La subversion du « psychisme » chez Bion et sa signification pour lʼestablishment psychanalytique en France

(version préliminaire d'un article à paraître dans Critique)

Pour Jean Allouch

Ignorer Bion : un malheur et une chance

Wilfred R. Bion est quasiment inconnu en France, à la différence patente de Donald W. Winnicott, pourtant son parfait contemporain1. Et cʼest à la fois un malheur et une chance.

Un malheur, parce que si ce billet dʼhumeur nʼest pas une introduction à sa doctrine, mais plutôt, disons, un teaser, force est de constater que lʼampleur intellectuelle et clinique de lʼœuvre de Bion aurait dû depuis longtemps lʼinstaller au Panthéon de la psychanalyse française : à lʼexception de Lacan, qui a su en effet tisser autant de liens entre la psychanalyse, dʼune part, et, dʼautre part, la philosophie des sciences (je parlerai plus bas de mathématiques), la théologie, la littérature ou lʼhistoire ? Cʼest bien la raison pour laquelle les meilleurs esprits de la psychanalyse dʼaujourdʼhui, Ron Britton, Christopher Bollas, Thomas Ogden, mais aussi Antonino Ferro, se sont construits en référence à Bion. Or il nʼexiste en France strictement rien comme le kleinisme londonien (et peut-être même pas un seul analyste purement kleinien). Les médiations manquent, donc, pour comprendre le sol où Bion a plongé ses racines.

Le malheur tient aussi au fait que la manière de penser et de faire de Bion met a contrario en lumière, et de façon crue, plusieurs aspects tant intellectuels quʼinstitutionnels de la psychanalyse française qui, pour parler par euphémisme, inspirent un scepticisme croissant. Bion, par exemple, est peut-être le type du psychanalyste sans école, voire, on lui a parfois reproché comme une preuve de son échec, sans « grand successeur ». Ce nʼest pas surprenant. Quand on lʼinvitait à donner une conférence, Bion sʼinstallait, et, plus dʼune fois, en disait si peu quʼun silence pesant tombait vite sur la salle. Traitée comme un groupe en thérapie, ou en contrôle, des remous parcouraient alors lʼassistance sidérée. Lʼun ou lʼautre sʼenhardissait, posait une question et, travaillant sur les turbulences causées par son refus actif de satisfaire les pulsions épistémophiliques (ou autres, comme lʼespérance quʼémerge un leader auquel sʼopposer), Bion, avec un tact admirable, greffait ce quʼil avait à dire sur ces interventions teintées dʼangoisse – nullement pour les corriger, mais comme un « second avis », une « autre perspective » sur leur objet inconscient magnifié par la dynamique du groupe. Bion était en cela aux antipodes des bâtisseurs français de pyramides, où lʼascension vers les sommets repose sur la juste combinaison dʼune excellence clinique avérée par ouï-dire, et dʼune orthodoxie toujours plus raffinée dans le commentaire révérencieux des bons auteurs. Bion était enfin le contraire de Lacan sur un point précis : non seulement la dimension psychothérapeutique de la psychanalyse avait pour lui une importance centrale, mais là où Lacan sʼinterdisait de recourir à « la carte forcée de la clinique » (et de citer des cas qui, bien évidemment, confortent toujours la théorie quʼon est en train dʼexposer), Bion revenait de façon extrêmement critique sur ses cas publiés et leurs premières interprétations (voir ses Second Thoughts), donnant à lʼaprès-coup dans la pratique réflexive de la psychanalyse valeur dʼacte - acte paradoxal, puisque sa visée était de parvenir à lʼincertitude.

Mais ce malheur est aussi une chance. Car Bion, cʼest du moins ce que jʼespère, offre peut-être de quoi tracer une tangente providentielle à lʼidéologie psychanalytique qui règne aujourdʼhui chez nous, le freudo-lacanisme. Cette idéologie a deux pôles extrêmes où, certes, elle sʼautodétruit, mais qui nʼen bornent pas moins dans lʼintervalle un espace dʼopinions « plus modérées » et familières. À un bout, vous trouvez ceux qui se lamentent devant tout ce que Freud aurait été capable de dire tellement plus clairement sʼil avait lu Lacan ; à lʼautre, ceux pour qui tout ce que dit Lacan de vrai était déjà exprimé avec une parfaite clarté par Freud, le reste nʼétant pas de la psychanalyse, mais de la philosophie, ou du délire, ou les deux. Chacun brandit bien sûr bien haut sa clinique, et son expérience répétée des pauvres patients victimes du divan du clan dʼen face, pour étayer ses certitudes et gravir à lʼoccasion une marche de plus sur lʼescalier de la pyramide à qui il a fait allégeance. Bion ne séduira donc que ceux qui ne craignent pas de marcher seuls et, peut-être, de tourner en rond dans les sables infinis et mystérieux qui lʼenvironnent.

Cette tangente nʼexistera peut-être pas longtemps, et la France est peut-être un des rares endroits où elle pourrait sʼavérer féconde. En effet, dans les pays de langue anglaise, ou en Amérique du Sud, il existe déjà un bionisme qui ne le cède en rien pour le dogmatisme au kleinisme londonien ou au lacanisme parisien. Disons même que ce bionisme officiel se construit actuellement sous la forme dʼun « post-kleinisme » paré des vertus de la radicalité subversive. Que nous ne connaissions rien à Bion pourrait à cet égard nous sauver. Car lʼencouragement à la créativité personnelle de lʼanalyste, lʼinsuffisance de son savoir doctrinal préalable, sa responsabilité totale devant lʼaffaire singulière de celui qui sʼen remet à lui, ne prendront pas tout de suite chez nous la forme rigide quʼon voit déjà sʼimposer ailleurs. Pas encore pris au piège du bionisme, lʼopportunité sʼoffre ainsi à nous de prendre au sérieux un des concepts clés de Bion : la « transformation » en psychanalyse. Pour une oreille française, ce dernier terme devrait même sonner comme lʼexact opposé de ce qui régit lʼorganisation pyramidale de nos institutions et de nos régimes de connaissance, et qui est lʼidée omniprésente de « transmission ». A-t-on bien transmis ce quʼil fallait transmettre ? Voilà ce qui nous obsède et nous divise. Substituant à lʼidée freudienne de lʼinconscient opposé au conscient celle de lʼinfini proposé au fini (je vais dire plus loin pourquoi), Bion pose une toute autre question : jusquʼà quel point nous laissons-nous transformer tout à fait singulièrement par lʼexpérience de lʼinconscient, au risque de porter nos pas dans des directions où nous ne recevrons la sanction ou lʼautorisation dʼaucun groupe – mais en transformant plutôt ce qui nous faisait appartenir à tel ou tel ? La patrimonalisation de son héritage est aux yeux de Bion ce qui peut arriver de pire à la psychanalyse. Et le psychanalyste, ce n’est pas celui qui a su bien transmettre la psychanalyse, mais celui qui a su la transformer. Cʼest dʼailleurs de ce point de vue transformationnel quʼil y a un sens à parler dʼ« appareil psychique ».

Psychisme et intuition

Au carrefour que jʼindique, plusieurs routes sʼouvrent. Dans la vaste constellation du bionisme qui se construit actuellement, il existe en effet deux grandes tendances (qui se revendiquent chacune de son pouvoir transformateur). La première, à la grande horreur des kleiniens orthodoxes, met surtout en avant les aspects « mystiques » de Bion, le tout dans une ambiance de spiritualité New Age quʼon impute en général à son passage par la Californie dans les années 1970. La seconde, qui nʼest dʼailleurs pas incompatible avec la première, fait de Bion le précurseur de lʼ« intersubjectivisme » en psychanalyse, autrement dit, de lʼidée (anathème aux yeux de tous ceux qui pensent que lʼasymétrie du sujet et de lʼAutre dans le transfert est le pilier de la cure) selon laquelle une cure psychanalytique est dʼabord lʼétablissement dʼun champ de relations de réciprocité, souvent non-verbales et émotionnelles, entre ses deux partenaires2.

La voie que je propose ici, et que je choisis parce que je serai lu en français, est tout autre – même si, à mon avis, elle rectifie aussi un certain nombre de contresens majeurs sur Bion qui affectent les interprétations courantes de son œuvre. Elle consiste à tirer les conséquences les plus significatives de lʼimportance de la dimension du « psychique » chez Bion.

On dira : la belle affaire ! Quʼest-ce quʼune psychanalyse sans psychisme ? Eh bien, justement. Car tout un courant de réflexion contemporain crédite justement Lacan dʼavoir délivré la psychanalyse de son enlisement dans la psychologie, en faisant de lʼêtre humain un être de parole et de langage, un « parlêtre ». Traitant en réalité tout ce qui est du registre « psy » comme un surgeon imaginaire du corps qui fait obstacle à lʼintelligence véritable du sujet, Lacan rejoindrait Foucault et sa dénonciation de cette doublure « psy » de lʼhomme qui caractérise lʼépistémè moderne (son positivisme et son naturalisme), mais aussi les relations de pouvoir à lʼâge biopolitique3. Dʼoù la préférence de nombreux praticiens pour des mots comme « analyste » et non « psychanalyste », ou « analysant » et non « psychanalysant », etc. Ce refus signifiant du « psy » et, en tout cas, de la subordination de la psychanalyse à la rationalité psychologique en général (psychiatrie incluse), fut une pierre de touche du lacanisme. À lʼopposé, on trouvera au contraire ceux pour qui les effets propres à lʼintersubjectivité sont certes difficilement démêlables, mais pourtant réellement distincts de ce qui constitue proprement la dimension « intrapsychique » de la vie individuelle (au premier chef, lʼinconscient). Le psychisme de Freud serait alors lʼhéritier de cette vie de la monade individuelle, qui sʼactualise dans les pulsions, les affects, et sur quoi, sans nul doute, le langage a une prise privilégiée, mais quʼil ne peut pas dissoudre comme un simple effet imaginaire, une simple âme-métaphore. Cʼest aussi pourquoi on est fondé à parler de psychothérapie en psychanalyse puisquʼil y a bien quelque chose de « psy » qui est soigné, et le terme de Freud nʼest pas du tout un emprunt malheureux au vocabulaire de la médecine.

Il y aurait beaucoup à dire sur le débat français portant sur la question de savoir si la psychanalyse est une psychologie ou pas (et si la psychanalyse doit sʼenseigner dans des départements de psychologie ou ailleurs). Une chose est sûre : la manière dont Bion considère le problème du psychisme nous entraîne ailleurs.

Il faut en effet un long détour pour saisir pourquoi Bion sʼest intéressé à la notion philosophique dʼintuition, et spécialement à lʼintuitionnisme des mathématiciens hollandais, ou à des versions de lʼintuitionnisme comme celle quʼon trouve chez Poincaré (dans ses réflexions sur lʼinvention en sciences) et qui passent comme une préfiguration des principes de Brouwer. Prenez ainsi une sorte de « grand récit » de lʼhistoire intellectuelle du XXe siècle qui est en passe de devenir un pur cliché. La phénoménologie de Husserl aurait été incapable de se saisir de la révolution introduite par Frege en logique, parce quʼelle aurait été incapable de se détacher de la référence à lʼidéalisme subjectif, à une sorte de psychologie sublimée de lʼego « transcendantal », qui est en fait totalement inutile au déploiement de la puissance calculante de la logique moderne. On ne pourrait tout simplement pas montrer concrètement à quoi sert pareil ego dans lʼexploration des idéalités mathématiques. Certes, on peut accorder négativement à Husserl quʼil déblaie le terrain des lectures empiristes et naïves des idéalités mathématiques ; mais tout ce quʼil y a dʼobjectif dans les relations logiques est indépendant de lʼego, tout transcendantal quʼil soit. Au fond, ce qui nʼirait pas chez Husserl, cʼest lʼhéritage de la tradition métaphysique du cogito cartésien. Et ce qui a condamné lʼidéalisme phénoménologique, cʼest la stérilité de cette science « formelle » et « pure » à produire aucun résultat logico-mathématique propre (et notamment à intervenir de façon féconde dans la querelle du fondement des mathématiques). Le glas de la métaphysique du sujet aurait alors sonné dès 1900. Or ce « grand récit » présente une sérieuse lacune. Il nʼenvisage jamais en quoi lʼintuitionnisme mathématique, et en particulier celui de Brouwer, accomplissait en fait le projet initial de Husserl4.

Sans entrer dans des détails techniques ardus, on doit en effet écarter dʼemblée un préjugé sur cet intuitionnisme, préjugé qui sʼest enraciné du fait de la mise en circulation de lʼexpression « logique intuitionniste » : le fin mot de lʼintuitionnisme serait juste de remplacer la doctrine habituelle de la vérité, où une proposition est soit vraie soit fausse indépendamment de toute preuve directe quʼil en est bien ainsi, par une doctrine plus exigeante, qui ne reconnaît une proposition comme vraie que si lʼon a une preuve. Il en ressort toutes sortes de complications techniques, dont personne aujourdʼhui ne conteste la fécondité, mais qui nʼont guère dʼintérêt que pour le spécialiste. Or lʼambition de Brouwer était bien plus que de compliquer la logique classique. Car la notion clé de « preuve constructive » implique rien moins quʼune réforme radicale, et psychiquement réelle (elle est vécue et sentie, et elle se déploie dans la conscience comme acte), de la manière même dont opère lʼesprit. À la limite, lʼidée de « logique » intuitionniste frise le contresens, car Brouwer cherchait en réalité à subordonner tout formalisme, toute axiomatique, à lʼacte créateur, « constructeur », en quoi consiste lʼintuition. Lʼintuition, justement, permet de défaire, de réinventer, autant les axiomatiques que les formalismes, y compris comme quand par un tour pervers, ces derniers se présentent comme des conditions a priori de la vie de lʼesprit, contraignant « objectivement » lʼexercice de la raison. Il faut donc faire attention à ne pas se méprendre devant une démonstration imprimée avec des symboles en mathématique intuitionniste. Il ne sʼagit que de la transcription dʼune activité mentale créatrice, lʼintuition, et il est tout à fait exclu dʼappliquer à ces signes imprimés une logique « extérieure » (ou, par exemple, une machine pourrait substituer une affirmation à une négation de négation) : ce serait perdre lʼessence de la notion de « preuve constructive ». Quʼest-ce que cet acte en quoi consiste la conscience intuitionnante, construisant ses preuves, et traitant donc toujours la vérité comme un contenu substantiel et jamais comme une non-contradiction formelle ? Le lien est immédiat avec la vie égologique originaire de Husserl : cʼest lʼactivité de lʼesprit individuel, dans sa liberté et sa mobilité immanente, ne se laissant fixer par aucun concept ni aucune phrase linéaire. La différence toutefois avec la phénoménologie husserlienne des idéalités mathématiques, cʼest quʼelle est mise en pratique chez Brouwer comme une activité mathématique, et non discursive ou conceptuelle. Son application la plus fameuse cʼest la réhabilitation de la notion dʼinfini « dynamique », et la solution extrêmement profonde que Brouwer a donné au problème mathématique du continu. On a beaucoup écrit sur le continu « intuitionniste », qui se distingue fortement de lʼordre naturel vaguement ressenti de la continuité. Mais de façon encore plus impressionnante, on sait que ce continu excède celui des nombres réels obtenus par les méthodes traditionnelles ! Pour lʼétablir, Brouwer a exploité un procédé des mathématiciens de son temps : il représentait le continu par un arbre de suites, mais en y introduisant une dimension dynamique et temporelle qui faisait de ce continu un continu continûment engendré (par lʼindividu intuitionnant en acte). De ce fait, les unités discrètes définies par les suites étaient toujours potentiellement assez nombreuses pour « étoffer » le continu. Cʼest là une approche dont la portée renversante est bien marquée par une remarque ironique de Bishop : « Brouwer avait, semble-t-il, conçu lʼarrogant soupçon que faute dʼintervention personnelle de sa part, le continu pourrait finir par se révéler discret5. » La différence avec lʼidéalisme gratuit dont on accusait Husserl saute aux yeux : cette appréhension du continu produit, ou révèle (bref, intuitionne) des infinis qui échappent de facto à toute axiomatique, à tout formalisme a priori - au contraire, en transcendant les ensembles infinis construits par des méthodes formelles traditionnelles, elle révèle la puissance de lʼacte intellectuel du mathématicien. On comprend que les grands projets de déconstruction de lʼidéalisme subjectif en métaphysique, quʼils soient conceptuels ou historicistes, se soient bien gardés dʼexaminer cette façon singulière dʼen défendre la valeur et la portée dans le saint des saints de la rationalité : les mathématiques.

Et la psychanalyse, dans tout ça ? Eh bien, Bion a fait la conjoncture particulièrement hardie quʼelle était à son affaire avec ce projet de « réforme de lʼentendement » intuitionniste. Car pour Brouwer, les mathématiques nʼétaient quʼun domaine dʼapplication « exact » de son projet philosophique global de défense de lʼesprit individuel en acte (via l'intuition), contre la corruption induite par la prolifération des symboles vides dans le langage et par le conformisme social, contre la réduction de lʼintelligence à la mise en forme en « langage mathématique » de simples routines pratiques, contre la déperdition du sens de lʼart et, en somme contre la double indifférence à la vérité comme contenu et à la vie de lʼesprit comme (auto-)invention concrète se déployant librement dans le temps, dans une tension immanente entre la puissance et lʼacte. Brouwer assumait entièrement lʼindividualisme radical de sa façon de penser, au point de sʼexposer à une critique redoutable : celle du solipsisme (car si lʼon se situe à ce point hors du langage et des conventions sociales, comment communiquer ses intuitions ? Comment échapper à la réfutation qui guette toute expérience privée, même rebaptisée« intuitive » ?). Mais Bion a bien vu que si lʼexemple des mathématiques était particulièrement probant pour défendre cette créativité intuitive, il nʼest quʼun exemple parmi beaucoup de la créativité psychique de lʼindividu - qui concernent les sciences en général, et pas juste les mathématiques, mais aussi lʼart, les liens sociaux, etc. Or pour le kleinien quʼest Bion, la créativité est bien plus que la sublimation chez Freud (qui nʼest quʼun destin possible de la pulsion) : cʼest lʼactivité psychique fondamentale de réparation des objets internes ou externes constamment exposés à la destructivité pulsionnelle. Cʼest ce qui fait enfin évoluer en jeu libre et joyeux la simple répétition autrement obsessionnelle et mortifère des mêmes gestes ou des mêmes pensées. Cʼest en somme lʼexpression psychique de la vie contre la pulsion de mort. Du coup, lʼidée de décomposer puis de rassembler sans cesse une multiplicité dʼéléments, en les faisant graviter autour de nouveaux centres organisateurs privilégiés, jusquʼà ce quʼen un éclair intuitif, tout s'ordonne (ce que Poincaré décrivait comme le travail de la découverte scientifique), ne fait à ses yeux quʼexprimer à lʼétat pur cette activité créatrice. Elle est dʼailleurs dialectique, à la différence de Melanie Klein, puisque pour Bion, la position dépressive nʼest pas « meilleure » que la dislocation schizoparanoïde du vécu, au motif quʼelle serait « intégrative » : ce sont plutôt les deux temps dʼune même pulsation. De ce que disent les quelques patients de Bion qui ont bien voulu sʼexprimer sur le résultat de leur cure avec lui, un trait ressort dʼailleurs constamment : ce fut une explosion inouïe de créativité.

Quʼon me permette alors de marquer ce quʼune idée du psychisme ainsi étayée pourrait apporter au débat français. Tout dʼabord, elle se tient aux antipodes de la vision du sujet de la psychanalyse comme ordonné à la « loi du symbolique ». Conséquence immédiate : il nʼest plus question, chez Bion, dʼécouter uniquement dans les associations des patients la répétition cyclique de certains signifiants clés, ou les trous dans la chaîne qui déterminent ce autour de quoi « tournent » ses associations. Cette dimension existe, bien sûr, mais elle nʼautorise aucun passage à la limite quasi métaphysique, qui réduirait le sujet à un effet de signifiant. Lacan sʼest dʼailleurs toujours gardé de ce réductionnisme absolu, mais il sʼest toujours aussi trouvé bien embarrassé pour définir en quoi consistait les ressources de ce sujet « forclos » de la chaîne signifiante, laquelle ne cesse de le surdéterminer. Bion, et je me permets ici de pousser un peu plus loin le bouchon, aurait au contraire conçu lʼassociation « libre » comme Brouwer les « suites de choix libres », autrement dit, comme des suites dont on ne prévoit pas, par une règle extérieure, de limiter le développement (lʼextension). Du coup, les objets de ces suites ne sont que partiellement déterminés, au sens où ces fonctions ont une valeur pour des arguments incomplets (et cʼest une des grandes surprises de intuitionnisme, en mathématique, que de telles suites puissent être continues!). Seul le développement dynamique, ou lʼintuition se déployant dans le temps, les soutient comme construction continuée - et ce que jʼai essayé de faire sentir un peu plus haut, le génie de la chose, cʼest de prouver que le continu obtenu par ce moyen est plus riche que le continu obtenu par des formalismes qui prédéterminent les nombres réels. Ce que lʼassociation libre devrait rendre sensible, dans ce cas, ce nʼest plus une sorte de quasi-clôture combinatoire (même ouverte, comme chez Lacan) ; cʼest lʼouverture du psychisme se déployant dans le temps vers un infini potentiel (vers quelque chose qui reste par essence « non-saturé »), ouverture contre laquelle le sujet se défend évidemment avec angoisse. Cet infini-là, cʼest le nouveau nom bionien de lʼinconscient.

Or ce psychisme nʼest pas moins aux antipodes du psychisme des psychologues et des psychiatres (agents éminents de la « fonction psy » de Foucault). Il est tellement en acte quʼil nʼest rien du tout comme une compétence assignable, une substance naturelle, ou des fumées mentales qui jaillissent du cerveau primitif. Il ne se livre quʼau scientifique non pas en tant quʼil sait, mais en tant quʼil invente, à lʼartiste dans sa performance, à lʼanalyste dans lʼacte de lʼinterprétation juste ; il échappe alors au psychologue positiviste comme au neurobiologiste-qui-a-lu-Freud. Surtout, il est indissociable des paradoxes de lʼintuition, dont lʼignorance a souvent fait passer Bion pour un « mystique » irrationaliste, ou encore, a servi à nourrir des théories psychologisantes (la mode est à lʼappropriation psychanalytique de lʼ« empathie » des neuroscientifiques), du contre-transfert et de lʼintersubjectivité en psychanalyse, au mépris de tout ce quʼon sait de la sévère pratique de Bion.

En somme, Bion pourrait bien être pour les psychanalystes français lʼinstrument de ce que Lacan, à la fin de sa vie, appelle une « contre-analyse » : un retournement inversant les perspectives tout en conservant les rapports. Lire Bion, avec à lʼesprit ce que je viens de suggérer sur le sens inédit du « psychisme » serait alors une épreuve de vérité inquiétant lʼaxe autour duquel on tourne chez nous en rond : psychothérapie ou analyse « pure » ? La psychanalyse comme « psychologie clinique » ou comme « clinique du discours » ? Comment doser adéquatement lʼintersubjectif et lʼintrapsychique ? Le transfert, oui, mais avec ou sans contre-transfert ? Jʼai conscience, dʼailleurs, de laisser quantité de choses dans une sorte de « pénombre associative », comme disait joliment Bion. Mais nous nʼavons pour le moment besoin que de turbulences pour brouiller nos horizons bornés.

1 Jʼexagère à peine : Anzieu sʼest fortement inspiré de Bion pour son concept de moi-peau. Green, qui le connaissait personnellement, sʼest souvent fait le passeur de ces concepts les plus ardus. Mais personne ne sʼest jamais confronté en France avec la systématicité qui arme sa théorie. Malgré les efforts récents de quelques commentateurs et éditeurs courageux, Gérard Bléandonu, François Lévy, Jacquelyne Poulain-Colombier, Ana de Staal aux éditions dʼIthaque, entre autres, on est encore loin de disposer dʼexégèses suffisantes, et de sʼêtre accordé sur sa traduction.

2 Le livre de J.S. Grotstein, A Beam of Intense Darkness, Karnac, 2007, offre une riche synthèse de ces deux courants. Il est en cours de traduction aux éditions dʼIthaque.

3 Idée que lance J. Allouch dans La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? : Réponse à Michel Foucault, EPEL, 2007.

4 Voir là-dessus M. van Atten, Brouwer meets Husserl: On the Phenomenology of Choice Sequences, Springer, 2007.

5 Cité in J. Largeault, Intuition et intuitionnisme, Vrin, 1993 : 139.