Bion,
épistémologue
« La
psychanalyse […] n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science, et
elle ne peut que l’attendre, l’espérer. Mais c’est un délire dont on attend
qu’il porte une science. C’est un délire dont on attend qu’il devienne scientifique.
On peut attendre longtemps. On peut attendre longtemps et j’ai dit pourquoi,
simplement parce qu’il n’y a pas de progrès et que ce qu’on attend, ce n’est
pas forcément ce qu’on recueille. C’est un délire scientifique, donc, et on
attend qu’il porte une science, mais ça ne veut pas dire que jamais la pratique
analytique portera cette science. » Jacques Lacan (1977/1998 : 52)
« How are we to bear such an assault on our mentality ? » Donald Meltzer (1978: 71)
L’œuvre de Bion est encore peu appréciée
en France, malgré les travaux de quelques courageux passeurs. Et cependant,
dans l’essai qui va suivre, je ne vise à augmenter aucune connaissance de Bion,
je ne cherche pas non plus à y renseigner aucun lecteur en mal de préface
(j’écris plutôt comme en un « après coup » des derniers articles de
Bion), je ne me livre non plus à aucune interprétation d’ensemble de son
travail théorique et clinique. Non : je m’attelle à faire résonner
quelques effets du choc, oui, du profond bouleversement psychique et
intellectuel que cause la lecture de Bion chez tout analyste que préoccupe ce
qu’il faut oser appeler, avec son poids de promesses et de difficultés, la cure
des psychotiques — du moins, chez tout analyste prévenu par ce que Lacan, dont
j’ai été d’abord instruit, envisageait sous l’intitulé prudent d’une
« question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »[1].
C’est que les commentaires de Bion nombreux
et méritants qu’on peut se procurer s’efforcent surtout, comme fascinés et
écrasés par l’abstraction de sa terminologie, de fournir des illustrations
concrètes de « ce que peut vouloir dire » telle ou telle de ses
formules, quand ils ne s’engouffrent pas dans la voie ouverte par Bion
lui-même, qui est de nous informer du retentissement qu’ont eu ses conceptions
sur le commentateur lui-même. Si la légitimité psychanalytique de cette façon
de faire n’est pas en cause, elle nous frustre sur un autre plan. Car elle
laisse dans l’ombre une difficulté stimulante de l’œuvre de Bion, qui tient à
sa consistance conceptuelle ; et même si Bion, par delà ce qu’on appelle
sa période « épistémologique » (close avec la publication de Seven
Servants[2]), donne le sentiment d’avoir
lui-même dépassé la grille et les réflexions « mathématiques » des
années 1960-1970, on ne s’interroge pas assez sur les raisons logiques de ce
dépassement lui-même.
Car il y en a, et de très profondes.
Meltzer en a pointé certaines, tout
en s’effrayant, voyez l’exergue, de la tension inouïe induite chez le lecteur
par les pages de Transformations où Bion passe comme sans transition
d’une étude « algébrique » des fonctions et des facteurs de la
psychanalyse, en continuité avec l’élaboration de la grille et des éléments, à
cette sortie vers la mystique et l’acte de foi en « O », qui semble
délivrer l’analyste de toute contrainte de rationalité et verser dans
l’intuition inscrutable de la réalité psychique. On sait le destin de cette
perplexité (quel lecteur ne l’a pas éprouvée ?) dans la réception ultime
de Bion : un des penseurs de la psychanalyse les mieux armés
épistémologiquement, et des plus tranchants dans sa clinique, s’est retrouvé
cautionner des thérapies humanistes ou subjectivistes informes, freudiennes par
une contiguïté suspecte des références, et où l’empathie sauvage tend la main
aux religions orientales en une honteuse confusion. Interdire cet avilissement
n’est pas facile. Au contraire, le seul moyen paraît être de prendre encore
plus radicalement au sérieux que Meltzer lui-même l’articulation bionienne
entre croissance (growth) de l’appareil psychique (l’« appareil à
penser les pensées »), pulsion épistémophilique, intuition (intuit),
et épistémologie, donc générativité intrinsèque des concepts et des éléments de
la psychanalyse, donc histoire réelle des sciences, et cela jusqu’au rapport
final au réel immanent de l’expérience (O). Pareille entreprise ne désavoue pas
les tentatives peut-être plus modestes, d’exemplifier cliniquement les énoncés
de Bion ; pas plus, je ne récuse comme arbitraires les témoignages qu’on peut
lire ici ou là de l’impact des idées bioniennes sur le parcours de tel ou tel.
Mais le point décisif est celui-ci : chez Bion, penser l’expérience est,
en soi, une expérience de la pensée. C’est une affirmation de principe. Elle
circonscrit le champ de ce qui est authentiquement psychanalytique. Il est donc
crucial d’indiquer au moins une voie sur laquelle il n’y a pas deux Bion, mais
un seul : un Bion épistémologue, et un Bion qui, pour des raisons à
élucider dans son épistémologie même, délaisse la grille et pense la
« césure », la « turbulence », ou les imperceptibles
vestiges de notre vie d’avant-naître.
Une contre-épreuve capitale de toute
hypothèse de continuité entre les deux Bion sera de rendre compte du rapport
joycien au langage et à l’écriture autobiographique et fictionnelle qui est
comme la doublure ininterrompue de son travail savant, dans ces années de
transition. Car c’est un des points brûlants d’incompréhension qui affecte
l’œuvre de Bion : lequel, non seulement, serait sorti de la rationalité
freudienne et kleinienne en versant dans le mysticisme, mais en serait sorti en
s’abîmant dans une irrationalité débridée, dans un style extravagant de
communication de soi, bref, dans un usage fou, disons-le comme beaucoup le
pensent, du langage comme de l’auto-présentation psychanalytique (pour
démarquer cet aspect de Bion de son modèle supposé, la Selbstdastellung
de Freud, si policée, si raisonnable). Je n’ai bien sûr pas plus qu’un autre la
clé pour déchiffrer le détail ou même le schéma directeur d’A Memoir for the
Future, et encore moins de l’autobiographie posthume[3]. Du moins je crois pouvoir
montrer que ce qui éclate littérairement dans ces textes n’est rien que ce qui
s’était rassemblé conceptuellement puis comprimé à l’extrême dans les écrits de
la période épistémologique. Ce qu’on peut donc trouver fou ou extravagant à cet
égard n’est qu’ignorance de la rigoureuse logique qui régit la croissance de
l’appareil bionien à penser les pensées. Voilà pourquoi l’exergue de cet essai
rend hommage, à sa façon, à une tension inouïe, et propre, dans le champ de
notre culture, à la psychanalyse : celle entre les matériaux de
l’inconscient dans leur sauvagerie pulsionnelle, dans l’illimitation exubérante
et immaîtrisable de leurs relations mutuelles (le délire), et ce que l’esprit
humain, au contraire, crée de plus normé, de plus utile socialement, de plus
efficace intellectuellement (la science). Si la psychanalyse ainsi est une
science, peut-être la science du psychisme, c’est parce que, en toute
hypothèse, elle rendrait non seulement raison de la folie (en expliquant
ses causes, son inéluctabilité peut-être, en des circonstances déterminées),
mais plus encore, parce qu’elle serait raison rendue à la folie, à cette
sorte de folie qui cerne la raison non comme un abyme, mais comme la terre
moelleuse enveloppe les racines.
Que
la langue de la psychanalyse, spécialement la langue kleinienne, qui
« explique » les fantasmes par d’autres fantasmes, plus archaïques,
et qui traite jeux d’enfant, mythes, et rêves comme des opérateurs producteurs
de sens et de métamorphose psychique, que cette langue-là ait en même temps une
grammaire, une logique, et qu’elle ambitionne de devenir un système déductif
des manifestations de l’inconscient, c’est déjà en soi une provocation contre
le bon sens. Or Bion franchit un pas de plus : il conjecture que la
scientificité elle-même n’est rien d’autre qu’un rejeton de cette activité
inconsciente, fantasmatique, illimitée et sauvage, et que le psychanalyste est
chez lui dans les productions psychiques du savant, seraient-ce celles du
géomètre, comme il l’est dans les états spirituels des hommes de foi ou dans
les élans de la création artistique. Il l’est avec ce que le
scientifique rejette comme délirant : avec ses mythes (l’Œdipe, au premier
chef), ses fantasmes, ses rêves et ses mécanismes psychiques archaïques
(identification projective, déni, idéalisation). Du coup, c’est le théorème de
Pythagore, la conjecture cosmologique, le principe biologique grandiose, qui
sont intégrés à la croissance du psychisme, puis à l’histoire du groupe humain
s’équipant d’un appareil à penser les pensées plus vaste et plus puissant.
Il
n’a donc pas suffi à Bion que la psychanalyse soit un « délire
scientifique ». Il est allé bien plus loin qu’affirmer, à la façon du
relativisme chic, que la science n’est qu’un délire parmi les autres (sauf
qu’il marche, qu’il peut transformer la réalité). Bion s’est installé à la
jointure fuyante où l’illimitation propre à la vie inconsciente rencontre la
limite, la détermination, le concept, où la langue joycienne est l’horizon
inattendu de la Begriffschift de Frege, où la rigueur néo-positiviste de
Braithwaite, donnant le coup de grâce à l’explication causale traditionnelle,
éclaire par contact la causalité délirante du monde schréberien. Et voilà ce
que les derniers articles de Bion nous livrent : que ce contact du fini et
de l’infini, du circonscrit et de l’illimité, du rationnel et du délirant, de
la santé psychique et de la folie, on n’y parvient pas autrement qu’en s’exposant
aux limites de son propre fonctionnement mental, et peut-être aussi physique
(comme lorsque Bion suggère que nous devrions tenir compte dans la cure de ce
qui nous est arrivé dans les premiers temps, embryonnaires, de notre
progressive détermination d’individu, avant notre naissance, donc). Le texte
bionien lui-même porte les traces de cet effort étrange, qui déplace de fond en
comble les enjeux freudiens et kleiniens traditionnels de l’opposition
conscient/inconscient. Je soutiendrai en effet qu’il n’abjure rien, en la
remplaçant par fini/infini, de ce qui a été acquis
« épistémologiquement » avec la grille. Voilà la formule exacte de
Bion : « Le facteur distinctif que je souhaite introduire ne passe
pas entre conscient et inconscient, mais entre fini et infini »[4].
Saisir
au juste ce que Bion veut dire par là est extrêmement difficile. Le lecteur
jugera, à la lecture de la deuxième partie de cet essai, de la plausibilité de
ce que j’en comprends.
Mais
une chose est sûre. Bion, déplaçant ainsi les enjeux de la psychanalyse
classique, se transporte aux limites que la grille l’avait aidé à circonscrire,
autrement dit, là où quelque chose d’autre pouvait être autrement pensé et dit.
Or, comme la grille reste, à l’arrière-plan de ses derniers essais, un dispositif
de notation pour ce qui est authentiquement psychanalytique dans toute
situation thérapeutique, comme tout jugement sur l’existence, comme elle
demeure en outre l’abstraction rigoureuse, élevée à la puissance de la
combinatoire, des « cogitations » intimes, des lectures cliniques,
des choix théoriques, des rêves, des souvenirs de cures de Bion, il était
parfaitement normal que l’ultime expansion de l’appareil psychique de Bion
lui-même en abandonne jusqu’à la forme. Comme si Bion avait « digéré »
pleinement cet appareil digestif, à quoi il compare sans cesse l’appareil
psychique, et que, désormais affranchi de la contrainte que lui imposait cet
appareil en tant qu’appareil, il soit allé plus directement aux ressources
intuitives de sa pensée, soit à ce qui la nourrit de façon immanente, et, pour
ainsi dire, sans intermédiaire.
C’est pourquoi la transition de la
période épistémologique à la dernière phase de ses réflexions semble s’être
passée sans douleur. Bion, recommandant de noter régulièrement ce avec quoi
on pense (bribes de rêves, phrases frappantes d’un patient, extraits recopiés
des textes fondateurs auxquels on ne cesse de revenir, poèmes qui touchent,
etc.), disait qu’un tel procédé permet à l’analyste de voir sous ses propres
yeux ses pensées se périmer, d’autres venir au premier plan, d’autres encore
apparaître, et toute sa machine mentale se transformer, pas tellement dans ses
produits (notre moi a pour fonction d’entretenir l’illusion vitale que nous
pensons toujours la même chose, ou presque), mais dans ses rouages réels. Et
puis voilà : un jour, la grille n’est plus nécessaire, elle est laissée
derrière. Au même moment, Bion libère son écriture, la théorique comme la plus
intime, l’autobiographique et la fictionnelle, de sa propension à jouer
combinatoirement : à la grille se substitue la tresse, voire l’écheveau, à
l’ambition constructiviste, et même finitiste, si sérielle et si sérieuse, se
substitue l’ouverture intuitive à l’Un-Tout (O), la prolifération des aperçus
et l’ironie de leurs mises en scènes, au tâtonnement pas à pas, d’une case de
la grille à sa voisine directe, le coq-à-l’âne tous azimuts. Bion aurait-il
donc inventé, pour finir, une hypergrille aux dimensions infinies ? A-t-il
plutôt renoncé à filtrer sa propre expérience, le fouillis bruissant de ses
pensées et de ses émotions (celles de l’enfance si triste, de la guerre,
traumatisante, des deuils de la vie) dans un tamis artificiel ? A-t-il
lâché, l’angoisse traversée, une béquille mentale vaine ? Dans l’indécidable
réponse à ces questions, il se cache désormais en compagnie de Lewis Carroll,
qui pensait, lui, qu’on aurait dû apprendre les petites filles aux
mathématiques — ce qui est sûrement plus fructueux que l’inverse.
Je me propose donc trois choses. La
première, c’est de reconsidérer les enjeux de la grille, si elle doit
finalement laisser place à cela : l’apparente inversion systématique de
toutes les valeurs de l’épistémologie bionienne, de son formalisme comme de sa
visée synthétique freudo-kleinienne. Que veut dire, en somme, substituer
fini/infini à conscient/inconscient ? La seconde, c’est de prendre au
sérieux l’épistémologie de Bion en la lisant comme une version
psychanalytique de l’intuitionnisme — ce mouvement intellectuel dont
Poincaré, la référence constante de Bion, est un précurseur, et qui, à mon
sens, permet de saisir à quelle sorte d’infini, l’infini
« potentiel », pensait Bion, et pourquoi. La troisième, c’est de
suivre Bion, précisément en suivant le fil de son usage scientifique-délirant
de l’« intuitionnisme », dans son dépassement de la grille : le
caractère radicalement potentiel de l’infini qu’il conçoit le conduit en effet
à une famille de paradoxes bien connus en théologie mystique, mais dont
il a une lecture à la fois spirituelle et non-religieuse — car tournée vers
l’immanence du réel. Le pari de ce parcours, c’est de prouver que Bion n’est
absolument pas un éclectique ni un artiste du rapprochement éclairant :
car ce qui manque aux commentaires usuels, c’est au contraire le point de vue (vertex)
d’où tout s’ordonne, et la conception bionienne de l’intuition, avec ses
sources historiques et sa dynamique conceptuelle est, à mon avis, un tel point
de vue. A la fin, je poserai donc, à titre d’introduction à la relecture (seul
mérite qu’une postface puisse espérer !) quelques questions sur les essais
de ce recueil : comment y lire autre chose qu’un appel empathique au saut
dans l’informe, niant toute exigence de raison, bref, une forme post-moderne de
« sentiment océanique », mais qui déborderait la psychanalyse du
dedans ?
*
La prémisse essentielle de tout ce
qui suit pourrait se formuler ainsi : la grille n’est pas un modèle
théorique synthétique de l’épistémologie bionienne, ni rien qu’on doive ou
puisse vérifier a posteriori en la confrontant à l’expérience
clinique ; la grille est la transcription du jeu interne de l’appareil
psychique, de son fonctionnement propre et de ses éléments exclusifs, et, en ce
sens, elle authentifie a priori comme psychanalytiques tant les
phénomènes que les processus qu’elle indexe, et dont elle détermine de façon
constructive les relations mutuelles (i.e. leur ordre réel d’apparition,
les hiérarchies fonctionnelles qu’il régit, etc.). La grille, ainsi entendue, est
l’« appareil à penser psychanalytiquement les pensées ». C’est pour
cette raison substantielle qu’elle peut servir, ensuite, d’aide-mémoire dans la
notation d’une séance, de jeu à vide pour augmenter sa maîtrise de
l’articulation des concepts psychanalytiques, de grille de déchiffrement des
textes théoriques ou des cas des collègues, de base d’extrapolation pour son
auto-analyse, etc. En tout état de cause, elle résulte d’un enregistrement
rigoureux de la façon dont Bion, un moment, a jugé qu’il fonctionnait
psychiquement comme analyste. C’est donc tout autant un outil théorique qu’un
produit psychanalytique intimement autobiographique, la forme d’un
devenir-psychanalyste tel qu’il se vit, se pense, et se note abstraitement. Une
suite extrêmement déplaisante pour beaucoup de cette façon de voir les choses, c’est
qu’une cure, à prendre les choses à la Bion, pourrait alors très bien impliquer
structurellement un moment de réflexion auto-théorisante, certainement pas
comme un court-circuit ou une voie détournée de résistance, mais parce qu’au
contraire elle ouvrirait la possibilité d’une générativité au savoir
singulier acquis par la cure. L’appareil à penser psychanalytiquement les
pensées ne se résume pas à l’intelligence affective du poids de l’Œdipe dans le
transfert. Il libère au-delà des potentialités psychiques qui situent
l’individu analysé autrement, sur le plan spirituel face à la religion, sur le
plan de la sensibilité esthétique devant l’art, et, toujours en direction d’une
plus grande intégration-abstraction du symbolisme, sur le plan rationnel devant
la science. La réalité psychique de la croissance de l’appareil à penser les
pensées s’exprimerait alors dans la production de pensées nouvelles et
pertinentes, dont les sources et les voies seraient lisibles au cœur des
processus inconscients mis au jour par la cure. Et je ne parle pas d’opinions sur
la religion, la morale, les arts et les sciences. Je parle d’idées efficaces,
causes de mutations dans ces mêmes registres : autrement dit, de
contributions positives à ce groupe de travail (working group) en
devenir qu’est l’humanité générique.
|
hypothèses de définition 1 |
Ψ 2 |
Notation 3 |
Attention 4 |
Investiga- tion 5 |
Action 6 |
… n |
A éléments β |
A1 |
A2 |
|
|
|
A6 |
|
B éléments α |
B1 |
B2 |
B3 |
B4 |
B5 |
B6 |
… Bn |
C pensées du
rêve, rêve, mythe |
C1 |
C2 |
C3 |
C4 |
C5 |
C6 |
… Cn |
D pré-conception |
D1 |
D2 |
D3 |
D4 |
D5 |
D6 |
… Dn |
E conception |
E1 |
E2 |
E3 |
E4 |
E5 |
E6 |
… En |
F concept |
F1 |
F2 |
F3 |
F4 |
F5 |
F6 |
… Fn |
G système déductif |
|
G2 |
|
|
|
|
|
H calcul algébrique |
|
|
|
|
|
|
|
Or il suffit, pour étayer mon postulat d’identification
pratique de l’appareil psychique à la grille, de se reporter aux
recommandations de Bion : observez ses rares références à Freud et Melanie
Klein, pensez-les comme choisies, et traitez-les exactement comme Bion
préconise, à la façon de rouages intellectuels dont on infère l’importance
psychique à l’usage qu’on en a constamment — en somme, non comme des « pensées
pensées », mais comme des « pensées pensantes », qui servent à
penser psychanalytiquement les pensées, et qui ont la particularité de pouvoir
se ranger dans un ordre (voire de se numéroter), de s’impliquer en formant des
arbres, et, en tout cela, de se prêter à l’idéographie. Or, parmi les rares
références de Bion à Freud, les Formulations sur les deux principes de
l’advenir psychique[5] ont un statut à part. Freud
y liste les étapes de la genèse du psychisme à partir des postulats
méthodologiques de la psychanalyse, avec, au premier rang, le conflit du
principe de plaisir et du principe de réalité. Freud distingue huit moments
dans cette extraordinaire construction métapsychologique : 1. la naissance
de l’attention, sous la pression du principe de réalité, avec ses corrélats, la
notation et l’investigation ; 2. la délimitation d’un reste du principe de
plaisir, intraitable et clivé (c’est la comparaison fameuse de l’inconscient au
« parc naturel » du Yellowstone) ; 3. s’en déduit le développement
en deux temps de la sexualité (infantile et pubertaire), donc du symptôme, à
travers le mythe d’Œdipe ; 4. Freud se pose alors la question du dosage
des égards dus aux contraintes de la réalité en rapport avec les sollicitations
du plaisir, et il oppose la religion et la science ; 5. s’en infèrent les
principes de l’éducation ; 6. l’art apparaît comme une réconciliation
spéciale des deux principes ; 7. puis Freud historicise radicalement le
jugement qu’on doit porter sur les névroses, en les référant aux pensées disponibles
à une époque donnée en morale, dans la religion, dans la science et les arts,
car ce sont là les pensées dont dispose d’emblée chaque individu pour agir, et
qui guident son action ; 8. les Formulations s’achèvent sur une
allusion au rêve du patient dont le père « ne savait pas qu’il était
mort », moyen que Freud choisit pour soulever la question de notre accès à
un principe de plaisir qui n’existe, en somme, que pour être radicalement
combattu et nié : c’est dans les trous de la vie psychique que nous en
restituons l’efficace, en comprenant « qu’il était mort … selon le vœu
du rêveur ».
Les Formulations, on le voit,
constituent un précis de la métapsychologie freudienne, articulant ses facettes
psychogénétiques, cliniques et anthropologiques en en faisant percevoir, comme
nulle part ailleurs dans l’œuvre de Freud, l’interdépendance.
L’ironie des derniers mots est à
méditer : « Je veux pourtant espérer que les lecteurs bienveillants
ne manqueront pas de saisir où commence, dans ce travail aussi, la domination
du principe de réalité ». Freud avoue ici plus qu’ailleurs que la théorie
psychanalytique ne peut pas se soustraire à la portée de ce qu’elle décrit, et
qu’elle est une pensée engendrée sur les mêmes principes que les autres. Il
faut donc souligner avec force qu’en psychanalyse, on ne peut pas épurer la
théorie du fantasme du fantasme épistémophile de théorisation. Ce serait un
projet d’objectivation psychologique hors-sujet : la théorie, soit ce qui,
du réel, a été rendu pensable, n’est que ce que l’appareil psychique
peut penser hic et nunc en fonction des contraintes internes du principe
de plaisir, et des moyens et des contraintes externes que sont les pensées en
circulation (morale, scientifique, esthétique, etc.), autrement dit, des
pensées déjà pensées par le groupe, et qu’il appartient à chacun de rendre
pensantes. Tout « modèle » du psychisme trahit donc quel genre de
psychisme on se souhaite, et c’est seulement sous cet axiome qu’on peut
créditer une théorie psychanalytique du pouvoir d’analyser non seulement le
désir qu’elle objective, mais aussi le désir du psychanalyste qui la porte, et
donc enfin, dans le transfert, le désir du patient qu’elle se procure, par là
même, les moyens de supporter.
Voilà donc le texte que Bion soumet
à une décomposition tout bonnement frégéenne (celle mise en œuvre dans la Begriffschrift
et les Grundlagen der Arithmetik).
Car Freud, dans les Formulations,
recroise à l’évidence deux séries de déterminations, sans prendre le soin de
les démêler analytiquement (au sens de la distinction des concepts). La
première, c’est la série des mécanismes de l’appareil psychique liés à sa
fonction d’adaptation à la réalité par l’action : la
notation-enregistrement, l’attention exigée par le monde extérieur, les frayages
subis en quoi elle consiste, puis le parcours actif dans l’autre sens de ces
mêmes frayages, vers l’extérieur, à des fins d’investigation, et enfin,
l’action correcte rendue possible par ces préparatifs. Il n’est pas difficile
de reconnaître dans cette conception de la pensée-tournée-vers-l’action la
dette de Freud à l’égard du pragmatisme de James, les Formulations
s’ouvrant d’ailleurs sur le problème de savoir si l’on peut mieux faire en
psychopathologie que ce que proposait Janet avec sa « fonction du
réel ».
On se demande souvent à quoi pouvait
penser Bion avec les colonnes au-delà de 7. Je ne crois pas du tout qu’il y ait
là une énigme. Ses recherches sur les groupes ont parfaitement indiqué les
possibilités d’action véritablement collectives, et la possibilité, notamment,
que les individus d’un groupe efficace, le groupe « de travail »,
comme dit Bion, co-agissent en se divisant le travail de l’appareil psychique.
Si le sens général du développement de cet axe est bien celui d’une
augmentation de la puissance abstraite de contenir des contenus psychiques en
préservant par un raffinement croissant les limites effectives de l’appareil
psychique (i.e. la « barrière de contact », qui est une
frontière, autrement dit non pas un rempart, mais un lieu de passage de plus en
plus structuré), alors il est logique que le contenant ultime de la pensée soit
le groupe humain co-agissant, dont le langage partagé, ainsi que les
représentations symboliques communes, sont toutes au service de la meilleure
adaptation de ses membres. Le premier axe déduit par Bion des Formulations
est ainsi vectorisé par la fonction contenant/contenu (♀♂) :
il indique, en fait, de la notation à l’action, les moyens psychiques de notre
appareil de pensée pour se rapporter à des contenus sous la contrainte du
principe de réalité.
Le second axe, régissant l’ordre
successif des rangées, capte l’autre dimension cruciale de la métapsychologie
des Formulations : la croissance en qualité et en densité psychique
des contenus soumis aux opérations de l’axe horizontal. Cette
intégration-symbolisation obéit à la seconde opération kleinienne bien connue,
non plus la dialectique formelle contenu/contenant, mais la dialectique
qualitative schizoparanoïde/dépressif (Sp→D). L’originalité de Bion aura
ainsi été d’articuler positions kleiniennes et stades freudiens (au sens de la
psychogenèse de l’appareil psychique) en les recroisant systématiquement. C’est
pourquoi la grille est bien une synthèse freudo-kleinienne, mais qui, de par
son statut original de synthèse psychiquement vécue, approfondit et déplace
toute la signification des conceptions synthétisées.
Ce qu’il y a de frégéen dans
l’opération apparaît dès lors en pleine lumière. Frege avait montré qu’un
nombre ne peut pas être un nombre de choses, mais qu’il n’y a de propriété de
nombre attribuable qu’à un concept de chose. Selon l’exemple classique,
« 4 » ne s’attribue pas à l’objet-cheval, ruant et hennissant,
mais au concept « cheval du carrosse de l’empereur ». Si l’on
ne distingue pas, malgré la forme verbale de surface qui les écrase l’un sur
l’autre, le niveau des concepts et celui des objets de leur extension, on ne
rendra jamais compte des propriétés du nombre ; en particulier, on ne sera
jamais capable de comprendre la générativité arithmétique. Bion, à son tour, se
propose d’exhiber l’articulation en niveaux emboîtés requise par la
conceptualité psychanalytique : les « éléments » de la
psychanalyse, même s’ils se présentent de façon compacte dans notre compréhension
commune (l’Œdipe, la représentation déniée, l’interprétation par nomination,
etc.), comme dans la formule « les quatre chevaux du carrosse de
l’empereur », n’ont de véritable pouvoir conceptuel, ou de sens
psychanalytique, que s’ils se laissent décomposer sur les deux axes de la
grille et sur ceux-là exclusivement, soit en fonction de leur capacité
psychique de contenance (♀♂) et de leur degré
d’intégration-symbolisation (Sp→D). Ainsi analysés (et c’est là un tour
frégéen), ces concepts révèlent à la fois leur ordonnancement hiérarchique
systématique et leur générativité propre. Evidemment, la générativité n’est
plus ici celle de la succession des entiers, mais celle des états psychiques
engendrés au cours de la formation de l’appareil psychique. Comme je lis Bion,
et mutatis mutandis, il ne serait donc pas absurde de mettre en
parallèle forme/contenu, concept/objet, et ♀♂ /Sp→D. Du coup,
ne sont bien définis, et ne sont des objets légitimes de la psychanalyse que
les termes strictement engendrés aux intersections de la grille. On ne
travaillerait plus du tout sur un rêve ou un déni, sur une conception
religieuse du patient ou sur la façon dont une certaine réaction affective
constitue un acting-out (ce serait là le niveau empirique et pratique de la
clinique psychanalytique, sa forme pré-scientifique), mais sur des cases
logiquement et psychiquement liées à leur voisinage, et accessibles
selon des chemins contraints.
La métapsychologie de Bion devient
ainsi normative en même temps que déductive. Car l’authenticité psychanalytique
est définie a priori (selon ses deux axes freudo-kleiniens), tandis que
la direction de la cure ne dépend plus que d’un seul et unique facteur :
la croissance (growth) de l’appareil psychique, laquelle se mesure sur
la grille par un approfondissement qualitatif des contenus et par
l’augmentation conjointe des capacités à contenir de l’appareil à penser.
On devine alors en quel sens prendre
le titre du collectif de rupture édité par Melanie Klein en 1952 : Developments
in Psychoanalysis[6]. De tels développements sont
tout sauf des appendices dispensables. Ils procèdent d’une volonté d’extension
réglée des fondements de la psychanalyse. Dans le mot d’extension, il faut lire
le concept méthodologique et logique : une couverture plus vaste des
phénomènes, et une règle plus précise pour déterminer lesquels tombent ou pas
sous le concept. Or, bien plus, ces développements créent des analystes
nouveaux, équipés psychiquement pour des aventures cliniques dont on comprend
facilement qu’elles aient pu fasciner et effrayer la première génération
freudienne. Mais je dirais que la sobriété de la grille consiste avant tout
dans le fait qu’elle ne forge pas de nouveaux termes psychanalytiques ;
elle articule plus exactement ceux qui existaient déjà. Les articulant mieux,
elle illumine toutefois des contraintes cachées. Corrélativement, elle laisse
la clinique en l’état, au moins dans un premier temps ; elle permet juste
d’apprendre davantage de ce qui, peut-être, a été rassemblé, examiné et
communiqué en fonction d’assomptions théoriques extrêmement différentes. Bion,
qui s’inscrit dans l’effort post-kleinien de développement-extension de la
psychanalyse, montre ainsi en acte ce qu’est travailler en psychanalyste. C’est
recevoir l’impression, l’enregistrer, investiguer dans la direction de ce à
quoi on a été rendu attentif, et finalement, se transformer au contact de la pensée
qu’on lit (pensée du psychanalyste, mais aussi bien celle du patient qu’il a
pris pour sujet), agir juste, enfin — et ce faisant, se donner les moyens de
communiquer-transférer à d’autres les leçons du transfert éprouvé au contact de
ses propres patients.
Voyez ainsi le sort (homologue au
traitement des Formulations de Freud) que la grille fait aux essais de
Melanie Klein constamment cités par Bion, « Sur quelques mécanismes
schizoïdes », et « L’importance de la formation du symbole dans le
développement du moi »[7]. Ils sont eux aussi
assimilés à la grille, dont ils fournissent, je l’ai dit, les axes horizontal
et vertical (j’en laisse la preuve en exercice, comme on dit en logique), mais
dont ils déterminent, plus subtilement, l’usage instrumental. On se tromperait
même du tout au tout en traitant ces axes comme des principes régulateurs
supérieurs ou des mécanismes psychiques plus généraux que la notation ou
l’attention. Non, ce sont des directions pratiques en vue de la croissance de
l’appareil psychique, les vecteurs constitutifs de l’espace mental défini par
le transfert-contre-transfert. Imaginez donc la grille non comme un graphisme
qui fige votre expérience, mais comme un geste accueillant de votre esprit, qui
toujours ouvre quelque chose (association, rêve, symptôme) sur autre
chose (la scène primitive), à quelqu’un (le patient) et pour
quelqu’un d’autre (l’imago = x qui régit l’identification projective dans le
transfert). Tant l’identification projective (sur l’axe ♀♂) que la
position dépressive (sur l’axe Sp→D), dans leur dialectique mutuelle,
confèrent donc à l’ensemble des éléments de la grille leur sens radicalement intentionnel.
Car la grille-appareil n’est
absolument pas une entité objectivable par une psychologie d’observation (en
troisième personne). L’appareil psychique n’est pas l’appareil perceptif, qui,
en théorie, pourrait exister seul, quand bien même il n’y aurait pas un seul
autre être humain vivant. Dans « appareil psychique », il faut
entendre, avec Bion, le moyen de s’appareiller à autrui (dans le groupe,
et donc dans le transfert, qui est un groupe-à-deux). La grille-appareil
n’émerge que d’un processus dialogique (en deuxième personne), en fonction des
attentes et des suppositions mutuelles des individus qui s’appareillent, dont
le prototype individuel reste, chez Bion, la dyade kleinienne mère/enfant. Bion
ne fait ainsi aucune différence, dans la grille, entre ce qui est
progressivement élaboré comme moyens et contenus de pensée in abstracto,
en vue d’une epistemology (au sens anglais de la « théorie de la
connaissance »), et ce que la grille permet d’entendre de ce qu’un patient
énonce pour son analyste. Bien au contraire, ce sont les matériaux mis au jour
sous transfert qui définissent le mieux les cases de la grille.
Bion, de ce point de vue, résout une
tension bien connue de la théorie freudienne : celle entre ses concepts
d’origine neurologique (obtenus spéculativement et sans recours au transfert)
et ses concepts d’origine clinique (conquis par l’expérience du transfert et
valides uniquement en son sein). Chez Freud, en effet, le jeu primaire des
inscriptions (des signes de perception : Wahrnehmungszeichen)
s’offre à une trans-scription de systèmes en systèmes mnésiques
(inconscients), d’où les contenus ne ressurgissent dans la conscience qu’après
avoir été associés aux signes verbaux dans le pré-conscient. Cette
transcription de la notation originaire (Merkmal) entraîne la dérive
« métaphorique » des contenus, leur re-traduction de couches
en couches dans l’appareil psychique. Elle permet alors au clinicien de
déchiffrer la régression masquée dans le symbolisme du symptôme. Mais Bion
délinéarise ce processus : la transcription-retraduction s’étale désormais
sur deux axes. Voilà pourquoi il n’existe pas sur l’axe ♀♂ de
mécanisme autonome de réécriture déplaçant le sens des notations primaires. La
dispersion sémantique des contenus, et, inversement, leur symbolisation
croissante, se lit sur l’axe Sp→D. En somme, le passage de la série
freudienne au tableau bionien à double entrée dissout l’antinomie de la
neurologie des traces et des transcriptions et de l’herméneutique des contenus
de sens.
La grille-appareil est, j’insiste, relationnelle :
désormais, tout ce qui évoquait encore une neurologie fictionnelle est
intégralement reversé au compte de l’appareillage de mon psychisme à celui
d’autrui. Et Bion a manifestement conçu la grille comme le relevé clinique de
ce que certains transferts (psychotiques) avaient sollicité chez lui — l’appel
à ce qu’il offre à ces patients une prothèse mentale, susceptible d’opérations
pour eux impossibles, et à quoi ils s’appareillaient pour survivre. Le
prototype en est la façon dont un nourrisson projette son angoisse dans sa
mère, et attend d’elle qu’elle la digère, puis la lui restitue, transformée en
un aliment psychique tolérable. Car la valeur des éléments de la psychanalyse
pour la croissance, on n’en prend conscience que dans la confrontation assidue
au transfert psychotique.
Ce primat du transfert, comme cadre
d’intelligibilité des concepts de la psychanalyse, voilà la vraie rupture de
Bion avec le lien maintenu par Freud, dans les Formulations, avec ses
spéculations de jeunesse, et qui subsistait dans le lexique neurologique des
frayages. Or c’est un acquis kleinien. Ce n’est cependant ni un emprunt, ni un
détournement. C’est, je suppose, l’intégration-symbolisation par Bion du cadre
de sa propre cure. Cette forme riche d’identification projective a couronné en
effet son transfert sur Melanie Klein, sur le mode de le résoudre, puisque sa
théorie, d’abord rencontrée comme une pensée « à penser », comme une
théorie à assimiler (et Dieu sait dans quelle ambiance conflictuelle et
sectaire, à Londres dans les années 1940 !) est devenue, dans l’acte d’inventer
la grille, pensée « pensante », au service d’un rapport autonome à
l’expérience. Je conjecture en effet que la construction de la grille annonce
ce thème bionien salutaire, selon lequel l’essentiel n’est pas du tout, comme
on nous en rebat les oreilles, la transmission de la psychanalyse, mais
sa transformation par la construction d’un nouvel appareil à penser
psychanalytiquement les pensées.
C’est à ce titre, en effet, que Bion
peut légitimement prétendre s’être « fait un nom » dans l’histoire de
la psychanalyse.
Car l’appareil psychique tel qu’il
l’a conçu, ne peut s’indexer que sur un nom propre. Il est unique, et
meurt avec celui dont il a exprimé les fonctions psychiques. La singularité de
ce fonctionnement, dit en effet Bion, il faut la concevoir dans le lien
intrinsèque d’un appareil à un nom propre, tout comme le mot anglais pour
contrepet (spoonerism) renvoie à Spooner, qui, dit-on, en produisait
sans cesse. A chaque individu, donc, son appareil psychique : une cure,
c’est ce qui met au jour ce qu’est pour X de X-er, en sorte que, non seulement
il puisse, si j’ose dire, découvrir de quel trait spécifique il « signe
ses actes » (en répond en adulte, en son nom propre), mais que cette
fonction-là, X-er, découvre aussi à autrui des potentialités inédites, et pourquoi
pas inouïes de son appareil psychique. Or nous ne faisons rien d’autre en
étudiant les mystiques ou en admirant certains artistes : c’est leur
expérience singulière qui nous affecte, tandis que nous avons accès par leur
intermédiaire à des fonctions psychiques originales, à un rapport à Dieu
« à la Eckhart », à une perception de la chevelure féminine « à
la Vinci », qu’on n’aurait pu déduire d’aucune règle préalable.
L’appliquant réflexivement à Bion, on devrait alors soutenir qu’il y a
désormais, dans la vie psychique et dans nos manières de nous appareiller à
autrui, des façons réglées de « bioniser ». C’est là une altération
réelle de notre appareil à penser, pas une banale variation de points de vue, à
quoi se résumerait une « psychanalyse bionienne ».
Ce n’est pas tout. Cela fait aussi
une grande différence pour les patients psychotiques.
On a remarqué, en effet, que la
notion bionienne de croissance dépasse de beaucoup la notion traditionnelle de
psychogenèse (et les critiques qu’on a pu lui faire, en visant sa teneur
normative, dont l’idéalisation latente de l’amour génital). La psychogenèse a
un telos simple, le devenir-adulte, entendu comme le développement
achevé de la sexualité. Mais quel serait le telos de la
croissance ? Ce ne peut être que le telos que l’individu qui croît
psychiquement devient capable de se donner à lui-même ; il est entièrement
dégagé des fins normatives (biologiques ou éducatives) qui s’imposent au
développement. Toutefois, chez Bion, la post-éducation freudienne n’est plus le
supplément contingent de la psychogenèse. Au contraire, dès le moment où c’est
la logique de la croissance qui domine l’appareil psychique, c’est tout le
système des stades freudiens et kleiniens qui change de sens (Bion est
d’ailleurs économe de la terminologie de l’oral, de l’anal, du génital), ainsi
que l’idée orthodoxe selon laquelle une fixation ou un déficit à un des stades
explique la névrose ou la psychose. Si croître est le but ouvert de l’appareil
psychique, la psychose apparaît désormais comme l’incapacité à se donner un tel
but, ce qui n’est rien d’autre que l’incapacité à s’équiper d’un appareil à
penser.
On doit donc, pour concevoir de
novo la psychose, imaginer une anti-grille. Ses axes exprimeraient
en ordonnées négatives l’échec à noter-enregistrer les stimulations (le
« bord » de l’appareil psychique est comme crevé), et, en abscisse,
la ruine sous les coups de l’envie de tout contenu sensé, l’identification
projective expulsant ce que l’esprit ne peut pas contenir. Cette façon de voir,
c’est clair, rend mieux compte des faits positifs de la psychose que les
spéculations habituelles, lesquelles, au mieux, ne captent que ce qui échoue à
produire des symptômes névrotiques. Oui, l’analité paranoïaque ou l’oralité
schizophrénique existent, mais l’essentiel est de saisir comment elles sont
mises transférentiellement en batterie dans la cure. Cela, seules la grille et
son anti-grille y donnent accès, en ramenant l’attention du clinicien sur les
inversions de valeurs que subissent les éléments en jeu. C’est donc dans et par
le transfert et son jeu projectif-introjectif qu’il y a possibilité, parfois,
de se rapporter au fonctionnement du psychosé. On devrait plutôt dire à son
anti-fonctionnement, autrement dit, à l’expulsion projective du fonctionnement
lui-même de son appareil psychique, lequel est mis en pièces puis jeté
au-dehors dans le monde, d’où il se met à penser et à parler hallucinatoirement
au psychotique de ce qu’il a de plus intime, tel un surmoi encapsulé dans le
regard persécutif des passants ou dans les voix qui jaillissent du téléviseur.
Car tel est le monde du psychotique : encombré du mobilier des rêves, mais
sans le rêve.
La conclusion est aisée à tirer.
Elle porte généralement sur le concept de guérison chez Bion : la cure
n’est pas une réparation des dommages psychiques (« réparation » est
d’ailleurs un mot kleinien dont Bion est également économe). Elle ne diminue
donc pas directement la souffrance psychique, mais elle augmente les moyens de
la supporter, et en ce sens seulement relatif, la réduit. Le gain d’une cure, à
cet égard, est inévaluable, parce que les nouveaux moyens de vivre et de penser
qu’elle procure n’ont justement aucun terme à quoi les comparer dans l’état
prémorbide. Ils sont absolument neufs. Ils sont ce qu’exige la croissance
psychique en fonction des buts qu’elle se donne les moyens puis l’autorisation
de poursuivre, sans rendre de compte à autre chose qu’aux buts mêmes qu’elle se
donne. Terribles sont les remarques de Bion à ce propos : car la cure de la
psychose, sous ce rapport, c’est et ce ne peut être rien que
« pouvoir » se poser la question de comment vivre quand on a pris
connaissance de sa folie — ou, dans l’idéographie bionienne, quand les liens K
(pour know) l’emportent sur les liens -K. Pouvoir étrange, puisque c’est
passer d’un anti-fonctionnement de l’appareil psychique, où l’on pense
psychotiquement ses pensées (-K), à l’inversion de cette inversion par un
transfert-contre-transfert étayé sur l’identification projective, en sorte
qu’on devienne capable de penser (connaître/K) ses pensées psychotiques. C’est
toute la différence entre les penser en tant que pensées psychotiques et
non les penser de manière psychotique. Or c’est pourtant là une forme de
santé psychique — un suicide, par exemple, devant la conscience devenue vraie
des impasses de la situation, cessant alors d’être réductible à un acting-out,
ou à un échec de la cure.
Le lecteur, ici, demandera à bon
droit une pause.
Insensiblement, on l’a en effet
conduit sur un terrain moins classique qu’il ne paraît. Et Bion procède souvent
lui-même par des sauts qu’on désespère de justifier. Si de plus, comme c’est
mon cas, on s’est nourri d’une culture logico-philosophique et d’une tradition
de lecture des classiques freudiens profondément hétérogènes aux prémisses de
Bion (celle promue par Lacan), on ne peut qu’être troublé par certaines
« évidences » à quoi Bion ne consacre quasi aucun commentaire, mais
qui prennent à rebrousse-poil toutes vos convictions. J’en vois déjà trois, sur
lesquelles je vais m’appuyer pour progresser.
Bion estime ainsi que le principe de
plaisir ne peut pas être entièrement incompatible avec le principe de réalité.
La raison s’en déduit du quatrième pilier de la métapsychologie
freudienne : la référence à Darwin. Si l’organisme visait à une pure
décharge sans retenue, il ne vivrait pas assez longtemps dans son milieu
naturel pour que cette décharge ait seulement lieu. Quel que soit le conflit du
plaisir avec la réalité, ce conflit, pour exister, exige un compromis originaire,
et l’on ne peut pas dire que le principe du plaisir « déréalise »
radicalement le comportement de l’appareil psychique vivant. C’est assurément
une difficulté pour toute conception « morale » de la métapsychologie
de Freud, qui part plutôt du principe que là où le psychisme rencontre la
contrainte de la réalité, il n’en tient justement pas compte : il
hallucine, et préfère littéralement l’autodestruction et la souffrance à la
limitation de la jouissance. Sinon, que sont donc l’alcoolisme, le délire
l’onirisme, ou le masochisme ? L’inconscient, dans cette vision des
choses, ignore la castration (en tout cas, la castration
« symbolique »). C’est cependant la raison pour quoi Bion tient pour
bien plus banale et possible qu’on ne dit la cure de la psychose, ou d’états
qui s’en rapprochent (borderline). Il y a toujours, conservé intact dans
un pli du pire délire, assez de sens de la réalité pour que le psychotique,
justement, puisse délirer. Plus finement, il y a aussi dans l’immanence
de la situation analytique, dans son pur réel (noté « O » par Bion,
pour Origin), quelque chose de ce point de convergence d’avant la
divergence entre plaisir et réalité, qui peut être intuité, et surtout
intuité en commun par le patient et son analyste. Oui, nous ne
« comprenons » pas le discours psychotique, si par là, on s’imagine
surplomber son sens et savoir ce que ne sait pas le psychosé ; néanmoins,
il y a bien un plan où nous ne cessons d’être « en contact » avec ce
qui suscite immanquablement l’effroi et la rétraction immédiate dans l’espace,
abrité de toutes turbulences, du sens commun. C’est donc au bord de la
grille-appareil que tout se joue, et au premier chef, la question du
transfert-contre-transfert.
Voilà qui doit attirer le regard sur
les cases nouvelles suscitées par la combinatoire freudo-kleinienne qui régit
la grille, lesquelles indexent des éléments qu’on serait bien en peine de
trouver chez ces auteurs (soit les rangées A et B, et la colonne 1). Car ce qui
se joue dans ces cases, ce n’est nullement l’existence d’êtres de raison
impliqués par une nouvelle théorie psychanalytique « bionienne ». Ce
sont, conformément à ma prémisse principale, des modalités fonctionnelles
concrètes de l’appareil psychique. Or elles sont complètement paradoxales. A
proprement parler, elles ne devraient pas même figurer dans la grille,
puisqu’elles sont son pur dehors. En fait, il ne s’agit pas tellement là du
bord de la grille au sens graphique, mais du fonctionnement-limite de la
grille-appareil : voilà la façon psychanalytique la plus sobre, ou la
moins saturée en images et en souvenirs idiosyncrasiques, de repérer que ce à
quoi l’appareil à penser les pensées a affaire, par définition, c’est à
l’impensable. Non qu’il pense l’impensable en tant qu’impensable (ce qui est absurde),
mais parce qu’il ne s’agit jamais pour lui que de faire entrer dans l’espace
psychique de l’impensable, à transformer en quelque chose de pensable.
Les « éléments β », dit Bion de façon
délibérément abstraite, ne sont rien que ces éléments-frontières où les
contraintes internes du principe de plaisir ne sont pas absolument
incompatibles avec celles, externes, du principe de réalité, et qui, en
conséquence, peuvent être minimalement digérés par l’appareil, se changer en un
« impensable pensable » (mais qui reste, bien sûr, tout à penser),
les « éléments α ». Inversement, dans la
projection psychotique, l’excrétion hallucinatoire de ce que notre appareil
psychique ne peut digérer-penser se produit dans la direction des éléments β : les voilà, ces « morceaux
bizarres » (bizarre bits) en qui s’éclate la pensée folle, au sein
desquels un surmoi débordant interpelle le psychotique, ou, plus banalement,
ces images de rêve qui hantent la vision au réveil, et où s’expulse ce que nous
n’avons pas pu symboliser. La psychose, toujours dans le droit fil de la thèse
bionienne sur plaisir et réalité, fait donc fonctionner une anti-grille, je
l’ai dit, mais cependant, sans que tout ce en quoi elle éclate sur le mode
schizoparanoïde nous soit inaccessible. Si j’ose dire, l’appareil psychique,
névrotique ou psychotique, alpha-bétise son rapport à son dehors. Au mythe
œdipien C3-C4, correspondrait donc sur l’anti-grille le délire schréberien de
la femme qui manque à Dieu. A la possibilité intellectuelle et socialement
efficace de concevoir (K) des rapports abstraits entre objets (i.e. la
science) correspondrait la prolifération animiste (-K) d’imputations causales
paranoïaques, qui double le monde d’un envers persécutif.
Mais la géométrie en cause mobilise
un peu plus qu’une simple relation en miroir de la grille-appareil psychique et
de son anti-grille psychotique. L’image du miroir même est trompeuse, et cela
doit inquiéter un certain nombre de facilités post-lacaniennes sur l’idée de
projection. Car il ne s’agit pas du tout ici d’une projection « sur »
quelqu’un, selon le motif clinique bien connu et parfaitement avéré de la crise
paranoïaque dans le transfert, où le patient décompense via une fixation
érotomaniaque sur son analyste, ou en le désignant persécuteur principal de son
délire. De telles situations existent, bien sûr, mais elles ne doivent pas
réduire la portée de ce qu’on appelle projectivité en psychanalyse. Non, la
projectivité bionienne vise la projection dans autrui, pas sur
lui : dans autrui, autrement dit, littéralement et à la Klein, « en
son sein ». Le renversement de perspective induit par cette précision est
considérable ; il est sans doute, si l’on en tire toutes les conséquences,
le plus riche de conséquences pratiques et thérapeutiques. Car il débarrasse de
sa mièvrerie le recours à l’empathie et l’éloge du contre-transfert, en fixant
les règles de son usage méthodique, et en en pointant la difficulté extrême,
ainsi que les douleurs psychiques intenses auxquelles s’expose le psychotique
en cure. Simplement exprimée, l’idée de Bion implique la possibilité d’une
interprétation de la projectivité psychotique, qui accepte entièrement un
risque de catastrophe (ce ne sont pas des facteurs externes, tel l’affolement
des uns et des autres qui doivent peser sur la décision du clinicien, Bion le
souligne), et mobilise chez l’analyste une réceptivité et une capacité de
suppléance psychique au moins temporaire, dont la profondeur est à la mesure de
la réintégration-resymbolisation appelée par la folie du patient. Car la force
heuristique de la grille et de l’anti-grille est là : dans la description
exacte de la tâche qui attend l’analyste et le patient, puisque ce qui fut expulsé
par voie d’identification projective ne sera intégré-symbolisé qu’en passant
précisément par les mêmes points critiques où le patient avait répondu par
clivage, déni et idéalisation. En ce sens, des formules comme
« accueillir » le délire du patient, le « supporter »,
transcendent par leur valeur conceptuelle tout ce qui s’extrapole de l’étayage
freudien, ou de la plupart des versions courantes du contre-transfert des
post-kleiniens. Se transporter au bord de la grille, faire même de ce bord
l’interface du transfert-contre-transfert le plus difficile, voilà le sens de
l’évolution ultime de Bion : on notera à ce sujet que des notions aussi
étranges que la césure ou la turbulence ont pour lieu psychique une interface,
un espace de transition, un lien de renversement, mais qui fait appel à
l’articulation de deux intérieurs, de deux profondeurs. Bion, en somme, aura
lui-même resserré la zone cruciale de la grille à sa « barrière de
contact », à la peau de l’appareil psychique, au point où cet appareil
s’appareille transférentiellement à l’impensable, et ose réellement faire
question de ce qui l’excède — de ce qui excède tout savoir (K).
Forçant sur l’exégèse usuelle de
Bion, voilà enfin pourquoi j’ai introduit la distinction pensées
pensantes/pensées pensées. Car la grammaire logique de la notion d’appareil à
penser les pensées l’exigeait. Je doute que Bion se soit contenté d’enregistrer
le fait, dérivable de la neurologie spéculative freudienne, qu’on rencontre des
représentations toutes faites sur la voie de l’action adaptée (celles du
langage, du symbolisme social), et qu’avant d’agir, il faut déjà pouvoir penser
les significations de l’action. Certes, ces représentations sont les
précurseurs de l’action, et des sources de sens pour l’insertion sociale de
l’action de l’individu. Mais penser ses pensées et s’équiper d’un appareil doué
de ce pouvoir, c’est bien plus ! C’est déjà tout à fait
anti-idéaliste : l’appareil psychique ne produit pas ex nihilo la
pensée, tel l’ego cartésien. Il en subit la contrainte, comme un déjà-là
social, culturel et symbolique qui l’asservit à sa condition historique.
Analyser peut donc bien être neutre, ce n’est pas innocent (politiquement,
entre autres). C’est ensuite, dans le droit fil de cet anti-idéalisme, pointer
le lieu vrai de la création psychique, qui rend pensantes les pensées pensées.
Là donc où la psychose échoue, là où le délire brasse dans la plus pure
extériorité le déjà-pensé, produisant, en fait de nouveautés, des effets
kaléidoscopiques, l’appareil psychique, par intégration-symbolisation, assimile
la pensée (s’en nourrit) et devient capable d’en tolérer les lacunes, les
signes non-saturés, le défaut de répondant du sein dans la réalité, et s’ouvre
toute la richesse douloureuse et formatrice du désir en amont de l’agir — que
Lacan appelle « puissance de perdre » et Keats « negative
capability ».
Les pensées pensantes sont en effet des pensées à trou
(Bion imite ici l’idéographie frégéenne du rapport prédicat/objet :
« ξ ( ) »), susceptibles de
se hiérarchiser, de se sérier, de valoir enfin comme pensées de pensées.
Or on sait la propriété frappante de l’association psychotique : le
psychotique ne peut que vivre immédiatement « ce dont » il parle, le
mot cause aussitôt en lui la présentification directe de la chose, tout spécialement
de la chose qu’il ne faut surtout pas. Ce dont il parle : voilà ce
qui lui est structuralement inaccessible de par la saturation des signes qu’il
brasse et rebrasse, tels des brisures psychiques douloureuses, qui ne sont pas
parlées, mais évacuées avec violence, sous l’espèce des rouages de son propre
psychisme, jusqu’au sentiment du vide mental. Mais bien sûr, tout cela est
inaudible, invisible (car cette saturation peut aussi concerner les
images : le rêve dans la psychose compose des images « pleines »,
qui n’ont justement pas de fonction de déboîtement interne, et qui ne se
prêtent pas à la dérive associative), tout cela n’est intuitionnable que sous
transfert. Telle est alors la question : et si interpréter, au sens de
l’intervention thérapeutique, n’était rien qu’offrir au patient des pensées
pensantes, que rendre pensantes ses pensées pensées ?
Notez qu’à lire ainsi Bion, rien ne
prouve que ce vous lisez est de la psychanalyse : peut-être n’est-ce qu’un
brassage de pensées psychanalytiques saturées, de pensées non pensantes. Le
critère discriminant serait de vérifier si vos associations intègrent ces
pensées — si vos rêves, vos histoires de cas, vos conjectures privées instancient
ou pas le ( ) des concepts bioniens ξ, puis s’ordonnent et se ramifient en s’articulant dans la grille, bref, si
vous pensez avec Bion. On pensera enfin, si j’ai raison, à l’inquiétant
passage des Cogitations où Bion tire l’inévitable suite de sa façon de
voir[8] :
il se pourrait que plus personne ne pense psychanalytiquement, tandis que les
idées psychanalytiques pullulent dans la culture… Préparant ma conclusion, je
lierai ce thème à celui évoqué plus haut : on ne peut pas en vérité transmettre
la psychanalyse, projet plutôt propre à saturer ses concepts, à manipuler comme
dans une psychose des ξ dont la valeur créatrice,
enveloppée par la silencieuse parenthèse ( ), serait du même coup abolie. En
revanche, on peut juger, peut-être, de ses transformations, si du moins
l’on dispose, comme Bion l’offre avec la grille, d’un moyen de conceptualiser la
règle de son extension logique. Les articles de ce recueil sont, mesurés à
cette aune, une telle transformation psychique de Bion par Bion : sa façon
finale de faire fonctionner la grille-appareil non comme une chose-à-penser,
toute saturée d’elle-même, mais dans l’espace psychique qu’elle ouvre.
Là s’ouvre la bouche « ( ) » de l’esprit, disponible pour le sein et
pour le non-sein — et cet espace, c’est celui des césures (avant-naître/naître,
vie/mort) et des turbulences.
*
Dans la seconde partie de cet essai,
je voudrais faire percevoir la profonde continuité qui unit les textes de la
période « épistémologique » de Bion, centrée sur la grille, aux
articles traduits ici, dont la tonalité d’ensemble est toute autre
(« mystique » est l’épithète usuelle).
La seconde prémisse que je veux ainsi mettre en avant
(après l’identité grille/appareil psychique), est la suivante : Bion n’a
fait qu’approfondir la notion d’« intuition » (Einsicht, chez
Freud) en sorte qu’elle devienne son outil principal. Dans ce but, il a puisé
aux sources épistémologiques et philosophiques les plus raffinées, à
l’intuitionnisme en mathématiques en particulier, puis redécouvert par la seule
force de l’examen conceptuel les liens que cette façon de concevoir l’activité
créatrice de l’esprit a entretenus avec l’intuition
« intellectuelle » ainsi qu’avec certaines spéculations sur la
réalité ultime, l’Un-Tout. L’intuition-invention est en effet l’idée-clé
du savant exemplaire chez Bion, Poincaré. Je me propose en somme de montrer
comment Bion a transposé les potentialités de son intuitionnisme à la
psychanalyse, et comment sur cette voie se présente fort logiquement le thème —
si facile à dévoyer dans l’irrationalisme — de la réalité ultime, que Bion a
noté « O. ».
Dans Science et méthode, son
grand ouvrage populaire, Poincaré répond à une objection de Tolstoï à la
science : comme on ne peut pas connaître tous les faits, le savant doit en
choisir certains, au début de son raisonnement ou de ses expériences, de façon
arbitraire, et au détriment d’autres qui auraient aussi bien pu retenir son
attention ; de là, cet arbitraire se propage à tout ce que la science nous
apprend, qui est ceci, mais qui aurait tout aussi bien être autre chose encore,
et cela à l’infini. (Une telle objection est facilement adaptable à la critique
de Freud : pourquoi privilégie-t-il telle association sur telle
autre ? Et même à supposer que son interprétation ait eu des effets
thérapeutiques, rien ne prouve qu’une interprétation portant sur autre chose
n’aurait pas aussi marché.) La réponse de Poincaré pour sauver le privilège du
« fait choisi » par le savant (le chosen fact de Bion) est sa
fameuse conception de l’invention. Elle comprend trois volets : logique,
psychologique, ontologique. Bion s’est nourri des trois, et il est aisé de
fournir la doublure psychanalytique de l’argument de Poincaré, en repérant les
facteurs retenus par Bion, tant dans son élaboration de l’appareil psychique
que dans son idée de l’interprétation.
Tout d’abord, Poincaré fait
remarquer que les faits les plus intéressants, les meilleurs candidats au
« fait choisi » initial, sont ceux que le hasard reproduit. Ce
sont en même temps des faits qui paraissent simples. Le hasard en effet,
« sait mélanger, mais pas démêler », dit Poincaré, ce qui fait que
lorsque nous rencontrons, par exemple, un mélange homogène, il est hautement
probable que la répétition du phénomène trahisse un ordre caché qui cause le
phénomène. On reconnaît la prémisse majeure de l’appareil bionien : ce qui
« semble » être un objet pensable a les meilleurs probabilités de
l’être effectivement du fait de la logique du hasard. Lorsque l’attention est
attirée par la répétition d’un enchaînement associatif, il est certes possible
d’avoir affaire à un phénomène illusoire ; mais la récurrence du même
phénomène simple diminue, avec la fréquence des répétitions, ce risque. Le réel
fait donc en quelque sorte la moitié du chemin qui conduit à une connaissance
valide. Nous ne pouvons rien percevoir, même d’illusoire, qui n’ai été en
quelque sorte arraché par l’ordre au désordre. Mais Poincaré poursuit :
une fois que cet arrière-plan stable de répétitions nous est pleinement
accordé, le fait choisi est précisément celui qui y fait exception.
Autrement dit, il faut s’attacher aux cas où la règle des répétitions a le plus
de chance d’être prise en défaut. C’est un mouvement de l’esprit en deux temps,
faire d’abord confiance à la donnée émergente d’un ordre dans le désordre comme
indice le plus probable d’un fait consistant, puis interroger les possibilités
d’irrégularités les plus probables dans ce même fait d’abord passivement perçu.
S’il résiste à l’examen, alors il peut servir de base à l’enquête scientifique,
car il y a probablement une règle cachée de sa formation [9]. On peut bien sûr appliquer
cette logique tant aux objets physiques qu’aux faits historiques, et bien sûr,
comme Bion se le propose, au matériel associatif.
Tolstoï a donc tort pour deux
raisons. D’abord, il oublie que certaines régularités (ni arbitraires ni
subjectives) s’imposent à nous de facto, et que, même si elles s’avèrent
in fine trompeuses (des coïncidences fortuites), elles sont des causes
d’erreur de toutes façons plus intéressantes, une fois corrigées, que le pur et
simple abandon à un point de départ quelconque. Ensuite, Tolstoï néglige à quel
degré notre sensibilité esthétique privilégie les harmonies dans les
répétitions, et combien le fait choisi que nous privilégierons (au risque
encore de nous tromper, mais l’erreur sera de toutes façons féconde), sera
celui qui restituera le mieux cette beauté secrète du monde. Car le mouvement
en deux temps décrit par Poincaré signifie que nous aimons l’ordre, mais plus
encore l’ordre inattendu. L’écoute « également flottante » du
psychanalyste peut ainsi se tromper en captant certaines régularités, puis ce
qui, au sein de ces régularités, constitue l’exception significative. Mais elle
ne peut pas se tromper complètement. Le fonctionnement de l’appareil psychique,
bombardé par une myriade de particules, de sons, de mots, de regards,
d’excitations sexuelles, etc., ne perçoit que ce qui est déjà pré-ordonné par
le réel, et la perception-sélection ne revient sur que sur les arrangements
pertinents, ou mieux, sur ceux qui le sont plus probablement. C’est là une
application supplémentaire du principe de congruence a minima du plaisir
et de la réalité, sans quoi on ne pourrait même pas supposer qu’un organisme
survive. Il faut que ce qu’il perçoit, même quand il se trompe, ait quelque
rapport réel avec le monde extérieur. Les éléments α ( « éléments » est le terme de Poincaré) sont
ainsi les produits de filtration qui jouent les intermédiaires psychiques entre
les éléments β (le chaos externe) et les
éléments de la rangée C (rêves, mythes, etc.) qui les combinent.
Mais Poincaré continue en renversant
plus méthodiquement la thèse de Tolstoï, et en radicalisant psychologiquement
ce qu’il a énoncé en pure logique probabiliste. L’invention, qui n’est rien
d’autre que la sélection du bon « fait choisi », repose non pas sur
l’attention ordinaire, qui est saturée de régularités banales, requises pour la
survie pratique, mais sur une décomposition préalable et profonde de ces
régularités forcées dans notre perception par l’attitude causale ordinaire.
Cette attitude causale, pratique, orientée par la survie, doit être suspendue,
pour que notre pensée puisse travailler intuitivement, c’est-à-dire en toute
liberté. Poincaré raconte ainsi que l’idée génératrice de ses découvertes les
plus profondes lui est toujours arrivée en deux temps : une journée de
travail passée à agiter ses pensées en tous sens, telles des « atomes
mentaux » (les « particules » bioniennes), à les combiner en
tous sens et de toutes les manières ; puis une nuit de sommeil, agitée de
rêves et d’échos du problème à résoudre, et pendant laquelle la recherche
continue « inconsciemment » ; enfin, au réveil, l’intuition du
résultat, lequel s’aperçoit toujours, dit Poincaré, d’un seul coup d’œil,
chaque terme du raisonnement venant de lui-même se placer dans le cadre qui lui
avait été préparé, et sans besoin d’aucun effort de la mémoire. Au crible
délicat du sentiment esthétique, s’ajoute donc un inconscient qui pense
les pensées conscientes de la veille et les réagence (Poincaré se choque
des idées de ses contemporains sur le « moi subliminal »,
péjorativement traité en automate, alors que son rôle dans la création
intellectuelle est éclatant). Dans cet inconscient règne donc une liberté
de réagencement pertinent inouïe. Mais qu’est-elle, sinon l’adéquation
psychique de fond entre un fonctionnement interne sans règle préconçue, guidé
par le pur plaisir des combinaisons, et la réalité externe des atomes mentaux,
lesquels sont la matière à pensée que nous rencontrons au hasard de nos
réflexions ? L’intuition au réveil et la valeur des rêves dans l’invention
sont des clichés connus. Mais c’est leur base logico-psychologique si
excellemment mise en valeur par Poincaré qui a retenu Bion, et qui lui a fait
préciser la recommandation orthodoxe d’une attention également flottante par sa
thèse selon laquelle la « rêverie » est l’état mental le plus propice
au travail de l’analyste.
Semblable rêverie est tout sauf un
abandon sensuel à sa propre pulsionnalité, ou à ses pensées saturées. C’est la
libération interne d’un pouvoir de discernement, ou d’intuition, qui laisse
jouer le filtre subtil de la surface de l’appareil psychique, dont la fonction,
je l’ai dit, est l’alpha-bétisation des pensées. Encore une fois, sans la
majeure de tous les raisonnements bioniens, la congruence minimale du principe
de plaisir et du principe de réalité, on ne saurait rien saisir de ce
processus. Il explique d’ailleurs une de ses images les plus troublantes,
source lointaine de celle des turbulences : ce sont les bizarres
« nuages » d’associations que Bion voit flotter au-dessus de son
divan. Il suffit pour en goûter le sel de se reporter encore à Science et
méthode : la clé de l’ordre introduit dans le hasard par les
turbulences, c’est en effet la théorie cinétique des gaz. Or, observe Poincaré,
qu’a fait Kelvin ? Il s’est tout simplement demandé pourquoi on ne
traiterait pas les corps de la Voie Lactée comme les molécules d’un gaz, ou les
soleils comme des atomes, et si, du même coup, les mêmes lois probabilistes de
distribution dans l’espace ne s’appliqueraient pas aux uns comme aux autres.
Voilà les nuages du hasard en train de s’ordonner, et comme le réel nous offre
de telles régularités à penser, la probabilité est grande qu’en suivant ces
régularités, seraient-elles apparentes, nous tombions à la fin sur les véritables
harmonies de l’univers. On doit donc travailler, conclut Poincaré, en laissant
nos atomes mentaux former d’eux-mêmes les bons ensembles. Le fait choisi
émergera de la plus grande liberté laissée à cette pensée inconsciente de nos
pensées, laquelle filtre pour nous le meilleur. L’intuition résulte de ce
filtrage immanent. L’écoute analytique est la perception esthétique des
« nuages » associatifs qui s’élèvent au-dessus du divan : elle
en laisse jouer l’immanence sans surtout la forcer, confiant la tâche primaire
d’alpha-bétisation des particules psychiques à un appareil perceptif plongé en
état de « rêverie ». C’est alors seulement que les rangées de la
grille plus déterminées en contenu pourront prouver leur adéquation intuitive
à la situation, et que l’interprétation tombera éventuellement juste,
touchant à propos ce qui est réellement le cas dans le transfert.
Mais si Bion a lu Science et
méthode, il ne s’est certainement pas arrêté à ces formules sur le fait
choisi et l’intuition-invention. La ressemblance est en effet criante entre le
schéma de la grille et la matrice des preuves cantoriennes sur l’infini contre
lesquelles Poincaré, dans ces mêmes pages, guerroie inlassablement. Je
conjecture que Bion a beaucoup appris de ces polémiques sur le transfini, le
discret et le continu, le formalisme des axiomes de la logique et le
constructivisme intuitionniste des preuves d’existence, qu’il a parfaitement vu
le lien étroit entre le concept d’intuition-invention et les positions
épistémologiques de Poincaré, et qu’il a enfin transposé dans sa propre
conception de l’appareil psychique les conséquences de ce que Poincaré
soutenait implicitement touchant le fonctionnement intellectuel réel des
savants.
Rendre ces remarques plus
éclairantes réclame quelques préliminaires.
Toute psychologie populaire à part,
Poincaré s’est dressé contre une forme d’intuition-invention mathématique qui
lui semblait impossible : celle qui, en premier lieu, transgresse la règle
de formation des quantités dénombrables, soit l’engendrement, entier naturel
par entier naturel, des termes de la série de l’infini arithmétique. La logique
de son temps, et Cantor plus qu’un autre, lui présentait au contraire des
raisonnement sur l’infini d’un genre nouveau, liés à l’invention du transfini, et
qui donnaient le sentiment qu’on pouvait réellement raisonner sur des infinis actuels,
dont on aurait eu l’intuition comme on a celle des quantités dénombrables.
Assurément, une question fondamentale naît touchant les pouvoirs de l’esprit,
quand Cantor explique que le cardinal de l’ensemble des entiers naturels (°א, aleph zéro) est tel, que si on lui ajoute un entier naturel si
grand soit-il, le résultat reste °א, de même si ajoute °א à °א, etc. Cela, on peut bien l’écrire,
comme un jeu de signes. Mais est-ce qu’on le pense ? Poincaré, et à
sa suite tous les intuitionnistes, feront remarquer que cet usage axiomatique
de l’infini contraste avec celui des mathématiciens inventant effectivement des
théorèmes sur des séries infinies. Inventer de telles séries et y prouver des résultats, dit
Poincaré, c’est produire de façon constructive des convergences et des limites,
non en supposant que les valeurs qu’elles dénotent existent parce qu’il n’y a
pas de contradiction dans leur définition (comme font trop facilement les
logiciens avec leur principe du tiers-exclu), mais parce qu’on engendre ces
existences positivement, par la puissance de l’intellect. Intuition, c’est
construction. Certes, Poincaré est resté en deçà de l’intuitionnisme
proprement dit, celui de Brouwer. Quand il s’est agi du continu, Poincaré a
accepté des définitions axiomatiques qui reposaient sur le tiers-exclu. En
somme, il n’a été intuitionniste que pour le discret et le dénombrable, contre
Cantor. Brouwer seul a entrepris la construction du continu intuitionniste,
autrement dit, par des actes successifs d’intuition, sans recours à une
axiomatique logique formulée en mots. Mais le renversement de perspective
propre au pré-intuitionnisme de Poincaré est néanmoins crucial, parce
qu’il prend la défense des pouvoirs créateurs de l’esprit contre des extensions
de la portée de ses pensées par le moyen conventionnel et psychiquement vide, non-expériencé,
dira Brouwer, de simples signes.
Voilà, lisant Science et méthode,
ce à quoi Bion n’a pas pu rester indifférent. Car ceci transforme du tout au
tout les enjeux de ce que pourrait être une « psychogenèse » au sens
fort : non une théorie descriptive du développement mental, mais la
restitution immanente de la façon dont s’enchaînent et se vivent les étapes de
la construction psychique, en un mot, la genèse réelle des états mentaux dans
leur dépendance hiérarchique, selon la façon dont ils acquièrent leur
consistance. Bion, à mon avis, préoccupé du début à la fin de son œuvre par la
croissance créatrice et inventive de l’appareil psychique, a parfaitement saisi
le parti que la psychanalyse devait tirer de ces polémiques sur le
fonctionnement psychique réel du mathématicien qui intuitionne-invente. Si
pareille chose est possible (sous des contraintes précises), alors c’est tout
l’appareil psychique qui doit le rendre possible : de la rangée A, du jeu
des éléments α et β, jusqu’à la rangée H, en un mot, jusqu’à la
formalisation algébrique la plus sophistiquée et la plus effective. Fini, en
tout cas, si l’on tient compte des contraintes de la pensée par intuition, le
modèle biologique, ou pseudo-biologique, de la psychogenèse kleinienne (ou du
moins l’héritage de l’intégration des stades à la Abraham). La psychogenèse
bionienne sera épistémique, elle s’alimentera non à un sein-vitalité, mais à un
sein-vérité. De plus, elle ne se souciera pas de la fonction générale de la
science, de la religion, de l’art ou de la spiritualité à l’horizon de tel
patient, comme si c’était un complément anthropologique contingent au savoir du
psychanalyste, mais à la façon constructive dont l’appareil psychique y
contribue, par des pensées et des actes réels.
C’est alors qu’on peut revenir à la
grille et observer qu’elle se prête, par structure, à la célèbre
« diagonalisation » cantorienne. Autrement dit, le graphisme que Bion
a choisi pour la grille permet de construire les éléments qui ne lui
appartiennent pas. Cela nous fait mieux comprendre, par contrecoup, l’ordre
« fini » (ou mieux, « dénombrable ») des relations qui
caractérisent le fonctionnement normal de l’appareil psychique, par opposition
à l’ordre « infini » de relations propre à l’univers de la psychose,
ordre incommensurable à ce que nous pouvons penser d’habitude. En ce
point précis, j’explore donc la fascinante suggestion de Bion selon laquelle
l’opposition du conscient et de l’inconscient devrait être repensée comme
opposition du fini à l’infini — cela même si, à ma connaissance, Bion ne parle
nulle part de la diagonalisation que j’invoque.
Une telle diagonalisation est
simple. Elle repose sur le théorème classique selon lequel il n’y a pas plus
d’éléments dans l’ensemble E que dans l’ensemble ExE. En conséquence, Cantor
lui-même s’en étonnait, il n’y a pas plus d’éléments sur un axe prolongé à
l’infini d’un quadrillage (tel que la grille de Bion), que d’éléments dans le
quadrillage infini lui-même, ou, plus troublant encore, pas davantage de points
sur le segment formant le côté d’un carré, que dans le carré construit sur ce
segment. Si on numérote les cases comme ci-dessous, on s’en aperçoit
facilement :
|
1 |
2 |
3 |
4 |
n… |
1 |
1 1,1 |
2 1,2 |
6 1,3 |
7 1,4 |
15
1,5 |
2 |
3 2,1 |
5 2,2 |
8
2,3 |
14 2,4 |
… |
3 |
4 3,1 |
9 3,2 |
13 3,3 |
… |
|
4 |
10 4,1 |
12 4,2 |
… |
|
|
5 |
11 5,1 |
… |
|
|
|
n… |
… |
|
|
|
|
La série des nombres soulignés 1,
2, 3, … parcourt exhaustivement chacune des cases de ce
quadrillage, et c’est exactement la même série d’entiers que celle 1, 2, 3, …
des axes horizontaux et verticaux. D’où il ressort qu’il y a exactement autant
d’éléments notés sous forme de paires (x, y), où x et y sont des entiers, que
d’entiers.
Mais Cantor l’a mobilisé pour
soulever une question plus redoutable, qui est de savoir si l’ensemble des
fonctions qui associent deux entiers est, lui, dénombrable (i.e.
applicable terme à terme sur la série 0, 1, 2, 3…) ? Peut-on compter une
à une les fonctions qui associent un entier à un autre ? Non. La
démonstration repose sur un tableau homologue au précédent. Imaginez ainsi une
fonction f(i) qui aurait pour image 0, puis une fonction f(i) qui aurait pour
image 1, etc. Imaginez ensuite une seconde série de fonctions f(j), puis f(k),
etc., prenant successivement pour image 0, 1, 2, 3... Les indices i, j, k…
peuvent prendre à leur tour des valeurs d’entiers de la série 0, 1, 2, 3...
fi(0) 1 |
fi(1) 2 |
fi(2) 6 |
fi(3) |
fi(4) |
… |
fj(0) 3 |
fj(1) 5 |
fj(2) |
fj(3) |
fj(4) |
|
fk(0) 4 |
fk(1) |
fk(2) |
fk(3) |
fk(4) |
|
… |
|
|
|
|
|
On a donc l’impression qu’on peut saturer le tableau,
autrement dit, compter toutes les fonctions entre deux entiers qui existent,
par le même procédé d’énumération, selon la série 1, 2, 3,
…. Eh bien, il n’en est rien. Il suffit, observe Cantor, d’imaginer une
fonction g, telle que g(n) = f(n,n) + 1 ; g(n) est bien une fonction, mais
une fonction qui, à n’importe quelle case du tableau, ajoute 1 à la valeur
calculée par la fonction déjà inscrite. On peut d’ailleurs ajouter n’importe
quel nombre, sauf 0. Résultat ? On a créé un objet qu’on ne peut pas
inscrire dans le tableau. Voilà la preuve, dit Cantor, que l’ensemble des
fonctions qui associent un entier naturel à un autre, lui, n’est pas
dénombrable.
Qu’est-ce que tout cela implique
pour la grille de Bion ? Simplement ceci : on obtient, si on la
diagonalise, la représentation de ce que n’intègre pas la
grille-appareil. Or, l’élément diagonal-type, ce sont évidemment les éléments β, c’est-à-dire ce qui toujours se produit en
excès de ce que la grille alpha-bétise ou rend pensable. Car les relations
entre éléments β sont d’un ordre
incommensurable à ce que nous pouvons filtrer et organiser dans la
grille-appareil : « Si un patient me dit que sa femme de ménage est
de mèche avec le laitier parce que l’ami du patient a laissé du blanc d’œuf
dans la salle de bain, la relation impliquée par son énoncé risque fort d’être
différente des formes de relation auxquelles je suis habitué, parce que son
énoncé représente des phénomènes qui sont reliés entre eux dans un univers
infini »[10]. Fort différente en
effet : et la différence en cause, je suggère de la rapporter à
l’incommensurabilité des relations internes spécifiques de l’indénombrable et
du dénombrable — autrement dit, comme le prolongement de l’intuitionnisme de
Poincaré, pour qui le véritable engendrement des objets mathématiques par
l’intellect du mathématicien nous fait rencontrer sur sa limite l’impensable
qu’est l’infini actuel cantorien.
Je crois même qu’on peut s’appuyer
sur ce motif intuitionniste pour caractériser sans ambages ce qui a toujours
paru fou chez Cantor : c’est que « penser l’infini
actuel », c’est, en termes psychiques, « penser actuellement
l’infini », c’est donc être Dieu. L’épistémologie de Cantor porte cette
virtualité psychotique dans son expression même, puisque Cantor a supposé que
l’argument diagonal l’autorisait, par application du tiers-exclu, à affirmer l’existence
d’ensembles infinis non-dénombrables (leur existence actuelle). Il a
donc pensé qu’il pensait ce qu’il notait, et que l’argument diagonal,
qui suffit à définir la série des nombres réels, lui donnait accès à
l’existence du continu ; il avait donc en lui une pensée infinie
objective. Quant à Hilbert, dont la solution a prévalu parce qu’elle laissait
de côté cette métaphysique, il a cru s’extraire de l’impasse de Cantor en la
réécrivant sur le mode axiomatique, en un mot, par des conventions sur des
signes (lesquelles, de plus, acceptent le principe du tiers-exclu). Or, si
pragmatique que soit la solution de Hilbert, il faut aussi voir qu’elle a vidé
de son sens épistémique profond la démarche de Cantor : son interrogation
sur les pouvoirs intuitifs du psychisme. Il a rendu du coup bizarre la démarche
intuitionniste de Brouwer, qui se moquait souverainement de la
« commodité » des axiomes, et qui tenait que l’invention
mathématique, donc la générativité des objets et des inférences, et la question
de savoir quel(s) infini(s) nous sommes effectivement capables de construire
par intuition, étaient des problèmes ultimes dont il est futile de vouloir se débarrasser
par de simples conventions. Ces conventions procurent assurément un continu
commode pour les besoins des mathématiciens. Mais ils n’éclairent en rien ce
qu’est le continu, et ils laissent inexplorée l’essence de nos pouvoirs
mentaux.
Or l’esprit de Poincaré (et son
prolongement dans l’épistémologie sublime de Brouwer) anime Bion fort au-delà
d’emprunts faciles à repérer, tels le fait choisi ou l’éloge de la rêverie. Il
commande son idée de la portée constructive de l’intuition (i.e. de sa
générativité, qui est la psychogenèse authentique), et, comme on va voir aussi,
ses spéculations les plus obscures sur la réalité ultime, « O ».
Si Bion en effet a jugé nécessaire
de forger le néologisme « to intuit » (intuiter), c’est pour
approfondir la valeur épistémique de l’identification projective.
Chez Melanie Klein, ce mécanisme est
un fantasme, et rien qu’un fantasme. Mais chez Bion, du fait de la congruence a
minima du principe de plaisir et du principe de réalité, c’est un acte
psychiquement réel. Différence décisive : lorsque une identification
projective a lieu dans le transfert, ce qui est projeté est réellement
introduit dans le psychisme de l’analyste (et non pas fantasmatiquement
introduit dans un analyste qui, en somme, n’en serait pas affecté). D’où la
valeur, chez Bion, du contre-transfert vécu. Mais il y a plus : si c’est
bien là un acte réel et non fantasmé, alors le rapport est institué au réel
lui-même, pas à un « sein » originaire, dont on ne sait pas
vraiment quelle part en lui reste attaché à sa fonction biologique, et quelle
autre se perd dans les métaphores du nourrissage de l’esprit par tout ce qui
est « bon ». Bion préfère poser que ce qui nourrit d’abord le
psychisme, c’est la vérité : « sein », chez lui, colore
affectivement et sensoriellement nos pensées, en tant qu’elles visent le réel
pour qu’y survive et s’y épanouisse l’appareil psychique. Or l’identification
projective réunit les caractéristiques traditionnelles de l’intuition :
elle est synoptique (elle capte des touts simples), sélective (elle est le
choix du fait choisi), en prise sur une profondeur (c’est un voir-dedans :
intus), c’est enfin un toucher-voir qui livre l’immédiateté sans
distance de la chose. Pensé comme acte intellectuel, l’intuit capte,
dans l’identification projective, sa pure valeur épistémique, K. L’intuit est
la « bonne rencontre » fondamentale entre réel et pensée, le point
exact où le réel se fait savoir (O→K) et où le savoir est savoir réel,
donc vérité (K→O). C’est au service de cette vérité qui seule nourrit le
psychisme qu’est l’interprétation bionienne ; son instrument unique, c’est
donc l’intuition.
Il ne faut donc pas s’étonner si
Bion utilise l’envie de Melanie Klein, mais sans son complément usuel, la
gratitude. Tout cela procède de la même épistémologisation de ce qui chez
Melanie Klein est constamment pensé en termes vitaux : de l’orientation
vers la vérité et non plus vers le sein métaphorique de la mère. S’il y a
gratitude, chez Bion, c’est au sens de la grâce, de la charis (χάρις), tel que Heidegger l’a
restituée : comme ouverture au don de l’être. La joie qui en émane est
spirituelle, ce n’est pas une excitation pulsionnelle saturante. Comme on voit,
nous foulons déjà le sol de la mystique, et cependant, nous ne faisons qu’accomplir
l’analyse conceptuelle des potentialités de la grille.
Pensez maintenant à l’analyste en
plaçant l’intuit ainsi conçu au sommet des qualités requises de son
appareil psychique. Quelles différences cela fait-il ?
J’en vois quatre.
*
Nous voici insensiblement parvenus au
fameux point de vue « mystique » de Bion, qui aurait remplacé,
croit-on, le point de vue « épistémologique ». La référence à mon
avis claire à la conceptualité intuitionniste fait le pont entre les deux, et
prouve la grande rigueur de Bion. Je suis pourtant conscient des limites du
rapprochement que je tente entre l’intuitionnisme de Poincaré, et surtout de
Brouwer, et la notion bionienne d’intuit. Ce serait le lieu de faire
valoir la « pénombre associative » des concepts, chère à Bion, à
l’abri de laquelle il laissait le champ libre à l’imagination de ses lecteurs.
Or ai-je fait autre chose que susciter une autre turbulence dans les nuages de
sa théorie ? Je l’espère du moins entraînante et suggestive.
La suavité de Bion en ses derniers
essais procède alors, si l’on veut bien m’accorder mes prémisses, de son
installation résolue à la jointure du limité et de l’illimité, dans toutes
leurs connotations psychiques et existentielles. C’est là un mouvement de
l’esprit, qui ne renie en rien l’acquis de la grille, mais se transporte au
lieu stratégique où ce que la grille permet de penser, c’est ce qui
potentiellement l’excède, c’est l’au-delà à la fois du principe de plaisir et
du principe de réalité : le réel. Si l’on est pourtant aux antipodes du
« sentiment océanique », c’est pour une raison bien simple. Penser et
vivre « without memory or desire », dit Bion, est la
précondition de l’intuit. Je traduirai ce slogan rabâché par « sans
nostalgie ni espérances ». Car la mémoire, conceptuellement, pour Bion,
c’est la pulsion conjuguée au passé ; et le désir, la pulsion conjuguée au
futur. L’intuit ne va à la rencontre du réel (et ce geste d’accueil est
la vraie psychogenèse de l’appareil psychique, sa croissance auto-inventée) que
dans le silence des pulsions. On ne trouvera donc caché dans O nulle Mère
originaire, nul narcissisme dilaté. En réalité, par une de ces boucles géniales
dont Bion a le secret, le lien à O évoque plus le « protomental » de
sa première théorie des groupes : autrement dit, ce suspens affectif où le
potentiel somatopsychique se présente à l’état nu, avant la
cristallisation dans une assomption de base qui investit les membres du groupe
d’une valeur libidinale. Cette indifférenciation est la toile de fond sur
laquelle penser la césure fondamentale qui, en liant les individus selon une
assomption de base, les individue justement, et qui les fait naître
psychiquement au monde. Or, pour Bion, cette naissance sépare le corps et
l’esprit, qui étaient (et qui restent à l’arrière-plan) confondus dans l’indifférenciation
protomentale[12]. Nous pouvons donc intuiter
les conditions de notre surgissement comme individus dans le monde : nous
devons, suggère-t-il, penser que les soins maternels n’ont été rien d’autre, en
ce qu’ils ont réussi, que le prolongement des conditions primaires de notre
individuation d’embryon et de notre irruption somatopsychique inaugurale dans
la vie du couple parental. Cette première césure, inspirée de Freud, se double
d’une seconde : avec le mariage et l’union sexuelle, l’individu se sépare
plus encore de l’espace psychique borné par les soins maternels, où la
sexualité reste infantile. Même la mort, en ce sens, contre Freud, devient
peut-être pensable : non comme anticipation affolée de la castration, mais
comme intuition ultime de la partie définie de la réalité en quoi nous
consistons, révélée par notre vie et par sa façon de croître (il y a quelque
chose ici de la « connaissance du troisième genre » selon Spinoza).
Bion, dans ces aperçus, relève d’une
antique tradition, plus souvent refoulée qu’admise officiellement, et qu’on
aurait tort de réduire à ses expressions mystico-religieuses. Toute pensée de
l’intuition est en effet un monisme, une pensée de l’Un-Tout, qui s’élance
au-delà de Dieu, comme objet de la religion, vers la « puissance »
d’où Dieu et le Tout procèdent. Bion emprunte à Tyndale le mot d’atonement (il
manquait à l’anglais un mot désignant à la fois la réconciliation avec Dieu et
le pardon des péchés, le kaper du yom kippour), mais en le
redécomposant en son étymologie, « at-one-ment », il le
laïcise ; mieux, il en fait un usage non plus transcendant, mais immanent.
L’Un n’est plus ce qu’il faut rejoindre (là-bas), c’est ce qui nous inclut
(ici). Ce détournement du terme biblique vise à nous rapprocher de
l’en-puissance parfaitement mondain et charnel du réel : autrement dit,
des ressources possibles de vérité pour la croissance psychique, contre toute
obfuscation par l’envie et l’omnipotence que masque la prétendue détresse originaire
(Hilflosgkeit). Car cette détresse, explique Bion, est un fantasme
défensif contre ce que la mère pourrait, effectivement, commettre sur son
enfant. Tant que nous avons ce rapport fantasmatique et pulsionnel au réel, il
n’est pas d’issue à l’angoisse de la détresse originaire. L’Un-Tout nous semble
uniquement dévorateur, jamais un sein-vérité. L’at-one-ment permettrait
ainsi d’intuiter notre origine réelle (somatopsychique) sans défaillir
d’effroi. C’est en cela qu’un tel état est légitimement exigible du
psychanalyste kleinien : sans lui, on ne peut qu’être englouti dans les
turbulences de la scène primitive, dont l’évocation seule déchaîne, en fait de
pensées ou d’interprétations, les fantasmes archaïques, les symptômes et les
acting-out de l’analyste imprudent. Car pour Bion aussi, la résistance est
toujours celle de l’analyste !
Bion ainsi lu n’est donc pas un
mystique, ni un irrationaliste, ni un religieux sans religion. Il y a peu de
mots pour désigner ce qu’il est, mais il en va de même, après tout, pour
Eckhart, pour le Spinoza du livre V de l’Ethique, pour le dernier
Schelling, pour Bataille, pour tant d’autres. Tous cependant sont des penseurs
de l’intuition et de la connaissance immédiate. L’ombre portée de ces choix
intellectuels et esthétiques tombe sur la psychanalyse selon Bion. Elle n’est
sans doute pas critiquement évaluable sans qu’on déplie minutieusement ce que
ces choix impliquent, ce qu’ils permettent de créer, l’inconscient qu’ils
libèrent. Mais si, comme j’ai dit, la pensée de l’expérience est
indissolublement chez Bion une expérience de la pensée (c’est cela, être
moniste), alors une autre direction de lecture se présente au lecteur.
Et c’est l’auto-fiction
biographique.
Car au terme de ce parcours, il me
semble qu’on peut facilement corriger l’impression de reniement
anti-intellectualiste du dernier Bion. Il suffit d’ouvrir le récit de sa vie et
de le rapporter à divers passages d’A Memoir of the Future. Bion n’a
nullement cherché de solution philosophique aux difficultés que je mentionne.
Il a simplement modifié profondément son écriture, entendez, son système
de notation, sa machine à attention et à investigation, bref, il a renouvelé
dans le sens d’une illimitation croissante les ressources de son appareil
psychique. Mais dans le flot joycien de ces textes assurément étranges, il se
produit deux événements. Le premier, c’est la chute du métalangage sur la
psychose. Oui, on peut l’accorder à Meltzer, il est souvent malaisé de savoir
si Bion parle de la psychose, ou du point de vue de la psychose,
dans Transformations, en tout cas. Bion avançant vers la césure
terminale inverse les termes du problème : on n’irait pas jusqu’au bout de
sa démarche si l’on ne faisait pas du discours théorique lui-même un frayage
parmi les autres, et si l’on traitait le formalisme de la grille comme un
grillage posé sur son potentiel psychique. Collages, coq-à-l’âne, absurdités à
la Lewis Caroll, citations masquées, rêves artificiels, que sais-je
encore ?, tout conspire vers l’inclusion rétrospective de la période
épistémologique dans un mouvement plus ouvert, dans un mouvement d’illimitation
de la raison et de la folie. Et si Joyce guide Bion, c’est qu’il a lui
aussi tiré les conséquences d’un monisme radical : le fleuve des mots est
le fleuve des choses. Seul nous y baigner (jamais deux fois) lave du péché de
naître. Or, c’est aussi en ce lieu qu’un second événement survient, une sorte
de doute final, une ombre tombant sur l’immense entreprise de Bion : de
quel éveil nous éveillons-nous alors ? Et qui sait si cet éveil n’est pas
encore un rêve d’éveil, un rêve se continuant par d’autres moyens ?
Un jeune homme de 19 ans, au milieu
des cadavres de la troisième bataille pour Ypres, à l’automne 1917, derrière la
carcasse de son tank embourbé, a senti, dit-il, un instant, que son âme
venait de mourir — mais que son corps était devenu comme éternel. Qui ne lui
accordera que son œuvre, indissolublement intellectuelle et psychique, lui a
rendu ce que l’atrocité de la guerre lui avait arraché ?
Pierre-Henri Castel
Références
bibliographiques
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[1] Lacan (1966 : 531-583).
[2] Bion (1977).
[3] Bion (1982) et (1985).
[4] Bion (1965/1982 : 57).
[5] Freud (1911/1998).
[6] Klein (1952).
[7] Klein (1946/1966 :274-300) et
(1930/1968 : 263-278).
[8] Bion (1992/2005: 294).
[9] Poincaré (1908/1998-1999 : 19-21).
[10] Bion (1965/1982 : 56-57).
[11] On reproche à Bion de n’avoir rien dit de la perversion, et de n’avoir fait qu’opposer psychotique et névrotique. Ce n’est pas exact : il y a une théorie de la perversion dans ses analyses du mensonge, et de la recherche du faux pour le faux ; et une autre encore dans sa théorie du fétiche. Mais la « perversion » en général est typiquement le genre de catégorie dont personne ne livre la règle explicite de formation.
[12] Voilà pourquoi, selon Bion, toute maladie, pour l’analyste, est indissolublement psychosomatique et sociale : elle porte le double stigmate de l’indifférenciation originaire et de la césure qui en a fait la maladie d’un individu pris dans un rapport au groupe (en général, la dépendance).