De la transmission de la psychanalyse à sa transformation : réflexions à partir d’un texte de Roland Geeraert

(exposé à Bruxelles, au colloque en sa mémoire, le 31 mai 2013)


Je n’ai pas connu Roland Geeraert, mais j’ai lu de lui, l’an dernier, sans savoir qu’il était décédé, un texte repris par un des journaux de l’association à laquelle il appartenait. C’était justement sur la transmission, et ce texte a été publié, je crois, quelques mois après son décès1.

Ce texte m’avait frappé comme quelque chose que l’on peut peut-être moins facilement dire à Paris, c’est peut-être, en tout cas, un texte d’un style qu’on peut moins facilement adopter à Paris. Mais, me semble-t-il, c’est celui d’un homme d’expérience, d’un psychanalyste parfaitement conscient de la transformation, dont il avait été témoin dans sa carrière, de la psychanalyse comme étant, au départ, quelque chose qui pouvait assurer à un certain nombre de psychiatres, de psychologues, un supplément de « capital culturel », pour parler comme Bourdieu, l’évidence d’une certaine référence aussi qui était scientifique, disons jusque dans les années 60 à 80, et thérapeutique, et cette assurance impliquait notamment, qu’en s’installant, on aurait des patients, et même pas mal. Cette situation, c’était celle où un Lacan pouvait dire qu’un psychanalyste, c’est « quelqu’un à qui on demande une psychanalyse ». Roland Geeraert était très sensible et très conscient du fait, qu’en l’espace de vingt ans, on était passé à une situation toute autre. C’est celle que nous voyons bien en contrôle, ou chez certains patients qui reviennent refaire une tranche après un long moment. Pour les jeunes analystes, les patients sont devenus rares, beaucoup plus rares, en tout cas, dans la version libérale, traditionnelle de l’exercice de la discipline. Et les jeunes analystes sont souvent confrontés à une adversité assez pénible : à une hostilité ou, dans le meilleur des cas, à une indifférence polie des milieux intellectuels. Dans le pire des cas, cela peut aller jusqu’à la persécution institutionnelle, pour peu qu’ils remuent un peu et essaient de contester quoi que ce soit dans le fonctionnement institutionnel quotidien au nom de la psychanalyse (je veux dire : en fonction de ce que leur cure leur a montré). Si bien qu’une question nouvelle se pose, en tout cas, pour les gens de ma génération, les gens d’une cinquantaine d’années. Car il me semble souvent que les problèmes de fins d’analyse, ou de nouvelles tranches, voire de nouvelles analyses, je ne sais pas comment on peut les appeler, ne peuvent plus faire l’économie de réfléchir sur l’effet extrêmement impactant de ce réel-là. Les gens qui vont prendre sur eux-mêmes de s’installer comme analystes, assumer de recevoir des gens ou même simplement décider de les écouter d’une certaine manière, vont s’en prendre « plein la poire ». Et cela va les faire souffrir. Cela donne d’ailleurs une couleur particulière à certaines supervisions : qu’est-ce que la psychanalyse, si personne ne vous en demande jamais une ? Et pas parce que vous êtes insuffisant à la tâche, parce que le monde où on pouvait faire assez tranquillement quelque chose comme « demander une analyse » a changé, sans qu’on maîtrise bien les coordonnées de ce changement. Un sourire de commisération pour les jeunes, ou l’évocation des difficultés des générations précédentes, ne suffit absolument pas à balayer le problème. On n’est plus, en un mot, dans la situation du Lacan des années 1960, ni même du Paris des années 1980 où j’ai commencé à m’intéresser à la psychanalyse. On ne peut plus penser la fin de sa psychanalyse, voudrais-je soutenir aujourd’hui, sans penser la fin de la psychanalyse, ce qui est quelque chose d’impressionnant pour les gens de 25-30 ans, par exemple. On ne peut pas non plus compter sur la demande relativement courante d’une analyse pour forger, en fonction de cette demande, une réponse psychanalytique (être celui « à qui on demande une psychanalyse ») ; et cela a pour conséquence une surenchère dans les affirmations identitaires préalables des psychanalystes – je veux dire préalable à toute demande qui leur serait faite, qui se fait désormais rare.

Il en ressort effectivement que la vie des associations, des groupes, où se discutent les choses, en dehors des effets bien connus de ghetto qui les affectent et qui ne sont pas spécifiques à la psychanalyse, pose un problème complexe auquel je suis souvent confronté quand je viens parler devant des amis, des collègues ; c’est que ces groupes sont de plus en plus des lieux de réconfort, des espaces d’échanges dans lesquels on peut presque, je dirais, faire circuler un certain nombre de façons de parler, de s’intéresser aux gens, dans une ambiance qui ne vous soit pas directement hostile (ce qui est de moins en moins le cas, par exemple, dans beaucoup d’institutions qu’elles soient hospitalières, scolaires, cliniques et para-cliniques en France). Mais du coup, cela expose le groupe analytique a des phénomènes de panique morale qui sont parfois saisissants quand les mises en cause du dogme, de la pratique ou de l’organisation franchissent un seuil critique. On parle souvent, à l’extérieur de notre milieu, chez les sociologues qui s’y intéressent, qui enquêtent sur nous aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Amérique latine, de nos groupes comme de « réserves d’indiens ». Je trouve que c’est encore trop gentil, nous sommes vraiment les Gaulois, et de moins en moins irréductibles. Chez les individus qui viennent se former auprès de nous, j’observe une sorte de diminution tendancielle non pas du taux de profit, mais, si j’ose dire, du taux de curiosité, laquelle fait que la capacité à tolérer ou à supporter qu’on parle en termes positifs de choses qui sont vécues au quotidien comme douloureuses, par exemple la « supériorité » d’autres formes de traitement que la psychanalyse pour traiter telle ou telle affection mentale, des choses de ce genre, eh bien, c’est très mal reçu et souvent cela provoque chez les gens des réactions violentes.

Or Geeraert me semblait très sensible à ces attitudes de plus en plus frileuses, qui incite d’ailleurs les collègues à sympathiser avec le vaste mouvement défensif qui se généralise devant des transformations sociales et culturelles les plus déboussolantes, et à friser le néo-conservatisme « intello chic », parce que Geeraert ne cédait pas (en tout cas, dans le texte dont je parle) sur ce que j’appellerais le paradoxe essentiel de la transmission de la psychanalyse. Et il ne cédait pas sur, en particulier, le fait que, quelle que soit la situation historique, anthropologique dans laquelle on l’exerce, ce paradoxe vaut.

Je vous rappelle ce petit fragment de Lacan qu’on cite quelquefois, que j’ai été chercher, c’est un texte de 1978, les conclusions du congrès de l’EFP sur la transmission de la psychanalyse. Lacan disait ceci : « Tel que maintenant, j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible, c’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé, puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé de réinventer la psychanalyse. Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu, c’est bien pour cela, pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque psychanalyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer. »

Cette exigence de singularisation subjective du rapport à la psychanalyse qu’on nous a transmise, ne peut donc en aucune manière dispenser chacun de se placer dans une perspective de réinvention. Mais, et la bascule est sensible, le problème que ça pose, c’est que réinventer la psychanalyse, même quand Lacan s’exprime comme cela, c’est bien gentil, mais cela suppose la croyance forte qu’on la « retrouvera » au bout de ce processus de réinvention (si analyse et cure il y a eu). On la réinvente, mais on ne l’invente quand même pas.

Je ne suis plus sûr, plus du tout sûr, que la psychanalyse se retrouvera, que cela va revenir. Une raison de fond, c’est que les questions de la psychanalyse sont essentiellement artificielles. Elles n’ont rien à voir avec ces questions que Kant pensait éternelles, et qui sont le moteur de la réflexion métaphysique au cœur de la nature humaine (Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?) La psychanalyse ne jouit d’aucun appui dans une quelconque « nature humaine » pour poser, reposer, ou réinventer ses questions à elle. Elle n’est pas éternelle comme la métaphysique. C’est précisément à cause de cette incertitudes (se « retrouvera »-t-elle si vous la réinventiez?), que la vie des psychanalystes aboutit à ces phénomènes que nous connaissons bien de fétichisation des « signifiants », des « discours », des « arguments » qui permettent précisément de maintenir et de sauvegarder comme quasi « éternelle » l’idée de subjectivité, de singularité, etc.

Or pouvoir expliquer ce qu’on dit, de quoi on parle, le faire voir à d’autres, tenter de les en convaincre, comme dit Wittgenstein, c’est déjà pouvoir dire la même chose autrement. Il y a un tremblé, un vertige, si j’ose dire, dans ce « dire autrement », que le dogmatisme psychanalytique aimerait placer sous contrôle. C’est pourquoi ce dogmatisme est parfaitement compatible avec le slogan « Réinventons ! Réinventons la psychanalyse ! », un peu comme à l’opéra le chœur s’exclame « Marchons, marchons ! », tout en faisant du surplace. Et autour de nous et des ombres menaçantes qui ont été évoquées ici. Il y a là un paradoxe qui, je crois, fait partie de notre situation essentielle, et Geeraert l’a bien vu, ce n’est un truc marginal qu’on peut laisser de côté. C’est que Lacan, à peu près comme Wittgenstein, ou Heidegger, fait partie de ces auteurs, de ces maîtres, qui ont le plus farouchement insisté sur l’exigence d’appropriation personnelle, singulière, solitaire de la pensée .... tout cela pour donner chacun dans leur genre naissance aux gloses les plus fétichisantes de leurs appels à penser, agir, vivre par soi-même, lesquelles gloses s’étendent à perte de vue sur le mode d’un commentaire perpétuel et, comme, dans ma propre association, de la remise à l’étude, chaque année que Dieu fait, d’un « nouveau » séminaire de Lacan.

Geeraert met clairement sur la table, comme quelque chose qu’on ne peut pas se dispenser d’interroger, le paradoxe, et potentiellement le cercle vicieux, d’une transmission de la psychanalyse en tant qu’intransmissible. Je n’entre pas dans les détails, mais il me semble que cette aporie est à l’origine d’une espèce de cercle mystificateur, dans lequel on fait tourner tout le monde, qui permet de générer en spirales gloses sur gloses, et qui pour finir enchaîne chacun à la transmission. Comment peut encore régner sans contestation l’idée que vous ne pouvez devenir analyste que si vous avez été analysé, alors que nous savons très bien qu’il y a des gens, et peut-être même Lacan en faisait-il partie, qui sont tout à fait analystes, mais pour des raisons qui sont liées à la façon dont, dans leur enfance, leur adolescence, un certain nombre de choses se sont nouées en eux, et non parce qu’on les leur a transmises ? Le mieux qu’on puisse faire, parfois, dans son fauteuil, c’est de limiter son intervention au minimum, pour ne pas empêcher la naissance de quelque chose qui vous dépasse. Il y a aussi cette idée épouvantable, mais répandue, que la preuve que vous êtes vraiment devenu(e) analyste, c’est que d’autres analystes « sortent » de votre divan (un peu comme si la transmission en chaîne était un cas de réaction en chaîne). C’est encore aujourd’hui un motif de la récusation de Bion parmi les kleiniens orthodoxes, londoniens : c’est qu’il n’a eu aucun élève prestigieux, personne de reconnu n’était jamais sorti du divan de Bion. Ensuite, on a appris que Beckett avait été son premier patient. Bion ne l’a jamais dit. Mais dans la construction de leurs deux œuvres, psychanalytiques et littéraires, il est assez facile de pointer des parallèles fascinants.

Je voudrais, après avoir cité Bion, essayer de revenir sur les remous que provoque l’idée de remplacer la question (profondément viciée) de la transmission de la psychanalyse par celle de sa transformation. Puisque c’est quelque chose qui s’étend au-delà du périmètre de ce qu’on appelle une cure psychanalytique (même si ladite cure est au centre du cercle que je dilate), c’est une question que je soulève non seulement en tant que praticien de la psychanalyse, mais en tant qu’historien de la culture, de la psychiatrie, de la psychanalyse. Je l’ai fait dans Âmes scrupuleuses, et dans La Fin des coupables, en incluant dans le projet quelque chose qui a perturbé les lecteurs qui n’auraient voulu trouver là, justement, que de l’histoire ou de l’anthropologie : un récit de cas, un récit de cure2. D’où pas mal de réactions bizarres, plus ou moins violentes (Est-ce que c’est trahir la psychanalyse ? Ou n’est-ce pas plutôt de la psychanalyse qui se trahit là, et plus qu’ailleurs, où on l’attendait davantage ? Allez savoir...). Mais c’est pour pointer qu’en proposant de prendre en considération non plus la transmission, mais la transformation de la psychanalyse, il s’ensuit une altération radicale de notre rapport au langage, à la charge littéraire de l’expression psychanalytique, au savoir, à la position par rapport à la science (aux sciences sociales, mais pas seulement), et qu’il ne s’agit pas d’une simple modification théorique, verbale ou conceptuelle : c’est un autre programme de vie et d’activité intellectuelle, éthique, etc.

Raconter une cure sur 150 pages pose toutes sortes de difficultés, et pas qu’en France. Et plus encore, de soutenir, que ce récit est aussi et du même mouvement une analyse socio-anthropologique des transformations qui déterminent l’horizon des transformations d’un patient – sans quoi on n’aurait pas raconté du tout de cure ni pleinement « fait cas » du patient. Mais la question angoissante est bien sûr celle-ci : est-ce que ça, c’est encore de la psychanalyse, ou pas ? Est-ce qu’après avoir fait ce vaste détour, on la « retrouve », ou pas ? Le résultat peut-il être compté comme une réinvention, ou comme une défiguration de la psychanalyse ? Le topos de la transmission de la psychanalyse vise à verrouiller les choses en sorte que cette angoisse-là ne pointe jamais – que la psychanalyse ne soit jamais confrontée à la radicalité des changements de son exercice, de son contexte, de son pouvoir propre, de sa construction logique, etc. Tandis que le point qui m’intéresse, c’est justement de savoir s’il ne faudrait pas inventer précisément les critères d’identification de ce que l’on va « retrouver » de l’autre côté de la transformation, comme étant ou pas de la psychanalyse. Si l’on se refuse à cette prise de risque, ou à cette anxiété-là, voilà mon idée, eh bien il me semble que justement on ne fait plus de psychanalyse en acte. On fait visiter le monument aux morts.

Cette réflexion, historico-anthropologique et psychanalytique, est bionienne pour cette raison très simple, qu’on connaît peu, c’est que Bion, le psychanalyste des groupes, est un historien de formation, et pas juste un psychiatre (Toynbee et son concept de « civilisation » a exercé sur lui une certaine influence, mais je laisse cela pour une autre discussion). Ce n’est pas juste quelqu’un qui a créé la psychanalyse de groupe (avec Foulkes et, le croirez-vous ?, Norbert Elias, un autre penseur-clé de la « civilisation »). C’est aussi quelqu’un qui a pensé la psychanalyse « classique » comme un cas de la psychanalyse de groupe : la cure-type, c’est un « groupe à deux ». Il s’ensuit qu’on ne peut pas penser ce groupe-là dans les autres groupes à l’intérieur desquels il est inclus, ou avec lesquels il entre en conflit ou en concurrence. Bref, pas de transformation « thérapeutique », ou « psychique », sans horizon politique, culturel et social de mutation coordonnée. Je le marque avec force, car on assiste aujourd’hui à une psychologisation forcenée de la pensée de Bion, à rebours de sa lecture critique du « malaise dans la civilisation » selon Freud.

Ce que Bion considère, en effet, ce sont les modalités de circulation des affects dans un groupe, engageant des phénomènes qui sont par tout un côté infra-individuels mais qui ensuite s’individualisent au sein de la dynamique dudit groupe, et où la question des angoisses persécutives et dépressives est au premier plan. Or le travail que j’ai fait ces dix dernières années consistait alors à reconstituer à peu près, de façon bionienne, même si je n’écris pas Bion à toutes les pages, comment se transformait, dans la culture (la « civilisation ») où a émergé la psychanalyse, l’économie collective de l’angoisse, de la culpabilité, de la honte, c’est-à-dire de ces affects autour desquels s’est constitué, sur mode très particulier, la notion occidentale d’individu.

La façon la plus simple de caractériser la transformation chez Bion, c’est de l’envisager à partir de la transformation qu’il appelle « catastrophique » et dont voici un exemple : un patient qui souffre mystérieusement, depuis quelques années, de symptômes obsessionnels, avec quelque chose d’un peu dépressif, tout d’un coup déclenche sur le divan une crise de manie qui l’amène à l’hospitalisation. Sa femme découvre le numéro de téléphone de l’analyste, appelle l’analyste, qui parle à cette femme, et qui lui explique qu’il est très important qu’elle emmène son mari d’urgence à l’hôpital pour que la crise cesse. Puis, après la crise, elle se sépare de cet homme. Le psychanalyste revoit le patient. Cela provoque toutes sortes d’angoisses, de rêves chez l’analyste. Bion, lui, prend l’exemple de quelqu’un qui va jusqu’à le menacer de lui faire un procès. Dans la transformation catastrophique, l’ensemble de la situation par delà le tête-à-tête analytique déploie ce qui précisément restait mystérieux dans la cure. Les différents facteurs qui, compactés, étaient illisibles dans la situation initiale, deviennent lisibles ; c’est-à-dire la position du persécuteur, la position de l’idéale, la fonction de la réparation, etc., se révèle non pas sous la forme d’une explosion de la situation mais d’une transformation catastrophique. Et cet éclatement schizo-paranoïde de la situation analytique redistribue sur les membres du groupe les composants symboliques de l’énigme initiale qui était apparemment enveloppée uniquement chez un seul, le malade à proprement parler. La question qui se pose alors, dit Bion, c’est que, au moment où ça se produit, ce développement catastrophique, c’est là et nulle part ailleurs qu’il s’agit de produire l’interprétation « contenante ». Et c’est la façon dont il pense la position « dépressive » chez Melanie Klein : en déchiffrant dans la situation finale de la transformation une sorte de « conjonction constante » entre les différents éléments qui étaient simplement illisibles au départ. La notion de transformation « catastrophique » met ainsi en évidence combien le « groupe à deux » psychanalytique reste constamment articulé aux groupes plus vastes, familiaux, sociaux, etc., où il est inclus, confiné, mis en tension, etc. Et il ne s’agit dès lors plus de penser, grâce à elle la destruction du cadre, mais la transformation de ce cadre, à la fois au niveau infra-individuel (les objets partiels, les angoisses persécutives et dépressives) et supra-individuel (les idéaux, les complexes, etc.). La notion de « conjonction constante » sert à repérer ce qui se distribuait autant dans le groupe que chez les individus, et c’est assez évocateur d’une sorte de topologie clinique que l’on trouve aussi chez Lacan quand il analyse dans ses présentations de malades, par exemple, de quelle façon certains phénomènes intrapsychiques, ou des « instances » subjectives que nous imaginions comme purement internes, se distribuent sur telle ou telle personne avec lesquelles le patient interagit – les « nouant » les unes aux autres, avec, par exemple, des effets « transgénérationnels ».

Il y a transformation ensuite en un second sens chez Bion, c’est que la transformation, c’est la façon dont justement quelque chose du réel « se fait savoir », mais sans qu’il soit acquis qu’il y ait un penseur pour penser ce qui se fait savoir là. Chez Bion, il y a des pensées sans penseur. Il faut s’équiper d’un appareil psychique pour les penser (sinon, elles restent des cauchemars, des hallucinations, etc.).

Mais pour revenir à mon exemple de crise groupale, d’apparente explosion du cadre (quand l’analyste est impuissant à découvrir la « conjonction constante » que lui montre la transformation catastrophique), lorsque, justement, ça se savoir, eh bien l’analyste, la famille, le patient lui-même, communient dans un affolement qui empêche chacun de penser ce qui est en train d’arriver.

Mon pari, qui répond en un sens au souci de Geeraert, c’est que l’on pourrait appliquer cette analyse à la situation d’affolement, d’inquiétude, d’abattement moral, d’angoisse, qui frappe le collectif analytique dans la conjoncture présente. Quels sont les éléments, réunis par quelle « conjonction constante », et qui se distribuent entre les individus, attribuant aux uns le rôle de persécuteurs, aux autres le rôle de persécutés, etc. Je suis très frappé de voir de quelle façon les psychanalystes pouvaient appréhender l’histoire, l’épistémologie, la sociologie de la psychanalyse : essentiellement sur un mode persécutif. D’où l’idée de se réunir « entre psychanalystes » pour faire de l’histoire de la psychanalyse, ou de la philosophie, de la sociologie, de l’épistémologie de la psychanalyse, etc., tandis que se déchaînaient à l’époque les historiens « révisionnistes », comme on les appelle, de la psychanalyse, ou des assauts de nature épistémologique contre la simple plausibilité rationnelle des arguments fondamentaux de Freud, ou bien sûr des critiques sur l’efficacité clinique de nos pratiques (l’affaire de l’autisme est exemplaire). Tout cela était pathétiquement défensif. J’ai vu répondre par des arguments « éthiques » à des objections à quoi on aurait tout simplement pu répondre par des moyens purement logiques, épistémologiques, rationnels, et bien plus utilement. On n’arrivait plus à penser le contexte global et la logique de ces assauts. Mais surtout, on n’arrivait plus du tout à y déchiffrer l’expression d’une souffrance spécifique des individus d’aujourd’hui, à laquelle les psychanalystes avaient perdu le pouvoir de répondre. Regardez avec quelle hâte on a eu recours dans nos milieux, face à ces assauts, à des explications frisant la théorie du complot, tandis que les courants les plus divers, s’affirmant jusque-là par un mépris mutuel remontant à la plus haute antiquité, communiaient soudain pour défendre un noyau de « valeurs » où il ne restait plus de la psychanalyse qu’une caricature comique, foncièrement réactionnaire. Et du coup, les causes essentielles de l’enracinement et de la présence de la psychanalyse dans le travail de la culture, à même l’histoire, la langue, les tribulations de la raison et de la science, ces causes mêmes se retrouvaient comme impensables à l’intérieur de la psychanalyse. Elles en étaient donc expulsées et elles revenaient « du dehors » sur un mode persécutif : comme signe de l’incompréhension des temps, avec un sentiment tout à fait cruel d’être attaqués, niés avec mauvaise foi, etc.

Sans idée précise, argumentée, du travail de la culture, donc de la transformation des individus et de leur vie politique et sociale, il est devenu absolument impossible aux psychanalystes de ne pas succomber à la panique morale, voire à cette angoisse persécutive. Pis : l’analyse des circonstances présentes (analyse gravement compromise par cette maladie intellectuelle qu’est l’essayisme « à la française », philosophico-psychanalytico-sociologique), finit par alimenter le sentiment de persécution, mâtiné de pessimisme métaphysique, et finit par recracher à la face de nos contemporains le mépris dont on les soupçonne à l’égard de la psychanalyse. Car dans la dénonciation rituelle des effets supposés du néo-libéralisme mondialisé sur la structure psychique des sujets, les mêmes, au fond, jouent tour à tour le rôle des victimes, des complices et des coupables, tandis qu’on n’a strictement rien leur offrir qu’une longue plainte sur la perte irrémédiable du bon vieux « sujet » d’autrefois, névrosé viennois curable. Il faudrait taxer lourdement les profits symboliques qu’une poignée de gens retirent de cette « lucidité » de pacotille face à la « catastrophe » qui guette.

Alors, la critique qui m’a été faite, et à laquelle je vais essayer de répondre, vous en ferez peut-être d’autres, est la suivante. C’est que, à force d’essayer de saisir la nature de la crise anthropologique que traverse aujourd’hui la psychanalyse, mais dans un environnement plus large, avec des moyens dont il est souvent compliqué de déceler en quoi ils sont vraiment psychanalytiques, on m’a objecté que je n’aurais rien d’autre à proposer que de nous « adapter » (je cite ce que l’on m’a dit) au nouveau régime anthropologique que je décris.

C’est faux. Mais pour cela, il faut que je rappelle les grandes lignes de ce nouveau régime anthropologique, qui met la psychanalyse d’autrefois tellement à la peine.

L’idée est simple : le projet d’autonomisation des individus, comme norme ultime de notre vie sociale et politique, est resté absolument central, mais il a changé de nature depuis les années 1960. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à défendre cette idée. Vous la retrouverez chez Marcel Gauchet ou Alain Ehrenberg, par exemple – avec d’importantes différences, cependant. L’autonomie jusque dans les années 1960, c’est une autonomie-aspiration, une autonomie qui traverse la vie comme un projet d’émancipation dont l’adolescence est un pivot essentiel. Sa formule date au moins du 19ème siècle et tient dans ce mot d’Alfred de Vigny que reprend Auguste Comte, « une grande vie, c’est une pensée de la jeunesse exécutée dans l’âge mûr ». Mais dans la question contemporaine de l’autonomie, bien au contraire, l’autonomie n’est pas une aspiration, c’est une condition. L’autonomie est devenue tellement isomorphe à la dignité individuelle, qu’elle doit être partout présente, mieux, partout déjà donnée ou supposée. Il n’y a dès lors plus d’âge pour l’autonomie, et pas davantage de trajectoire d’autonomisation qui fasse autre chose que la révéler ou l’accomplir. Dès la petite enfance, jusqu’à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (en France), il n’est question que de cela. C’est la norme de ce que doit produire tout système de droit, de santé, d’éducation. C’est l’exigence primordiale pour non seulement gravir les échelons de son métier, mais parfois même pour devenir juste employable. Quand on ne peut l’obtenir, on la compense : c’est le vrai sens du développement tous azimuts de la notion de handicap ; quand on témoigne de la moindre mauvaise volonté à en endosser les contraintes, on stigmatise la condition d’assisté. Et, de fait, la contrainte à l’autonomie se substitue peu à peu à des contraintes plus violentes, à des hiérarchies verticales, à des obéissances non-négociables, à des intrusions multiples dans la vie privée, bref, à des formes de contrôle autrefois omniprésentes, au point qu’il est délicat de regretter un âge d’or d’avant l’autonomie-condition. Mais bien sûr, il n’est jamais question du coût exorbitant (psychique, pour ce qui nous intéresse) de cette autonomie sans âge ni trajectoire d’acquisition. J’ai cité en passant le nom d’Elias, c’est bien sûr dans la filiation de ses recherches que j’inscris les miennes. Disons que je donne à l'opposition autonomie-aspiration / autonomie-condition, la valeur d'une conjonction constante dans la transformation catastrophique où nous sommes pris.

En tout cas, la vieille logique de l’autonomisation comme aspiration était éminemment compatible avec les postulats freudiens (la fonction paternelle à assumer comme faire se peut, la définition existentielle et dialectique du sujet en conflit avec lui-même s’inscrivaient admirablement dans ce paradigme). On comprend donc qu’il sonne totalement creux pour un nombre croissant de nos contemporains. Mais non pas parce que ce sont des « mutants », ni parce que les gens, par exemple, auraient recours à des thérapies cognitivo-comportementales du fait qu’ils auraient affaire à de mauvais cliniciens, ou à des étiquettes diagnostiques fausses, mais parce que les conditions sociales de l’individuation-autonomisation sont très différentes pour eux de ce qu’elles étaient autrefois.

Une des choses les plus fascinantes qu’on puisse dire sur ces individus (je me suis particulièrement attaché aux patients qui consultent auprès de praticiens des TCC, notamment pour les TOC), c’est qu’ils n’envisagent pas leurs symptômes comme posant des questions, et encore moins comme des épreuves de vérité touchant des désirs, des idéaux, etc., où l’obstacle qu’on rencontrerait sur le chemin de son autonomisation serait un obstacle interne. L’idée de découvrir en soi des désirs dont on ne veut pas, par exemple, est très loin de faire partie des épreuves constituantes pour se sentir devenir le sujet de ses actes. Au contraire, ces phénomènes sont vécus comme de purs et simples parasites mentaux, essentiellement extérieurs, qui gênent l’exercice légitime de leur autonomie. Et ce n’est pas parce que ce sont des gens égarés, victimes de quoi que ce soit, d’une illusion d’autonomie ou d’une aspiration chimérique. C’est parce que nous ne décidons pas de la forme que prend notre intériorité, ou notre rapport juste à nous-mêmes : nous la référons de force à des idéaux collectifs. Aussi, lorsque certains parents d’enfants autistes claquent la porte, et hurlent contre les psychanalystes qui attendaient là, patiemment, « l’émergence du sujet » chez leur enfant, en disant « nous, ce qu’on veut, c’est que nos enfants puissent aller à l’école » (en un mot : rejoindre la normalité impérieuse de l’autonomisation qui vaut pour tout le monde, et qui n’est plus le point asymptotique d’une trajectoire, mais une condition, qui donne droit à compensation, à la reconnaissance d’un « handicap » quand on n’y parvient pas), il est difficile de leur répondre en disant : « Vous faites du mal à vos enfants, etc. », ou de les plaindre comme s’ils étaient juste illusionnés par des offres thérapeutiques trompeuses.

Or l’autonomie a un envers logique : c’est l’autocontrainte qui la rend possible (et qui se substitue, historiquement, et c’est un processus long, à la contrainte extérieure, à la violence physique). Mais ce qui est alors décisif pour la psychanalyse, c’est de mesurer à quel point on a affaire à un paradigme de l’autonomie qui impose subrepticement aux gens d’autres formes d’autocontrainte que celles du bon vieux surmoi. Il y a des raisons de penser que ces autocontraintes nouvelles, différentes des autocontraintes surmoïques traditionnelles, ne sont pourtant pas moins périlleuses, qu’elles ne sont pas moins destructrices, bien qu’elles ne fonctionnent pas de la même manière (Œdipe et Narcisse sont des mythes peut-être périmés, et sans doute l’un à cause de l’autre). C’est peut-être cet ensemble de questions pour lesquelles il n’y a pas de mots dans la théorie psychanalytique existante.

Donc j’avance et je termine.

Penser la transformation de la psychanalyse comme une transformation catastrophique, disait Bion, c’est prendre à bras-le-corps la question du sentiment de persécution et de repli qui affecte notre collectif. C’est donc tout l’inverse du catastrophisme. Aussi, je ne crois plus qu’il suffise de dire, comme on peut dire comme cela avec une tape sur l’épaule pour se donner du courage, que c’est, au fond, la situation de la psychanalyse à ses débuts. On pourrait dire aux jeunes qui sont confrontés à l’hostilité des institutions, des milieux savants, et surtout à des formes massives d’incompréhension de la part de leurs patients, ce qui leur paraît parfois tellement énigmatiques, on pourrait leur dire ; « Eh bien c’était comme cela au début de la psychanalyse, Freud en savait quelque chose. Réinventez-la donc, même si c’est pénible. » Je crois que cela ne suffit pas, parce qu’on est quand même comptable, et en particulier à l’égard des gens qui commencent à exercer, d’une réponse articulée aux défis que lance la réalité à laquelle ils ont affaire, les signifiants qui circulent dans le paysage et avec lesquels les patients font ce qu’ils peuvent, et notamment ce que j’appelle l’autonomie-condition. Et c’est particulièrement délicat…. Parce que lorsque les gens finissent leur analyse, la question se pose très crûment de savoir si la psychanalyse ne finit pas avec eux. Et je ne dis pas cela sur un mode catastrophiste, je dis cela à cause de la violence incroyable qu’ils subissent, de la contestation de la légitimité de leur position comme soignants, voire comme des individus qui proposerait quelque chose qui a du sens, etc.

Et donc, je proposerais plutôt ceci, c’est que le danger qui nous guette, c’est de réagir, comme dit Bion, de manière hallucinatoire devant l’angoisse de notre possible disparition. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Eh bien, c’est un développement de ce que Bion, encore une fois, raconte de l’expérience de Hilflosigkeit. cette détresse originaire du nourrisson dont quelquefois on trouve même chez Lacan, à un ou deux endroits, qu’au fond l’idée ce serait une expérience absolument fondamentale et constitutive du sujet. Ce que dit Bion là-dessus, c’est que c’est un fantasme, qui effectivement est tout à fait originaire, mais qui n’en demeure pas moins un fantasme, et un fantasme extrêmement défensif, parce qu’il consiste, pour le nourrisson, à mettre la toute-puissance du côté de l’Autre. Mais par là, la toute puissance est préservée comme toute-puissance. Et cela permet de se défendre contre quoi ? Contre ce qu’une mère, effectivement, peut tout à fait faire avec son nourrisson. Et qu’elle fait, à l’occasion.

La question de la mort de la psychanalyse, ne pas l’halluciner, ne pas se fabriquer quelque chose d’hallucinatoire comme un position de détresse imaginaire, c’est la condition pour que de l’autre côté, du côté où l’on avance et qui est effectivement incontestablement inquiétant, à l’occasion, c’est la condition pour qu’on réussisse à dégonfler la toute-puissance persécutive qui, quelquefois, on l’a dit tout à l’heure de manière très juste, Patrick de Neuter en a parlé tout à l’heure, finit par être extrêmement envahissant et à provoquer dans notre collectif qui est obligé de se tenir chaud, un réflexe de repli -- pour qu’on puisse juste continuer à parler psychanalyse entre nous sans que les gens rigolent, sans qu’on nous persécute. Pour réussir à dégonfler la dimension totalitaire de cet autre qui nous persécuterait, je propose ainsi de refaire une place substantielle à l’autocompréhension de ce que nous sommes, comme psychanalystes, d’un point de vue historique et anthropologique. Et nous avons pour cela certains instruments psychanalytiques que, pour ma part, j’ai été chercher du côté de Bion, et du rappel que la cure-type est un « groupe à deux ». Que la fin de la cure, en tout cas, quand elle se décide, laisse dans cette mesure les futurs analystes un tout petit peu moins désemparé(e)s face aux ravages d’une autocontrainte, envers obscur de l’autonomie, dont les coordonnées sont de moins en moins classiquement œdipiennes, narcissiques ou surmoïques3. En sorte, au fond, que de l’autre côté, advienne aussi (se transmette ?) ce dont nous, nous avons envie.


1 « Réflexions introductives à la question de la transmission », in Epistoles 2012, n°4.

2 Castel P.-H., Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés : Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud, Paris : Ithaque, 2011 et La Fin des coupables : Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neurosciences, suivi de Le Cas Paramord, Paris : Ithaque, 2012.

3Et prêchant pour ma cause, j’attire à nouveau l’attention sur le fait que comprendre comment notre névrose obsessionnelle a pu devenir ce machin bizarre qu’on appelle les troubles obsessionnels-compulsifs est au cœur de la question des mutations de ladite autocontrainte. Ce n’est pas un malheur contingent dû à de mauvais cliniciens, ni aux complots des industries pharmaceutiques. Il faudrait entreprendre le même travail avec l’hyperactivité infantile, l’autisme, les métamorphoses de la chronicité dans les maladies mentales, etc. Et surtout, trouver les moyens de s’armer psychanalytiquement de ce que nous pouvons tout à fait connaître, mais qui est parfois très déplaisant.

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