Classification des transsexuels et normativité des savoirs

Entretien avec Pierre-Henri Castel paru dans Carnets de bord n°6, décembre 2003, pp.83-90.


A maints égards, La métamorphose impensable, sous-titrée Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, est une somme. Paru voici quelques mois chez Gallimard, ce volumineux ouvrage fait le point sur l’histoire institutionnelle et conceptuelle du transsexualisme, présente une bibliographie extrêmement riche, et surtout historiquement et épistémologiquement motivée des travaux publiés à ce jour sur le syndrome, et discute en détail le traitement que lui ont réservé les savoirs qui s’en sont saisis. La psychiatrie, le droit, la psychanalyse, la sociologie, voire la littérature, sont ainsi parcourus par une interrogation d’ordre philosophique : « Les transsexuels sont-ils fous, sensés – ou déraisonnables ? » L’épistémologie historique s’accompagne donc à la fois d’une réflexion sur les limites des diverses formes de rationalité qui ont prétendu résoudre le problème transsexuel, et d’une enquête sur les conditions subjectives de la normalité. Deux grandes parties (« Matériaux » et « Apories ») affichent  d’emblée la perspective d’ensemble : à partir d’une analyse épistémologique soucieuse de contextualisation historique, il s’agit de déployer philosophiquement l’impossibilité à rendre complètement compte, en raison, du vœu transsexuel de « changer de sexe », tout en reconnaissant que, paradoxalement, ce vœu fait sens, et beaucoup plus qu’on ne croit d’un point de vue naïvement normatif.

De nombreuses pages sont consacrées au sociologue Harold Garfinkel. L’un des articles de ses Studies in Ethnomethodology (1967), devenu emblématique de la démarche ethnométhodologique, se penche précisément sur le cas d’Agnes, un « intersexuel » qui va fasciner Garfinkel en raison de sa capacité à se faire « passer pour » une femme dans la vie quotidienne, au prix du contrôle réflexif de ses moindres gestes, inflexions de voix et attitudes. Si la discussion de la sociologie n’épuise pas la vaste densité de la problématique de La métamorphose impensable, elle m’a néanmoins paru être intimement liée à son noyau philosophique ; elle fournit surtout une passerelle entre le questionnement du livre et le thème du numéro, c’est-à-dire entre les philosophes, les psychanalystes et les sociologues. C’est une occasion trop rare que nous offre ici le travail de Pierre-Henri Castel pour que nous la laissions passer sans scrupules. Aussi est-ce à partir de la classification sociologique du transsexualisme que sont abordées, dans l’entretien qui suit, les questions du constructivisme social (et de son envers naturaliste), des rapports entre les normativités sociologique et psychiatrique, du surplomb épistémologique du savant par rapport à son objet, de la « toile de fond » indescriptible qui rend possible l’usage subjectif des règles sociales, et de la tension entre une historicisation des savoirs et une ouverture métaphysique.

 

Jérôme David :  L’étude de Garfinkel publiée en 1967 et intitulée « Passing and the managed achievement of sex status in an “intersexedperson » est discutée à plusieurs reprises dans La métamorphose impensable. La restitution détaillée de son argumentation débouche, dans la première partie, sur la conclusion suivante : « Agnes réussissant à “passer” fournit à la fois tout le contenu concret de sa féminité, et toute la “descriptibilité rationnelle” (accountability) de sa situation de femme. » (p. 138) Comme la sociologie ne sort pas indemne des démonstrations serrées de la deuxième partie de l’ouvrage, qui s’appuient notamment sur une telle conclusion, j’aimerais prendre les devants et revenir sur cette interprétation initiale. Garfinkel, dans son article, prend acte de certaines inconnues concernant le passé ou les habitudes d’Agnes. Ce faisant, me semble-t-il, il en prend également la mesure. Il réfléchit dès lors au moins autant sur le fait qu’elle puisse passer socialement pour une femme, que sur la possibilité toujours ouverte de pouvoir passer pour ce qu’on désire être dans une situation d’entretien sociologique. Agnes n’est-elle alors pas davantage exemplaire du fonctionnement généralisé du monde social, tel que le conçoit Garfinkel, que de la construction sociale de la féminité ? 

 

PHC : Ce qu’on pourrait d’abord rappeler au sujet d’Agnes, c’est sa fonction dans l’histoire du syndrome transsexuel. D’abord, Agnes s’est présentée comme intersexuelle. Elle a fait l’objet d’une publication dans une grande revue d’endocrinologie, parce qu’elle était entièrement mystérieuse, et personne ne comprenait d’où pouvaient venir les oestrogènes que révélaient les analyses. Et ce n’est que de très nombreuses années après avoir bénéficié d’une chirurgie qu’elle a expliqué qu’elle s’hormonait avec les médicaments de sa mère, et qu’elle faisait cela depuis extrêmement longtemps. Ce qui était important dans l’histoire d’Agnes, c’est qu’elle offrait un prototype de féminité qui n’avait plus rien de caricatural par rapport au tableau psychiatrique régnant, lequel, aux Etats-Unis comme en France, faisait du transsexuel une caricature grossière absolument incapable de valider un comportement féminin. C’était également très important, parce qu’il y avait à l’époque un exemple très profond que Henri-Pierre Klotz avait analysé, qu’il avait appelé un cas de transvestisme et qui ressemblait par beaucoup d’aspects au cas d’Agnes. Il s’agissait d’un cas observé en 1955, d’une femme tellement femme que c’en était incroyable, au point que Klotz avait supposé qu’il y avait nécessairement déterminisme endocrinologique pour qu’une chose pareille puisse réussir de la sorte.

Quand Garfinkel arrive dans ce service, où il rencontre les psychanalystes Rosen et Stoller, il y a aussi tout un contexte, qui nous oblige à nous interroger sur ce qu’était alors la présence d’un sociologue dans un hôpital. C’est un contexte de mise en question de la normativité psychiatrique. C’est ce contexte qui incitera, à peu près à la même époque, un comédien à se présenter dans une dizaine d’hôpitaux psychiatriques en disant qu’il avait entendu une voix, et qui, interrogé par des médecins, sera classé schizophrène. Cette expérience fut catastrophique pour la psychiatrie américaine, car elle montrait bien que la normativité mise en œuvre par les classifications des médecins s’apparentait simplement à une classification des apparences, sans aucun moyen substantiel d’aller plus loin, et de prétendre à l’objectivité. Il suffisait, d’une certaine manière, d’aller dans un hôpital psychiatrique pour être psychiatrisé. Dans La métamorphose impensable, je rattache bien sûr Garfinkel à ce contexte.

L’idée de Garfinkel selon laquelle le « passing » suffit à faire une femme n’est pas limitée au transsexualisme. Elle découle du principe même de l’ethnométhodologie : il n’existe pas de position de surplomb qui permettrait de trancher entre les apparences et la réalité, et tout ce qu’on peut faire, c’est décrire des modalités de construction de l’identité. C’est d’ailleurs plus radical chez Garfinkel que chez Goffman, parce que chez Garfinkel l’ensemble de cette « toile de fond », qui permet de donner du sens à des activités et de construire l’identité dans le cadre des interactions, est construite en même temps que les interactions. Dans l’interactionnisme symbolique, par contre, il y a une relative capacité pour les sujets de s’orienter par rapport à des données préexistantes. Quand on va au bout de la logique de Goffman, d’ailleurs, il n’existe pas d’identité personnelle. Certains de ses textes laissent entendre que tout, jusqu’à la plus ténue des racines de l’identité, n’est que rôle et construction dans l’interaction. Mais c’est tout de même moins radical que chez Garfinkel, qui en fait un principe de départ et pose la « toile de fond », de façon vertigineuse, comme quelque chose qui s’élabore elle aussi dans et par l’interaction.

Le cas radical d’Agnes montre donc que ce que nous appelons en général l’identité est entièrement produit dans et par l’interaction. Il n’y a aucun moyen de dire qu’elle n’est pas une femme, parce qu’elle ne cesse de réussir à construire cette identité. Et même au moment où ils vont apprendre qu’elle a menti, qu’elle n’était pas une intersexuelle avec un trouble biologique réel, Garfinkel maintiendra qu’il ne saurait y avoir de mensonge du point de vue de l’ethnométhodologie, et que le mensonge ne peut être dénoncé que par une sociologie objectivante qui ne se rend pas compte que l’objectivation de ce qu’est réellement quelqu’un, c’est aussi et tout autant un certain mode d’interaction et donc une activité sociale. Garfinkel soutiendra donc en substance que le fait qu’Agnes ait « passé » avec lui suffisait entièrement à faire d’elle une femme, quelles que soient les zones d’obscurité et les nombreux points d’incertitude demeurés en suspens. Selon moi, cela reflétait une attitude naïve, non-objectivante, et explique qu’il n’ait pas pu se retenir de communiquer à Agnes ce qu’il pouvait comprendre du problème endocrinologique qu’elle posait, comme le fait que son histoire était extrêmement bizarre, dans la mesure où, à ses yeux, il ne faisait que la faire parler et lui faire restituer sa manière de se présenter.

 

JD : Si l’on traduit cette critique dans le langage de la psychanalyse, est-ce qu’elle ne revient pas à dire qu’on a affaire ici à un transfert qui se méconnaît comme tel ?

 

PHC : Garfinkel n’a jamais ignoré, et il le dit noir sur blanc, qu’il participait à la constitution de l’identité « féminine » d’Agnes. Est-ce que c’est de l’ordre du transfert ? Ce qui me paraît être de cet ordre, bien que ce ne soit pas de la psychanalyse, bien évidemment, c’est qu’aussi longtemps qu’Agnes a pu être considéré comme un objet problématique, et en même temps comme un sujet devant faire ses preuves, et entretenir cette relation très complexe avec l’équipe de Stanford, elle n’est pas allée si mal. Les derniers développements du destin d'Agnes que je donne dans mon livre montrent que c’est seulement lorsque son identité lui  est en quelque sorte abandonnée, comme quelque chose qu’elle a conquis, que le dispositif sophistiqué de validation qui la mettait vitalement en tension par rapport à l’équipe s’est écroulé, et qu’elle est allée de plus en plus mal. On voit bien, dans le témoignage rétrospectif de Stoller, qu’il y a une dimension mélancolique et suicidaire qui se profile alors chez Agnes.

On découvre également que la normalité sociale et la fragilité subjective radicale ne sont nullement incompatibles. Ce que j’essaie de mettre en évidence à la fin, c’est que le génie d’Agnes, d’un point de vue psychanalytique, est d’avoir parfaitement réussi à suppléer à un défaut d’évidence naturelle par un contrôle qui est en son fond et en son essence paranoïaque, puisqu’il repose sur l’anticipation permanente du mauvais jugement d’autrui dans un contexte de calcul et de méfiance permanente, et de manipulation des sous-entendus possibles, grâce auquel elle parvenait à assurer une coïncidence absolument sans faille avec l’image féminine à quoi elle s’identifiait. Pour Agnes, comme l’avait bien noté Garfinkel, rien ne peut aller de soi, tout doit être calculé et inscrit dans une stratégie de construction de la personnalité caractéristique d’une authentique paranoïa (où comme dit Lacan se corrigeant lui-même, ce n’est pas la personnalité qui est paranoïaque, c’est la paranoïa qui n’est pas autre chose que la personnalité, quand il n’y a plus qu’elle). On comprend mieux alors que le virage final d’Agnes soit de type mélancolique et suicidaire.

Le point de vue de Garfinkel permet ainsi de dissocier la construction de la personnalité de la qualité psychopathologique de ce qui pourrait être une subjectivité à qui il manque cette évidence naturelle.

 

JD : Cette analyse de Garfinkel fait l’objet d’une réflexion épistémologique non seulement parce que c’est un exemple de constructivisme social, et donc de la façon dont la rationalité sociologique s’empare du phénomène du transsexualisme, mais également parce que le cas Agnes se situe à un tournant dans l’histoire du syndrome.

 

PHC : Le cas Agnes, dans mon ouvrage, montre que le fait que quelqu’un puisse « réussir » (to pass) à satisfaire à toutes les exigences de la « présentation soi » dans le cadre d’une idée du rôle a été à l’époque une sorte de révélation, puisqu’il signifiait qu’on pouvait objectiver les comportements les plus ordinaires dans leur texture propre, en utilisant les outils d’une sociologie plus forte que la clinique mentale usuelle. Et je suggère en outre, bien que je n’aie pas vraiment de documents pour l’étayer, mais un faisceau d’indices, que c’est à ce moment-là qu’émerge une nouvelle attitude face aux transsexuels. On renonce alors à les traiter comme des menteurs, dans leur demande ; on accepte qu’ils soient parfaitement au courant de ce qui est attendu d’eux, que ce n’est pas la peine de les obliger à se plier à des formats d’auto-diagnostic préconisés par les médecins ; et on complète ce consentement à satisfaire aux demandes des transsexuels par une rééducation socio-comportementale allant jusqu’à inclure la modification de la voix ou l’apprentissage du déhanchement.

En 1973, la création d’un diagnostic beaucoup plus tolérant et large, le Gender Identity Disorder, est étroitement liée à l’idée qu’il n’y a pas de surplomb possible sur la constitution de l’identité des gens : on peut certes leur donner des médicaments pour lutter contre la dépression, mais le mode de rapport à l’apparence suffit ; on ne les considère pas comme des gens qui, à un autre niveau, sauraient qu’ils ne sont pas des femmes, et à qui on pourrait imputer d’être des menteurs. On peut certes faire apparaître des mensonges, mais dans un autre type d’interaction avec eux, psychiatriquement objectivant et critique, tout à fait différent de celui qui facilite leur adaptation sociale et qui les rend, par rapport aux malades mentaux auxquels on les associe encore, remarquablement « adaptés ».

Mon point de vue accepte donc intégralement la logique de Garfinkel. Mais je reprends à son endroit certaines critiques classiques. A partir du moment où c’est Agnes elle-même qui fait figure d’ethnométhodologue, un rapport en miroir s’installe et on ne sait plus très bien qui fait la description ethnométhodologique : Garfinkel décrit-il ethnométhodologiquement Agnes, ou décrit-il un comportement qui est une ethnométhodologie consciente et réalisée dans l’objet d’étude lui-même ? Cette ambivalence est certes parfaitement congruente avec l’idée que la « réalité objective » est une apparence produite par un certain type d’interaction, mais elle fait complètement dépendre la caractérisation de l’identité d’Agnes de la méthode qu’on applique. Agnes est une « transsexuelle pour ethnométhodologue » : elle répond intégralement à la sollicitation méthodologique qui sert à l’objectiver. J’ai travaillé autrefois sur un autre phénomène de ce type-là, car je les crois très importants, c’était l’hystérie, en cherchant à cerner ce qui fait le caractère insaisissable de la subjectivité dans le champ de l’objectivité. A la fin du XIXe siècle, il n’y pas d’hystériques si les hystériques ne sont pas produits du même pas que les théories qui servent à objectiver ce que c’est que le « psychisme hystérique » ; la théorie de la suggestion, selon moi, met très clairement cette pétition de principe en évidence (voir La querelle de l’hystérie, Paris, PUF, 1998).

 

JD : Mais pourquoi le surplomb que refuse Garfinkel est-il si crucial ?

 

PHC : Il y a beaucoup de réponses à cette question. D’abord je ne crois pas que la conscience de soi, ou la façon dont chacun se représente ce qu’il est, puisse être le dernier mot de ce qu’il est véritablement. C’est la vieille tradition critique des illusions du moi, à laquelle l’ensemble du projet critique de la philosophie moderne est associé, et à quoi j’adhère. Ce projet est devenu étrange, parce qu’il va fondamentalement à l’encontre du projet libertaire, qui stipule que la logique de la désillusion peut in fine dévoiler à chacun ce qu’il en est véritablement de ses désirs et de ses volontés. Touchant un objet comme le transsexualisme, ce qui me semble intéressant, c’est que ma posture critique est contraire à l’ensemble des productions sur le sujet, qui stipulent massivement qu’il faut laisser faire aux gens ce qu’ils prétendent être conscients de devoir faire.

Ensuite il y a une difficulté à maintenir l’altérité. L’altérité sexuelle n’est pas visée, dans mon travail, comme une altérité parmi d’autres, comme celles qui naissent entre les générations, ou d’une langue à une autre. L’altérité sexuelle est un type d’altérité par rapport à laquelle il n’y a pas de tiers. Il n’existe pas de point d’où on pourrait faire comme si l’on pesait sur les plateaux d’une balance les deux sexes, et où on pourrait les choisir. Il y a là une sorte d’assignation radicale à un sexe qui est en face d’un autre, et l’histoire du transsexualisme et des théories qui ont visé à le comprendre est toujours confrontée à cette difficulté. C’est élémentaire : si un homme dit qu’il est une femme, ou une femme qu’elle veut se transformer en homme, quels sont ses critères pour dire qu’ils ont effectivement atteint une position qui est celle de l’autre sexe, et non pas une position qui est soit pas tout à fait celle de l’autre sexe, soit quelque chose de tout à fait différent ? Ce rapport à l’altérité est l’un des fils rouges du livre. Il y a un rapport à l’autre qui est, de manière radicale, rapport à l’autre sexe.

Autour du romantisme s’est pourtant constituée la figure d’un tiers, d’un « moi » asexué qui pourrait avoir des propriétés masculines ou féminines, et dont on pourrait parler sans acception de sexe. C’est la raison pour laquelle mon livre évoque Théophile Gautier, par exemple. On a alors conçu l’idée d’un vécu psychique qui pourrait être projeté à l’identique chez les hommes et chez les femmes. Ce thème, lié selon moi à l’essor du libéralisme, à l’œuvre féministe de John Stuart Mill notamment, a procuré un point d’appui pour penser une forme d’invariance par rapport au sexe. Les cartes distribuées à cette époque, donc bien avant qu’on ait la possibilité d’opérer, ont largement déterminé le jeu du transsexualisme et de son suivi médical. Cette mutation anthropologique s’accompagne à l’époque romantique d’une érotique particulière, étroitement liée à la possibilité d’un « amour fusionnel » (car seul le moi permet la coïncidence des moi), à la reconsidération de l’homosexualité, et à une théorie de l’identité comme rôle théâtral. On comprend mieux dans ce contexte la place qu’y ont prise la psychologie ou la sociologie naissantes. Pour toutes ces raisons, l’amour romantique est véritablement une autre manière de vivre. Hegel en parle de façon précise dans ses Principes de la philosophie du droit comme quelque chose d’extrêmement important, et pas comme d’une mode.

 

JD : Il me semble que de nombreux passages de La métamorphose impensable suggèrent que ce surplomb est nécessaire, parce qu’il est l’une des conditions du projet philosophique rationaliste mis en œuvre dans l’ouvrage, et parce qu’il garantit surtout que la souffrance qui accompagne l’aspiration à changer de sexe ait une chance d’être véritablement entendue, c’est-à-dire par-delà les rationalisations des transsexuels eux-mêmes.

 

PHC : Ce livre est né du fait que j’ai parlé avec des gens, parfaitement conscients de leur altérité par rapport aux préjugés ou aux conceptions ordinaires, et soucieux de montrer que cette altérité n’est jamais telle que leurs revendications puissent être inintelligibles. Est-ce que c’est une position de surplomb ? Je ne sais pas. Il y a une asymétrie, évidente, comme dans tous les cas où l’on est surpris comme je l’ai été face à ce que certains transsexuels peuvent raconter. Est-ce que c’est nécessaire au projet rationaliste du livre, qui est celui d’une description épistémologique ? C’est certainement nécessaire dans la mesure où, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il y a énormément de sortes de transsexualismes, et énormément de manières de le décrire et de le vivre.

Au XIXe siècle, par exemple, le transsexuel se définit comme une âme d’homme prise au piège à l’intérieur d’une femme, par exemple, et peu à peu, au XXe siècle, il se redéfinit comme un homme qui a un corps de femme. Ce déplacement d’accent de l’âme au corps n’est absolument pas trivial, et il a toutes sortes de conséquences : par exemple, le fait que le transsexuel, au XIXe siècle, peut chercher un salut religieux qui concerne son âme, alors que le transsexuel du XXe siècle cherche le salut dans une transformation de son corps. A l’intérieur même du dispositif, il y a donc de nombreuses manières d’être transsexuel. On pourrait encore rappeler qu’il y a ceux qui se disent absolument de l’autre sexe, et ceux qui se disent plutôt de l’autre sexe et sont donc réticents à se laisser imposer une transformation physique trop méthodique et trop radicale, puisque ce qui les intéresse est justement d’inquiéter la différence sexuelle, mais chez autrui. Je ne vois pas comment on pourrait rendre compte de ces différences à l’intérieur du transsexualisme sans adopter une position de surplomb, qui est ici historique et clinique. J’aime pour ma part supposer que le thème du moi qui pourrait choisir l’assignation sexuelle de son corps est un tel attracteur culturel et anthropologique qu’il vient servir de bassin où s’écoulent toutes sortes de penchants et de désirs en réalité complètement hétérogènes quand on examine l’histoire des gens. Beaucoup de gens se présentent en effet aux médecins avec des tableaux cliniques tout faits, et il suffit d’attendre un peu pour constater que ces tableaux sont complètement différents, et reflètent de des problématiques très variées, avec des évolutions distinctes.

Entendre la véritable souffrance, ensuite, c’est possible dès lors qu’on suppose une pluralité de trajectoires qui sont capturées par des images toutes faites, correspondant à des moments précis de l’histoire du transsexualisme et de l’intersexualité. Cette diversité reconnue, elle gagne un certain pouvoir de libération. La notion de genre, sur ce point, permet d’assouplir le rapport que les gens entretiennent avec leur propre corps, en relativisant certains préjugés auxquels les transsexuels sont soumis, parfois par les chirurgiens et les endocrinologues eux-mêmes. A cet égard, les théories du genre ont une véritable fonction psychothérapeutique ; elles assouplissent des positions angoissantes en montrant qu’il y a un peu plus de jeu possible avec le langage, le corps et les apparences que ce qui est quelquefois vécu comme une fatalité par les individus.

Mais est-ce que c’est mieux respecter la souffrance ? Il n’y a par définition aucune solution au problème des transsexuels, parce qu’il n’y a pas de solution à ce qui se présente d’emblée comme une remise en cause radicale de ce qui fait l’humanité. Ce qu’on peut espérer d’une position historique comme la mienne, qui pointe les difficultés de raisonnement, les résultats trompeurs, les forçages, c’est d’offrir un tableau contrasté. Cela vaut toujours mieux que ce qui finit par être complètement dévorant à force d’être idéalisé. On peut espérer ainsi soulager les gens des rôles idéaux auxquels ils sont censés adhérer et des discours qu’ils sont censés tenir. Le paradoxe, c’est que beaucoup de militants protestataires ont très vigoureusement dénoncé des procédures psychiatriques, chirurgicales ou endocrinologiques de normalisation, sans pourtant écouter la variété des trajectoires individuelles, produisant de ce fait un second idéal, un idéal au second degré pour ainsi dire, du militant contestataire transsexuel qui vit dans un certain type de groupe et partage avec les autres membres un certain discours et un certain rapport à son corps. Il ne faut donc pas oublier de faire également la critique de ces positions libertaires, dont je ne conteste par ailleurs pas, on l’aura compris, la très grande pertinence à l’égard des procédures de normalisation habituelles. Le surplomb ne sert qu’à faire voir, de plusieurs côtés à la fois, la difficulté de la question transsexuelle. Et beaucoup de transsexuels n’aiment pas trop qu’on insiste sur la diversité des options au sein même des Gender Studies.

Maintenant, j’entends bien que quand on met en cause ma position « en surplomb », c’est sa dimension normative au second degré qu’on attaque. C’est le sentiment qui prend le lecteur que la conclusion psychanalytique est en fait mon point de vue ultime, et que tout ce qui précède ne fait que la préparer. Or, la psychanalyse, c’est une option pathologisante, croit-on.

La conception lacanienne de la psychose dont je me sers n’est sur ce point nullement déficitaire, au contraire de la conception clinique. Là où fait défaut une certaine inscription dans le registre de la sexuation, il n’y a par définition que des images idéales avec lesquelles on puisse coïncider. Pour revenir à Garfinkel, ce n’est pas la normalité, mais le caractère idéal de la féminité qui est le but asymptotique des revendications d’Agnes. En ce sens, elle ne peut pas vouloir être une femme, mais seulement être une « femme normale », c’est-à-dire intégralement adéquate à une image idéalisée. Ce dispositif fait penser à la notion lacanienne de psychose, donc de suppléance par l’idéal, sous réserve que le terme même de suppléance ne renvoie pas à son tour à quelque chose comme du déficit.

Beaucoup d’analystes voudraient qu’une théorie psychanalytique du transsexualisme vienne suppléer à l’impuissance de toute démarche objectivante, en particulier celle de la psychiatrie, à établir une bonne fois pour toutes que ces gens sont fous. Parce que c’est un problème au sein de la psychiatrie. L’incapacité à dire que ces gens sont dans le non-sens, parce qu’ils produisent autant de sens que nous, pousse souvent à chercher dans la psychanalyse un méta-savoir absolu, une vérité de la folie. On risque par là de dégrader le concept psychanalytique de psychose, qui désigne une position subjective sur laquelle il n’y a pas de jugement à porter, en un jugement psychiatrique stigmatisant et déficitaire. L’idée de « sinthome » avancée par Lacan montre qu’il y a plusieurs sortes de suture pour tenir ensemble et assurer la liaison de certaines subjectivités tiraillées. Et dans certaines circonstances douloureuses données, la notion de genre joue ce rôle de sinthome. La psychanalyse peut clarifier la nature du problème subjectif posé par chaque transsexuel, mais elle ne peut pas faire un travail de normalisation sociale. Nombre de gens pensent qu’il y a une manière « normale » de faire tenir ensemble son corps, son langage et son image, la différence sexuelle et ses objets, mais je ne partage pas du tout cette opinion.

 

 

JD : Est-ce à la faveur d’un tel recadrage que l’ouvrage associe ce surplomb, ou cette asymétrie, à une discussion de la notion de « toile de fond » ou d’ « arrière-plan » ?

 

PHC : Dans La métamorphose impensable, je développe l’idée qu’une partie du problème de Garfinkel est liée à la construction philosophique même de ce qu’est l’interaction. Je rattache ainsi la question de la « toile de fond », c’est-à-dire de ces évidences qui vont tellement de soi qu’on ne saurait en faire l’objet d’un savoir, parce qu’on ne peut pas en douter, à la définition de la certitude chez Wittgenstein. La position de Garfinkel renvoie ainsi à des enjeux davantage philosophiques que sociologiques, quand bien même le repérage de son objet se fait explicitement par rapport au quantitativisme alors dominant de la sociologie américaine, ou par rapport à l’école de Chicago.

Quand on lit Garfinkel avec dans l’autre main De la certitude, on se rend compte que ce que décrit Garfinkel, c’est quelqu’un chez qui ce qui est généralement de l’évidence pré-cognitive ou pré-discursive est en réalité traité comme un « savoir ». Il s’agit de quelque chose sur quoi Agnes se demandait à tout moment si elle pouvait se tromper. L’intérêt d’Agnes aux yeux de Garfinkel, c’est qu’on la voit produire comme un savoir le contexte hors règle de toute règle. Voilà qui se rattache au tout dernier Wittgenstein, et qui nous rappelle qu’il n’est pas question ici de non-sens. Il y a du sens, absolument. Il faut plutôt distinguer le non-sens et la déraison. Tout ce que fait Agnes est intégralement doué de sens : elle suit des règles de façon rigoureuse, elle peut prédire et calculer sa trajectoire et les effets de sa conduite. Ce qui fait déraison, c’est que la certitude d’arrière-plan est elle-même devenue, par beaucoup d’aspects, un savoir thématique et explicite, et qu’il y a là réparation d’un arrière-plan troué, grâce à l’usage du langage et à des stratégies de dissimulation. L’équilibre qu’Agnes a réussi à maintenir durant tant d’années a ainsi quelque chose de miraculeux. Le concept de déraison que je propose est alors, oui, intrinsèquement normatif, parce qu’il est lié à ce dispositif mêlant ce qui est règle et ce qui est supposé à toute règle à l’arrière-plan, et qui ne doit pas, absolument pas, être transformé à son tour en règle. Mais c’est épistémologique, si vous voulez. C’est une conséquence immanente de ce qu’est un jeu avec des conventions réglées.

La notion d’arrière-plan, ainsi redéfinie, tient donc à l’idée qu’il y a des choses qui ne sont pas de l’ordre du savoir. Si on me demande si je suis un homme ou une femme, je ne peux pas répondre que je suis un homme en vérifiant quelque chose en moi-même et en supposant que je pourrais me tromper là-dessus. Cela fait partie d’un certain nombre d’évidences radicales qui sont présupposées à toute mise en question.

 Dans mon livre je rappelle un peu ce que Wittgenstein dit dans De la certitude:  il y a des choses dont on ne peut pas douter, car le simple fait de poser la question de savoir si « c’est bien le cas » suppose beaucoup plus de choses sues et parfaitement établies que ce qu’on essaie de mettre en question, et aucune réponse au doute qu’on a gratuitement soulevé ne pourrait faire autre chose que répéter ce qui a toujours été su et qui n’avait pas besoin de démonstration. Cela rejoint la méthodologie de Garfinkel, qui cherche à faire toucher aux gens le bout de leurs évidences, jusqu’à l’énervement qui coïncide avec un « c’est comme ça parce que c’est comme ça ». La différence sexuelle fait partie de ces évidences d’arrière-plan.

Mais elle ne sort pas de la nature, puisque quand on dit à l’appui de cette idée qu’il y a deux grandes familles d’hormones, on oublie que la différence entre les hormones mâles et femelles a été introduite dès le départ, parce qu’on ne doutait pas qu’il y eût des organismes mâles et femelles, et qu’on a cherché ce qui pouvait être particulier à chacun. Et la différence sexuelle n’est pas non plus l’effet de règles qu’on suivrait ou qu’on apprendrait. Il y a en effet énormément de choses dans le fait de suivre une règle ou une convention qui ne sont justement pas de l’ordre de la règle ou de la convention. Si vous jouez aux échecs, pour prendre un exemple élémentaire, vous ne pouvez pas faire une règle qui stipule que vous prenez les pièces avec vos doigts, qu’il y ait deux joueurs ou du temps qui passe pendant la partie : il y a des choses qui vont de soi et qu’on ne peut pas énumérer comme des règles du jeu. Dans le caractère de jeu des rôles sexuels, y compris en anthropologie, il me semble qu’on a quelque chose de comparable : on ne peut pas stipuler comme étant une règle le fait que certains vont être des hommes et d’autres des femmes.

La différence sexuelle est donc supposée partout, mais son contenu n’est jamais spécifiable en tant que tel. Le simple fait de l’interroger, même avec les grands airs de la critique radicale qui ne s’en laisse pas compter, charrie plus d’assomptions coûteuses, plus douteuses encore que ce qu’on essaie de mettre en doute. C’est pourquoi on ne devrait pas s’étonner que la théorie du genre soit hyper-théorique, et carrément métaphysique. Comme elle suppose un savoir à critiquer là où il y a un en deçà de certitude radicale, sa posture ressemble à ce que Wittgenstein réfute dans Descartes : l’idée qu’il y aurait des raisons de douter (par exemple, de l’existence du monde extérieur). Mais il y a peut-être du doute ; cela ne fait pas des raisons de douter. Tout scepticisme n’est pas pertinent.

En revanche, l’arrière-plan ne décide pas a priori du contenu de ce que doit être un homme et une femme. Ce qui permet de jouer de la féminité, de la masculinité et de toutes les règles de parenté, « va sans dire » ; c’est du non-conventionnel, sans pour autant que ce soit naturel. Ce que je propose en fin de compte est une sortie de l’opposition nature-convention au nom d’une analyse qui montre l’insuffisance de l’alternative. Ce n’est pas moi qui ai formulé cette insuffisance dans le cas de la biologie et du « naturalisme » qu’on lui attache (ce sont les féministes), mais en  ce qui concerne les conventions, je crois que c’est l’originalité de mon propos. En d’autres termes, mon ouvrage établit, si bien sûr il établit quelque chose, les limites du jeu que l’humanité joue, à partir de ces évidences qui forment une toile de fond jamais explicitable, laquelle permet à son tour l’immense variété des règles.

 

JD : Une tension dans le cheminement argumentatif de La métamorphose impensable me laisse perplexe, et j’ai beau envisager diverses résolutions possibles, aucune ne me satisfait vraiment, et surtout, aucune de celle que j’envisage ne me paraît être à la hauteur du raisonnement déployé tout au long de l’ouvrage. Je ne peux donc que la formuler tant bien que mal. Elle concerne l’héritage revendiqué de l’épistémologie historique « à la française » (et on songe bien sûr à Cavaillès, Canguilhem, Foucault, etc.). Comment concilier l’historicisation du savoir que suppose cette tradition philosophique avec le postulat d’un arrière-plan débordant pour ainsi dire tout savoir, et peut-être toute historicisation ? C’est une métamorphose conceptuelle qui m’est, à moi seulement cette fois, presque impensable.

 

PHC : Je revendique le terme d’épistémologie historique « à la française » en référence aux infléchissements de l’idée d’épistémologie historique qu’ont proposés Ian Hacking, Lorraine Daston et divers historiens et philosophes des sciences anglo-saxons. Epistémologie historique, donc, car je pense que la constitution de la rationalité des objets des sciences implique de se confronter aux limites de la rationalité qui seraient circonstancielles. C’est  une épistémologie historique particulière, toutefois, parce qu’elle débouche sur des questions très métaphysiques, en particulier à travers les questions de la théorie des classifications, de la façon dont on construit des concepts ou de la représentation de soi par soi. Mais à la différence de la version foucaldienne de l’épistémologie historique, dont le relativisme va directement aux thèmes de la déraison, ou du fond chaotique sur lequel se détacheraient les classifications arbitraires, je me situe à l’intérieur du développement de certaines sciences, dans leur articulation propre : sciences exactes comme l’endocrinologie, problèmes de la catégorisation juridique, ou ethnométhodologie. J’essaie de ressaisir dans leur procès propre, et pour ainsi dire lentement, le mouvement qui déborde ces conceptions scientifiques, et qui les confronte à telle ou telle limite de la raison. Et j’attache une grande valeur aux normes  de l’induction valide mises en œuvre par ces sciences ou par ces savoirs. C’est pour moi très important, parce qu’on oppose souvent une tradition de l’épistémologie continentale qui serait vouée au relativisme tel que l’a montré Foucault, et une épistémologie authentiquement sérieuse et rationaliste, excluant radicalement l’historicité et la relativité. Or, c’est tout simplement faux. On confond en effet souvent dans la philosophie analytique anglo-saxonne son style abstrait avec le fait que ce style abstrait, par exemple chez Kripke ou Goodman, débouche sur les apories traditionnelles du scepticisme ou de l’anti-réalisme. L’épistémologie historique, à mes yeux, est un point de conversion des éléments les uns dans les autres.

Le thème de la déraison, bien que Unvernunft ne se trouve pas, je crois, dans Wittgenstein, rejoint ses considérations sur les limites ultimes de l’entendement. Il faut simplement comprendre comment Wittgenstein y arrive. L’idée de certitude est cruciale à cet égard.  C’est le point d’ailleurs où il est au plus près de dire que la métaphysique est une folie, parce que c’est la théorie de ce dont il ne saurait y avoir de théorie. Mais quoi qu’il en soit, je pense qu’on peut arriver de façon documentée sur le plan de l’analyse épistémologique à rejoindre ce point le plus élevé de sa spéculation, parce que ces ouvertures métaphysiques sont dans le prolongement direct de certaines pratiques de l’homme.

C’est ma manière de défendre un héritage canguilhémien. Ou, pour le dire autrement, il y a dans mon travail un véritable reclaiming philosophique de certaines notions fondamentales de la médecine, de la psychologie, du droit, etc. Ça ne résout rien, mais ça éclaire un peu la nature de ce qu’on aimerait, à tort ou à raison, résoudre.