Bion, épistémologue

(version de travail d'un essai à paraître en post-face de la traduction des derniers articles de Bion aux éditions Ithaque)

 

« La psychanalyse […] n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science, et elle ne peut que l’attendre, l’espérer. Mais c’est un délire dont on attend qu’il porte une science. C’est un délire dont on attend qu’il devienne scientifique. On peut attendre longtemps. On peut attendre longtemps et j’ai dit pourquoi, simplement parce qu’il n’y a pas de progrès et que ce qu’on attend, ce n’est pas forcément ce qu’on recueille. C’est un délire scientifique, donc, et on attend qu’il porte une science, mais ça ne veut pas dire que jamais la pratique analytique portera cette science. » Jacques Lacan (1977/1998 : 52)

 

« How are we to bear such an assault on our mentality ? » Donald Meltzer (1978: 71)


 

            L’œuvre de Bion est encore peu appréciée en France, malgré les travaux de quelques courageux passeurs. Et cependant, dans l’essai qui va suivre, je ne vise à augmenter aucune connaissance de Bion, je ne cherche pas non plus à y renseigner aucun lecteur en mal de préface (j’écris plutôt comme en un « après coup » des derniers articles de Bion), je ne me livre non plus à aucune interprétation d’ensemble de son travail théorique et clinique. Non : je m’attelle à faire résonner quelques effets du choc, oui, du profond bouleversement psychique et intellectuel que cause la lecture de Bion chez tout analyste que préoccupe ce qu’il faut oser appeler, avec son poids de promesses et de difficultés, la cure des psychotiques — du moins, chez tout analyste prévenu par ce que Lacan, dont j’ai été d’abord instruit, envisageait sous l’intitulé prudent d’une « question préliminaire à tout traitement possible de la psychose »[1].

            C’est que les commentaires de Bion nombreux et méritants qu’on peut se procurer s’efforcent surtout, comme fascinés et écrasés par l’abstraction de sa terminologie, de fournir des illustrations concrètes de « ce que peut vouloir dire » telle ou telle de ses formules, quand ils ne s’engouffrent pas dans la voie ouverte par Bion lui-même, qui est de nous informer du retentissement qu’ont eu ses conceptions sur le commentateur lui-même. Si la légitimité psychanalytique de cette façon de faire n’est pas en cause, elle nous frustre sur un autre plan. Car elle laisse dans l’ombre une difficulté stimulante de l’œuvre de Bion, qui tient à sa consistance conceptuelle ; et même si Bion, par delà ce qu’on appelle sa période « épistémologique » (close avec la publication de Seven Servants[2]), donne le sentiment d’avoir lui-même dépassé la grille et les réflexions « mathématiques » des années 1960-1970, on ne s’interroge pas assez sur les raisons logiques de ce dépassement lui-même.

            Car il y en a, et de très profondes.

            Meltzer en a pointé certaines, tout en s’effrayant, voyez l’exergue, de la tension inouïe induite chez le lecteur par les pages de Transformations où Bion passe comme sans transition d’une étude « algébrique » des fonctions et des facteurs de la psychanalyse, en continuité avec l’élaboration de la grille et des éléments, à cette sortie vers la mystique et l’acte de foi en « O », qui semble délivrer l’analyste de toute contrainte de rationalité et verser dans l’intuition inscrutable de la réalité psychique. On sait le destin de cette perplexité (quel lecteur ne l’a pas éprouvée ?) dans la réception ultime de Bion : un des penseurs de la psychanalyse les mieux armés épistémologiquement, et des plus tranchants dans sa clinique, s’est retrouvé cautionner des thérapies humanistes ou subjectivistes informes, freudiennes par une contiguïté suspecte des références, et où l’empathie sauvage tend la main aux religions orientales en une honteuse confusion. Interdire cet avilissement n’est pas facile. Au contraire, le seul moyen paraît être de prendre encore plus radicalement au sérieux que Meltzer lui-même l’articulation bionienne entre croissance (growth) de l’appareil psychique (l’« appareil à penser les pensées »), pulsion épistémophilique, intuition (intuit), et épistémologie, donc générativité intrinsèque des concepts et des éléments de la psychanalyse, donc histoire réelle des sciences, et cela jusqu’au rapport final au réel immanent de l’expérience (O). Pareille entreprise ne désavoue pas les tentatives peut-être plus modestes, d’exemplifier cliniquement les énoncés de Bion ; pas plus, je ne récuse comme arbitraires les témoignages qu’on peut lire ici ou là de l’impact des idées bioniennes sur le parcours de tel ou tel. Mais le point décisif est celui-ci : chez Bion, penser l’expérience est, en soi, une expérience de la pensée. C’est une affirmation de principe. Elle circonscrit le champ de ce qui est authentiquement psychanalytique. Il est donc crucial d’indiquer au moins une voie sur laquelle il n’y a pas deux Bion, mais un seul : un Bion épistémologue, et un Bion qui, pour des raisons à élucider dans son épistémologie même, délaisse la grille et pense la « césure », la « turbulence », ou les imperceptibles vestiges de notre vie d’avant-naître.

            Une contre-épreuve capitale de toute hypothèse de continuité entre les deux Bion sera de rendre compte du rapport joycien au langage et à l’écriture autobiographique et fictionnelle qui est comme la doublure ininterrompue de son travail savant, dans ces années de transition. Car c’est un des points brûlants d’incompréhension qui affecte l’œuvre de Bion : lequel, non seulement, serait sorti de la rationalité freudienne et kleinienne en versant dans le mysticisme, mais en serait sorti en s’abîmant dans une irrationalité débridée, dans un style extravagant de communication de soi, bref, dans un usage fou, disons-le comme beaucoup le pensent, du langage comme de l’auto-présentation psychanalytique (pour démarquer cet aspect de Bion de son modèle supposé, la Selbstdastellung de Freud, si policée, si raisonnable). Je n’ai bien sûr pas plus qu’un autre la clé pour déchiffrer le détail ou même le schéma directeur d’A Memoir for the Future, et encore moins de l’autobiographie posthume[3]. Du moins je crois pouvoir montrer que ce qui éclate littérairement dans ces textes n’est rien que ce qui s’était rassemblé conceptuellement puis comprimé à l’extrême dans les écrits de la période épistémologique. Ce qu’on peut donc trouver fou ou extravagant à cet égard n’est qu’ignorance de la rigoureuse logique qui régit la croissance de l’appareil bionien à penser les pensées. Voilà pourquoi l’exergue de cet essai rend hommage, à sa façon, à une tension inouïe, et propre, dans le champ de notre culture, à la psychanalyse : celle entre les matériaux de l’inconscient dans leur sauvagerie pulsionnelle, dans l’illimitation exubérante et immaîtrisable de leurs relations mutuelles (le délire), et ce que l’esprit humain, au contraire, crée de plus normé, de plus utile socialement, de plus efficace intellectuellement (la science). Si la psychanalyse ainsi est une science, peut-être la science du psychisme, c’est parce que, en toute hypothèse, elle rendrait non seulement raison de la folie (en expliquant ses causes, son inéluctabilité peut-être, en des circonstances déterminées), mais plus encore, parce qu’elle serait raison rendue à la folie, à cette sorte de folie qui cerne la raison non comme un abyme, mais comme la terre moelleuse enveloppe les racines.

Que la langue de la psychanalyse, spécialement la langue kleinienne, qui « explique » les fantasmes par d’autres fantasmes, plus archaïques, et qui traite jeux d’enfant, mythes, et rêves comme des opérateurs producteurs de sens et de métamorphose psychique, que cette langue-là ait en même temps une grammaire, une logique, et qu’elle ambitionne de devenir un système déductif des manifestations de l’inconscient, c’est déjà en soi une provocation contre le bon sens. Or Bion franchit un pas de plus : il conjecture que la scientificité elle-même n’est rien d’autre qu’un rejeton de cette activité inconsciente, fantasmatique, illimitée et sauvage, et que le psychanalyste est chez lui dans les productions psychiques du savant, seraient-ce celles du géomètre, comme il l’est dans les états spirituels des hommes de foi ou dans les élans de la création artistique. Il l’est avec ce que le scientifique rejette comme délirant : avec ses mythes (l’Œdipe, au premier chef), ses fantasmes, ses rêves et ses mécanismes psychiques archaïques (identification projective, déni, idéalisation). Du coup, c’est le théorème de Pythagore, la conjecture cosmologique, le principe biologique grandiose, qui sont intégrés à la croissance du psychisme, puis à l’histoire du groupe humain s’équipant d’un appareil à penser les pensées plus vaste et plus puissant.

Il n’a donc pas suffi à Bion que la psychanalyse soit un « délire scientifique ». Il est allé bien plus loin qu’affirmer, à la façon du relativisme chic, que la science n’est qu’un délire parmi les autres (sauf qu’il marche, qu’il peut transformer la réalité). Bion s’est installé à la jointure fuyante où l’illimitation propre à la vie inconsciente rencontre la limite, la détermination, le concept, où la langue joycienne est l’horizon inattendu de la Begriffschift de Frege, où la rigueur néo-positiviste de Braithwaite, donnant le coup de grâce à l’explication causale traditionnelle, éclaire par contact la causalité délirante du monde schréberien. Et voilà ce que les derniers articles de Bion nous livrent : que ce contact du fini et de l’infini, du circonscrit et de l’illimité, du rationnel et du délirant, de la santé psychique et de la folie, on n’y parvient pas autrement qu’en s’exposant aux limites de son propre fonctionnement mental, et peut-être aussi physique (comme lorsque Bion suggère que nous devrions tenir compte dans la cure de ce qui nous est arrivé dans les premiers temps, embryonnaires, de notre progressive détermination d’individu, avant notre naissance, donc). Le texte bionien lui-même porte les traces de cet effort étrange, qui déplace de fond en comble les enjeux freudiens et kleiniens traditionnels de l’opposition conscient/inconscient. Je soutiendrai en effet qu’il n’abjure rien, en la remplaçant par fini/infini, de ce qui a été acquis « épistémologiquement » avec la grille. Voilà la formule exacte de Bion : « Le facteur distinctif que je souhaite introduire ne passe pas entre conscient et inconscient, mais entre fini et infini »[4].

Saisir au juste ce que Bion veut dire par là est extrêmement difficile. Le lecteur jugera, à la lecture de la deuxième partie de cet essai, de la plausibilité de ce que j’en comprends.

Mais une chose est sûre. Bion, déplaçant ainsi les enjeux de la psychanalyse classique, se transporte aux limites que la grille l’avait aidé à circonscrire, autrement dit, là où quelque chose d’autre pouvait être autrement pensé et dit. Or, comme la grille reste, à l’arrière-plan de ses derniers essais, un dispositif de notation pour ce qui est authentiquement psychanalytique dans toute situation thérapeutique, comme tout jugement sur l’existence, comme elle demeure en outre l’abstraction rigoureuse, élevée à la puissance de la combinatoire, des « cogitations » intimes, des lectures cliniques, des choix théoriques, des rêves, des souvenirs de cures de Bion, il était parfaitement normal que l’ultime expansion de l’appareil psychique de Bion lui-même en abandonne jusqu’à la forme. Comme si Bion avait « digéré » pleinement cet appareil digestif, à quoi il compare sans cesse l’appareil psychique, et que, désormais affranchi de la contrainte que lui imposait cet appareil en tant qu’appareil, il soit allé plus directement aux ressources intuitives de sa pensée, soit à ce qui la nourrit de façon immanente, et, pour ainsi dire, sans intermédiaire.

            C’est pourquoi la transition de la période épistémologique à la dernière phase de ses réflexions semble s’être passée sans douleur. Bion, recommandant de noter régulièrement ce avec quoi on pense (bribes de rêves, phrases frappantes d’un patient, extraits recopiés des textes fondateurs auxquels on ne cesse de revenir, poèmes qui touchent, etc.), disait qu’un tel procédé permet à l’analyste de voir sous ses propres yeux ses pensées se périmer, d’autres venir au premier plan, d’autres encore apparaître, et toute sa machine mentale se transformer, pas tellement dans ses produits (notre moi a pour fonction d’entretenir l’illusion vitale que nous pensons toujours la même chose, ou presque), mais dans ses rouages réels. Et puis voilà : un jour, la grille n’est plus nécessaire, elle est laissée derrière. Au même moment, Bion libère son écriture, la théorique comme la plus intime, l’autobiographique et la fictionnelle, de sa propension à jouer combinatoirement : à la grille se substitue la tresse, voire l’écheveau, à l’ambition constructiviste, et même finitiste, si sérielle et si sérieuse, se substitue l’ouverture intuitive à l’Un-Tout (O), la prolifération des aperçus et l’ironie de leurs mises en scènes, au tâtonnement pas à pas, d’une case de la grille à sa voisine directe, le coq-à-l’âne tous azimuts. Bion aurait-il donc inventé, pour finir, une hypergrille aux dimensions infinies ? A-t-il plutôt renoncé à filtrer sa propre expérience, le fouillis bruissant de ses pensées et de ses émotions (celles de l’enfance si triste, de la guerre, traumatisante, des deuils de la vie) dans un tamis artificiel ? A-t-il lâché, l’angoisse traversée, une béquille mentale vaine ? Dans l’indécidable réponse à ces questions, il se cache désormais en compagnie de Lewis Carroll, qui pensait, lui, qu’on aurait dû apprendre les petites filles aux mathématiques — ce qui est sûrement plus fructueux que l’inverse.

            Je me propose donc trois choses. La première, c’est de reconsidérer les enjeux de la grille, si elle doit finalement laisser place à cela : l’apparente inversion systématique de toutes les valeurs de l’épistémologie bionienne, de son formalisme comme de sa visée synthétique freudo-kleinienne. Que veut dire, en somme, substituer fini/infini à conscient/inconscient ? La seconde, c’est de prendre au sérieux l’épistémologie de Bion en la lisant comme une version psychanalytique de l’intuitionnisme — ce mouvement intellectuel dont Poincaré, la référence constante de Bion, est un précurseur, et qui, à mon sens, permet de saisir à quelle sorte d’infini, l’infini « potentiel », pensait Bion, et pourquoi. La troisième, c’est de suivre Bion, précisément en suivant le fil de son usage scientifique-délirant de l’« intuitionnisme », dans son dépassement de la grille : le caractère radicalement potentiel de l’infini qu’il conçoit le conduit en effet à une famille de paradoxes bien connus en théologie mystique, mais dont il a une lecture à la fois spirituelle et non-religieuse — car tournée vers l’immanence du réel. Le pari de ce parcours, c’est de prouver que Bion n’est absolument pas un éclectique ni un artiste du rapprochement éclairant : car ce qui manque aux commentaires usuels, c’est au contraire le point de vue (vertex) d’où tout s’ordonne, et la conception bionienne de l’intuition, avec ses sources historiques et sa dynamique conceptuelle est, à mon avis, un tel point de vue. A la fin, je poserai donc, à titre d’introduction à la relecture (seul mérite qu’une postface puisse espérer !) quelques questions sur les essais de ce recueil : comment y lire autre chose qu’un appel empathique au saut dans l’informe, niant toute exigence de raison, bref, une forme post-moderne de « sentiment océanique », mais qui déborderait la psychanalyse du dedans ?

 

*

 

            La prémisse essentielle de tout ce qui suit pourrait se formuler ainsi : la grille n’est pas un modèle théorique synthétique de l’épistémologie bionienne, ni rien qu’on doive ou puisse vérifier a posteriori en la confrontant à l’expérience clinique ; la grille est la transcription du jeu interne de l’appareil psychique, de son fonctionnement propre et de ses éléments exclusifs, et, en ce sens, elle authentifie a priori comme psychanalytiques tant les phénomènes que les processus qu’elle indexe, et dont elle détermine de façon constructive les relations mutuelles (i.e. leur ordre réel d’apparition, les hiérarchies fonctionnelles qu’il régit, etc.). La grille, ainsi entendue, est l’« appareil à penser psychanalytiquement les pensées ». C’est pour cette raison substantielle qu’elle peut servir, ensuite, d’aide-mémoire dans la notation d’une séance, de jeu à vide pour augmenter sa maîtrise de l’articulation des concepts psychanalytiques, de grille de déchiffrement des textes théoriques ou des cas des collègues, de base d’extrapolation pour son auto-analyse, etc. En tout état de cause, elle résulte d’un enregistrement rigoureux de la façon dont Bion, un moment, a jugé qu’il fonctionnait psychiquement comme analyste. C’est donc tout autant un outil théorique qu’un produit psychanalytique intimement autobiographique, la forme d’un devenir-psychanalyste tel qu’il se vit, se pense, et se note abstraitement. Une suite extrêmement déplaisante pour beaucoup de cette façon de voir les choses, c’est qu’une cure, à prendre les choses à la Bion, pourrait alors très bien impliquer structurellement un moment de réflexion auto-théorisante, certainement pas comme un court-circuit ou une voie détournée de résistance, mais parce qu’au contraire elle ouvrirait la possibilité d’une générativité au savoir singulier acquis par la cure. L’appareil à penser psychanalytiquement les pensées ne se résume pas à l’intelligence affective du poids de l’Œdipe dans le transfert. Il libère au-delà des potentialités psychiques qui situent l’individu analysé autrement, sur le plan spirituel face à la religion, sur le plan de la sensibilité esthétique devant l’art, et, toujours en direction d’une plus grande intégration-abstraction du symbolisme, sur le plan rationnel devant la science. La réalité psychique de la croissance de l’appareil à penser les pensées s’exprimerait alors dans la production de pensées nouvelles et pertinentes, dont les sources et les voies seraient lisibles au cœur des processus inconscients mis au jour par la cure. Et je ne parle pas d’opinions sur la religion, la morale, les arts et les sciences. Je parle d’idées efficaces, causes de mutations dans ces mêmes registres : autrement dit, de contributions positives à ce groupe de travail (working group) en devenir qu’est l’humanité générique.           

 

 

hypothèses

de définition 1

Ψ 2

Notation 3

Attention 4

Investiga-

tion 5

Action 6

… n

A

éléments β

A1

A2

 

 

 

A6

 

B

éléments α

B1

B2

B3

B4

B5

B6

… Bn

C pensées du rêve,

rêve, mythe

C1

C2

C3

C4

C5

C6

… Cn

D

pré-conception

D1

D2

D3

D4

D5

D6

… Dn

E conception

E1

E2

E3

E4

E5

E6

… En

F concept

F1

F2

F3

F4

F5

F6

… Fn

G

système déductif

 

G2

 

 

 

 

 

H

calcul algébrique

 

 

 

 

 

 

 

 

Or il suffit, pour étayer mon postulat d’identification pratique de l’appareil psychique à la grille, de se reporter aux recommandations de Bion : observez ses rares références à Freud et Melanie Klein, pensez-les comme choisies, et traitez-les exactement comme Bion préconise, à la façon de rouages intellectuels dont on infère l’importance psychique à l’usage qu’on en a constamment — en somme, non comme des « pensées pensées », mais comme des « pensées pensantes », qui servent à penser psychanalytiquement les pensées, et qui ont la particularité de pouvoir se ranger dans un ordre (voire de se numéroter), de s’impliquer en formant des arbres, et, en tout cela, de se prêter à l’idéographie. Or, parmi les rares références de Bion à Freud, les Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique[5] ont un statut à part. Freud y liste les étapes de la genèse du psychisme à partir des postulats méthodologiques de la psychanalyse, avec, au premier rang, le conflit du principe de plaisir et du principe de réalité. Freud distingue huit moments dans cette extraordinaire construction métapsychologique : 1. la naissance de l’attention, sous la pression du principe de réalité, avec ses corrélats, la notation et l’investigation ; 2. la délimitation d’un reste du principe de plaisir, intraitable et clivé (c’est la comparaison fameuse de l’inconscient au « parc naturel » du Yellowstone) ; 3. s’en déduit le développement en deux temps de la sexualité (infantile et pubertaire), donc du symptôme, à travers le mythe d’Œdipe ; 4. Freud se pose alors la question du dosage des égards dus aux contraintes de la réalité en rapport avec les sollicitations du plaisir, et il oppose la religion et la science ; 5. s’en infèrent les principes de l’éducation ; 6. l’art apparaît comme une réconciliation spéciale des deux principes ; 7. puis Freud historicise radicalement le jugement qu’on doit porter sur les névroses, en les référant aux pensées disponibles à une époque donnée en morale, dans la religion, dans la science et les arts, car ce sont là les pensées dont dispose d’emblée chaque individu pour agir, et qui guident son action ; 8. les Formulations s’achèvent sur une allusion au rêve du patient dont le père « ne savait pas qu’il était mort », moyen que Freud choisit pour soulever la question de notre accès à un principe de plaisir qui n’existe, en somme, que pour être radicalement combattu et nié : c’est dans les trous de la vie psychique que nous en restituons l’efficace, en comprenant « qu’il était mort … selon le vœu du rêveur ».

            Les Formulations, on le voit, constituent un précis de la métapsychologie freudienne, articulant ses facettes psychogénétiques, cliniques et anthropologiques en en faisant percevoir, comme nulle part ailleurs dans l’œuvre de Freud, l’interdépendance.

            L’ironie des derniers mots est à méditer : « Je veux pourtant espérer que les lecteurs bienveillants ne manqueront pas de saisir où commence, dans ce travail aussi, la domination du principe de réalité ». Freud avoue ici plus qu’ailleurs que la théorie psychanalytique ne peut pas se soustraire à la portée de ce qu’elle décrit, et qu’elle est une pensée engendrée sur les mêmes principes que les autres. Il faut donc souligner avec force qu’en psychanalyse, on ne peut pas épurer la théorie du fantasme du fantasme épistémophile de théorisation. Ce serait un projet d’objectivation psychologique hors-sujet : la théorie, soit ce qui, du réel, a été rendu pensable, n’est que ce que l’appareil psychique peut penser hic et nunc en fonction des contraintes internes du principe de plaisir, et des moyens et des contraintes externes que sont les pensées en circulation (morale, scientifique, esthétique, etc.), autrement dit, des pensées déjà pensées par le groupe, et qu’il appartient à chacun de rendre pensantes. Tout « modèle » du psychisme trahit donc quel genre de psychisme on se souhaite, et c’est seulement sous cet axiome qu’on peut créditer une théorie psychanalytique du pouvoir d’analyser non seulement le désir qu’elle objective, mais aussi le désir du psychanalyste qui la porte, et donc enfin, dans le transfert, le désir du patient qu’elle se procure, par là même, les moyens de supporter.

            Voilà donc le texte que Bion soumet à une décomposition tout bonnement frégéenne (celle mise en œuvre dans la Begriffschrift et les Grundlagen der Arithmetik).

            Car Freud, dans les Formulations, recroise à l’évidence deux séries de déterminations, sans prendre le soin de les démêler analytiquement (au sens de la distinction des concepts). La première, c’est la série des mécanismes de l’appareil psychique liés à sa fonction d’adaptation à la réalité par l’action : la notation-enregistrement, l’attention exigée par le monde extérieur, les frayages subis en quoi elle consiste, puis le parcours actif dans l’autre sens de ces mêmes frayages, vers l’extérieur, à des fins d’investigation, et enfin, l’action correcte rendue possible par ces préparatifs. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette conception de la pensée-tournée-vers-l’action la dette de Freud à l’égard du pragmatisme de James, les Formulations s’ouvrant d’ailleurs sur le problème de savoir si l’on peut mieux faire en psychopathologie que ce que proposait Janet avec sa « fonction du réel ».

            On se demande souvent à quoi pouvait penser Bion avec les colonnes au-delà de 7. Je ne crois pas du tout qu’il y ait là une énigme. Ses recherches sur les groupes ont parfaitement indiqué les possibilités d’action véritablement collectives, et la possibilité, notamment, que les individus d’un groupe efficace, le groupe « de travail », comme dit Bion, co-agissent en se divisant le travail de l’appareil psychique. Si le sens général du développement de cet axe est bien celui d’une augmentation de la puissance abstraite de contenir des contenus psychiques en préservant par un raffinement croissant les limites effectives de l’appareil psychique (i.e. la « barrière de contact », qui est une frontière, autrement dit non pas un rempart, mais un lieu de passage de plus en plus structuré), alors il est logique que le contenant ultime de la pensée soit le groupe humain co-agissant, dont le langage partagé, ainsi que les représentations symboliques communes, sont toutes au service de la meilleure adaptation de ses membres. Le premier axe déduit par Bion des Formulations est ainsi vectorisé par la fonction contenant/contenu (♀♂) : il indique, en fait, de la notation à l’action, les moyens psychiques de notre appareil de pensée pour se rapporter à des contenus sous la contrainte du principe de réalité.

            Le second axe, régissant l’ordre successif des rangées, capte l’autre dimension cruciale de la métapsychologie des Formulations : la croissance en qualité et en densité psychique des contenus soumis aux opérations de l’axe horizontal. Cette intégration-symbolisation obéit à la seconde opération kleinienne bien connue, non plus la dialectique formelle contenu/contenant, mais la dialectique qualitative schizoparanoïde/dépressif (Sp→D). L’originalité de Bion aura ainsi été d’articuler positions kleiniennes et stades freudiens (au sens de la psychogenèse de l’appareil psychique) en les recroisant systématiquement. C’est pourquoi la grille est bien une synthèse freudo-kleinienne, mais qui, de par son statut original de synthèse psychiquement vécue, approfondit et déplace toute la signification des conceptions synthétisées.

            Ce qu’il y a de frégéen dans l’opération apparaît dès lors en pleine lumière. Frege avait montré qu’un nombre ne peut pas être un nombre de choses, mais qu’il n’y a de propriété de nombre attribuable qu’à un concept de chose. Selon l’exemple classique, « 4 » ne s’attribue pas à l’objet-cheval, ruant et hennissant, mais au concept « cheval du carrosse de l’empereur ». Si l’on ne distingue pas, malgré la forme verbale de surface qui les écrase l’un sur l’autre, le niveau des concepts et celui des objets de leur extension, on ne rendra jamais compte des propriétés du nombre ; en particulier, on ne sera jamais capable de comprendre la générativité arithmétique. Bion, à son tour, se propose d’exhiber l’articulation en niveaux emboîtés requise par la conceptualité psychanalytique : les « éléments » de la psychanalyse, même s’ils se présentent de façon compacte dans notre compréhension commune (l’Œdipe, la représentation déniée, l’interprétation par nomination, etc.), comme dans la formule « les quatre chevaux du carrosse de l’empereur », n’ont de véritable pouvoir conceptuel, ou de sens psychanalytique, que s’ils se laissent décomposer sur les deux axes de la grille et sur ceux-là exclusivement, soit en fonction de leur capacité psychique de contenance (♀♂) et de leur degré d’intégration-symbolisation (Sp→D). Ainsi analysés (et c’est là un tour frégéen), ces concepts révèlent à la fois leur ordonnancement hiérarchique systématique et leur générativité propre. Evidemment, la générativité n’est plus ici celle de la succession des entiers, mais celle des états psychiques engendrés au cours de la formation de l’appareil psychique. Comme je lis Bion, et mutatis mutandis, il ne serait donc pas absurde de mettre en parallèle forme/contenu, concept/objet, et ♀♂ /Sp→D. Du coup, ne sont bien définis, et ne sont des objets légitimes de la psychanalyse que les termes strictement engendrés aux intersections de la grille. On ne travaillerait plus du tout sur un rêve ou un déni, sur une conception religieuse du patient ou sur la façon dont une certaine réaction affective constitue un acting-out (ce serait là le niveau empirique et pratique de la clinique psychanalytique, sa forme pré-scientifique), mais sur des cases logiquement et psychiquement liées à leur voisinage, et accessibles selon des chemins contraints.

            La métapsychologie de Bion devient ainsi normative en même temps que déductive. Car l’authenticité psychanalytique est définie a priori (selon ses deux axes freudo-kleiniens), tandis que la direction de la cure ne dépend plus que d’un seul et unique facteur : la croissance (growth) de l’appareil psychique, laquelle se mesure sur la grille par un approfondissement qualitatif des contenus et par l’augmentation conjointe des capacités à contenir de l’appareil à penser.

            On devine alors en quel sens prendre le titre du collectif de rupture édité par Melanie Klein en 1952 : Developments in Psychoanalysis[6]. De tels développements sont tout sauf des appendices dispensables. Ils procèdent d’une volonté d’extension réglée des fondements de la psychanalyse. Dans le mot d’extension, il faut lire le concept méthodologique et logique : une couverture plus vaste des phénomènes, et une règle plus précise pour déterminer lesquels tombent ou pas sous le concept. Or, bien plus, ces développements créent des analystes nouveaux, équipés psychiquement pour des aventures cliniques dont on comprend facilement qu’elles aient pu fasciner et effrayer la première génération freudienne. Mais je dirais que la sobriété de la grille consiste avant tout dans le fait qu’elle ne forge pas de nouveaux termes psychanalytiques ; elle articule plus exactement ceux qui existaient déjà. Les articulant mieux, elle illumine toutefois des contraintes cachées. Corrélativement, elle laisse la clinique en l’état, au moins dans un premier temps ; elle permet juste d’apprendre davantage de ce qui, peut-être, a été rassemblé, examiné et communiqué en fonction d’assomptions théoriques extrêmement différentes. Bion, qui s’inscrit dans l’effort post-kleinien de développement-extension de la psychanalyse, montre ainsi en acte ce qu’est travailler en psychanalyste. C’est recevoir l’impression, l’enregistrer, investiguer dans la direction de ce à quoi on a été rendu attentif, et finalement, se transformer au contact de la pensée qu’on lit (pensée du psychanalyste, mais aussi bien celle du patient qu’il a pris pour sujet), agir juste, enfin — et ce faisant, se donner les moyens de communiquer-transférer à d’autres les leçons du transfert éprouvé au contact de ses propres patients.

            Voyez ainsi le sort (homologue au traitement des Formulations de Freud) que la grille fait aux essais de Melanie Klein constamment cités par Bion, « Sur quelques mécanismes schizoïdes », et « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi »[7]. Ils sont eux aussi assimilés à la grille, dont ils fournissent, je l’ai dit, les axes horizontal et vertical (j’en laisse la preuve en exercice, comme on dit en logique), mais dont ils déterminent, plus subtilement, l’usage instrumental. On se tromperait même du tout au tout en traitant ces axes comme des principes régulateurs supérieurs ou des mécanismes psychiques plus généraux que la notation ou l’attention. Non, ce sont des directions pratiques en vue de la croissance de l’appareil psychique, les vecteurs constitutifs de l’espace mental défini par le transfert-contre-transfert. Imaginez donc la grille non comme un graphisme qui fige votre expérience, mais comme un geste accueillant de votre esprit, qui toujours ouvre quelque chose (association, rêve, symptôme) sur autre chose (la scène primitive), à quelqu’un (le patient) et pour quelqu’un d’autre (l’imago = x qui régit l’identification projective dans le transfert). Tant l’identification projective (sur l’axe ♀♂) que la position dépressive (sur l’axe Sp→D), dans leur dialectique mutuelle, confèrent donc à l’ensemble des éléments de la grille leur sens radicalement intentionnel.

            Car la grille-appareil n’est absolument pas une entité objectivable par une psychologie d’observation (en troisième personne). L’appareil psychique n’est pas l’appareil perceptif, qui, en théorie, pourrait exister seul, quand bien même il n’y aurait pas un seul autre être humain vivant. Dans « appareil psychique », il faut entendre, avec Bion, le moyen de s’appareiller à autrui (dans le groupe, et donc dans le transfert, qui est un groupe-à-deux). La grille-appareil n’émerge que d’un processus dialogique (en deuxième personne), en fonction des attentes et des suppositions mutuelles des individus qui s’appareillent, dont le prototype individuel reste, chez Bion, la dyade kleinienne mère/enfant. Bion ne fait ainsi aucune différence, dans la grille, entre ce qui est progressivement élaboré comme moyens et contenus de pensée in abstracto, en vue d’une epistemology (au sens anglais de la « théorie de la connaissance »), et ce que la grille permet d’entendre de ce qu’un patient énonce pour son analyste. Bien au contraire, ce sont les matériaux mis au jour sous transfert qui définissent le mieux les cases de la grille.

            Bion, de ce point de vue, résout une tension bien connue de la théorie freudienne : celle entre ses concepts d’origine neurologique (obtenus spéculativement et sans recours au transfert) et ses concepts d’origine clinique (conquis par l’expérience du transfert et valides uniquement en son sein). Chez Freud, en effet, le jeu primaire des inscriptions (des signes de perception : Wahrnehmungszeichen) s’offre à une trans-scription de systèmes en systèmes mnésiques (inconscients), d’où les contenus ne ressurgissent dans la conscience qu’après avoir été associés aux signes verbaux dans le pré-conscient. Cette transcription de la notation originaire (Merkmal) entraîne la dérive « métaphorique » des contenus, leur re-traduction de couches en couches dans l’appareil psychique. Elle permet alors au clinicien de déchiffrer la régression masquée dans le symbolisme du symptôme. Mais Bion délinéarise ce processus : la transcription-retraduction s’étale désormais sur deux axes. Voilà pourquoi il n’existe pas sur l’axe ♀♂ de mécanisme autonome de réécriture déplaçant le sens des notations primaires. La dispersion sémantique des contenus, et, inversement, leur symbolisation croissante, se lit sur l’axe Sp→D. En somme, le passage de la série freudienne au tableau bionien à double entrée dissout l’antinomie de la neurologie des traces et des transcriptions et de l’herméneutique des contenus de sens.

            La grille-appareil est, j’insiste, relationnelle : désormais, tout ce qui évoquait encore une neurologie fictionnelle est intégralement reversé au compte de l’appareillage de mon psychisme à celui d’autrui. Et Bion a manifestement conçu la grille comme le relevé clinique de ce que certains transferts (psychotiques) avaient sollicité chez lui — l’appel à ce qu’il offre à ces patients une prothèse mentale, susceptible d’opérations pour eux impossibles, et à quoi ils s’appareillaient pour survivre. Le prototype en est la façon dont un nourrisson projette son angoisse dans sa mère, et attend d’elle qu’elle la digère, puis la lui restitue, transformée en un aliment psychique tolérable. Car la valeur des éléments de la psychanalyse pour la croissance, on n’en prend conscience que dans la confrontation assidue au transfert psychotique.

            Ce primat du transfert, comme cadre d’intelligibilité des concepts de la psychanalyse, voilà la vraie rupture de Bion avec le lien maintenu par Freud, dans les Formulations, avec ses spéculations de jeunesse, et qui subsistait dans le lexique neurologique des frayages. Or c’est un acquis kleinien. Ce n’est cependant ni un emprunt, ni un détournement. C’est, je suppose, l’intégration-symbolisation par Bion du cadre de sa propre cure. Cette forme riche d’identification projective a couronné en effet son transfert sur Melanie Klein, sur le mode de le résoudre, puisque sa théorie, d’abord rencontrée comme une pensée « à penser », comme une théorie à assimiler (et Dieu sait dans quelle ambiance conflictuelle et sectaire, à Londres dans les années 1940 !) est devenue, dans l’acte d’inventer la grille, pensée « pensante », au service d’un rapport autonome à l’expérience. Je conjecture en effet que la construction de la grille annonce ce thème bionien salutaire, selon lequel l’essentiel n’est pas du tout, comme on nous en rebat les oreilles, la transmission de la psychanalyse, mais sa transformation par la construction d’un nouvel appareil à penser psychanalytiquement les pensées.

            C’est à ce titre, en effet, que Bion peut légitimement prétendre s’être « fait un nom » dans l’histoire de la psychanalyse.

            Car l’appareil psychique tel qu’il l’a conçu, ne peut s’indexer que sur un nom propre. Il est unique, et meurt avec celui dont il a exprimé les fonctions psychiques. La singularité de ce fonctionnement, dit en effet Bion, il faut la concevoir dans le lien intrinsèque d’un appareil à un nom propre, tout comme le mot anglais pour contrepet (spoonerism) renvoie à Spooner, qui, dit-on, en produisait sans cesse. A chaque individu, donc, son appareil psychique : une cure, c’est ce qui met au jour ce qu’est pour X de X-er, en sorte que, non seulement il puisse, si j’ose dire, découvrir de quel trait spécifique il « signe ses actes » (en répond en adulte, en son nom propre), mais que cette fonction-là, X-er, découvre aussi à autrui des potentialités inédites, et pourquoi pas inouïes de son appareil psychique. Or nous ne faisons rien d’autre en étudiant les mystiques ou en admirant certains artistes : c’est leur expérience singulière qui nous affecte, tandis que nous avons accès par leur intermédiaire à des fonctions psychiques originales, à un rapport à Dieu « à la Eckhart », à une perception de la chevelure féminine « à la Vinci », qu’on n’aurait pu déduire d’aucune règle préalable. L’appliquant réflexivement à Bion, on devrait alors soutenir qu’il y a désormais, dans la vie psychique et dans nos manières de nous appareiller à autrui, des façons réglées de « bioniser ». C’est là une altération réelle de notre appareil à penser, pas une banale variation de points de vue, à quoi se résumerait une « psychanalyse bionienne ».

            Ce n’est pas tout. Cela fait aussi une grande différence pour les patients psychotiques.

            On a remarqué, en effet, que la notion bionienne de croissance dépasse de beaucoup la notion traditionnelle de psychogenèse (et les critiques qu’on a pu lui faire, en visant sa teneur normative, dont l’idéalisation latente de l’amour génital). La psychogenèse a un telos simple, le devenir-adulte, entendu comme le développement achevé de la sexualité. Mais quel serait le telos de la croissance ? Ce ne peut être que le telos que l’individu qui croît psychiquement devient capable de se donner à lui-même ; il est entièrement dégagé des fins normatives (biologiques ou éducatives) qui s’imposent au développement. Toutefois, chez Bion, la post-éducation freudienne n’est plus le supplément contingent de la psychogenèse. Au contraire, dès le moment où c’est la logique de la croissance qui domine l’appareil psychique, c’est tout le système des stades freudiens et kleiniens qui change de sens (Bion est d’ailleurs économe de la terminologie de l’oral, de l’anal, du génital), ainsi que l’idée orthodoxe selon laquelle une fixation ou un déficit à un des stades explique la névrose ou la psychose. Si croître est le but ouvert de l’appareil psychique, la psychose apparaît désormais comme l’incapacité à se donner un tel but, ce qui n’est rien d’autre que l’incapacité à s’équiper d’un appareil à penser.

            On doit donc, pour concevoir de novo la psychose, imaginer une anti-grille. Ses axes exprimeraient en ordonnées négatives l’échec à noter-enregistrer les stimulations (le « bord » de l’appareil psychique est comme crevé), et, en abscisse, la ruine sous les coups de l’envie de tout contenu sensé, l’identification projective expulsant ce que l’esprit ne peut pas contenir. Cette façon de voir, c’est clair, rend mieux compte des faits positifs de la psychose que les spéculations habituelles, lesquelles, au mieux, ne captent que ce qui échoue à produire des symptômes névrotiques. Oui, l’analité paranoïaque ou l’oralité schizophrénique existent, mais l’essentiel est de saisir comment elles sont mises transférentiellement en batterie dans la cure. Cela, seules la grille et son anti-grille y donnent accès, en ramenant l’attention du clinicien sur les inversions de valeurs que subissent les éléments en jeu. C’est donc dans et par le transfert et son jeu projectif-introjectif qu’il y a possibilité, parfois, de se rapporter au fonctionnement du psychosé. On devrait plutôt dire à son anti-fonctionnement, autrement dit, à l’expulsion projective du fonctionnement lui-même de son appareil psychique, lequel est mis en pièces puis jeté au-dehors dans le monde, d’où il se met à penser et à parler hallucinatoirement au psychotique de ce qu’il a de plus intime, tel un surmoi encapsulé dans le regard persécutif des passants ou dans les voix qui jaillissent du téléviseur. Car tel est le monde du psychotique : encombré du mobilier des rêves, mais sans le rêve.

            La conclusion est aisée à tirer. Elle porte généralement sur le concept de guérison chez Bion : la cure n’est pas une réparation des dommages psychiques (« réparation » est d’ailleurs un mot kleinien dont Bion est également économe). Elle ne diminue donc pas directement la souffrance psychique, mais elle augmente les moyens de la supporter, et en ce sens seulement relatif, la réduit. Le gain d’une cure, à cet égard, est inévaluable, parce que les nouveaux moyens de vivre et de penser qu’elle procure n’ont justement aucun terme à quoi les comparer dans l’état prémorbide. Ils sont absolument neufs. Ils sont ce qu’exige la croissance psychique en fonction des buts qu’elle se donne les moyens puis l’autorisation de poursuivre, sans rendre de compte à autre chose qu’aux buts mêmes qu’elle se donne. Terribles sont les remarques de Bion à ce propos : car la cure de la psychose, sous ce rapport, c’est et ce ne peut être rien que « pouvoir » se poser la question de comment vivre quand on a pris connaissance de sa folie — ou, dans l’idéographie bionienne, quand les liens K (pour know) l’emportent sur les liens -K. Pouvoir étrange, puisque c’est passer d’un anti-fonctionnement de l’appareil psychique, où l’on pense psychotiquement ses pensées (-K), à l’inversion de cette inversion par un transfert-contre-transfert étayé sur l’identification projective, en sorte qu’on devienne capable de penser (connaître/K) ses pensées psychotiques. C’est toute la différence entre les penser en tant que pensées psychotiques et non les penser de manière psychotique. Or c’est pourtant là une forme de santé psychique — un suicide, par exemple, devant la conscience devenue vraie des impasses de la situation, cessant alors d’être réductible à un acting-out, ou à un échec de la cure.

            Le lecteur, ici, demandera à bon droit une pause.

            Insensiblement, on l’a en effet conduit sur un terrain moins classique qu’il ne paraît. Et Bion procède souvent lui-même par des sauts qu’on désespère de justifier. Si de plus, comme c’est mon cas, on s’est nourri d’une culture logico-philosophique et d’une tradition de lecture des classiques freudiens profondément hétérogènes aux prémisses de Bion (celle promue par Lacan), on ne peut qu’être troublé par certaines « évidences » à quoi Bion ne consacre quasi aucun commentaire, mais qui prennent à rebrousse-poil toutes vos convictions. J’en vois déjà trois, sur lesquelles je vais m’appuyer pour progresser.

           Bion estime ainsi que le principe de plaisir ne peut pas être entièrement incompatible avec le principe de réalité. La raison s’en déduit du quatrième pilier de la métapsychologie freudienne : la référence à Darwin. Si l’organisme visait à une pure décharge sans retenue, il ne vivrait pas assez longtemps dans son milieu naturel pour que cette décharge ait seulement lieu. Quel que soit le conflit du plaisir avec la réalité, ce conflit, pour exister, exige un compromis originaire, et l’on ne peut pas dire que le principe du plaisir « déréalise » radicalement le comportement de l’appareil psychique vivant. C’est assurément une difficulté pour toute conception « morale » de la métapsychologie de Freud, qui part plutôt du principe que là où le psychisme rencontre la contrainte de la réalité, il n’en tient justement pas compte : il hallucine, et préfère littéralement l’autodestruction et la souffrance à la limitation de la jouissance. Sinon, que sont donc l’alcoolisme, le délire l’onirisme, ou le masochisme ? L’inconscient, dans cette vision des choses, ignore la castration (en tout cas, la castration « symbolique »). C’est cependant la raison pour quoi Bion tient pour bien plus banale et possible qu’on ne dit la cure de la psychose, ou d’états qui s’en rapprochent (borderline). Il y a toujours, conservé intact dans un pli du pire délire, assez de sens de la réalité pour que le psychotique, justement, puisse délirer. Plus finement, il y a aussi dans l’immanence de la situation analytique, dans son pur réel (noté « O » par Bion, pour Origin), quelque chose de ce point de convergence d’avant la divergence entre plaisir et réalité, qui peut être intuité, et surtout intuité en commun par le patient et son analyste. Oui, nous ne « comprenons » pas le discours psychotique, si par là, on s’imagine surplomber son sens et savoir ce que ne sait pas le psychosé ; néanmoins, il y a bien un plan où nous ne cessons d’être « en contact » avec ce qui suscite immanquablement l’effroi et la rétraction immédiate dans l’espace, abrité de toutes turbulences, du sens commun. C’est donc au bord de la grille-appareil que tout se joue, et au premier chef, la question du transfert-contre-transfert.

            Voilà qui doit attirer le regard sur les cases nouvelles suscitées par la combinatoire freudo-kleinienne qui régit la grille, lesquelles indexent des éléments qu’on serait bien en peine de trouver chez ces auteurs (soit les rangées A et B, et la colonne 1). Car ce qui se joue dans ces cases, ce n’est nullement l’existence d’êtres de raison impliqués par une nouvelle théorie psychanalytique « bionienne ». Ce sont, conformément à ma prémisse principale, des modalités fonctionnelles concrètes de l’appareil psychique. Or elles sont complètement paradoxales. A proprement parler, elles ne devraient pas même figurer dans la grille, puisqu’elles sont son pur dehors. En fait, il ne s’agit pas tellement là du bord de la grille au sens graphique, mais du fonctionnement-limite de la grille-appareil : voilà la façon psychanalytique la plus sobre, ou la moins saturée en images et en souvenirs idiosyncrasiques, de repérer que ce à quoi l’appareil à penser les pensées a affaire, par définition, c’est à l’impensable. Non qu’il pense l’impensable en tant qu’impensable (ce qui est absurde), mais parce qu’il ne s’agit jamais pour lui que de faire entrer dans l’espace psychique de l’impensable, à transformer en quelque chose de pensable. Les « éléments β », dit Bion de façon délibérément abstraite, ne sont rien que ces éléments-frontières où les contraintes internes du principe de plaisir ne sont pas absolument incompatibles avec celles, externes, du principe de réalité, et qui, en conséquence, peuvent être minimalement digérés par l’appareil, se changer en un « impensable pensable » (mais qui reste, bien sûr, tout à penser), les « éléments α ». Inversement, dans la projection psychotique, l’excrétion hallucinatoire de ce que notre appareil psychique ne peut digérer-penser se produit dans la direction des éléments β : les voilà, ces « morceaux bizarres » (bizarre bits) en qui s’éclate la pensée folle, au sein desquels un surmoi débordant interpelle le psychotique, ou, plus banalement, ces images de rêve qui hantent la vision au réveil, et où s’expulse ce que nous n’avons pas pu symboliser. La psychose, toujours dans le droit fil de la thèse bionienne sur plaisir et réalité, fait donc fonctionner une anti-grille, je l’ai dit, mais cependant, sans que tout ce en quoi elle éclate sur le mode schizoparanoïde nous soit inaccessible. Si j’ose dire, l’appareil psychique, névrotique ou psychotique, alpha-bétise son rapport à son dehors. Au mythe œdipien C3-C4, correspondrait donc sur l’anti-grille le délire schréberien de la femme qui manque à Dieu. A la possibilité intellectuelle et socialement efficace de concevoir (K) des rapports abstraits entre objets (i.e. la science) correspondrait la prolifération animiste (-K) d’imputations causales paranoïaques, qui double le monde d’un envers persécutif.

            Mais la géométrie en cause mobilise un peu plus qu’une simple relation en miroir de la grille-appareil psychique et de son anti-grille psychotique. L’image du miroir même est trompeuse, et cela doit inquiéter un certain nombre de facilités post-lacaniennes sur l’idée de projection. Car il ne s’agit pas du tout ici d’une projection « sur » quelqu’un, selon le motif clinique bien connu et parfaitement avéré de la crise paranoïaque dans le transfert, où le patient décompense via une fixation érotomaniaque sur son analyste, ou en le désignant persécuteur principal de son délire. De telles situations existent, bien sûr, mais elles ne doivent pas réduire la portée de ce qu’on appelle projectivité en psychanalyse. Non, la projectivité bionienne vise la projection dans autrui, pas sur lui : dans autrui, autrement dit, littéralement et à la Klein, « en son sein ». Le renversement de perspective induit par cette précision est considérable ; il est sans doute, si l’on en tire toutes les conséquences, le plus riche de conséquences pratiques et thérapeutiques. Car il débarrasse de sa mièvrerie le recours à l’empathie et l’éloge du contre-transfert, en fixant les règles de son usage méthodique, et en en pointant la difficulté extrême, ainsi que les douleurs psychiques intenses auxquelles s’expose le psychotique en cure. Simplement exprimée, l’idée de Bion implique la possibilité d’une interprétation de la projectivité psychotique, qui accepte entièrement un risque de catastrophe (ce ne sont pas des facteurs externes, tel l’affolement des uns et des autres qui doivent peser sur la décision du clinicien, Bion le souligne), et mobilise chez l’analyste une réceptivité et une capacité de suppléance psychique au moins temporaire, dont la profondeur est à la mesure de la réintégration-resymbolisation appelée par la folie du patient. Car la force heuristique de la grille et de l’anti-grille est là : dans la description exacte de la tâche qui attend l’analyste et le patient, puisque ce qui fut expulsé par voie d’identification projective ne sera intégré-symbolisé qu’en passant précisément par les mêmes points critiques où le patient avait répondu par clivage, déni et idéalisation. En ce sens, des formules comme « accueillir » le délire du patient, le « supporter », transcendent par leur valeur conceptuelle tout ce qui s’extrapole de l’étayage freudien, ou de la plupart des versions courantes du contre-transfert des post-kleiniens. Se transporter au bord de la grille, faire même de ce bord l’interface du transfert-contre-transfert le plus difficile, voilà le sens de l’évolution ultime de Bion : on notera à ce sujet que des notions aussi étranges que la césure ou la turbulence ont pour lieu psychique une interface, un espace de transition, un lien de renversement, mais qui fait appel à l’articulation de deux intérieurs, de deux profondeurs. Bion, en somme, aura lui-même resserré la zone cruciale de la grille à sa « barrière de contact », à la peau de l’appareil psychique, au point où cet appareil s’appareille transférentiellement à l’impensable, et ose réellement faire question de ce qui l’excède — de ce qui excède tout savoir (K).

            Forçant sur l’exégèse usuelle de Bion, voilà enfin pourquoi j’ai introduit la distinction pensées pensantes/pensées pensées. Car la grammaire logique de la notion d’appareil à penser les pensées l’exigeait. Je doute que Bion se soit contenté d’enregistrer le fait, dérivable de la neurologie spéculative freudienne, qu’on rencontre des représentations toutes faites sur la voie de l’action adaptée (celles du langage, du symbolisme social), et qu’avant d’agir, il faut déjà pouvoir penser les significations de l’action. Certes, ces représentations sont les précurseurs de l’action, et des sources de sens pour l’insertion sociale de l’action de l’individu. Mais penser ses pensées et s’équiper d’un appareil doué de ce pouvoir, c’est bien plus ! C’est déjà tout à fait anti-idéaliste : l’appareil psychique ne produit pas ex nihilo la pensée, tel l’ego cartésien. Il en subit la contrainte, comme un déjà-là social, culturel et symbolique qui l’asservit à sa condition historique. Analyser peut donc bien être neutre, ce n’est pas innocent (politiquement, entre autres). C’est ensuite, dans le droit fil de cet anti-idéalisme, pointer le lieu vrai de la création psychique, qui rend pensantes les pensées pensées. Là donc où la psychose échoue, là où le délire brasse dans la plus pure extériorité le déjà-pensé, produisant, en fait de nouveautés, des effets kaléidoscopiques, l’appareil psychique, par intégration-symbolisation, assimile la pensée (s’en nourrit) et devient capable d’en tolérer les lacunes, les signes non-saturés, le défaut de répondant du sein dans la réalité, et s’ouvre toute la richesse douloureuse et formatrice du désir en amont de l’agir — que Lacan appelle « puissance de perdre » et Keats « negative capability ».

Les pensées pensantes sont en effet des pensées à trou (Bion imite ici l’idéographie frégéenne du rapport prédicat/objet : « ξ ( ) »), susceptibles de se hiérarchiser, de se sérier, de valoir enfin comme pensées de pensées. Or on sait la propriété frappante de l’association psychotique : le psychotique ne peut que vivre immédiatement « ce dont » il parle, le mot cause aussitôt en lui la présentification directe de la chose, tout spécialement de la chose qu’il ne faut surtout pas. Ce dont il parle : voilà ce qui lui est structuralement inaccessible de par la saturation des signes qu’il brasse et rebrasse, tels des brisures psychiques douloureuses, qui ne sont pas parlées, mais évacuées avec violence, sous l’espèce des rouages de son propre psychisme, jusqu’au sentiment du vide mental. Mais bien sûr, tout cela est inaudible, invisible (car cette saturation peut aussi concerner les images : le rêve dans la psychose compose des images « pleines », qui n’ont justement pas de fonction de déboîtement interne, et qui ne se prêtent pas à la dérive associative), tout cela n’est intuitionnable que sous transfert. Telle est alors la question : et si interpréter, au sens de l’intervention thérapeutique, n’était rien qu’offrir au patient des pensées pensantes, que rendre pensantes ses pensées pensées ?

            Notez qu’à lire ainsi Bion, rien ne prouve que ce vous lisez est de la psychanalyse : peut-être n’est-ce qu’un brassage de pensées psychanalytiques saturées, de pensées non pensantes. Le critère discriminant serait de vérifier si vos associations intègrent ces pensées — si vos rêves, vos histoires de cas, vos conjectures privées instancient ou pas le ( ) des concepts bioniens ξ, puis s’ordonnent et se ramifient en s’articulant dans la grille, bref, si vous pensez avec Bion. On pensera enfin, si j’ai raison, à l’inquiétant passage des Cogitations où Bion tire l’inévitable suite de sa façon de voir[8] : il se pourrait que plus personne ne pense psychanalytiquement, tandis que les idées psychanalytiques pullulent dans la culture… Préparant ma conclusion, je lierai ce thème à celui évoqué plus haut : on ne peut pas en vérité transmettre la psychanalyse, projet plutôt propre à saturer ses concepts, à manipuler comme dans une psychose des ξ dont la valeur créatrice, enveloppée par la silencieuse parenthèse ( ), serait du même coup abolie. En revanche, on peut juger, peut-être, de ses transformations, si du moins l’on dispose, comme Bion l’offre avec la grille, d’un moyen de conceptualiser la règle de son extension logique. Les articles de ce recueil sont, mesurés à cette aune, une telle transformation psychique de Bion par Bion : sa façon finale de faire fonctionner la grille-appareil non comme une chose-à-penser, toute saturée d’elle-même, mais dans l’espace psychique qu’elle ouvre. Là s’ouvre la bouche « ( ) » de l’esprit, disponible pour le sein et pour le non-sein — et cet espace, c’est celui des césures (avant-naître/naître, vie/mort) et des turbulences.

 

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            Dans la seconde partie de cet essai, je voudrais faire percevoir la profonde continuité qui unit les textes de la période « épistémologique » de Bion, centrée sur la grille, aux articles traduits ici, dont la tonalité d’ensemble est toute autre (« mystique » est l’épithète usuelle).

La seconde prémisse que je veux ainsi mettre en avant (après l’identité grille/appareil psychique), est la suivante : Bion n’a fait qu’approfondir la notion d’« intuition » (Einsicht, chez Freud) en sorte qu’elle devienne son outil principal. Dans ce but, il a puisé aux sources épistémologiques et philosophiques les plus raffinées, à l’intuitionnisme en mathématiques en particulier, puis redécouvert par la seule force de l’examen conceptuel les liens que cette façon de concevoir l’activité créatrice de l’esprit a entretenus avec l’intuition « intellectuelle » ainsi qu’avec certaines spéculations sur la réalité ultime, l’Un-Tout. L’intuition-invention est en effet l’idée-clé du savant exemplaire chez Bion, Poincaré. Je me propose en somme de montrer comment Bion a transposé les potentialités de son intuitionnisme à la psychanalyse, et comment sur cette voie se présente fort logiquement le thème — si facile à dévoyer dans l’irrationalisme — de la réalité ultime, que Bion a noté « O. ».

            Dans Science et méthode, son grand ouvrage populaire, Poincaré répond à une objection de Tolstoï à la science : comme on ne peut pas connaître tous les faits, le savant doit en choisir certains, au début de son raisonnement ou de ses expériences, de façon arbitraire, et au détriment d’autres qui auraient aussi bien pu retenir son attention ; de là, cet arbitraire se propage à tout ce que la science nous apprend, qui est ceci, mais qui aurait tout aussi bien être autre chose encore, et cela à l’infini. (Une telle objection est facilement adaptable à la critique de Freud : pourquoi privilégie-t-il telle association sur telle autre ? Et même à supposer que son interprétation ait eu des effets thérapeutiques, rien ne prouve qu’une interprétation portant sur autre chose n’aurait pas aussi marché.) La réponse de Poincaré pour sauver le privilège du « fait choisi » par le savant (le chosen fact de Bion) est sa fameuse conception de l’invention. Elle comprend trois volets : logique, psychologique, ontologique. Bion s’est nourri des trois, et il est aisé de fournir la doublure psychanalytique de l’argument de Poincaré, en repérant les facteurs retenus par Bion, tant dans son élaboration de l’appareil psychique que dans son idée de l’interprétation.

            Tout d’abord, Poincaré fait remarquer que les faits les plus intéressants, les meilleurs candidats au « fait choisi » initial, sont ceux que le hasard reproduit. Ce sont en même temps des faits qui paraissent simples. Le hasard en effet, « sait mélanger, mais pas démêler », dit Poincaré, ce qui fait que lorsque nous rencontrons, par exemple, un mélange homogène, il est hautement probable que la répétition du phénomène trahisse un ordre caché qui cause le phénomène. On reconnaît la prémisse majeure de l’appareil bionien : ce qui « semble » être un objet pensable a les meilleurs probabilités de l’être effectivement du fait de la logique du hasard. Lorsque l’attention est attirée par la répétition d’un enchaînement associatif, il est certes possible d’avoir affaire à un phénomène illusoire ; mais la récurrence du même phénomène simple diminue, avec la fréquence des répétitions, ce risque. Le réel fait donc en quelque sorte la moitié du chemin qui conduit à une connaissance valide. Nous ne pouvons rien percevoir, même d’illusoire, qui n’ai été en quelque sorte arraché par l’ordre au désordre. Mais Poincaré poursuit : une fois que cet arrière-plan stable de répétitions nous est pleinement accordé, le fait choisi est précisément celui qui y fait exception. Autrement dit, il faut s’attacher aux cas où la règle des répétitions a le plus de chance d’être prise en défaut. C’est un mouvement de l’esprit en deux temps, faire d’abord confiance à la donnée émergente d’un ordre dans le désordre comme indice le plus probable d’un fait consistant, puis interroger les possibilités d’irrégularités les plus probables dans ce même fait d’abord passivement perçu. S’il résiste à l’examen, alors il peut servir de base à l’enquête scientifique, car il y a probablement une règle cachée de sa formation [9]. On peut bien sûr appliquer cette logique tant aux objets physiques qu’aux faits historiques, et bien sûr, comme Bion se le propose, au matériel associatif.

            Tolstoï a donc tort pour deux raisons. D’abord, il oublie que certaines régularités (ni arbitraires ni subjectives) s’imposent à nous de facto, et que, même si elles s’avèrent in fine trompeuses (des coïncidences fortuites), elles sont des causes d’erreur de toutes façons plus intéressantes, une fois corrigées, que le pur et simple abandon à un point de départ quelconque. Ensuite, Tolstoï néglige à quel degré notre sensibilité esthétique privilégie les harmonies dans les répétitions, et combien le fait choisi que nous privilégierons (au risque encore de nous tromper, mais l’erreur sera de toutes façons féconde), sera celui qui restituera le mieux cette beauté secrète du monde. Car le mouvement en deux temps décrit par Poincaré signifie que nous aimons l’ordre, mais plus encore l’ordre inattendu. L’écoute « également flottante » du psychanalyste peut ainsi se tromper en captant certaines régularités, puis ce qui, au sein de ces régularités, constitue l’exception significative. Mais elle ne peut pas se tromper complètement. Le fonctionnement de l’appareil psychique, bombardé par une myriade de particules, de sons, de mots, de regards, d’excitations sexuelles, etc., ne perçoit que ce qui est déjà pré-ordonné par le réel, et la perception-sélection ne revient sur que sur les arrangements pertinents, ou mieux, sur ceux qui le sont plus probablement. C’est là une application supplémentaire du principe de congruence a minima du plaisir et de la réalité, sans quoi on ne pourrait même pas supposer qu’un organisme survive. Il faut que ce qu’il perçoit, même quand il se trompe, ait quelque rapport réel avec le monde extérieur. Les éléments α ( « éléments » est le terme de Poincaré) sont ainsi les produits de filtration qui jouent les intermédiaires psychiques entre les éléments β (le chaos externe) et les éléments de la rangée C (rêves, mythes, etc.) qui les combinent.

            Mais Poincaré continue en renversant plus méthodiquement la thèse de Tolstoï, et en radicalisant psychologiquement ce qu’il a énoncé en pure logique probabiliste. L’invention, qui n’est rien d’autre que la sélection du bon « fait choisi », repose non pas sur l’attention ordinaire, qui est saturée de régularités banales, requises pour la survie pratique, mais sur une décomposition préalable et profonde de ces régularités forcées dans notre perception par l’attitude causale ordinaire. Cette attitude causale, pratique, orientée par la survie, doit être suspendue, pour que notre pensée puisse travailler intuitivement, c’est-à-dire en toute liberté. Poincaré raconte ainsi que l’idée génératrice de ses découvertes les plus profondes lui est toujours arrivée en deux temps : une journée de travail passée à agiter ses pensées en tous sens, telles des « atomes mentaux » (les « particules » bioniennes), à les combiner en tous sens et de toutes les manières ; puis une nuit de sommeil, agitée de rêves et d’échos du problème à résoudre, et pendant laquelle la recherche continue « inconsciemment » ; enfin, au réveil, l’intuition du résultat, lequel s’aperçoit toujours, dit Poincaré, d’un seul coup d’œil, chaque terme du raisonnement venant de lui-même se placer dans le cadre qui lui avait été préparé, et sans besoin d’aucun effort de la mémoire. Au crible délicat du sentiment esthétique, s’ajoute donc un inconscient qui pense les pensées conscientes de la veille et les réagence (Poincaré se choque des idées de ses contemporains sur le « moi subliminal », péjorativement traité en automate, alors que son rôle dans la création intellectuelle est éclatant). Dans cet inconscient règne donc une liberté de réagencement pertinent inouïe. Mais qu’est-elle, sinon l’adéquation psychique de fond entre un fonctionnement interne sans règle préconçue, guidé par le pur plaisir des combinaisons, et la réalité externe des atomes mentaux, lesquels sont la matière à pensée que nous rencontrons au hasard de nos réflexions ? L’intuition au réveil et la valeur des rêves dans l’invention sont des clichés connus. Mais c’est leur base logico-psychologique si excellemment mise en valeur par Poincaré qui a retenu Bion, et qui lui a fait préciser la recommandation orthodoxe d’une attention également flottante par sa thèse selon laquelle la « rêverie » est l’état mental le plus propice au travail de l’analyste.

            Semblable rêverie est tout sauf un abandon sensuel à sa propre pulsionnalité, ou à ses pensées saturées. C’est la libération interne d’un pouvoir de discernement, ou d’intuition, qui laisse jouer le filtre subtil de la surface de l’appareil psychique, dont la fonction, je l’ai dit, est l’alpha-bétisation des pensées. Encore une fois, sans la majeure de tous les raisonnements bioniens, la congruence minimale du principe de plaisir et du principe de réalité, on ne saurait rien saisir de ce processus. Il explique d’ailleurs une de ses images les plus troublantes, source lointaine de celle des turbulences : ce sont les bizarres « nuages » d’associations que Bion voit flotter au-dessus de son divan. Il suffit pour en goûter le sel de se reporter encore à Science et méthode : la clé de l’ordre introduit dans le hasard par les turbulences, c’est en effet la théorie cinétique des gaz. Or, observe Poincaré, qu’a fait Kelvin ? Il s’est tout simplement demandé pourquoi on ne traiterait pas les corps de la Voie Lactée comme les molécules d’un gaz, ou les soleils comme des atomes, et si, du même coup, les mêmes lois probabilistes de distribution dans l’espace ne s’appliqueraient pas aux uns comme aux autres. Voilà les nuages du hasard en train de s’ordonner, et comme le réel nous offre de telles régularités à penser, la probabilité est grande qu’en suivant ces régularités, seraient-elles apparentes, nous tombions à la fin sur les véritables harmonies de l’univers. On doit donc travailler, conclut Poincaré, en laissant nos atomes mentaux former d’eux-mêmes les bons ensembles. Le fait choisi émergera de la plus grande liberté laissée à cette pensée inconsciente de nos pensées, laquelle filtre pour nous le meilleur. L’intuition résulte de ce filtrage immanent. L’écoute analytique est la perception esthétique des « nuages » associatifs qui s’élèvent au-dessus du divan : elle en laisse jouer l’immanence sans surtout la forcer, confiant la tâche primaire d’alpha-bétisation des particules psychiques à un appareil perceptif plongé en état de « rêverie ». C’est alors seulement que les rangées de la grille plus déterminées en contenu pourront prouver leur adéquation intuitive à la situation, et que l’interprétation tombera éventuellement juste, touchant à propos ce qui est réellement le cas dans le transfert.

            Mais si Bion a lu Science et méthode, il ne s’est certainement pas arrêté à ces formules sur le fait choisi et l’intuition-invention. La ressemblance est en effet criante entre le schéma de la grille et la matrice des preuves cantoriennes sur l’infini contre lesquelles Poincaré, dans ces mêmes pages, guerroie inlassablement. Je conjecture que Bion a beaucoup appris de ces polémiques sur le transfini, le discret et le continu, le formalisme des axiomes de la logique et le constructivisme intuitionniste des preuves d’existence, qu’il a parfaitement vu le lien étroit entre le concept d’intuition-invention et les positions épistémologiques de Poincaré, et qu’il a enfin transposé dans sa propre conception de l’appareil psychique les conséquences de ce que Poincaré soutenait implicitement touchant le fonctionnement intellectuel réel des savants.

            Rendre ces remarques plus éclairantes réclame quelques préliminaires.

            Toute psychologie populaire à part, Poincaré s’est dressé contre une forme d’intuition-invention mathématique qui lui semblait impossible : celle qui, en premier lieu, transgresse la règle de formation des quantités dénombrables, soit l’engendrement, entier naturel par entier naturel, des termes de la série de l’infini arithmétique. La logique de son temps, et Cantor plus qu’un autre, lui présentait au contraire des raisonnement sur l’infini d’un genre nouveau, liés à l’invention du transfini, et qui donnaient le sentiment qu’on pouvait réellement raisonner sur des infinis actuels, dont on aurait eu l’intuition comme on a celle des quantités dénombrables. Assurément, une question fondamentale naît touchant les pouvoirs de l’esprit, quand Cantor explique que le cardinal de l’ensemble des entiers naturels (°א, aleph zéro) est tel, que si on lui ajoute un entier naturel si grand soit-il, le résultat reste °א, de même si ajoute °א à °א, etc. Cela, on peut bien l’écrire, comme un jeu de signes. Mais est-ce qu’on le pense ? Poincaré, et à sa suite tous les intuitionnistes, feront remarquer que cet usage axiomatique de l’infini contraste avec celui des mathématiciens inventant effectivement des théorèmes sur des séries infinies. Inventer de telles séries et y prouver des résultats, dit Poincaré, c’est produire de façon constructive des convergences et des limites, non en supposant que les valeurs qu’elles dénotent existent parce qu’il n’y a pas de contradiction dans leur définition (comme font trop facilement les logiciens avec leur principe du tiers-exclu), mais parce qu’on engendre ces existences positivement, par la puissance de l’intellect. Intuition, c’est construction. Certes, Poincaré est resté en deçà de l’intuitionnisme proprement dit, celui de Brouwer. Quand il s’est agi du continu, Poincaré a accepté des définitions axiomatiques qui reposaient sur le tiers-exclu. En somme, il n’a été intuitionniste que pour le discret et le dénombrable, contre Cantor. Brouwer seul a entrepris la construction du continu intuitionniste, autrement dit, par des actes successifs d’intuition, sans recours à une axiomatique logique formulée en mots. Mais le renversement de perspective propre au pré-intuitionnisme de Poincaré est néanmoins crucial, parce qu’il prend la défense des pouvoirs créateurs de l’esprit contre des extensions de la portée de ses pensées par le moyen conventionnel et psychiquement vide, non-expériencé, dira Brouwer, de simples signes.

            Voilà, lisant Science et méthode, ce à quoi Bion n’a pas pu rester indifférent. Car ceci transforme du tout au tout les enjeux de ce que pourrait être une « psychogenèse » au sens fort : non une théorie descriptive du développement mental, mais la restitution immanente de la façon dont s’enchaînent et se vivent les étapes de la construction psychique, en un mot, la genèse réelle des états mentaux dans leur dépendance hiérarchique, selon la façon dont ils acquièrent leur consistance. Bion, à mon avis, préoccupé du début à la fin de son œuvre par la croissance créatrice et inventive de l’appareil psychique, a parfaitement saisi le parti que la psychanalyse devait tirer de ces polémiques sur le fonctionnement psychique réel du mathématicien qui intuitionne-invente. Si pareille chose est possible (sous des contraintes précises), alors c’est tout l’appareil psychique qui doit le rendre possible : de la rangée A, du jeu des éléments α et β, jusqu’à la rangée H, en un mot, jusqu’à la formalisation algébrique la plus sophistiquée et la plus effective. Fini, en tout cas, si l’on tient compte des contraintes de la pensée par intuition, le modèle biologique, ou pseudo-biologique, de la psychogenèse kleinienne (ou du moins l’héritage de l’intégration des stades à la Abraham). La psychogenèse bionienne sera épistémique, elle s’alimentera non à un sein-vitalité, mais à un sein-vérité. De plus, elle ne se souciera pas de la fonction générale de la science, de la religion, de l’art ou de la spiritualité à l’horizon de tel patient, comme si c’était un complément anthropologique contingent au savoir du psychanalyste, mais à la façon constructive dont l’appareil psychique y contribue, par des pensées et des actes réels.

            C’est alors qu’on peut revenir à la grille et observer qu’elle se prête, par structure, à la célèbre « diagonalisation » cantorienne. Autrement dit, le graphisme que Bion a choisi pour la grille permet de construire les éléments qui ne lui appartiennent pas. Cela nous fait mieux comprendre, par contrecoup, l’ordre « fini » (ou mieux, « dénombrable ») des relations qui caractérisent le fonctionnement normal de l’appareil psychique, par opposition à l’ordre « infini » de relations propre à l’univers de la psychose, ordre incommensurable à ce que nous pouvons penser d’habitude. En ce point précis, j’explore donc la fascinante suggestion de Bion selon laquelle l’opposition du conscient et de l’inconscient devrait être repensée comme opposition du fini à l’infini — cela même si, à ma connaissance, Bion ne parle nulle part de la diagonalisation que j’invoque.

            Une telle diagonalisation est simple. Elle repose sur le théorème classique selon lequel il n’y a pas plus d’éléments dans l’ensemble E que dans l’ensemble ExE. En conséquence, Cantor lui-même s’en étonnait, il n’y a pas plus d’éléments sur un axe prolongé à l’infini d’un quadrillage (tel que la grille de Bion), que d’éléments dans le quadrillage infini lui-même, ou, plus troublant encore, pas davantage de points sur le segment formant le côté d’un carré, que dans le carré construit sur ce segment. Si on numérote les cases comme ci-dessous, on s’en aperçoit facilement :

 

 

1

2

3

4

n…

1

1   1,1

2   1,2

6    1,3

7   1,4

15 1,5

2

3    2,1

5  2,2

8 2,3

14   2,4

3

4   3,1

9   3,2

13  3,3

 

4

10  4,1

12   4,2

 

 

5

11 5,1

 

 

 

n…

 

 

 

 

 

            La série des nombres soulignés 1, 2, 3, … parcourt exhaustivement chacune des cases de ce quadrillage, et c’est exactement la même série d’entiers que celle 1, 2, 3, … des axes horizontaux et verticaux. D’où il ressort qu’il y a exactement autant d’éléments notés sous forme de paires (x, y), où x et y sont des entiers, que d’entiers.

            Mais Cantor l’a mobilisé pour soulever une question plus redoutable, qui est de savoir si l’ensemble des fonctions qui associent deux entiers est, lui, dénombrable (i.e. applicable terme à terme sur la série 0, 1, 2, 3…) ? Peut-on compter une à une les fonctions qui associent un entier à un autre ? Non. La démonstration repose sur un tableau homologue au précédent. Imaginez ainsi une fonction f(i) qui aurait pour image 0, puis une fonction f(i) qui aurait pour image 1, etc. Imaginez ensuite une seconde série de fonctions f(j), puis f(k), etc., prenant successivement pour image 0, 1, 2, 3... Les indices i, j, k… peuvent prendre à leur tour des valeurs d’entiers de la série 0, 1, 2, 3...

 

fi(0)

1

fi(1)

2

fi(2)

6

fi(3)

fi(4)

fj(0)

3

fj(1)

5

fj(2)

fj(3)

fj(4)

 

fk(0)

4

fk(1)

fk(2)

fk(3)

fk(4)

 

 

 

 

 

 

 

On a donc l’impression qu’on peut saturer le tableau, autrement dit, compter toutes les fonctions entre deux entiers qui existent, par le même procédé d’énumération, selon la série 1, 2, 3, …. Eh bien, il n’en est rien. Il suffit, observe Cantor, d’imaginer une fonction g, telle que g(n) = f(n,n) + 1 ; g(n) est bien une fonction, mais une fonction qui, à n’importe quelle case du tableau, ajoute 1 à la valeur calculée par la fonction déjà inscrite. On peut d’ailleurs ajouter n’importe quel nombre, sauf 0. Résultat ? On a créé un objet qu’on ne peut pas inscrire dans le tableau. Voilà la preuve, dit Cantor, que l’ensemble des fonctions qui associent un entier naturel à un autre, lui, n’est pas dénombrable.

            Qu’est-ce que tout cela implique pour la grille de Bion ? Simplement ceci : on obtient, si on la diagonalise, la représentation de ce que n’intègre pas la grille-appareil. Or, l’élément diagonal-type, ce sont évidemment les éléments β, c’est-à-dire ce qui toujours se produit en excès de ce que la grille alpha-bétise ou rend pensable. Car les relations entre éléments β sont d’un ordre incommensurable à ce que nous pouvons filtrer et organiser dans la grille-appareil : « Si un patient me dit que sa femme de ménage est de mèche avec le laitier parce que l’ami du patient a laissé du blanc d’œuf dans la salle de bain, la relation impliquée par son énoncé risque fort d’être différente des formes de relation auxquelles je suis habitué, parce que son énoncé représente des phénomènes qui sont reliés entre eux dans un univers infini »[10]. Fort différente en effet : et la différence en cause, je suggère de la rapporter à l’incommensurabilité des relations internes spécifiques de l’indénombrable et du dénombrable — autrement dit, comme le prolongement de l’intuitionnisme de Poincaré, pour qui le véritable engendrement des objets mathématiques par l’intellect du mathématicien nous fait rencontrer sur sa limite l’impensable qu’est l’infini actuel cantorien.

            Je crois même qu’on peut s’appuyer sur ce motif intuitionniste pour caractériser sans ambages ce qui a toujours paru fou chez Cantor : c’est que « penser l’infini actuel », c’est, en termes psychiques, « penser actuellement l’infini », c’est donc être Dieu. L’épistémologie de Cantor porte cette virtualité psychotique dans son expression même, puisque Cantor a supposé que l’argument diagonal l’autorisait, par application du tiers-exclu, à affirmer l’existence d’ensembles infinis non-dénombrables (leur existence actuelle). Il a donc pensé qu’il pensait ce qu’il notait, et que l’argument diagonal, qui suffit à définir la série des nombres réels, lui donnait accès à l’existence du continu ; il avait donc en lui une pensée infinie objective. Quant à Hilbert, dont la solution a prévalu parce qu’elle laissait de côté cette métaphysique, il a cru s’extraire de l’impasse de Cantor en la réécrivant sur le mode axiomatique, en un mot, par des conventions sur des signes (lesquelles, de plus, acceptent le principe du tiers-exclu). Or, si pragmatique que soit la solution de Hilbert, il faut aussi voir qu’elle a vidé de son sens épistémique profond la démarche de Cantor : son interrogation sur les pouvoirs intuitifs du psychisme. Il a rendu du coup bizarre la démarche intuitionniste de Brouwer, qui se moquait souverainement de la « commodité » des axiomes, et qui tenait que l’invention mathématique, donc la générativité des objets et des inférences, et la question de savoir quel(s) infini(s) nous sommes effectivement capables de construire par intuition, étaient des problèmes ultimes dont il est futile de vouloir se débarrasser par de simples conventions. Ces conventions procurent assurément un continu commode pour les besoins des mathématiciens. Mais ils n’éclairent en rien ce qu’est le continu, et ils laissent inexplorée l’essence de nos pouvoirs mentaux.

            Or l’esprit de Poincaré (et son prolongement dans l’épistémologie sublime de Brouwer) anime Bion fort au-delà d’emprunts faciles à repérer, tels le fait choisi ou l’éloge de la rêverie. Il commande son idée de la portée constructive de l’intuition (i.e. de sa générativité, qui est la psychogenèse authentique), et, comme on va voir aussi, ses spéculations les plus obscures sur la réalité ultime, « O ».

            Si Bion en effet a jugé nécessaire de forger le néologisme « to intuit » (intuiter), c’est pour approfondir la valeur épistémique de l’identification projective.

            Chez Melanie Klein, ce mécanisme est un fantasme, et rien qu’un fantasme. Mais chez Bion, du fait de la congruence a minima du principe de plaisir et du principe de réalité, c’est un acte psychiquement réel. Différence décisive : lorsque une identification projective a lieu dans le transfert, ce qui est projeté est réellement introduit dans le psychisme de l’analyste (et non pas fantasmatiquement introduit dans un analyste qui, en somme, n’en serait pas affecté). D’où la valeur, chez Bion, du contre-transfert vécu. Mais il y a plus : si c’est bien là un acte réel et non fantasmé, alors le rapport est institué au réel lui-même, pas à un « sein » originaire, dont on ne sait pas vraiment quelle part en lui reste attaché à sa fonction biologique, et quelle autre se perd dans les métaphores du nourrissage de l’esprit par tout ce qui est « bon ». Bion préfère poser que ce qui nourrit d’abord le psychisme, c’est la vérité : « sein », chez lui, colore affectivement et sensoriellement nos pensées, en tant qu’elles visent le réel pour qu’y survive et s’y épanouisse l’appareil psychique. Or l’identification projective réunit les caractéristiques traditionnelles de l’intuition : elle est synoptique (elle capte des touts simples), sélective (elle est le choix du fait choisi), en prise sur une profondeur (c’est un voir-dedans : intus), c’est enfin un toucher-voir qui livre l’immédiateté sans distance de la chose. Pensé comme acte intellectuel, l’intuit capte, dans l’identification projective, sa pure valeur épistémique, K. L’intuit est la « bonne rencontre » fondamentale entre réel et pensée, le point exact où le réel se fait savoir (O→K) et où le savoir est savoir réel, donc vérité (K→O). C’est au service de cette vérité qui seule nourrit le psychisme qu’est l’interprétation bionienne ; son instrument unique, c’est donc l’intuition.

            Il ne faut donc pas s’étonner si Bion utilise l’envie de Melanie Klein, mais sans son complément usuel, la gratitude. Tout cela procède de la même épistémologisation de ce qui chez Melanie Klein est constamment pensé en termes vitaux : de l’orientation vers la vérité et non plus vers le sein métaphorique de la mère. S’il y a gratitude, chez Bion, c’est au sens de la grâce, de la charis (χάρις), tel que Heidegger l’a restituée : comme ouverture au don de l’être. La joie qui en émane est spirituelle, ce n’est pas une excitation pulsionnelle saturante. Comme on voit, nous foulons déjà le sol de la mystique, et cependant, nous ne faisons qu’accomplir l’analyse conceptuelle des potentialités de la grille.

            Pensez maintenant à l’analyste en plaçant l’intuit ainsi conçu au sommet des qualités requises de son appareil psychique. Quelles différences cela fait-il ?

            J’en vois quatre.

  1. La première, c’est une détermination plus rigoureuse de « l’autre côté du miroir » que constitue la psychose. Parler d’anti-grille (-K) ne suffit pas. Confronté au délire, la pensée de l’analyste subit un assaut majeur, dans lequel il lui est difficile de savoir s’il a affaire à une destruction de tous les liens entre les pensées du patient, ou bien si le patient tente de lier ses pensées en invoquant une impossible pensée suprême de l’infini : tout signifie tout (et n’importe quoi), chaque acte singulier rayonne d’une infinité de menaces, puis le vide mental domine en sorte que tout n’est plus rien, etc. Il n’y a plus pour le psychosé que deux positions : la mégalomanie divine, être Dieu, ou celle, anéantissante, d’être l’immondice du monde. Bion nous fait concevoir que la psychose est un problème avec l’infini. L’éclatement schizoparanoïde, en effet, a une « puissance » au sens logique : celle d’un infini de pensées qui menace sans cesse de devenir actuel et d’anéantir psychiquement celui qui le pense. Voilà pourquoi Bion réfléchit avec tant d’insistance sur l’infini des relations causales auxquelles est confronté le psychosé. Il lui faut un surmoi sauvage, illimité, sans cesse mobilisé pour faire « lien » entre tout et tout par une relation d’imputation monstrueuse et absurde de responsabilité, qui l’enfonce dans un univers quasi-animiste de plus en plus éloigné de la réalité. Mais pourquoi ? Pour sauver par projection dans ce surmoi son omnipotence menacée : au-dehors, et non plus en son sein. Mais ce surmoi, bien sûr, ne peut créer de liens de pensée entre pensées, puisque c’est tout l’appareil psychique qui s’évacue projectivement dans le monde extérieur. Les pensées sont devenues des choses, elles se promènent désormais dans le monde, encapsulées dans des « objets bizarres », elles interpellent et angoissent le psychosé. Le surmoi tente de donner sens à la prolifération insensée des pensées expulsées au-dehors, des renvois et des allusions. Il nous protège contre plus de folie encore. La persécution, c’est l’hommage de la folie à la logique. Mais il ne faut dire hélas, ou redouter particulièrement que l’analyste finisse persécuté par son patient psychotique, car s’il en fixe l’imago surmoïque sur sa personne, s’il est en chair et en os celui que vise l’identification projective délirante de son patient, il se retrouve aussi bien par là devant le point de contact ultime du délire avec la réalité et la raison, et c’est cela même qu’il lui reviendra d’interpréter.
  2. A contrario, on en déduira que l’infini auquel notre appareil psychique donne accès, c’est l’infini « potentiel ». C’est l’indéterminé opposé au déterminé, c’est l’apeiron (άπείρoν), explique Bion, qui est un principe négatif d’illimitation (on peut toujours aller plus loin). Cela a les conséquences les plus graves sur la nature de l’association libre. Car si le psychisme se construit par intégration et symbolisation, c’est de façon toujours ouverte, en puissance d’autre chose. On se trouve, de ce point de vue, aux antipodes de la conception lacanienne de l’association libre, qui est un chevauchement continuel de sous-déterminations de type markovien, où les récurrences des chaînes de signifiants imposent, au moins idéalement, leurs figures à tout contenu de sens. Lacan boucle ainsi la pensée dans des cycles régis par les lois du signifiant, dont la répétition implacable fournit le chiffre secret de l’existence. Mais si Bion était intuitionniste, comme je le suggère, alors il penserait au contraire les séries d’associations à la Brouwer, comme des « suites de choix » (Wahlfolgen) libres. Chez Brouwer, les suites de choix sont les états intellectuels successifs du mathématicien intuitionniste, et elles se représentent sous forme d’arbres se ramifiant. La vie intuitive, pour Brouwer, procède par concaténations ouvertes où, à chaque choix, est engendré soit un signe déterminé, soit rien, soit l’inhibition (Hemmung) de tout le processus, qui en abolit le résultat. Or Brouwer, en insistant sur le caractère intrinsèquement inachevé des suites de choix libres, a montré qu’elles permettaient de définir des fonctions dont les objets, aux niveaux inférieurs du déploiement, ne sont pas encore totalement déterminés (i.e. déterminés en acte). Le cœur de l’intuitionnisme est là : dans l’attribution de valeurs à des fonctions pour des « arguments incomplets ». Ce qui est vertigineux (je ne l’expliquerai pas, il s’agit de mathématique pure), c’est qu’on caractérise alors un continu plus riche que le continu standard : le continu intuitionniste excède le continu des nombres réels prédéterminés par les moyens traditionnels (suites de Cauchy ou coupures de Dedekind). Ainsi, la dynamique du déploiement des suites de choix de Brouwer délivre-t-elle de l’inquiétude qu’en empilant des éléments discrets, toujours prédéterminées par des règles, nous n’arrivions jamais à retrouver la texture véritable du continu. Transposez cela à l’association libre, et voyez la perspective qui s’ouvre : la tâche du psychanalyste ne serait plus nécessairement de pointer les répétitions et les cycles sous-jacents qui inscrivent le travail inconscient du signifiant. Ce serait plutôt de permettre au patient d’accéder à la générativité de ses pensées, de lui indiquer non ce qui le surdétermine sans cesse, mais les ouvertures potentielles qui font son rapport personnel à l’illimité. Procéder ainsi jusque dans la théorie serait une révolution pour l’analyste : il lui faudrait s’interdire les usages intempérants du mot « tous », l’emploi de classes dont la construction effective n’a pas été fournie au préalable — bref, l’insupportable bavardage psychopathologique qui précontraint les cures sous des catégories diagnostiques en ne laissant pas une chance à l’incomplétude inhérente à la psychogenèse de l’appareil psychique[11].
  3. Autre surprise pour le lecteur nourri de Lacan : l’intuitionnisme procède d’une critique systématique du primat du langage et des symboles. Toutefois, ce n’est ni au nom de l’affect, ni de l’empathie primordiale. C’est au nom d’une psychogenèse effective de la pensée, qui évoque d’ailleurs clairement les appareils neuroniques du Freud d’avant 1896. A proprement parler, l’intuitionnisme est compatible avec n’importe quelle logique comme avec n’importe quel point de vue linguistique (non-contradictoire), parce qu’il est accès d’emblée à la réalité. Le mépris de Poincaré pour Peano ou Frege se justifie ainsi : celui qui ne sait pas par intuition ce que sont les entiers naturels, ni en quoi l’induction complète est opératoire, que lui apprendra leur « dérivation logique » par la théorie des ensembles ? Ce parti pris anti-linguistique est aussi celui de Bion en psychanalyse, sur la base de l’intuit. Il y a, bien sûr, une symbolique œdipienne, des lapsus, etc. Mais que nous apprennent-ils, dans le transfert, si nous n’avons pas leur fonction dans la croissance ou la régression de l’appareil psychique du patient, si, en d’autres termes, fascinés par la trace verbale ou le symbole, nous manquons les processus créateurs ou destructeurs qui s’y projettent ? L’intuition est requise pour distinguer un mythe œdipien dans une névrose (K) de son double pseudo-névrotique (–K), puisque les mots sont les mêmes, de même les symboles, mais pas leur fonction psychique. Pour cela, il faut tenir que ces processus créateurs ou destructeurs ne sont pas des « effets de sens » dans l’imaginaire, induits par le jeu des signifiants. De tels processus sont le réel immanent à la situation psychanalytique. Voilà en quoi O est ineffable, dit Bion : c’est le réel ultime, au sens de ce qui admet tous les points de vue (vertices) dans leur équivalence et leur solidarité. Aussi pour un bionien est-t-il sans intérêt de savoir si la logique psychanalytique (le jargon) que vous utilisez est la bonne ou pas (lacanienne, kleinienne, etc.) ; seule importe votre intuition clinique. Mais si O est ineffable, c’est aussi parce qu’il est le réel tel qu’il est, et non tel qu’il se viti.e. se souffre, s’agit, et commande le jeu des pulsions et des désirs. L’intuit est le calme surplomb d’un rapport au réel véritablement nourrissant, selon Bion. Il permet de mettre à distance dans l’écoute analytique la tentative permanente du patient d’entraîner celui qui l’écoute dans les turbulences qui l’animent. L’intuit répond à l’exigence de Bergson, le métaphysicien de l’intuition, qui réclamait des yeux pour voir, et non des yeux pour vivre. Mais ces yeux-là ne sont pas des yeux de chair, ce ne sont pas non plus les yeux que donne le langage. Ce sont les yeux de Milton, figure, chez Bion, d’un Œdipe au rapport à la vérité finalement délivré de toute arrogance et de toute envie, et qui serait devenu en réalité, et non plus en mythe, « voyant ».
  4. On retrouve alors chez Bion, sans peut-être qu’il l’ait su, un motif philosophique profond de l’intuitionnisme : sa valeur émancipatrice du social. Sans l’intuition, nous serions victimes du verbalisme ordinaire, des points de vue privés qui se combattent en mots vains, et du détournement permanent de notre intériorité créatrice par la routine de la survie pratique, qui lie paroles et actions d’une pesante chaîne de fonte. Le vrai ne serait que l’utile (et je rappelle le poids de cette idée pour Freud dans les Formulations, son rapport à James et son débat avec le « sens du réel » de Janet) ; la vie sociale serait un simple accord dans le discours, et non entre libres esprits. Ecoutez cependant le ton de Bion : sa façon d’accueillir les projections de ses interlocuteurs et de laisser s’énoncer leurs perspectives, sans qu’il s’en prenne jamais à leur logique ni à leur jargon, ni ne conforte leur orthodoxie bionienne supposée. C’est qu’il y moins, pour l’intuitionniste, une réalité commune à quoi il faut se plier, donc un bon langage qui l’objective, qu’un rapport transindividuel au vrai. Or chez Bion, la vie des groupes illustre en permanence cette dégénérescence, qui précipite les humains dans les assomptions de base de la dépendance, du combat/fuite, etc., sur le mode de défenses psychotiques contre quoi ? sinon contre le pur et simple regard sur le réel. Ce regard-là, le groupe « de travail » le regagnera in fine, et peut-être seulement. Mais c’est aussi pourquoi je ne pense pas qu’on puisse se contenter de reprendre telle quelle l’idée de Bion selon laquelle la grille offre une double protection, d’un côté contre la tendance messianique (l’irruption du Maître qui transgresse toutes les idées reçues et qui suscite un changement si catastrophique qu’on ne peut même pas le qualifier d’acting-out), de l’autre, contre le conformisme stérile de l’Establishment (qui ressent traumatiquement, comme pure folie, tout ce qui dé-limite les parois rigides de son appareil psychique). Il y faut ajouter l’intuition comme extase vers O, le point où ce qui pourrait paraître comme un acte de foi fou dans l’immanence de la vérité est le plus sûr appui pris dans l’évidence. Et ceci vaut bien sûr autant pour une société psychanalytique, que pour la société humaine toute entière.

 

*

 

           Nous voici insensiblement parvenus au fameux point de vue « mystique » de Bion, qui aurait remplacé, croit-on, le point de vue « épistémologique ». La référence à mon avis claire à la conceptualité intuitionniste fait le pont entre les deux, et prouve la grande rigueur de Bion. Je suis pourtant conscient des limites du rapprochement que je tente entre l’intuitionnisme de Poincaré, et surtout de Brouwer, et la notion bionienne d’intuit. Ce serait le lieu de faire valoir la « pénombre associative » des concepts, chère à Bion, à l’abri de laquelle il laissait le champ libre à l’imagination de ses lecteurs. Or ai-je fait autre chose que susciter une autre turbulence dans les nuages de sa théorie ? Je l’espère du moins entraînante et suggestive.

            La suavité de Bion en ses derniers essais procède alors, si l’on veut bien m’accorder mes prémisses, de son installation résolue à la jointure du limité et de l’illimité, dans toutes leurs connotations psychiques et existentielles. C’est là un mouvement de l’esprit, qui ne renie en rien l’acquis de la grille, mais se transporte au lieu stratégique où ce que la grille permet de penser, c’est ce qui potentiellement l’excède, c’est l’au-delà à la fois du principe de plaisir et du principe de réalité : le réel. Si l’on est pourtant aux antipodes du « sentiment océanique », c’est pour une raison bien simple. Penser et vivre « without memory or desire », dit Bion, est la précondition de l’intuit. Je traduirai ce slogan rabâché par « sans nostalgie ni espérances ». Car la mémoire, conceptuellement, pour Bion, c’est la pulsion conjuguée au passé ; et le désir, la pulsion conjuguée au futur. L’intuit ne va à la rencontre du réel (et ce geste d’accueil est la vraie psychogenèse de l’appareil psychique, sa croissance auto-inventée) que dans le silence des pulsions. On ne trouvera donc caché dans O nulle Mère originaire, nul narcissisme dilaté. En réalité, par une de ces boucles géniales dont Bion a le secret, le lien à O évoque plus le « protomental » de sa première théorie des groupes : autrement dit, ce suspens affectif où le potentiel somatopsychique se présente à l’état nu, avant la cristallisation dans une assomption de base qui investit les membres du groupe d’une valeur libidinale. Cette indifférenciation est la toile de fond sur laquelle penser la césure fondamentale qui, en liant les individus selon une assomption de base, les individue justement, et qui les fait naître psychiquement au monde. Or, pour Bion, cette naissance sépare le corps et l’esprit, qui étaient (et qui restent à l’arrière-plan) confondus dans l’indifférenciation protomentale[12]. Nous pouvons donc intuiter les conditions de notre surgissement comme individus dans le monde : nous devons, suggère-t-il, penser que les soins maternels n’ont été rien d’autre, en ce qu’ils ont réussi, que le prolongement des conditions primaires de notre individuation d’embryon et de notre irruption somatopsychique inaugurale dans la vie du couple parental. Cette première césure, inspirée de Freud, se double d’une seconde : avec le mariage et l’union sexuelle, l’individu se sépare plus encore de l’espace psychique borné par les soins maternels, où la sexualité reste infantile. Même la mort, en ce sens, contre Freud, devient peut-être pensable : non comme anticipation affolée de la castration, mais comme intuition ultime de la partie définie de la réalité en quoi nous consistons, révélée par notre vie et par sa façon de croître (il y a quelque chose ici de la « connaissance du troisième genre » selon Spinoza).

            Bion, dans ces aperçus, relève d’une antique tradition, plus souvent refoulée qu’admise officiellement, et qu’on aurait tort de réduire à ses expressions mystico-religieuses. Toute pensée de l’intuition est en effet un monisme, une pensée de l’Un-Tout, qui s’élance au-delà de Dieu, comme objet de la religion, vers la « puissance » d’où Dieu et le Tout procèdent. Bion emprunte à Tyndale le mot d’atonement (il manquait à l’anglais un mot désignant à la fois la réconciliation avec Dieu et le pardon des péchés, le kaper du yom kippour), mais en le redécomposant en son étymologie, « at-one-ment », il le laïcise ; mieux, il en fait un usage non plus transcendant, mais immanent. L’Un n’est plus ce qu’il faut rejoindre (là-bas), c’est ce qui nous inclut (ici). Ce détournement du terme biblique vise à nous rapprocher de l’en-puissance parfaitement mondain et charnel du réel : autrement dit, des ressources possibles de vérité pour la croissance psychique, contre toute obfuscation par l’envie et l’omnipotence que masque la prétendue détresse originaire (Hilflosgkeit). Car cette détresse, explique Bion, est un fantasme défensif contre ce que la mère pourrait, effectivement, commettre sur son enfant. Tant que nous avons ce rapport fantasmatique et pulsionnel au réel, il n’est pas d’issue à l’angoisse de la détresse originaire. L’Un-Tout nous semble uniquement dévorateur, jamais un sein-vérité. L’at-one-ment permettrait ainsi d’intuiter notre origine réelle (somatopsychique) sans défaillir d’effroi. C’est en cela qu’un tel état est légitimement exigible du psychanalyste kleinien : sans lui, on ne peut qu’être englouti dans les turbulences de la scène primitive, dont l’évocation seule déchaîne, en fait de pensées ou d’interprétations, les fantasmes archaïques, les symptômes et les acting-out de l’analyste imprudent. Car pour Bion aussi, la résistance est toujours celle de l’analyste !

            Bion ainsi lu n’est donc pas un mystique, ni un irrationaliste, ni un religieux sans religion. Il y a peu de mots pour désigner ce qu’il est, mais il en va de même, après tout, pour Eckhart, pour le Spinoza du livre V de l’Ethique, pour le dernier Schelling, pour Bataille, pour tant d’autres. Tous cependant sont des penseurs de l’intuition et de la connaissance immédiate. L’ombre portée de ces choix intellectuels et esthétiques tombe sur la psychanalyse selon Bion. Elle n’est sans doute pas critiquement évaluable sans qu’on déplie minutieusement ce que ces choix impliquent, ce qu’ils permettent de créer, l’inconscient qu’ils libèrent. Mais si, comme j’ai dit, la pensée de l’expérience est indissolublement chez Bion une expérience de la pensée (c’est cela, être moniste), alors une autre direction de lecture se présente au lecteur.

            Et c’est l’auto-fiction biographique.

            Car au terme de ce parcours, il me semble qu’on peut facilement corriger l’impression de reniement anti-intellectualiste du dernier Bion. Il suffit d’ouvrir le récit de sa vie et de le rapporter à divers passages d’A Memoir of the Future. Bion n’a nullement cherché de solution philosophique aux difficultés que je mentionne. Il a simplement modifié profondément son écriture, entendez, son système de notation, sa machine à attention et à investigation, bref, il a renouvelé dans le sens d’une illimitation croissante les ressources de son appareil psychique. Mais dans le flot joycien de ces textes assurément étranges, il se produit deux événements. Le premier, c’est la chute du métalangage sur la psychose. Oui, on peut l’accorder à Meltzer, il est souvent malaisé de savoir si Bion parle de la psychose, ou du point de vue de la psychose, dans Transformations, en tout cas. Bion avançant vers la césure terminale inverse les termes du problème : on n’irait pas jusqu’au bout de sa démarche si l’on ne faisait pas du discours théorique lui-même un frayage parmi les autres, et si l’on traitait le formalisme de la grille comme un grillage posé sur son potentiel psychique. Collages, coq-à-l’âne, absurdités à la Lewis Caroll, citations masquées, rêves artificiels, que sais-je encore ?, tout conspire vers l’inclusion rétrospective de la période épistémologique dans un mouvement plus ouvert, dans un mouvement d’illimitation de la raison et de la folie. Et si Joyce guide Bion, c’est qu’il a lui aussi tiré les conséquences d’un monisme radical : le fleuve des mots est le fleuve des choses. Seul nous y baigner (jamais deux fois) lave du péché de naître. Or, c’est aussi en ce lieu qu’un second événement survient, une sorte de doute final, une ombre tombant sur l’immense entreprise de Bion : de quel éveil nous éveillons-nous alors ? Et qui sait si cet éveil n’est pas encore un rêve d’éveil, un rêve se continuant par d’autres moyens ?

            Un jeune homme de 19 ans, au milieu des cadavres de la troisième bataille pour Ypres, à l’automne 1917, derrière la carcasse de son tank embourbé, a senti, dit-il, un instant, que son âme venait de mourir — mais que son corps était devenu comme éternel. Qui ne lui accordera que son œuvre, indissolublement intellectuelle et psychique, lui a rendu ce que l’atrocité de la guerre lui avait arraché ?

 

Pierre-Henri Castel


 

 

Références bibliographiques

 

Bion W. (1965/1982), Transformations : Change from Learning to Growth, trad. franç. Transformations : Passage de l’apprentissage à la croissance, PUF, Paris.

Bion W. (1975-1980/1989), A Memoir of the Future, trad franç. Une mémoire du futur, Césura, Lyon.

Bion W. (1977), Seven Servants, Jason Aronson, New York.

Bion W. (1982), The Long Week-End, 1897-1919, Fleetwood Press, Abingdon.

Bion W. (1985),  All my Sins Remembered, Another Part of a Life and the Other Side of Genius - Family Letters, Fleetwood Press, Abingdon.

Bion W. (1992/2005), Cogitations, trad. franç., In Press, Paris.

Freud S. (1911/1998), „Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens“, trad. franç. « Formulations sur le deux principes de l’advenir psychique », Oeuvres complètes XI, PUF, Paris.

Klein M. (1930/1968), « The importance of symbol formation in the development of the ego », trad. franç., « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi » in Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, Paris.

Klein M. (1946/1966), « Notes on Some Schizoid Mechanisms », trad. franç., « Sur quelques mécanismes schizoïdes » in Développements de la psychanalyse, PUF, Paris.

Klein M. (1952) (dir.), Developments in Psycho-analysis, Hogarth Press, Londres.

Lacan J. (1966), Ecrits, Seuil, Paris.

Lacan J. (1977/1998), L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, éd. hors-commerce de l’Association Lacanienne Internationale, Paris.

Meltzer D. (1978/1994), The Kleinian Development III: Bion, trad. franç. Le développement kleinien de la psychanalyse : Freud-Klein-Bion, Bayard, Paris.

Poincaré H. (1908/1998-1999), Science et méthode, in Philosophia Scientiae n°3, Kimé, Paris.

 

 

 



[1] Lacan (1966 : 531-583).

[2] Bion (1977).

[3] Bion (1982) et (1985).

[4] Bion (1965/1982 : 57).

[5] Freud (1911/1998).

[6] Klein (1952).

[7] Klein (1946/1966 :274-300) et (1930/1968 : 263-278).

[8] Bion (1992/2005: 294).

[9] Poincaré (1908/1998-1999 : 19-21).

[10] Bion (1965/1982 : 56-57).

[11] On reproche à Bion de n’avoir rien dit de la perversion, et de n’avoir fait qu’opposer psychotique et névrotique. Ce n’est pas exact : il y a une théorie de la perversion dans ses analyses du mensonge, et de la recherche du faux pour le faux ; et une autre encore dans sa théorie du fétiche. Mais la « perversion » en général est typiquement le genre de catégorie dont personne ne livre la règle explicite de formation.

[12] Voilà pourquoi, selon Bion, toute maladie, pour l’analyste, est indissolublement psychosomatique et sociale : elle porte le double stigmate de l’indifférenciation originaire et de la césure qui en a fait la maladie d’un individu pris dans un rapport au groupe (en général, la dépendance).