Comment une contradiction pourrait-elle exister dans les choses (in rebus?

Remarques à partir du « conflit psychique » en psychanalyse1

 

Dans un numéro de la Revue française de psychanalyse de 2005, consacrée au conflit psychique, Laurent Danon-Boileau présente l'ensemble des contributions en récapitulant les différentes figures sous lesquelles se présente chez Freud la question du conflit.

 

« Le conflit psychique est l'un des organisateurs majeurs de la psyché. Il se présente cliniquement le plus souvent selon une opposition entre deux termes, expression manifeste d'un autre conflit sous-jacent plus fondamental : celui entre une tendance à éteindre la pulsion et un impératif à l'investir selon diverses modalités. En 1924, Freud écrit à son propos : " Il y a trois grands types de maladies suivant les instances en conflit : moi-ça (névroses de transfert), moi-surmoi (névroses narcissiques), moi-monde extérieur (psychoses) ", mais il reconnaît aussitôt que le conflit ne peut être réduit à une telle lutte entre instances. En 1937, il invite à une révision de la conception du conflit psychique au regard de la dualité pulsionnelle et de l'existence d'une " tendance au conflit ". La constitution du conflit psychique devient dès lors centrale ainsi que sa qualité et la préoccupation technique de le faire advenir sur la scène du transfert. " Les adversaires, souligne Freud, ne se trouvent pas plus l'un face à l'autre que l'ours blanc et la baleine. Une vraie solution ne peut intervenir que lorsque les deux se retrouvent sur le même terrain ". »2

 

Si l'on rapproche ce texte d'un autre, beaucoup plus ancien, datant de 1967, qui est l'article conflit psychique et du Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis ? les faits suivants émergent :

 

  1. Les auteurs jugent tous que la notion de conflit psychique est absolument centrale dans la psychanalyse. Penser en termes de conflit la dynamique psychique est même la pierre de touche de l'entreprise freudienne, Freud n'ayant jamais cessé de complexifier, dans le développement de sa théorie, les dimensions intrinsèquement conflictuelles de la dynamique psychique : défense, représentations contraires, contretransfert, contre investissement, déni, dénégations, opposition entre pulsions de vie et pulsion de mort et, peut-être de façon paradigmatique, ambivalence3.

  2. Cette notion omniprésente de conflit ne reçoit cependant jamais un traitement systématique, encore moins une clarification conceptuelle d'ensemble, mais même pas une taxinomie des différentes formes d'opposition, de contrariété ou de contradiction en cause dans ses différentes acceptions psychanalytiques (bien que la nécessité de l'entreprise était pressentie cinquante ans avant ce numéro de la Revue française de psychanalyse par les auteurs du Vocabulaire). En soi, le fait est troublant. Je doute qu'il suffise de dire que le recours freudien à ces catégories ne fait que témoigner de l'écart particulier de la psychanalyse à la rationalité en général (comme consciente). Une chose est de dire que l'inconscient ignore la négation, une autre de faire la théorie de l'inconscient en utilisant n'importe quelles espèces de négation.

  3. L'accord en revanche se fait toujours sur l'idée que plus on s'élève dans la hiérarchie de la complexité des conflits qui intéressent la psychanalyse, plus on se rapproche d'une radicalisation dynamique qui implique formellement de parler davantage de contradiction que d'opposition ou de contrariété entre les forces, instances, et autres formations psychiques en jeu. Ainsi, si le complexe d'Œdipe est pris pour le sommet intégratif de ses contradictions, dans son articulation avec la formule canonique du surmoi, quelque chose apparaît comme une contradiction structurante : « Tu dois, et tu ne dois pas faire comme le père ». Ce dernier est en effet à la fois le rival œdipien, donc aussi le modèle idéal à suivre, et le porteur de l'interdit de l'inceste, autrement dit celui qui interdit qu'on suive le modèle qu'il incarne (dans la possession sexuelle de la mère)4.

  4. En revanche, les différents conflits sous-ordonnés mobilisés dans le cadre de cette problématique œdipienne n'ont pas toujours le caractère d'une contradiction (même si c'est ici une contradiction problématique, qui présente certaines caractéristiques de la contradiction « pragmatique », puisqu'une contradiction classique, dans la logique déontique standard (LDS) serait plutôt de la forme « Tu dois faire et tu dois ne pas faire comme le père »). Il en va ainsi du conflit entre l'amour et la haine, du conflit entre le désir et la défense (le refoulement), ou de la triangulation des conflits entre les instances de la seconde topique, le moi et le ça, le moi et le surmoi, le moi et la réalité, qui servent à Freud à déduire les trois grandes catégories de désordres psychiques proprement psychanalytiques (névroses de transfert, névroses narcissiques, psychoses). Dans ces cas, qui ne prennent tout leur sens qu'avec à l'horizon le complexe d'Œdipe (ou, éventuellement, l'incapacité à atteindre ce niveau d'organisation psychique), on a moins affaire à une pure contradiction au sens logique qu'à des tendances contraires, voire à des oppositions encore moins déterminées sur le plan logique.

  5. Finalement, une chose va de soi, semble-t-il, quelle que soit la lecture de Freud : c'est que ces oppositions et ces contrariétés, ces tensions dynamiques, voire ces paradoxes multiples induits dans la clinique des pathologies de l'esprit comme les voit le psychanalyste (dont le prototype est la défense contre un désir qui finit quand même par permettre sa réalisation), tous, sans exception, ne sont jamais considérés comme des caractéristiques logico-grammaticales de la description de la vie psychique. Au contraire, ce sont des caractéristiques objectives du psychisme, ce sont des contradictions et des contrariétés in rebus, et, dans le cas ultime du complexe d'Œdipe et de sa résolution en surmoi (ou, même si je ne développe pas ce point, dans le conflit ultime entre pulsions de vie et pulsion de mort), ce sont des contradictions objectivées : c'est la chose, l'esprit, qui est contradictoire. On n'a accès à ce que l'esprit a de « réel » que par l'expérience vécue du conflit ; mais si l'expérience est un critère subjectif (ou épistémique) qu'on rencontre bien, dans et par sa conflictualité, l'esprit au sens freudien, c'est parce qu'il ferait partie de ses caractéristiques ontologiques d'« être » contradictoire.

  6. En un sens, donc, si le psychique freudien est « réel » (c'est cela, la « réalité psychique »), c'est parce qu'il est intrinsèquement contradictoire – non parce qu'il est perçu comme tel, ni non plus parce que son impact sur notre vie consciente nous obligerait à le penser et à le décrire comme contradictoire, mais parce que la perception que nous en avons et la description qui s'en suit se réfèrent à sa nature contradictoire.

 

Où est le problème ?

 

En ceci, qu'une « contra-diction », comme son nom l'indique, ne semble pouvoir exister que dans le langage : dans la grammaire, dans la syntaxe logique de propositions qui ne sont contradictoires entre elles qu'au sein d'un discours, d'un argument, etc. Dans les choses, il ne peut donc pas y avoir de contradiction, mais uniquement dans leur description.

Pour que cet argument sur le caractère intrinsèquement verbal de la contradiction ne soit pas lui-même un argument purement verbal (on définit la contradiction en sorte qu'elle ne puisse être que dans le langage), il faudrait qu'il explique la force intuitive avec laquelle certaines choses ont bien l'air de se présenter comme contradictoires en elles-mêmes. Le conflit psychique en est une, mais le problème est autrement plus vaste, et un très grand nombre de faits sont depuis des lustres conçus comme contradictoires, notamment dans les sciences sociales. On ne perdra pas de vue, pour y revenir plus tard, que chez Marx, c'est dans une contradiction que culminent tous les conflits historiques de l'humanité : le moment où cette humanité sera exhaustivement divisée en deux classes, bourgeoisie et prolétariat, et que le conflit prendra donc la forme, non plus d'une série d'oppositions ou de contrariétés entre tendances et intérêts, mais d'une contradiction suprême.

Il ne fait à ce sujet aucun doute que la répugnance à considérer la contradiction comme présente in rebus, consacrée dans la logique traditionnelle et l'épistémologie d'inspiration « analytique », a pour effet immédiat de rendre bizarre et même incompréhensible toute pensée dialectique, qu'il s'agisse de Hegel, de Marx, ou de ce qui est tendanciellement dialectique dans les exposés psychanalytiques de la dynamique psychique.

Je me propose ici trois choses :

 

  1. Après un rappel à la fois historique et technique de la question de la contradiction en logique et, en passant, en logique déontique (théorie de la négation, critique du principe de non-contradiction), vous faire part des réflexions que poursuivent depuis une trentaine d'années des logiciens et d'épistémologues qui ne sont pas convaincus par la thèse standard de l'exclusion de la contradiction de tout système proprement « logique ». Dans quelle mesure cela ranime-t-il des motifs de la tradition « dialectique » (Hegel, Marx), c'est ce qu'on verra – mais j'annonce toute de suite qu'on rencontrera plutôt des configurations logiques et ontologiques inédites.

  2. Je me pencherai ensuite sur les difficultés particulières que pose la description des dilemmes moraux en relation avec certains paradoxes de la logique déontique standard. Car, dans le cadre de cette dernière, on ne sait parfois pas bien s'il faut aménager l'appareil logique de la description pour tenir compte de certaines intuitions touchant les dilemmes moraux, ou s'il faut, au contraire, dissoudre l'apparence (voire le vécu phénoménologique) que certaines situations morales posent des dilemmes au nom du respect des contraintes formelles de leur description. Il y a en effet des transitions naturelles entre le dilemme moral et le conflit psychique, et nous avons l'intuition dérangeante qu'on ne peut pas, ou pas toujour, traiter certaines tensions qui nous affectent réellement comme le sous-produit contingent et dispensable d'une mauvaise caractérisation logico-linguistique de ce qui nous arrive. Ou bien en va-t-il ici aussi comme de beaucoup de nos « intuitions », qui ne sont que des croyances auxquelles on se cramponne, à tort ?

  3. Dans tous les cas, le paradoxe d'une réalité contradictoire, voire d'une réalité qui ne peut être telle que si et seulement si elle est contradictoire (comme je lis Freud) ne cessera de revenir. On verra se confronter deux visions. Selon la première, qui a la faveur des logiciens et des épistémologues, admettre des contradictions logiques dans un système logique, c'est enrichir le système logique et nous débarrasser de la question de la réalité du réel (étant entendu qu'il n'a l'air purement positif, homogène, non-paradoxal, que du point de vue d'une certaine logique). Selon la seconde, plus hardie, mais que je préfère, la remise en cause du principe suprême de non-contradiction permet d'enrichir le réel en tant que tel, et pas juste sa description (sauf que la présence d'objets « inconsistants » ou contradictoires parmi les choses n'est pas nécessairement dépendante d'une posture métaphysique idéaliste).


Rappel historique et technique sur l'opposition, la contrariété, la contradictionet le tiers exclu

 

Tout d'abord, le rappel de quelques notions fondamentales, tirées de la philosophie de la logique.

Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, le développement moderne de la logique mathématique n'est pas tellement revenu sur les différentes présentations qu'Aristote donne du principe de contradiction. Les exégètes s'accordent à en distinguer une version psychologique, selon laquelle il est impossible de croire que des assertions opposées soient vraies en même temps, et une version ontologique et modale, qui semble beaucoup plus forte à première vue, selon laquelle il est impossible que la même chose à la fois appartienne et n'appartienne pas à un même objet. C'est évidemment au nom du principe ontologique et modal (il est impossible que …) de contradiction qu'il a toujours paru extravagant de croire qu'il existe des objets contradictoires.

On doit à Aristote, ensuite, la distinction cruciale, parmi les opposés, entre les propositions contradictoires et les propositions contraires. Les contradictoires divisent exhaustivement le champ du vrai et du faux, au sens si l'un des côtés est vrai, l'autre doit être faux, étant entendu que les deux propositions ne peuvent pas être fausses en même temps. Les contraires ne le divisent pas, et les deux propositions contraires peuvent être fausses en même temps. Par exemple, une porte est ouverte ou elle est fermée : contradictoires. En revanche, je suis triste, je suis joyeux : contraires, car je peux être bien autre chose que triste ou joyeux, mais aussi ni triste ni joyeux.

Aux propositions contradictoires, s'applique donc non seulement le principe de non-contradiction, mais aussi le principe du tiers exclu. En revanche, propositions contraires, le principe du tiers exclu ne s'applique pas.

Il y a un raffinement que les exégètes d'Aristote ont souvent souligné. C'est que dans certains cas, quelque chose qui paraît contradictoire ne l'est pas vraiment. Une porte est ouverte ou une porte est fermée, et toutes sortes d'exemples du même genre, sont curieusement traités comme des contraires chez Aristote. La raison en est qu'il faut bien penser qu'il y a un cas où les deux assertions sont fausses : quand la porte n'existe pas. C'est une manière indirecte de dire à quel point il est inconcevable qu'une chose, en tant qu'elle existe, soit par elle-même contradictoire.

Enfin, si la contradiction ne peut exister que dans l'univers des propositions, il n'en est pas de même de la contrariété. Bien au contraire, c'est un concept fondamental qui permet de penser les transformations des choses. Le chaud et le froid sont des contraires, mais les êtres de la nature peuvent aller d'un contraire à l'autre, autrement dit se refroidir, ou se réchauffer. Ce qui est inconcevable, ici, c'est que quelque chose dans la nature passe du non-être à l'être, autrement dit que cette opposition contradictoire se manifeste ontologiquement dans les choses. En fait, l'entreprise aristotélicienne consiste à montrer que le changement naturel est entièrement circonscrit par le passage d'un contraire à l'autre, au point qu'il ferait certainement sien l'adage ultérieur, selon lequel dans la nature rien ne se crée, rien ne se perd, mais tout se transforme. La logique des contraires est une pensée du devenir naturel.

Vous ne trouverez évidemment jamais cette observation dans les manuels de logique formelle, ou d'initiation à la logique aristotélicienne, mais c'est le point de départ de la logique de Hegel. Tout d'abord, il est évident que le scandale du christianisme, la création ex nihilo, où la nature passe du non-être à l'être, n'était un scandale que pour les Anciens. Pour ces derniers, le substrat, ou la substance, peut bien connaître des affections contraire, et passer d'une qualité contraire à l'autre, se réchauffer, refroidir, mais en tant que tel le substrat logique des contrariétés ne peut pas apparaître ou disparaître radicalement. Dès le moment, au contraire, où l'on introduit la possibilité de la création ex nihilo, qui est une opération de la liberté divine, les choses changent. L'idée de Hegel grossièrement simplifié, c'est que s'il n'y a pas seulement la nature, mais aussi l'histoire, et si l'histoire est bien le lieu d'apparition et de disparition d'authentiques objectivités (les États, par exemple, les formes que prend l'Esprit, etc.), chacune de ces objectivités étant justement des manifestations concrètes de la liberté, alors il suit que le véritable devenir historique n'est pensable qu'en termes de contradiction, et de « dépassement » de la contradiction. Ce dépassement ne fait pas signe vers le mouvement naturel d'un contraire à l'autre, mais vers la temporalité caractéristique de l'histoire où le conflit des contradictoires est dépassé dans l'accomplissement progressif de l'esprit (et le développement réel des choses).

Évidemment, on se trouve dans un cadre idéaliste, ou l'être et la pensée sont identiques (ou, plus exactement, deviennent identiques). C'est le motif récurrent de toute pensée dialectique, parfaitement assumé par Marx, selon lequel il n'y a tout simplement pas d'histoire sans dépassement des contradictions, à entendre comme des contradictions effectivement existantes et données dans les choses. Le devenir, en tout cas, lance au principe de contradiction tout un ensemble de défis.

 

Il existe une synthèse scolastique, la plus complète étant due à Pierre d'Espagne au XIIe siècle, sous forme d'un « carré » logique, des conséquences de cette analyse du contraire et du contradictoire, étendu en outre aux modalités déontiques, et soulignant certains rapports d'implication entre les différentes formes que prennent les énoncés quand ils sont quantifiés (pour aller vite, quand ils sont préfixés par des termes particuliers, comme tous, aucun, quelques, et « pas tous ». Je reviendrai tout à l'heure sur l'inclusion de termes déontiques (« obligatoire », etc.) dans ce carré, car je le reprendrai pour aborder les questions des dilemmes moraux.

Avant d'aller plus loin, je veux attirer l'attention sur ceci que la démarche d'Aristote, même si elle débouche sur une formalisation de l'enchaînement des énoncés valides dans un argument (les syllogismes), demeure essentiellement proche de la langue naturelle (et pas seulement du grec). En particulier, chez Aristote, la négation n'est pas un opérateur logique comme dans la logique mathématisée après Frege. La négation est un mode de prédication, un « dire que non » ; elle ne se prête pas du tout à une opération d'auto-annulation comme celle que l'on note couramment p ≡ ⌐ ⌐ p (p est équivalent à non non p). Mais justement, plus la syllogistique s'est formalisée, plus on a eu l'intuition que ce type d'opération sur la négation devait jouer un rôle fondamental dans certaines opérations de déduction. Duplex negatio affirmat (une double négation revient à affirmer) est un adage scolastique banal, même si, bien sûr, les savants médiévaux n'avaient aucune idée du problème que pose un opérateur qu'on peut réitérer, appliquer à lui-même, et traiter comme une fonction dont la portée est le domaine...

Dans le texte que Freud a consacré à la négation (Verneinung), il est ainsi parfaitement clair que le « non » auquel il s'intéresse est un non aristotélicien : dans le déni (« N'allez surtout pas croire que c'est à ma mère que j'ai rêvé! »), la négation est manifestement un mode de la prédication.

Mais c'est souvent la tendance de l'usage pragmatique de la négation contradictoire que de revenir à caractériser un contraire sémantique virtuel. Par exemple, dire « Je n'aime pas le céleri rémoulade », c'est dire : « Le céleri rémoulade, je déteste ça ! » ; Et inversement, fort souvent, « Je ne pense pas que p » signifie en pratique « Je pense que ⌐ p. »

Je soulève ici toutefois un problème général qui intéresse la façon dont on conçoit le paradoxe, la tension, la contrariété, voire la contradiction in rebus, dans le champ des sciences sociales. Dans quel langage, à supposer que la contradiction, par exemple, soit interne à une grammaire, dans quel langage, donc, parle-t-on de paradoxe ou d'opposition ? Est-ce dans le langage naturel, celui que partagent le sociologue et ceux sur lesquels il enquête ? Ou bien est-ce un langage logique formalisé mathématiquement, qui est l'apanage du savant, et qui sert par exemple à formaliser les conditions d'une action dans des termes qui ne sont pas du tout ceux dans lesquels cette action est conçue par les acteurs qui sont ses objets d'enquête ? Dans l'un et l'autre cas, l'usage des termes négatifs, d'opposition, de contrariété et de contradiction, comme on les repère dans le matériel analysé, ou, et c'est différent, comme on les utilise dans le langage théorique de la description, appelle certainement un maniement précautionneux. Ce qui est une contradiction dans un registre ne l'est pas forcément dans l'autre : pensez à l'exemple ci-dessus, « Je ne pense pas que p », qu'on pourrait être tenté de coder ⌐ (penser, moi) (p), alors qu'il s'agit plutôt de (penser, moi) (⌐ p). Il y a, à ma connaissance, peu de recherches sur ce point, parce qu'on s'est surtout intéressé, dans la linguistique contemporaine, à la façon dont on pouvait enrégimenter dans une notation canonique les particularités de la négation dans les langues naturelles (et c'est déjà compliqué!), mais pas tellement à ce que le travail des termes de négation dans les langues naturelles commande au niveau de la perception des oppositions, des tensions, des paradoxes et des contradictions dans la réalité et dans l'action concrète des agents sociaux.


Le contraste entre la logique classique et les logiques paraconsistantes « dialéthéiques » : la fin de l'interdit aristotélicien et ses conséquences ?

Mais laissons cette première série de problèmes de côté, pour en aborder une seconde. Qu'on se situe dans le cadre d'une logique aristotélicienne relativement plus fidèle au langage naturel, ou dans le cadre d'une logique d'après Frege, mathématisée, l'interdit sur la contradiction est total. Si l'on admet où que ce soit dans un système formel une seule formule comme p ʌ ⌐ p (une infraction directe au principe de non-contradiction), il s'ensuit en effet que tout et le contraire de tout deviennent dérivables de ce système formel. Ex falso, sive ex contradictione, sequitur quodlibet : du faux, ou de la contradiction, il suit tout ce qu'on veut.

Pendant fort longtemps, la messe était dite : on ne pouvait pas faire un pas au-delà de l'adage millénaire d'Aristote selon lequel celui qui nie le principe de non-contradiction ne peut faire l'objet que d'un argument ad hominem : on lui objectera qu'il soutient aussi bien lui-même, au même moment, et sous le même aspect, la thèse contradictoire à ce qu'il énonce.

 

Depuis une trentaine d'années, sous l'impulsion, notamment, de Graham Priest et Richard Sylvan, deux Australiens, on s'est posé la question suivante : pourquoi accepter certaines contradictions dans un système logique serait forcément les accepter toutes ?

Presque toute l'histoire de la logique chez Frege et ses successeurs, au premier rang desquels il y a Russell, s'est en effet efforcé de désamorcer le danger que causent un certain nombre de paradoxes logiques. Il y en a au moins un que tout le monde connaît, et qui suffit d'un point de vue heuristique à mon propos, c'est le paradoxe dit « du menteur », ou paradoxe d'Épiménide, « Je mens », ou sous une forme impersonnelle un énoncé du type (1) (1 est vrai).

Il y en a un autre, déjà exploré par un grand logicien médiéval, Pierre Damien, et qui a l'avantage de se prêter à une lecture plus concrète. C'est l'embarrassante question de savoir si, étant donné que Dieu est tout-puissant, il pourrait créer une pierre tellement grosse qu'il ne pourrait pas la soulever. Devant une question de ce genre, il y a plusieurs attitudes possibles. On peut dire qu'il n'y a pas de limite à la toute-puissance divine, sauf la nature même de Dieu, et la logique (ainsi, rappelle Thomas d'Aquin, Dieu ne peut pas faire le mal, en vertu de sa nature ; et, d'autre part, l'impossible logique n'est pas une forme d'impuissance réelle). On peut aussi, ce qui serait plus « cartésien » (je ne crois pas que Descartes connaissait Pierre Damien), dire que nous ne savons pas comment Dieu résoudrait le problème, mais qu'il s'agit là d'une limite de notre entendement, et que nous ne pouvons pas préjuger de ce que peut la volonté divine. Après tout, s'il avait plus d'adieu de faire que deux et deux égale cinq, il en aurait été ainsi. C'est l'idée hautement problématique de libre création des vérités éternelles, au rang desquels il y a les vérités logiques, et qui est une marque de l'infini divin, que nous pouvons penser, mais non comprendre. Il y a enfin une solution proposée par Harry Frankfurt, et qui consiste à dire que non seulement Dieu peut créer une pierre qu'il ne peut pas soulever mais que, en plus, il peut la soulever. Autrement dit, on peut tirer des conséquences du fait qu'il lui soit impossible que quoi que ce soit lui soit impossible.

Je me suis souvent demandé si l'on ne pourrait pas moderniser l'interrogation de Pierre Damien. Cyril Lemieux (sous réserve que ma reconstruction est correcte) se demande ainsi si le processus de démocratisation de l'enseignement, qui, comme chacun sait, est inexorable, pourrait aboutir à ce résultat étonnant qu'il rende impossible plus de démocratisation de l'enseignement. Comment s'en sortirait on ? À la Thomas d'Aquin, à la Descartes, ou à la Frankfurt (ceci, notez-le bien, en prenant le paradoxe au pied de la lettre, sans enquête empirique supplémentaire et sans faire aucune tentative pour le « paramétrer » et donc pour le dissoudre, en respectant simplement sa texture paradoxale) ? Pour Lemieux, il va de soi qu'accepter ici une contradiction in rebus n'implique absolument pas de traiter tout comme contradictoire, au point que, des notions d'éducation et de démocratie, on pourrait déduire ce qu'on veut (quodlibet, n'importe quoi). Identifier ici une contradiction sans la détruire en la paramétrant (ce n'était pas vraiment de la démocratie, ce n'était pas vraiment de l'éducation, etc.) devrait plutôt permettre d'affiner l'analyse des relations logiques du réseau de concepts où éducation et démocratie sont prises ensemble.

Il vaudrait ainsi le coup, à mon avis, de dresser le profil du genre de paradoxes, de tensions, de contradictions intrinsèques qui « existent » dans les objets des sciences sociales, en l'adossant un certain nombre de paradoxes canoniques issus de la discussion logique et dont les contours formels sont bien balisés. Celui de Pierre Damien est probablement un point de départ pour appréhender comment un processus quelconque (éducation), qualifié d'une certaine manière (démocratique) est susceptible d'engendrer des conséquences contradictoires (ségrégation élitiste) tout en restant le processus qu'il est (démocratique). Je ne suis pas sûr du tout qu'une catégorie comme celle d'« effets pervers », qui relève d'une interprétation causale du processus en question capte l'enjeu épistémique, et peut-être aussi ontologique, déjà pointé par Hirschman il y a longtemps (c'est un exemple où « Je ne suis pas sûr que p » signifie en fait « Je suis sûr que ⌐ p »). Au contraire, il me semble qu'il s'agit encore d'un procédé pour « paramétrer » la contradiction et, finalement, pour l'éliminer. Car certaines contradictions méritent sans doute d'être paramétrées, mais pas toutes, et certainement pas a priori, au seul motif que ce sont des contradictions.

 

Les nouveaux logiciens, par contraste, se refusent à paramétrer les paradoxes du type du menteur (et d'autres, beaucoup plus techniques et retors, mais moins intuitifs pour une discussion de l'esprit philosophique de ces recherches5). Ils tiennent que l'énoncé autoréférentiel est vrai deux fois, quand il affirme qu'il est vrai, et quand il dit qu'il est faux. La chose est rendue plus manifeste encore le fonctionnement « en boucle » d'un des sophismes de Buridan : « Platon : ce que dit Socrate est vrai. Socrate : ce que dit Platon est faux. » Aussi forment-ils une école que, dans le jargon contemporain des -ismes, on appelle le dialéthéisme (de di = deux, et aléthéia = la vérité, en grec). Autrement dit, pour eux, il y a de vraies contradictions ; ce sont les dialéthéia.

 

Ce qui rend soutenable cette prétention dans le champ de la logique, c'est l'existence de logiques dites paraconsistantes (ou paracohérentes). Le principe de ces logiques est d'imaginer une fonction qui associe chaque formule a au moins une valeur de vérité (V, F), et, éventuellement, aux deux. Il peut s'agir de logiques avec plus de deux valeurs de vérité, mais pas nécessairement. (Je laisse de côté la difficile question de savoir si et pourquoi ces logiques sont des logiques duales de la logique intuitionniste.) En s'y prenant habilement, on arrive à construire une axiomatique de ces logiques pour la sémantique de la négation et de la disjonction. On s'aperçoit alors, ce qui est tout à fait surprenant à première vue, que les énoncés toujours vrais (les tautologies) de la logique classique sont entièrement récupérés dans une telle logique paraconsistante ! Mais surtout, qu'une telle logique permet d'accommoder en plus l'existence de paradoxes autoréférentiels du type du menteur au sein d'une liste de formules vraies au sens de la logique classique. Le prix qu'on a payé, c'est soit d'opérer un tri parmi les formes d'inférences que l'on accepte, soit d'avoir affaibli la notion d'inférence (le débat reste ouvert sur ce point). Dans tous les cas, il est difficile de dire qu'on a fourni une logique « moins logique » que la logique classique. Elle a une vraie puissance représentative mais aussi calculatoire, et elle permet de dériver des théorèmes non triviaux. Pour ce qui nous intéresse ici, elle fait droit à l'intuition selon laquelle il faut bien que la logique « inclue » d'une façon ou d'une autre les paradoxes en tant que paradoxes, puisque ces paradoxes se produisent précisément dans l'espace logique des raisons.

 

Toutefois, on peut adopter une logique paraconsistante sans adhérer au dialéthéisme : la logique de la fiction est un exemple bien connu d'emploi de ces formalismes-là, la fiction étant un cas type où l'on tire des conséquences vraies de prémisses fausses (« Si Schönberg avait été français, on aurait pu s'éviter Poulenc. »)

Priest a su mettre en valeur leur intérêt philosophique intrinsèque, c'est-à-dire les conséquences radicales qu'il faut tirer de ces logiques. Et cet intérêt est le suivant : à l'inverse de l'adage ex falso sive contradictione sequitur quodlibet (du faux ou de la contradiction, il suit n'importe quoi), les logiques paraconsistantes permettent d'endiguer l'« explosion » des contradictions : on se donne grâce à elles un moyen de les circonscrire à l'intérieur d'un système logique sans que ce dernier ne s'autoréfute. Car on ne veut pas n'importe quelle contradiction, ni bien sûr toutes ; on ne veut que certaines, qu'on juge significatives. Il semble bien, ainsi, qu'on ait surmonté l'interdit aristotélicien millénaire.

En revanche, les conclusions qu'il faut en tirer sont assez obscures. Quels sont déjà les enjeux du dialéthéisme à la Priest, pour le sujet qui nous occupe ?

Le premier, c'est d'inquiéter le principe herméneutique de charité, selon lequel, lorsque nous parlons avec autrui et que nous détectons des conflits logiques dans ses propos, nous devrions, de façon normative, travailler à les réduire le plus possible – ce qui revient à faire de la paramétrisation des contradictions une exigence intrinsèque à l'échange rationnel. Pesont bien les conséquences d'une approche dialéthéique : elle ne consiste pas simplement à changer la manière dont nous parlons des gens, mais elle pourrait changer la manière dont nous parlons avec les gens. Dans la section suivante, il sera ainsi question des dilemmes moraux. Que quelqu'un se contredise, c'est, semble-t-il, inadmissible si l'on suppose que notre vie morale est intrinsèquement rationnelle. Un bon système de morale est un système qui évite les dilemmes moraux, parce qu'il évite de placer les agents dans des situations contradictoires au regard de ces mêmes principes. Mais si les contradictions sont effectivement circonscrites, et s'il est possible, au moins formellement, d'imaginer un critère de démarcation entre les contradictions mauvaises, ou explosives, et les vraies contradictions (les dialéthéia morales), c'est probablement le regard que nous jetons sur la condition morale des êtres humains au sein de l'espace de raisons qui caractérise nos échanges qui se modifie. Par extension, je ne recule pas devant l'hypothèse qu'il existe peut-être, dans les conflits psychiques de la psychanalyse, un certain nombre de critères qui circonscrivent les contradictions vraies, et qui les font participer à une idée renouvelée de la « dynamique » psychique, sans justement tout faire basculer du côté de la contradiction généralisée6. Je demande juste à ce qu'on ne me demande pas de les fournir.

Le second, c'est de rouvrir l'épineux dossier de l'existence d'objets contradictoires, ou, en l'espèce, d'objets empiriques qui ne seraient ni ceci ni cela, ceci et cela étant logiquement contradictoires7. C'est le cas des états de transition (y compris les exemples de sorites comme les paradoxes de Zénon, Achille « immobile à grands pas », la flèche, etc.), quand on les interprète comme des paradoxes : dans le « devenir », l'instant est et n'est pas présent, etc.8 Se tenir sur le seuil, c'est n'être ni dedans ni dehors, même si une porte doit être ouverte ou fermée. Et si vous acceptez que les prédicats vagues ne sont pas vrais de dicto mais de re, un énoncé comme « un adolescent est et n'est pas un adulte » devient recevable. On n'est pas en train de dire que la valeur de vérité de cet énoncé est intermédiaire entre le vrai et le faux, ni non plus qu'il n'a pas de valeur de vérité, mais qu'il satisfait à la fois un concept vague et sa négation. L'idée générale dans l'épistémologie à laquelle s'est finalement articulé le dialéthéisme et qu'il existerait des objets ou des états de choses inconsistants, qui rendraient vraie la contradiction.

Dans le prolongement de cet enjeu, il vaut la peine de noter que l'épistémologie dialéthéiste a, semble-t-il, adopté un parti pris anti-réaliste (et à s'inscrire pour participer au débat sur le réalisme et l'anti-réalisme dans l'épistémologie des sciences de la nature, et notamment de la physique fondamentale). Tout se passe comme si la possibilité de voir dans le réel des objets contradictoires (ou inconsistants) était la preuve que le prétendu « réel » n'est pas réel, parce que le réel tel qu'il est conçu ordinairement devrait exclure la présence en son sein d'objets contradictoires. Ces derniers ne sont alors que les référents au sens logique des dialéthéia, et ils n'ont pas de critères existentiels d'identification indépendants. C'est dommage, à mon avis, car la thèse ontologique et modale d'Aristote se formulait : il est impossible qu'une chose appartienne et n'appartienne pas au même objet. Et dans ce même langage ontologique et modal, la thèse dialéthéiste se formulerait : il est possible pour certaines choses (au moins une) d'appartenir et de ne pas appartenir au même objet. Il ne vient donc pas du tout à l'idée des dialéthéistes qu'ils enrichiraient au contraire la notion standard de réel, par exemple en y pensant des formes de transformations et de conflits qui ne se réduisent pas aux métamorphoses de la nature ni aux polarités apprivoisées en termes de contrariétés aristotéliciennes (du lent au rapide, du chaud au froid, etc.)9. Pourquoi pas certains états de choses psychologiques ou sociaux ?

Ce que j'ai dit de Hegel et de Freud plus haut trouverait là à se refonder autrement. Mais ce serait une tâche herculéenne que de se plonger dans La science de la logique, ou de retravailler les énoncés dans lesquels s'expriment de manière paradoxale (déni, etc.) les conflits psychiques, pour les recuisiner à la sauce dialéthéiste. Peut-être l'entreprise ne mériterait-elle pas d'être poussée jusqu'au bout10. Car ce qui suffit, c'est de percevoir la solidarité entre certains moyens logiques d'accommoder des contradictions et des paradoxes cruciaux, touchant l'autoréférence ou le mouvement à la Hegel entre états contradictoires (où des objectivités substantielles surgissent ex nihilo, puis disparaissent), et la complexification de la notion de réel, si l'on accepte que des objets contradictoires inconsistants en fassent réellement partie.

L'exposé précédent ne doit surtout pas être considéré comme un éloge ou une défense de la thèse selon laquelle il existe dans le réel des objets inconsistants (contradictoires). Pour une part, de toute façon, il s'agit essentiellement de perspectives, de programmes, et le caractère hautement formalisé des discussions ne facilite pas leur transposition à des objets de réflexion plus concrets, comme ceux des sciences sociales ou de la psychanalyse. Ce qui importe, c'est juste de voir ce que signifie cette thèse dans l'histoire de la philosophie (à quels enjeux centraux elle renvoie), à quel prix on peut la soutenir aujourd'hui, et quels sont les moyens effectivement en notre possession de le faire d'une manière qui ne contrevienne pas directement à certains postulats de rationalité communément partagés (sans exclure du tout qu'il y ait d'autres manières de donner un sens fort, autrement dit « réaliste », à l'idée d'objets inconsistants, contradictoires, intrinsèquement paradoxaux, etc., même si je n'en connais pas). Une approche philosophique, par ailleurs, doit savoir rester à sa place. Qu'est-ce que je fais ici, en effet, sinon suggérer comment, dans le cas où certaines situations empiriques, ou théoriquement bien justifiées, aboutirait à ce qu'on envisage l'existence d'objets contradictoires, intrinsèquement paradoxaux dans les sciences sociales, lesdits objets ne seraient pas désespérément dépourvus d'ontologie ? Mais qu'il y ait une ontologie possible pour de pareils objets ne signifie évidemment pas qu'on a des raisons suffisantes pour en envisager pratiquement l'existence. Cela, c'est l'affaire du scientifique, pas du philosophe.

Les dilemmes moraux, et le problème des situations vécues comme « contradictoires ».

Les choses sont peut-être différentes lorsqu'on aborde le problème des dilemmes moraux du point de vue de la logique déontique, et des instruments formels (soumis, en toute hypothèse, au principe de contradiction) dont on dispose pour les décrire, voire les résoudre. On a plutôt l'impression, ici, que les contradictions ne cessent de surgir dans l'expérience morale, et qu'elles s'y imposent comme des phénomènes centraux, pas du tout comme des phénomènes marginaux qu'on réussirait à réintégrer au moyen de procédés habiles.

Posons cependant une première distinction. Il y a des conflits moraux qui sont manifestement épistémiques. Si je dois choisir entre être fidèle à ma femme et fidèle à moi-même, à mon destin, etc. on peut dire que je ne sais pas qui ou quoi je dois choisir ; mais de cela il ne suit pas nécessairement que le conflit soit en soi indépassable. En revanche, une littérature considérable s'est penchée sur les cas où le conflit est en soi, du moins prima facie, indépassable : ce sont les cas où il n'existe pas deux exigences morales en conflit (la fidélité conjugale, le sens du destin personnel), mais où une seule exigence morale produit une situation contradictoire, et où, si l'on ne sait pas quoi choisir, c'est l'effet du caractère en soi indépassable du conflit lui-même. On parle alors de conflit moral ontologique.

Un exemple commode, c'est celui du « choix de Sophie », épuré des considérations périphériques du roman éponyme de William Styron. Dans un camp de concentration, un garde place Sophie devant le choix suivant : elle a deux enfants, elle doit choisir lequel des deux le garde va tuer, et si elle refuse de choisir, le garde tuera les deux. L'obligation morale de l'amour pour ses enfants plonge alors Sophie dans une situation d'où elle ne peut sortir que coupable, car ayant dérogé à cette obligation absolue.

Trois remarques préliminaires ici :

  1. Avant d'aller plus loin, je rappelle un principe de rationalité qui doit être maintenant plus familier. Il est courant de croire qu'une bonne théorie morale doit éviter les dilemmes. Qu'on soit utilitariste, et qu'on se donne du coup les moyens de calculer les conséquences pour bien choisir, ou bien qu'on se donne une conception de l'ordre global des choses à l'intérieur duquel la théorie morale bien comprise évite les conflits, comme Kant dans sa réfutation passionnée d'un « prétendu droit de mentir », c'est même une constante en éthique. La morale doit éviter l'inconsistance logique, et le procédé habituel pour « paramétrer » les contradictions qui sont au cœur des dilemmes moraux, c'est de hiérarchiser les normes en conflit, pour trouver laquelle prévaut11. Mais justement, le choix de Sophie est un cas où un même principe semble engendrer deux obligations incompatibles et contradictoires : sauver le premier enfant, c'est tuer le deuxième.

  2. Une seconde observation importante consiste à bien identifier dans quel langage logique se formule le sentiment de la contradiction au cœur des dilemmes moraux. Il semble en effet que ce soit le langage naturel. J'avais fait plus haut la remarque que, stricto sensu, une formule du type « Tu dois et tu ne dois pas Φ » (chez Freud, Φ = « faire comme le père ») n'est pas nécessairement une contradiction au sens de la logique propositionnelle. Ce qui serait une pure contradiction, dans ce cadre, c'est O Φ ʌ ⌐ O Φ (il est obligatoire de Φ et il est interdit de Φ). Mais très souvent, il suffit aux dilemmes soit d'opposer une obligation de faire une chose est l'obligation d'en faire une autre, soit l'obligation de faire une chose et l'obligation de ne pas la faire : non pas O Φ ʌ ⌐ O Φ, mais O Φ ʌ O ⌐ Φ. Il est intéressant de sentir que la négation, du point de vue de l'expérience que cherche à capter la notation de la logique déontique standard, est plus ici, à nouveau, un mode de prédication qu'un opérateur algébrique (une constante) dans un calcul. C'est pourquoi « l'obligation de ne pas Φ » rejoint intuitivement « l'interdiction de Φ ». On peut se reporter au carré de Pierre d'Espagne pour fouiller la question.

  3. Enfin, une manière standard de paramétrer les dilemmes moraux pour les traiter un peu à la façon classique des contradictions consiste en nier l'existence de la manière suivante : on les lie étroitement aux exemples qui servent à les manifester. Du coup, si quelqu'un se demande ce qu'il faut faire et pourquoi, un partisan de l'idée qu'il n'existe pas de dilemmes moraux (autrement dit aucune situation réelle de contradiction) répondra qu'il n'existe tout simplement pas de réponse, ou, plus exactement encore, qu'il n'y a pas à répondre à ce genre de questions. Il refusera l'existence de dilemmes au sens ontologique. Il affirmera au contraire que l'on ne sait pas quoi faire dans ce cas précis, mais que de ne pas savoir ce qu'on doit faire dans ce cas précis ne prouve pas qu'il est impossible de le savoir. On retombe alors dans une configuration où les seuls dilemmes moraux sont épistémiques. Si l'on appliquait ce raisonnement au cas proposé par Lemieux, on arriverait à ceci : il se peut bien qu'il existe des situations en apparence contradictoires, mais elles n'ont aucune ontologie ; il se peut que j'ignore pourquoi ni comment le processus de démocratisation de l'éducation engendre une ségrégation élitiste antidémocratique, mais cette ignorance-là ne mérite pas d'être traitée comme un « objet » aux propriétés mystérieuses, sinon mystiques, et c'est une attitude antiscientifique ou un artifice de rhétorique de le constituer comme tel.

 

Tout le problème est allors de savoir, semble-t-il, s'il existe quelque chose d'aussi profond que le dialéthéisme en éthique pour faire droit à l'existence dans le réel des dilemmes moraux.

Le cas du choix de Sophie est exemplaire, parce qu'il montre la furie de paramétrisation qui peut s'emparer du logicien pour que, de dilemme moral, il n'y ait jamais. En même temps, les procédés de paramétrisation déployés en cette circonstance ont quelque chose d'instructif. Car, s'il doit exister des cas où le dilemme moral est inéliminable (qu'il est effectivement ontologique et qu'il produit une contradiction véritable), on doit pouvoir le soutenir en le faisant résister un certain nombre de tests – et les procédés de paramétrisation ne sont rien d'autre, en somme, que les tests que doit franchir la thèse forte selon laquelle il existe bien dans le réel des dilemmes moraux (ce qui est une autre manière de dire que le réel héberge quelques objets inconsistants).

Voici une manière d'expliquer pourquoi le choix de Sophie n'est pas un dilemme moral. On part de l'idée qu'elle doit sauver un de ses enfants, sinon, selon les termes du dilemme apparent, en refusant de choisir, elle laisserait le garde tuer les deux. On observe alors (c'est comme un « lemme » éthique) que si l'on se trouvait sur la berge d'une rivière et qu'on observait deux enfants (faisons-en un frère et une sœur, pour la beauté de la symétrie avec le cas de Styron) en train de se noyer et l'autre à droite à une grande distance l'une de l'autre, il ne ferait intuitivement aucun doute que nous avons l'obligation morale de secourir au moins un des deux enfants, même si secourir l'un se fait au détriment de l'autre et même le voue à une mort certaine. Sophie, dans cette approche disjonctive, doit juste choisir un de ses deux enfants, un point c'est tout.

On passe ensuite à la justification par le vécu, ou phénoménologique, du dilemme. Le partisan du dilemme réel soutient que dans les deux cas, qu'elle sauve l'un ou qu'elle sauve l'autre de ses enfants, Sophie éprouvera du remords. Pas du tout, lui rétorquera son adversaire, et ce pour deux raisons. Qu'elle éprouve du remords ne prouve pas qu'il y a un dilemme moral, mais le suppose a priori, alors que c'est justement la chose à démontrer. De plus, il ne faut pas confondre la culpabilité et le regret. L'une et l'autre sont des expériences affectives négatives, mais le regret ne rend pas quelqu'un coupable d'avoir mal choisi. Bien plus, il arrive que la culpabilité ne reflète pas du tout la conscience d'avoir mal agi (on peut la sentir sans la mériter, comme quand on a causé la mort accidentelle de quelqu'un).

 

Devant cette manière de traiter le choix de Sophie, on est peut-être à moitié convaincu, mais surtout à moitié perplexe. Il semble en réalité que l'effort déployé pour paramétrer la contradiction interne du dilemme moral ait une sorte de vertu consolatrice. Le raisonnement est ici utilisé moins pour réfuter (pour conjurer le spectre de la contradiction en tant que telle), que pour dissoudre l'impact subjectif de la contradiction éprouvée. En effet, une technique qui consiste à rapprocher un premier dilemme (le choix de Sophie) d'un second qui lui ressemble (le choix des noyés à secourir) masque une différence à mon avis cruciale. Ce à quoi Sophie a affaire, c'est à une interdiction (tuer un de ses enfants, voire simplement tremper même indirectement dans son meurtre). Nous acceptons assez facilement un argument disjonctif pour une obligation, mais je résiste à accepter le même argument pour une interdiction. En fait, l'interdit du meurtre semble beaucoup plus fondamental que toute obligation de sauver des vies. Si je dois sauver à A et B de la noyade, et que, vues les circonstances, je ne sauve pas B, alors, j'ai au moins partiellement satisfait à l'impératif, qui est une obligation de sauver A et B, et je suis moins coupable qu'affligé de regrets de ne pas avoir sauvé B. En revanche s'il m'est interdit de tuer A et B (de tremper si peu que ce soit dans leur meurtre), et que B est tué par mon fait (plus ou moins indirectement), alors j'aurais toujours violé l'interdiction, si je ne l'ai respecté que sur un de ses termes (pour A et pas pour B). Je resterai donc (plus ou moins indirectement) coupable, et seulement regretter serait même, me semble-t-il, immoral. Car il y a ici le non-respect d'une maxime fondamentale, « Tu dois donc tu peux ». Je signale en passant que c'est bien la raison pour laquelle il me semble qu'il existe un mal pervers, et que, non seulement l'existence morale n'est pas faite pour trouver des solutions heureuses, mais qu'elle comporte des cas intrinsèquement malheureux. Je reviendrai sur ce point in fine.

Autrement dit, l'intuition du dilemme survit à la tentative de le dissoudre en mettant l'accent sur l'obligation qui lui serait implicite (celle de sauver ses enfants), comme si cette obligation était juste le symétrique logique de l'interdit.

Quant à la distinction subtile entre le regret et la culpabilité, prise dans toute sa généralité, on lui accordera peut-être aussi une propriété thérapeutique (même de cela, je ne suis pas sûr, il ne me paraîtrait pas contre-intuitif que Sophie se sente insultée qu'on lui redécrive ainsi son dilemme). Cependant, si l'interdit reste entier (quoi qu'on puisse dire de l'obligation qui est son symétrique logique), la culpabilité reste de mise. En plus, tenter de rendre cette culpabilité irrationnelle, sinon trompeuse, c'est devoir en même temps fournir une explication causale pour cette culpabilité désormais « sans raison ». Laquelle ? Ce n'est pas à la philosophie de fournir des explications causales des affects, mais là, on se tire à soi-même un chèque en blanc, en postulant qu'une telle explication causale est possible, et qu'en plus, elle aura la bonté de recouper exactement la distinction conceptuelle entre le sentiment du regret et le sentiment de culpabilité.

Bref, il y a ici toutes sortes d'assomptions sur la vie humaine, sa valeur relative, la hiérarchie des normes éthiques et le caractère plus ou moins illusoire, selon le point de vue qu'on adopte, des affects ressentis, qui constituent un arrière-plan de l'argument au moins aussi problématique dans la réfutation du dilemme moral que dans le dilemme lui-même.

Je reviens alors à mon point de départ, le conflit psychique en psychanalyse.

Comme chacun sait, le roman de Styron est aussi, et peut-être même avant tout, l'histoire du choix impossible d'une femme entre ses deux amants. Il lui est interdit de priver l'un et l'autre de son amour, car cela, en un sens pas si métaphorique, tuerait celui qui ne serait pas choisi. Et, sauf freudisme vulgaire, il ne faut pas voir dans ce choix impossible le retour du souvenir refoulé d'un choix impossible antérieur. C'est plutôt que le choix impossible se répète, qu'il s'oppose encore et toujours à la vie, et qu'il apparaît ainsi comme un insupportable destin à Sophie. Cette constellation morale est d'une densité remarquable. Pensez par exemple à la possibilité qu'elle tombe enceinte de l'un, autrement dit pas de l'autre, et que, par ce biais, ressurgisse le fantôme de l'enfant (le fantôme de l'enfant mort, d'ailleurs, ou celui de l'enfant survivant ?). Bref, il faut distinguer entre les intuitions morales qu'on a dans un fauteuil, en pensant à un réel logiquement possible, et celles qu'on a au lit, à trois, ou dans un camp de concentration avec deux petits enfants dans les bras. Il faut en tout état de cause distinguer entre les intuitions qui servent à un argument philosophique, et celles qui ont l'ampleur d'une idée de roman à portée universelle (et c'est Styron qui inspire le philosophe, pas l'inverse !).

L'intérêt de l'analyse logique des dilemmes moraux, comme celui des techniques de paramétrisation qu'on y déploie pour résoudre « l'apparence de contradiction » à laquelle ils nous confronteraient, avec leur succès et leurs échecs, est incontestablement instructive. Mais j'aurais plutôt tendance à voir en elle tout autre chose qu'un moyen rationnel de s'orienter dans l'existence. J'y vois un moyen de mieux cerner ce qu'il y a d'inépuisable dans un réel qui n'est pas un réel dont on négocie le concept à la lumière d'interrogations sophistiquées sur la nature de la raison, mais, j'ose cette platitude, un réel « réel » : un réel qui n'a pas été constitué a priori pour qu'on puisse le penser, ni même pour qu'on puisse y vivre, mais qui surprend, qui a l'initiative d'interroger, et qui, parfois, blesse. De ce point de vue, la différence entre le statut des objets contradictoires (inconsistants) à la charnière de la logique et l'ontologie, apparaît bien différent de son statut quand on l'envisage à la charnière de la logique déontique et de l'expérience des dilemmes moraux. Dans ce dernier cas, le caractère d'abord objectivement problématique des paradoxes semble forcer le réexamen des moyens apparemment « naturels » les décrire. Tandis que, dans le premier, ce sont des ressources logiques inédites (comme les logiques paraconsistantes dans leur interprétation dialéthéiste) qui jouent un rôle moteur, soit pour renouveler l'approche de ce qu'on appelle le « réel », soit pour redonner vie à des conceptions aujourd'hui marginalisées de la rationalité philosophique (les sorites, la « réalité psychique » comme nid de contradictions, voire la dialectique12, etc.), soit, bien sûr, une combinaison des deux.

Mon dernier mot sera pour signaler que la transposition de ce genre d'arguments à l'épistémologie des sciences sociales de la psychanalyse (si cette transposition est véritablement utile) est encore dans les limbes.


1Exposé au séminaire du Lier à Gif/Yvette, le 26 septembre 2016.

2Extrait de l'annonce du numéro de la Revue française de psychanalyse sur le conflit psychique, en mars 2005.

3Comme le relève à juste titre Bruno Karsenti lors de la discussion de cet exposé, puisque sa formule dynamique est quelque chose comme « plus je t'aime, plus je te hais ».

4Ce qui singularise Lacan dans l'histoire de la psychanalyse, c'est le rejet du caractère intrinsèquement contradictoire du complexe d'Œdipe et de la formation subséquente du surmoi. La solution lacanienne consiste au contraire à distinguer deux pères : le père imaginaire et qui est un rival, et le père symbolique horizon de la loi et de l'interdit. Sans préjuger de la signification de l'opération à l'intérieur du champ psychanalytique, elle appelle une remarque de méthode (dont le sens sera précisé plus loin). C'est ce que l'on appelle en jargon technique « paramétrer » une contradiction. Là où se présente prima facie une contradiction, on construit un moyen de montrer qu'il n'y a pas vraiment contradiction. Chez Lacan, il y a au moins deux procédés pour paramétrer la contradiction (Œdipe et surmoi). Le premier est trivial, et consiste à dire qu'il est incompréhensible que le modèle idéal soit en même temps et sous le même aspect l'objet d'une visée meurtrière. Le second fait appel à l'anthropologie (à Malinowski), et signale que la superposition de ces deux figures, du père imaginaire et du père symbolique (du rival et du modèle, d'un côté, et de l'interdicteur de l'autre) est une particularité ethnographique occidentale. Dans d'autres sociétés, il y a une distinction socialement établie, affirmée dans le fonctiponnement de la parenté, entre le père symbolique (qui est d'ailleurs le père réel, le géniteur, chez Malinowski) porteur des interdits, et parfois franchement hostile à son fils, et le père idéal (l'oncle maternel, en l'espèce), qui est le modèle à suivre, et le soutien idéal du développement du garçon. Là donc où Freud propose une conception du conflit impliquant une polarité deux à deux (contrariété, mais surtout contradiction formelle dans cas du père surmoïque), Lacan introduit un « ternaire » (réel / symbolique / imaginaire) et rabat le vécu phénoménologique de la conflictualité sur une dimension seulement de ce ternaire, celle de l'imaginaire (autrement dit de la rivalité en miroir). À ma connaissance, il est le seul psychanalyste à se livrer à une manœuvre aussi radicale de révision/subversion de l'ontologie (ou de la paradoxologie) freudienne de la contradiction psychique in rebus.

Cet essai s'inscrit dans une démarche plus générale de lecture critique de Lacan, évaluant le prix payé par le recours (assurément profond et intéressant) au ternaire réel / symbolique / imaginaire pour « résoudre » certaines difficultés centrales en psychanalyse.

5En voici un, de Priest, en faveur de l'irréductibilité du caractère paradoxal de l'argument d'Épiménide, et qu'il a baptisé « le menteur renforcé » :

(1) (1) n'est pas vrai

Cette formule est une expression impersonnelle du menteur d'Épiménide, mais elle en a la même teneur paradoxale.

Supposons qu'on veuille écarter le caractère paradoxal de cette première formule en disant, cet énoncé n'est ni vrai ni faux (pour telle ou telle raison logique qu'on voudra). Priest suggère alors de reformuler l'argument d'Épiménide de la façon suivante :

(2) (2) n'est pas vrai, ou n'est ni vrai ni faux

L'astuce du procédé, c'est que, désormais, par l'opération de la disjonction, le procédé d'élimination du paradoxe a été inclus dans la formule même du paradoxe. En d'autres termes, si (2) est faux, (2) est vrai, si (2) est faux, (2) est vrai, et si (2) n'est ni vrai ni faux, il est à la fois faux et vrai qu'il n'est ni vrai ni faux.

Priest soutient qu'on pourra toujours étendre la formule du paradoxe en se servant de la disjonction, laquelle comprendra comme un de ses membres n'importe quel procédé P (aujourd'hui connu ou imaginé dans le futur) censé dissoudre le paradoxe. Il suffira de noter :

(3) (3) n'est pas vrai, ou n'est ni vrai ni faux, ou P

6Ce dernier risque est en effet celui qui donne tout son sens aux fameux arguments de Popper aussi bien contre la dialectique marxiste que contre la théorie freudienne de la dénégation : si l'on admet une seule de ces formes contradictoires, on ne peut plus jamais avoir tort ni raison dans une discussion avec un marxiste ou psychanalyste : comme tout énoncé peut être retourné en son contraire (cherz Freud, en invoquant la dénégation), la résistance à la psychanalyse devient un symptôme, et l'opposition au marxisme une preuve de la lutte des classes dans le registre idéologique (dans un moment historique lui-même prédéterminé par la logique des choses). Bref, avec le traitement de la négation caractéristique de ces constructions théoriques, on ne peut pas leur dire non, elles ne peuvent pas non plus se dire non à l'intérieur de leur propre déploiement (se critiquer vraiment) et tout leur paraît aller dans leur sens.

7Il y a aussi des enjeux internes à la philosophie de la logique qui ont peut-être une importance pour l'épistémologie des sciences sociales, aussi vais-je les mentionner, mais ils ne me sont pas très clairs. Le premier, c'est le rejet de la solution classique des paradoxes par le recours à un métalangage : cette solution, classique depuis Tarski, se heurte à une difficulté, c'est que dans les langues naturelles, il n'y a justement pas de métalangage. En un sens, donc, l'usage dialéthéiste des logiques paraconsistantes se tiendrait plus près du raisonnement en langage naturel. L'objection faite ensuite au dialéthéisme est qu'elle émousse le caractère de contradiction radicale que marque ordinairement l'opérateur de négation. En effet, si je défends une thèse p, et si vous n'êtes pas d'accord avec moi, si, autrement dit, vous soutenez ⌐ p, alors, d'un point de vue dialéthéiste, je pourrais toujours vous objecter que cela ne vous empêche pas de soutenir en même temps p, puisque p pourrait être une dialéthéia, une contradiction vraie. C'est en somme la réponse dialéthéiste à l'argument ad hominem invoqué par Aristote pour contester qu'on puisse même critiquer le principe de non-contradiction. Et que vous ne sachiez pas que p est une dialéthéia ne change rien. Il ne sert à rien non plus de dire que p n'est pas une dialéthéia, puisque cet énoncé même « p n'est pas une dialéthéia » pourrait être lui-même une autre dialéthéia (etc., à l'infini.).

Ce qui est frappant, plus généralement, c'est qu'on a souvent traité les paradoxes du langage naturel (comme le menteur) en les récupérant à l'intérieur d'une notation pour laquelle il était possible d'admettre un métalangage. Ce à quoi on assiste, avec le dialéthéisme, c'est au mouvement inverse : on refuse au système formel le recours à un métalangage, puisque le langage naturel en est dépourvu. C'est encore un point de contact avec la sémantique intuitionniste récente de la preuve, où l'on estime que le sens doit être injecté à même la proposition, ce qui revient à ranimer peu ou prou la vieille distinction husserlienne entre jugement et proposition.

8Kant rejette absolument cette formulation de l'instant, ou du mouvement continu dans sa dynamique immanente, exemple de non-représentable absolu faute d'objet possible (nihil negativum). Ce qui fait dire à Hegel qu'il n'a pas su penser le devenir réel.

9Mon aversion tenace pour le bouddhisme m'oblige à dire quelques mots des rapprochements entre dialéthéisme et logique bouddhique. En effet, chez un certain nombre de logiciens de cette tradition, on trouve des énoncés paradoxaux affirmant une chose et sa contradictoire logique. L'inspection des contextes dans lesquels ces formes logiques sont convoquées montre immédiatement qu'elles ne sont applicables qu'à l'univers transcendant, ou, à la rigueur, qu'elles sont un moyen pour la pensée de se frayer un chemin de ce monde-ci vers l'univers transcendant. Je doute fort qu'on puisse leur faire dire plus que ce que disent les mystiques occidentaux, aussi bien, sur les réalités transcendantes, en utilisant les procédés logico-grammaticaux de la théologie négative. En fait, c'est émousser totalement la portée du projet dialéthéiste que de lui assigner comme domaine de valeur les réalités transcendantes. Il est bien plus stimulant de s'en servir non pas pour « déréaliser » le réel, mais pour en enrichir la signification, quitte à réanimer des traditions mal vues de la philosophie analytique, comme la pensée dialectique.

10De toute façon, si une pensée dialectique semble bien faire fond sur des dialéthéia, le dialéthéisme ne suffit pas à la dialectique. Car une pensée dialectique ne se contente pas d'admettre qu'il y a des contradictions réelles, elle pense qu'elles doivent être dépassées – voire que ce dépassement a une rationalité téléologique. On peut donc être dialéthéiste sans être dialecticien, mais pas l'inverse. À mon avis, une logique uniquement dialéthéiste (et non dialectique) sous-tend au moins certains énoncés freudiens canoniques.

11C'est pourquoi la logique déontique standard a un curieux statut dans le raisonnement en éthique. On finit par se demander si elle est autre chose que le moyen d'y faire éclater le plus grand nombre possible de paradoxes ! Il est vrai que l'ingéniosité professionnelle dans ce domaine consiste à « sauver la logique » du spectre de la contradiction en lui ajoutant toutes sortes de complexités formelles. Il n'en reste pas moins que c'est une logique qui, en pratique, semble être au service des paradoxes qu'elle permet d'exprimer, et qui prennent tous la forme de dilemmes moraux (ce qui ne veut cependant pas dire que ces dilemmes seraient nécessairement ceux auxquels nous pensons en partant des conflits éthiques tels que nous les vivons). On est dans un cas de figure différent de celui de la logique appliquée à l'ontologie (et notamment de l'ontologie des faits naturels) ; l'aversion au paradoxe n'y joue pas le même rôle et n'y produit pas les mêmes effets.

12S'il paraît évident qu'il n'y pas de dialectique sans dialéthéia, la réciproque est moins claire. Déjà, chez Hegel, la contradiction, c'est l'opposition réfléchie, pour soi, se posant comme telle. D'où le lien conceptuel entre la contradiction et la division exhaustive d'une « totalité », ainsi que l'on rappelé Florence Hulak et Louis Carré dans les débats. Aucune nécessité d'une telle totalité dans le dialéthéisme (elle relève presque d'une sorte de topologie naïve de l'extension comme une sphère). De plus, il n'y a nulle raison intrinsèque au dépassement, à la sursomption de la contradiction. A tout prendre, on a plus de dialéthéia chez Freud que chez Hegel et Marx.

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