal intime incluant la vérité de ce journal intime: ce journal n'aurait été, s'il avait existé, qu'une immense résistance à l'angoisse du désir sexuel. Assurément, le lecteur contemporain d'Amiel, armé de cette grille de lecture, pourrait répondre aux questions que Bourget s'était déjà posées, puisque les Fragments ne disaient rien sur la vie amoureuse et sexuelle. Une fois publiées, les pages qui racontent la passion d'Amiel pour Marie Duval ne laissent pas de doute sur ce que fut cette vie, et sur les symptômes minutieusement freudiens qui l'ont accablés, et dont Amiel a bien métaphorisé le sens (de ses somatisations pathétiques à son rapport à la castration) (46). Mais les références d'Ernst Lanzer à sa foi chancelante, à la littérature décadente (47), ou à Nietzsche (l'orgueil doit triompher de la mémoire), ne retiennent pas Freud pour d'autres motifs que les résistances qui s'y articulent et les exploitent à leur propre fin. C'est pourtant le cri d'une époque, d'une génération, et pas seulement celui d'un individu. Ernst Lanzer, avec tant d'autres, devait de toutes façons bientôt régler le solde de cet impensé sous la boue, les bombes, et les barbelés.


 

* Je remercie Marc Crépon pour ses précieuses références à Renan, Brunetière et Nietzsche. On peut aussi se renseigner sur l'auteur (biographie, bibliographie, bibliographie critique, etc.) en consultant le site Amiel.

  1. Freud (Sigmund), Remarques sur un cas de psychonévrose de contrainte, Œuvres complètes - Psychanalyse, vol. IX, PUF, Paris.

  2. Nietzsche cite Tourguéniev dans une lettre à Peter Gast du 10 novembre 1887. Amiel est mentionné dans les Fragments posthumes, in Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, vol. XI, pp. 72 sqq., §26 [67], et vol. XIII, pp. 166-167, §10 [121]. Les références à Stendhal sont innombrables.

  3. Freud, op. cit., p. 136.

  4. Krafft-Ebing (Richard von), Ueber gewisse formale Störungen des Vorstellens und ihren Einfluss auf die Selbstbestimmungsfähigkeit, Vierteljahresschrift fur gerichtliche und öffentliche Medizin, 1870.

  5. Westphal (Carl), Ueber Zwangvorstellungen, Berlin, 1877, et Ueber Geistesstörungen durch Zwangsvorstellungen, Zeitschrift für Psychiatrie, 1878.

  6. Cowles (Edward), Insistent and Fixed Ideas, Brain, 1888.

  7. Hack Tuke (Daniel), Imperative Ideas, Brain, 1894.

  8. Albert Pitres, pourtant le plus vigoureux adversaire des nouvelles conceptions psychologisantes de l'obsession, n'a jamais nié leur importance dans la sauvegarde des idéaux de la culture; in La médecine et le pessimisme contemporain, Gounouilhou, Bordeaux, 1898, il décrit ainsi le "neurasthénique supérieur", célibataire, farouche, solitaire, intelligent et amer…

  9. Pitres (Albert) et Régis (Etienne), Les obsessions et les impulsions, Doin, 1902.

  10. Séglas (Jules), L'évolution des obsessions et leur passage au délire, Archives de neurologie, 1903, vol. XV, pp. 33-47.

  11. Janet (Pierre) et Raymond (Fulgence), Les Obsessions et la psychasthénie, Alcan, vol. I, 1903, vol. II, 1904. Ce livre est une collection d'articles parus en revue les années précédentes. Fulgence Raymond, pâle successeur de Charcot à la Salpêtrière, ne doit son nom sur la couverture du livre qu'à l'accueil qu'il y avait réservé à Janet.

  12. Dugas (Ludovic), "Un cas de dépersonnalisation", Revue Philosophique, vol. XIV, 1898, pp. 500-507, peut être considéré comme l'inventeur du concept de dépersonnalisation. Sa réflexion repose fondamentalement sur les écrits d'Amiel. Voir aussi le plus tardif article "dépersonalisation et émotion", également paru dans la Revue philosophique, en 1910, et le livre en collaboration avec Moutier (F.), La dépersonnalisation, Paris, Alcan, 1911.

  13. Pour un exposé général de la théorie de la psychasthénie et sa relation à la psychiatrie de l'époque, cf. Castel (Pierre-Henri), La Querelle de l'hystérie, PUF, Paris, 1998, chap. 4.

  14. Il y a en fait deux réceptions de Schopenhauer, dans les milieux cultivés français de la fin du siècle. L'une se place sous le signe de La philosophie de Schopenhauer de Théodule Ribot, parue chez Baillière en 1874, qui donne une interprétation antimétaphysique de la volonté, conforme aux aspirations de la psychologie positive en gestation. L'autre, beaucoup plus littéraire, insiste sur la dimension illusoire de l'existence, sur le voile de Maïa et l'onirisme qui découle de l'absence de réalité de ce qui n'est que "phénomène". Janet se trouve au confluent de ces deux interprétations.

  15. Amiel (Henri-Frédéric), Fragments d'un journal intime, édités et préfacés par Scherer (Edmond), Georg, Bâle et Lyon, 1883. Pour le premier volume j'ai pu lire la 3ème édition datée de 1884, et pour le second volume, la 6ème, datée de 1893.

  16. Dans le Journal des débats du 30 septembre puis du 7 octobre 1884.

  17. Dans la Revue des deux mondes de janvier 1886.

  18. Bourget (Paul), Nouveaux essais de psychologie contemporaine, 1885. Les premiers Essais furent publiés en 1883. Je cite l'édition des Œuvres complètes, vol. I, qui contient des additions tardives.

  19. Bourget (Paul), op. cit., p. X.

  20. Bourget (Paul), op. cit., p. XVII.

  21. Bourget (Paul), op. cit., pp. 393-394.

  22. Bourget (Paul), op. cit., pp. 470-471, p. 474, pp. 484-485.

  23. Bourget (Paul), op. cit., p. 495. "…je vois le meilleur et l'approuve/ Je suis le pire…". Ces vers sont extraits de la Médée d'Ovide, et cités également par Janet pour illustrer le trouble du syllogisme pratique chez l'obsédé.

  24. Bourget (Paul), op. cit., pp. 489-490.

  25. Hartenberg (Paul), Les timides et la timidité, 3ème édition revue, Alcan, 1910. La première édition est de 1901, la seconde de 1904. Hartenberg est un des introducteurs de Freud en France, et l'auteur d'articles importants sur la névrose d'angoisse et la neurasthénie.

  26. Hartenberg (Paul), op. cit., p. 61, pp. 75-76, p. 107, pp.25-260.

  27. Car il ne déroge pas à la règle du secret. Quelques allusions mystérieuses à ses "diables bleus" permettent à peine de les conjecturer. Il faut dire que la thèse selon laquelle les obsessions sont cachées au thérapeute comme à tout le monde est tardive. C'est Edward Coles, en 1888, dans l'article cité à la note 6, qui, à ma connaissance, a attiré le premier l'attention sur le phénomène, en s'en avouant stupéfait.

  28. Amiel a lu les journaux de Joubert, Maine de Biran, de Stendhal. Sur tous, il pose de lui-même le diagnostic de faiblesse de la volonté, et sur le seul symptôme qui consiste, justement, à tenir un journal intime. Sur cette catégorie du "jounal intime", on peut consulter sur la Toile les liens indexés par l'Encyclopédie de l'agora.

  29. Amiel (Henri-Frédéric), Fragments d'un journal intime, éd. cit., vol. I, p. 186.

  30. Ibid., pp. 26-27, p. 223.

  31. Amiel (Henri-Frédéric), extrait du journal daté du 29 septembre 1860, cité in Philine, L'âge d'homme, Lausanne, 1985, pp. 87-88. "Doute, désespoir, diable": ce dédoublement (zweifach, double) est omniprésent. Ibid., pp. 218-219, daté du 31 juillet 1868, après sa rupture avec Marie Favre (Philine): "Oh! que la vie me pèse! Quel supplice d'être un homme partagé; A quoi sert d'être bon, de vouloir le bien et le mieux pour soi et pour le prochain, quand on ne peut arriver ni à l'évidence de ce qu'il faut faire ni à l'entêtement de ce qu'on veut?"

  32. Janet (Pierre), Les obsessions et la psychasthénie, éd. cit., vol. I, p.347.

  33. Ibid., p. 370.

  34. Ibid., p.435.

  35. Ibid., p. 710.

  36. Ibid., p. 598.

  37. Ibid., p. 572. Dans l'agoraphobie, imagine Janet, la rue est le symbole de la lutte sociale.

  38. Ibid., p. 120.

  39. Ibid., p. 707: "Les prêtres ont connu la maladie du scrupule bien avant les médecins et la confession régulière semble avoir été inventée par un aliéniste de génie qui voulait soigner les obsédés".

  40. Séglas (Jules), Leçons cliniques, recueillie par Meige (Henry), Asselin et Houzeau, Paris, 1895, p.147. La même citation clôt l'article de 1903 cité note 9.

  41. Amiel (Henri-Frédéric), extrait du journal daté du 1er mars 1870, cité in Philine, éd. citée: "Le rôle de directeur et de confesseur de femmes m'est décidément dévolu, ce rôle me poursuit et s'impose à moi et recommence toujours. C'est un pastorat laïque, dans le diocèse des demoiselles, des veuves et même des femmes mariées".

  42. Freud, op. cit., p.154.

  43. Ce concept essentiel de contre-volonté, tellement important dans la psychopathologie naissante et chez Freud, paraît être un produit théorique spontané d'un patient "à journal intime" de Pitres et Régis: "…le malade insiste beaucoup, dans tous ses écrits, sur ce fait que, dans son obsession, il se sent tiraillé en sens contraire par deux idées, deux forces opposées qu'il appelle la volonté et la contre-volonté. Il a même constaté qu'à ce moment, il avait de véritables objectivations hallucinatoires…", in Les obsessions et les impulsions, p.86. Ce patient avait-il lu Janet? Ou encore avant Frédéric Paulhan?

  44. Freud, op. cit., p.146, n.1.

  45. Le congrès des médecins aliénistes et neurologues de Grenoble, en 1904, discuta en long et en large la distinction freudienne de la névrose d'angoisse et de la neurasthénie. Et la même année, Evariste Marandon de Montyel, dans "Obsessions et vie sexuelle", Archives de neurologie, vol. XVIII, n°106, pp. 289-305, tente d'annexer indirectement Freud à la cause émotiviste, en niant la spécificité des émotions sexuelles. Or justement, c'est seulement si les affects sexuels sont spécifiques que l'angoisse qui en découle cesse d'être, alors et alors seulement, une sorte de facteur indéterminé de l'émergence des symptômes intelligents des obsédés!

  46. Amiel (Henri-Frédéric), Philine, éd. citée. Par exemple les extraits datés du 12 août 1865, et toute la scène du 27 septembre au 1er octobre 1871.

  47. Le terrifiant châtiment des rats qui donne son titre à l'histoire du cas se trouve dans Le jardin des supplices, d'Octave Mirbeau (1899, Paris, Fasquelle). C'en est vraisemblablement une version colportée de bouche à oreille qui a fourni la trame du récit du capitaine (Freud, op. cit., p. 145, n. a). Toute la littérature décadentiste est d'ailleurs traitée comme un symptôme, tant sur le plan de la critique de la culture (par Barrès bien sûr) que par les psychopathologues (dont Janet, qui après Amiel, cite fréquemment Huysmans). Le livre de Mirbeau avait une certaine notoriété dans les milieux sousmis à l'investigation des premiers sexologues (Albert Moll, Havelock Ellis): on en trouve assez souvent mention à la source de scénarios pervers, notamment sadiques.

  48. Parmi les comparaisons indispensables, il faudrait ici invoquer le traitement du témoignage sur l'homosexualité: pour une première approche de l'autobiographie à usage médical dans ce domaine, cf. P. Lejeune, "Autobiographie et homosexualité en France au 19ème siècle", Romantisme. La revue du 19ème siècle, 1987, n°56, pp.79-94. P. Lejeune a un site, où l'on peut consulter une importante bibliographie sur la question de l'autobiographie, de la littérature personnelle et des récits de vie: Autopacte.

  49. Il faut néanmoins faire une réserve importante: la dimension naturaliste de la compulsion a été conservée très tard dans la description des compulsions perverses, et avant tout de l'exhibitionnisme. C'est encore à cet usage du mot que recourt René Lobstein, le traducteur de la Psychopathia sexualis de Richard von Krafft-Ebing et Albert Moll, en 1931 (par exemple, trad. franç., vol. II, p.52, où Zwangvorstellung est explicitement traduit "représentation subie" dans un cas qui mêle obsession scatologique et tendances perverses, mais p.121, p.125, on trouve "action forcée"). Il s'agit alors de protéger légalement des individus qui sont en règle générale d'une moralité sans faille et ne cèdent qu'au comble de l'angoisse. Et le caractère obsessionnel des patients exhibitionnistes ne fait guère de doute dans les exemples allégués (cf. p.156 les conclusions des auteurs).