Le 11 mai, Robert Brandom avait accepté
de venir à l'EHESS pour un workshop autour de son deuxième grand
livre, A
Spirit of Trust : A Reading of Hegel's Phenomenology, paru en
2019. Le soir, il aurait prononcé une grande conférence, que je
lui avais demandé de consacrer à sa conception de l'histoire,
du social et de la modernité. Depuis deux ans, avec le petit groupe d'étudiants
qui s'est engagé dans cette aventure épique, je propose une lecture,
chapitre par chapitre, du premier grand livre de Brandom : Making
It Explicit : Reasoning, Representing, and Discursive Commitment,
paru en 1994 (il y en a une traduction française en deux volumes, au
Cerf, sous le titre Rendre
explicite, parue en 2010-2011). Nous comptions à l'occasion
de sa venue à Paris lui présenter autour d'un verre le fruit de
ce labeur collectif : la
traduction française de Reason in Philosophy : Animating Ideas,
un recueil d'articles paru en 2013, qui vient de paraître chez Ithaque,
et qui permet à certains égards de faire le pont entre ces deux
livres colossaux (plus de 800 pages pour sa lecture de Hegel, 700 pour Making
It Explicit !). Brandom m'avait donné la permission de traduire
la conférence qu'il devait prononcer à l'EHESS, et il s'était
montré très touché de l'enthousiasme de notre petit groupe,
puisque nous avons mis en chantier une deuxième traduction, celle d'un
recueil d'articles sur une question centrale de son œuvre : les transformations
du pragmatisme américain en philosophie.
Perspectives on Pragmatism : Classical, Recent and Contemporary,
paru en 2011, est donc actuellement dans les tuyaux, avec une partie de l'équipe
des étudiants-traducteurs du précédent livre, et une poignée
de nouveaux. Malgré la dureté des temps et l'angoisse des libraires,
les éditions du CNRS se sont montré intéressées.
Avec ce deuxième recueil-pont entre les deux sommets de l'œuvre,
le public francophone va donc pouvoir prendre la mesure de l'élaboration
philosophique tout simplement extraordinaire qu'est l'œuvre de Brandom.
Extraordinaire, mais aussi extraordinairement difficile. Comme je l'ai expliqué
aux étudiants ces deux dernières années, je ne crois pas,
de toute ma carrière, avoir été confronté à
pareil défi. Brandom le répète, pour lui, faire de la philosophie,
c'est faire « le genre de choses que faisaient Kant et Hegel ».
De fait, Making It Explicit présente certaines caractéristiques
de la Critique de la raison pure : une profondeur spéculative
qui donne tellement le vertige qu'on arrive souvent pas bien à percevoir
les renversements qui sont opérés, une technicité dans
l'exposition et la preuve qui implique d'immenses lectures préalables
et, parfois, des considérations de calcul logique dont les détails
m'ont passés au-dessus de la tête, et, pour l'esprit général
du livre, un dialogue permanent avec toute l'histoire de la philosophie moderne,
des post-cartésiens à Wittgenstein et Heidegger, qui a une qualité
franchement dérangeante dans le paysage contemporain de la philosophie :
car ce dialogue est aussi une histoire synthétique et critique de la
philosophie dite « analytique », de Frege, Russell et
Carnap, de son père américain, Sellars, jusqu'aux meilleurs penseurs
récents de cette tradition, Kripke, Dummett et Davidson. Brandom, à
certains égards, ne fait plus aucune différence entre la philosophie
« continentale » et la philosophie « analytique »,
et même, en revenant avec éloge à Hegel, et en le défendant
« analytiquement », il répare la cassure inaugurale
pratiquée par Russell un peu avant 1900, et qui a donné longtemps
l'impression qu'il existait deux philosophies inconciliables dans la modernité :
l'une allemande (et française), qui court jusqu'à Heidegger, l'autre,
disons austro-britannique, aux yeux de qui tout ce qui sort de la phénoménologie,
de l'herméneutique, ou de l'histoire de la philosophie est à peu
près sans valeur.
Il y a toutefois une grande différence entre expliquer Kant ou Hegel,
et expliquer Brandom : c'est qu'il est notre contemporain. Aucun commentaire
ni élucidation d'ensemble ne nous préparent à le lire,
et nous sommes donc dans la position du curieux cultivé qui se rend chez
son libraire un beau matin de 1781 ou de 1807, achète son exemplaire
tout neuf de la Critique ou de la Phénoménologie,
et se lance « à mains nues » dans l'aventure –
et se retrouve confronté à la question de savoir si, oui ou non,
il a entre les mains un livre qui fera date dans l'histoire de la pensée.
On pourrait, en peu de mots, caractériser la philosophie de Brandom en
disant qu'elle a projeté d'offrir une alternative systématique
au paradigme qui domine aujourd'hui la rationalité philosophique. Sous
toutes sortes de formes, ce paradigme repose sur la notion de représentation,
une représentation vraie étant objectivement adéquate à
l'état des choses, avec un tropisme récent, mais dont la séduction
vient de loin, pour l'idée d'une interaction causale entre les choses
et les organismes qui les connaissent, ce qui s'intègre très bien
à une vision naturaliste et évolutionniste de la connaissance.
Ce qui fait que cette connaissance est objective, c'est ensuite la conformité
des représentations qui la véhiculent, et dont les individus sont
les porteurs, avec les lois de la logique. Ces principes de vérité
expliquent pourquoi une connaissance est objective. Logicisme d'un côté
et liens multiples de l'autre avec le naturalisme cognitivisme, voilà
la philosophie « analytique » d'aujourd'hui. Nul besoin
d'insister sur la norme professionnelle de sérieux et de scientificité
qu'elle a très souvent fini par constituer.
Comment offrir une alternative à ce représentationnisme cognitif,
à ce logicisme, à cette conception explicative de la vérité
en sémantique ? Mais comment en même temps ne pas jeter la
rationalité et l'héritage de cette tradition logique avec l'eau
du bain ? Telle est la question...
Un point d'entrée commode pour comprendre la démarche de Brandom
est de revenir à sa façon de comprendre Kant. À ses yeux,
le cœur vivant des Lumières, c'est l'idée que les statuts
politiques (l'autorité) dépendent des attitudes que nous adoptons
à leur égard (de la reconnaissance de l'autorité), et que
ces statuts et ces attitudes ont une teneur intrinsèquement normatives.
En d'autres termes, pas d'autorité sans responsabilité. Ce message
de Rousseau, selon Brandom, passe à Kant en ceci que penser, ce n'est
plus simplement juger, c'est, en jugeant, assumer une certaine sorte de responsabilité
normative, d'« engagement » à l'égard non
seulement de ce qui est le contenu du jugement, mais des conséquences
logiques de ce jugement (y compris celles que je ne me représente pas
psychologiquement au moment où je forme le jugement, mais à l'égard
desquelles les autres peuvent me tenir engagé). La philosophie moderne
est donc historiquement et politiquement située. Ce qu'est connaître,
ce qu'est la vérité, ce qu'est l'intentionnalité des actions,
autrement dit les raisons pour lesquelles nous les accomplissons, tout cela
ne dépend pas de propriétés intemporelles du genre d'organismes
que nous sommes, ni de l'évolution darwinienne. Pour nous, modernes,
demander ou offrir des raisons, cela implique tenir (une attitude épistémique)
que telle ou telle proposition est bien la raison de telle autre, reconnaître
(une autre attitude épistémique) pour telle et telle raison l'autorité
objective de ceci ou cela, quand nous évaluons la vérité
de nos propositions, etc. Ce déplacement vers le normatif est capital.
Son complément, chez Brandom, c'est une certaine interprétation
de Hegel, qu'on a qualifié à juste titre de « pragmatiste ».
Car aller jusqu'au bout de cette intuition des Lumières, c'est la dépouiller
de son enracinement libéral-individualiste, et considérer que
la normativité qui traverse de part en part la connaissance est sociale.
Non seulement il nous faut considérer ce que nous faisons quand nous
raisonnons, ce qui fait donc le primat de cet acte de langage qu'est l'assertion,
le jugement, qui nous engage normativement, car c'est cela qui, au sens pragmatique,
manifeste le primat de nos attitudes dans la connaissance ; mais il faut
également se rendre compte du processus social de justification, de correction
et d'approfondissement de la connaissance qui est rendu possible par cette normativité
même, puisque les autres nous tiennent comptables de nos engagements épistémiques
ou pratiques. Au total, rien ne se stabilise jamais de nos connaissances sinon
au fur et à mesure d'un processus historique et collectif d'intégration,
de sélection, de rectification, etc.
C'est tout le sens de la relecture de la tradition pragmatiste par Brandom,
jusqu'à Dewey et Rorty. Il remonte, avec
Louis Menand, à ses origines dans le Metaphysical Club de Harvard.
Ce groupe de discussions, mais qui a duré à peu près toute
l'année 1872, était né du choc infligé par la découverte
que la démocratie américaine n'avait pas du tout empêché
l'esclavage, et du choc plus grand encore de découvrir qu'elle ne s'assumait
justement pas comme une démocratie quand, pour combattre l'immoralité
de l'esclavage, on invoquait des principes « transcendants »
– et non la politique humaine de l'argument : donner et demander
des raisons. Le Metaphysical Club, de ce point de vue, a plutôt été
le cimetière américain de la métaphysique. Le pragmatisme
y est né du refus absolu d'une Vérité transcendante détachée
du processus social de l'expérience et, notamment de l'expérience
de la nouveauté, et de la discussion rationnelle ouverte.
Comme on voit, en puisant à ces deux sources, disons kantiennes-hégéliennes
et pragmatistes, Brandom propose une histoire de la modernité et de la
réflexivité rationnelle où la « démocratie
en Amérique » et sa crise cruciale (la Guerre de Sécession)
jouent un rôle-clé. C'est sur ce sol politique et moral concret
que s'élève en effet une idée normative de la réflexivité
sociale.
Tout le point est de comprendre, ce sur quoi nous avons peiné depuis
deux ans avec les étudiants, comment ce schéma alternatif, où
une « pragmatique normative » de l'engagement épistémique
et pratique débouche sur une conception socio-historique de la raison,
constitue effectivement une alternative au grand paradigme dominant, représentationniste
et cognitiviste, de la philosophie d'aujourd'hui.
On pourrait resserrer l'enjeu autour de deux questions fortement controversées.
La première, constamment soulevée pour disqualifier le pragmatisme
traditionnel comme une forme de relativisme, consiste à dénier
à une approche par les attitudes épistémiques (ce que nous
tenons pour vrai) le moindre rapport avec la vérité objective.
Le défi, c'est donc de construire une théorie réellement
pragmatiste de la connaissance mais où nous puissions tous penser la
même chose, et cependant avoir tous tort. Car alors, et alors seulement,
l'objectivité ne sera pas un terme vide, ou le résultat d'une
pure convention socio-historique. La seconde, beaucoup plus technique, consiste
tout simplement à expliquer comment en tenant juste pour vrai quelque
chose, on peut néanmoins la tenir « vraiment »
pour vrai, c'est-à-dire atteindre une vérité qui ait les
mêmes qualités et les mêmes effets que la vérité
transcendante du schéma représentationniste. Pour cela, il n'y
a pas d'autre façon de procéder que de décrire minutieusement
ce que nous faisons en fait quand nous tenons quelque chose pour vrai, et d'expliquer
comment nous pouvons alors, d'un bout à l'autre, nous dispenser de la
moindre référence explicative à des principes de vérité.
Ce n'est pas du tout, défend Brandom, que la vérité n'existe
pas. C'est que cette notion nous permet seulement d'exprimer ce qui arrive quand
nous tirons correctement, les uns avec les autres, et dans l'usage originaire
du langage, les conséquences de nos engagements épistémiques
et pratiques. Le pragmatisme est nécessairement un « expressivisme ».
Partir de cette conscience historique du fait que nous sommes des modernes,
autrement dit des gens liés pour le meilleur ou pour le pire à
l'aventure de la préséance des attitudes sur les statuts, y compris
des attitudes dans la connaissance (tenir pour vrai ceci ou cela, s'engager
à l'égard des conséquences du contenu de ses jugements,
reconnaître à une objectivité l'autorité normative
d'invalider ce que nous tenions jusqu'ici pour vrai, etc.), voilà enfin
qui a contribué à modifier notre rapport à la technicité
de l'argument de Brandom. Je l'ai dit, elle est écrasante. Elle implique
mille innovations conceptuelles, une reprise méthodique de plusieurs
fondements de la logique mathématique contemporaine, et même, par
endroit, des incursions dans le champ de l'Intelligence Artificielle. Elle se
présente à première vue comme une polémique nourrie
contre l'histoire officielle de la rationalité au XXe siècle,
depuis Frege. Mais c'est aussi une contre-construction qui touche aux fondements
des « évidences » de la naturalisation cognitiviste
de la connaissance, ou encore des postulats fondamentaux de la théorie
du choix rationnel et de la théorie de la décision, quand il s'agit
de décrire l'intentionnalité pratique.
Or, m'a-t-il semblé, ce qui fait le caractère fascinant de l'entreprise,
ça n'est pas seulement sa dimension scolastique, pro et contra, habituelle
à la philosophie analytique, et poussée par Brandom au dernier
degré de la virtuosité. On prend peu à peu conscience en
lisant Brandom que la contre-construction qu'il élabore, en s'appuyant
exclusivement sur ce que nous faisons quand nous raisonnons, ne produit pas
une justification, disons intellectuelle, de sa propre démarche. Elle
la met en acte, elle l'auto-produit. En d'autres termes, la torture mentale
que nous nous sommes infligés en lisant Making It Explicit a
une vocation transformatrice. Penser en-dehors du schéma de la vérité
comme adéquation de la représentation aux choses, et découvrir
que la réflexivité et la normativité de la connaissance
sont des faits sociaux et historiques, c'est vivre une révolution intérieure
– et la difficulté phénoménale de l'argumentation
de Brandom prend alors un aspect nietzschéen. La difficulté à
le lire, c'est tout simplement l'épreuve thérapeutique qui consiste
à se guérir de la « raison représentative »,
à perdre notre ultime « piété » envers
une vérité ou une objectivité qui « transcenderait »
réellement nos pratiques de connaissance. La manière dont il répond
aux deux défis que je citais plus haut ne nous fais pas changer d'idée,
mais de manière de raisonner.
Robert Brandom ne sera pas avec nous le 11 mai. Nous ne pourrons pas, hélas,
lui présenter notre traduction. Puisse ce billet honorer quelque chose
à quoi il tient énormément : que la philosophie cesse,
à l'université, d'être ce constant pinaillage sur la compréhension
des auteurs de la tradition, pour renouer avec sa véritable vocation
de création logique et conceptuelle, et qu'elle nous fasse sentir le
caractère vertigineusement ouvert de la raison – y compris dans
ces domaines éthérés et cristallins que sont les idéalités
de la sémantique formelle, la théorie de la vérité
ou de la référence. Pour ce 11 mai, c'est une forme spéculative
du déconfinement.