Corps et identité personnelle

 

(version préliminaire d'une notice encyclopédique)

 


 

Il est troublant qu’il faille une bouche pour dire je. Encore plus troublant peut-être : qu’il faille cette bouche-là, la mienne, pour que moi, je parle, et que je sois identifié comme celui qui parle « en première personne » par ceux qui m’observent (m’entendre, sauf à déjà connaître ma voix, ne suffit pas). Ce genre de rivetage de l’identité personnelle au corps (il y en a d’autres, comme la reconnaissance de soi dans un miroir, où je regarde avec mon œil mon œil me regarder, etc.), est-ce un fait contingent ? Ma voix sans bouche sortirait après ma mort d’un haut-parleur, ou ma pensée avec son style et son ton, d’un ordinateur (ou du placard de la cuisine), serait-ce la mienne ? Pourquoi pas une copie, voire un simulacre ? Le critère-corps fait évidemment défaut, ici, pour écarter ce doute (ce critère est lui-même bien bizarre : c’est que je puisse montrer ma bouche quand je dis je). Ou bien ce lien corps-identité est-il une nécessité conceptuelle ? Mais quel principe peut axiomatiquement établir l’identité entre moi et « ce » corps, ou, réciproquement, de mon corps avec ce qui y dit « je » ? Pour qu’on puisse avoir un tel concept de l’identité incarnée, il faudrait déjà, semble-t-il, un monde où les raisons de douter qu’il me faille ma bouche pour dire je n’existent pas vraiment. Car toutes les raisons d’en douter sont encore plus douteuses que ce dont on doute... Et donc je ne peux pas logiquement savoir ce qui est en cause : je peux, au mieux, logiquement exposer ce que je sais déjà. Ou bien encore ce lien corps-identité serait-il un trait à la fois empirique et universel, un peu comme un « fait grammatical » de notre condition humaine, lequel n’empêche pas de dire que les choses pourrait être autrement, mais défend sûrement de le penser positivement, i.e. comme un possible réellement possible ?  En ce cas, tout autre alternative (mon identité sans mon corps, ou avec un corps différent, « pas le mien » en un sens quelconque) serait plutôt comme un énoncé à l’irréel, qui n’aurait de « sens » que dans, et uniquement dans une preuve per impossibile. Mais comment un énoncé pourrait-il n’avoir de sens que dans une preuve per impossibile ?

Ainsi, dans une nouvelle à la fois angoissante et comique, Alain Fleischer décrit « la femme à deux bouches » (cantatrice, qui plus est !). L’angoisse diffuse du récit dérive du « la » de « la femme » : car pourquoi pas deux femmes, en effet, coincées dans un corps monstrueux, où deux identités se fraient chacune un chemin orificiel, soit deux bouches, pure(s) protestation(s) contre l’unité toute extérieure de la chair où l’une et l’autre discourent, crient, chantent, gémissent pour leur propre compte ? Mais un certain comique équilibre cette angoisse : non, ce n’est pas pour leur propre compte, l’unité de la chair n’est pas si extérieure. On conçoit facilement l’immersion de la femme à deux bouches dans un seul monde qui offre ses appuis, ses références, ses objets aux deux propos, aux deux voix, aux deux je enfin qui jaillissent de sa bouche dédoublée. Et c’est bien elle, « la » femme, qui raconte, à deux voix, sa vie, l’une et l’autre bouche la faisant également entendre dans ses accents propres… avec toutefois une polyphonie un peu désarçonnante, mais qui fait rire (preuve de la résolution forcée de ce paradoxe : on se remet vite en selle). Cet apologue, qui se développe longuement, enchaîne mille péripéties, bref, prouve qu’il n’est ni un projet en papier, ni une impasse, mais une ouverture vertigineuse de l’imagination, permet de conjecturer deux choses : 1. on met en tension davantage d’intuitions et de concepts de l’identité et du corps quand on part du cas d’emblée le plus complexe : la présence d’une personnalité subjective dans (ou mieux, à) un organisme humain — et la question générale de l’identité (référentielle) des corps (en général) se résoudra en aval selon les décisions prises à ce niveau suprême ; 2. si «  la femme à deux bouches » cause et le rire et l’angoisse (et circonscrit une zone d’équilibre entre les deux où l’insensé n’est pas si insensé), c’est que nous ne pouvons nous servir impunément de purs concepts de l’identité et du corps : nous testons plutôt en les maniant ce qui est supportable affectivement ou pas. Ce « nous » émotif est fortement contraignant, tenterai-je de faire valoir. Il oblige à tempérer le verbalisme de nos spéculations par égard pour les enjeux sous-jacents — et ces enjeux sont manifestement moraux.

            Quatre questions divisent le champ problématique de l’identité, si on la réfère au corps. 1. L’identité qui est mienne dans mon corps est-elle réductible à mon cerveau (comme support corporel de ma personne) ? 2. En prenant les choses par un côté plus subjectif, qu’est-ce qui fait non que « ce » corps est à moi (la résorption d’un écart), mais que je suis « à » ce corps (la nature d’une adhérence ultime) ? 3. Le corps naît, meurt, il y a deux sexes, chacun apprend à s’identifier à son corps (par exemple à la puberté) : ces faits vitaux altèrent-ils l’identité ? 4. Comment inclure substantiellement à l’idée de l’identité ce que ça nous fait d’être des corps ? Sommes-nous réduits à un vécu opaque de l’auto-affection charnelle de soi par soi, ou bien, pouvons-nous penser au-delà de ce que nous en ressentons, et penser quoi, au juste ?

            Ces questions sont exclusivement conceptuelles. D’autres, légitimes, présupposent le lien d’essence recherché entre l’identité et le corps ; je les laisse donc (par exemple, celles qui concernent le corps comme moyen expressif de l’identité ou bien qui lient le corps à l’identité sociale).

 

Mon cerveau est-il mon identité ?

 

            Une expérience de pensée classique (post-cartésienne) permet, croit-on, d’imaginer comment mon identité peut se réduire réellement à mon cerveau : c’est l’amputation totale, des organes internes, remplacés progressivement par des appareils fonctionnels externes, puis l’ablation successive de mes membres, etc. A la fin, il semble qu’on s’arrête aux limites d’un « cerveau » (la vraisemblance physiologique n’est guère importante) que prolongent les filets nerveux, qu’on suppose connectés à des capteurs artificiels. En revanche, altérer ce moignon cérébral, trancher dans ses structures vives, ou le déconnecter de ses inputs sensorimoteurs, même relayés par des machines, voilà qui semble tout changer : ce ne serait plus « moi », mais moins que moi ou autre chose. En tous cas, rien n’interdirait de pratiquer en retour une greffe de corps, remplaçant totalement tout ce qu’on m’a amputé en m’installant dans le corps décérébré d’une personne décédée. C’est moi qui habiterait alors son corps, et non pas elle qui vivrait désormais avec mon cerveau.

            Plein de gens visualisent si aisément cette scène qu’ils la trouvent aussi logiquement crédible. Elle montre, à leurs yeux, ce qu’on ne sait pas vraiment démontrer, que mon esprit, mon moi, « c’est » mon cerveau, matériellement. Une intuition de ce type sous-tend la notion contemporaine de mort cérébrale (cerveau détruit, plus personne) ; une autre, la valeur de preuve empirique que conférerait la neuro-imagerie aux hypothèses neuropsychologiques (la pensée, c’est l’activation des neurones). En réalité, la possibilité de « détacher » le cerveau du reste du corps comme un foyer matériel d’identité est avant tout fictionnelle. On ne sait pas en détail imaginer l’amputation totale, parce qu’on ne sait pas jusqu’où s’étend le cerveau et ses connexions au corps. L’image est trompeuse. Elle s’imagine réaliser physiologiquement une abstraction essentiellement verbale. En revanche, on sait un peu mieux ce qui surprend (et en général dépersonnalise) ceux qui ont bénéficié (subi ?) des greffes qui inquiètent le périmètre corporel ordinaire du moi — par exemple, une greffe de mains. On fait corps avec son corps : je peux bien me raisonner en traitant mon corps comme un appendice accessoire du cerveau, c’est dans les mains que je sens ce que je touche, pas dans le cerveau. Et si mon greffon droit touche mon greffon gauche, ce sera, au pire, un spectacle lointain pour moi, au mieux une expérience. Mais il est bien gênant que ce soit même une « expérience », car se servir de ses mains, c’est la condition des expériences, et si la condition devient elle-même une expérience, mon monde rétrécit à mon nouveau corps et de la façon la plus angoissante. Derek Parfit, dans une image fameuse, la téléportation de mon corps sur Mars, a soulevé la question radicale qui hante les débats sur le clonage, en la poussant à l’extrême : admettez que suite à un défaut du téléporteur « je » me retrouve avec deux corps (un sur Terre, l’autre sur Mars). Le téléporteur a transporté là-bas exactement la position molécule par molécule de mon cervau (et donc, par hypothèse, tous les engrammes mnésiques qui font que je suis ce que je suis). Si « je » meurs sur Mars, « ma » survie sur Terre à l’identique me consolera-t-elle ? Et un clone absolument parfait (l’éprouvette remplace le téléporteur) « me » survivrait-il en un sens qui m’affecte (en bien ou en mal) réellement ? Parfit montre avec finesse qu’on peut aller très loin dans la mise en cause de mes peurs à cet égard. Oui, mon alter ego a « quelque chose » de consolant. Ce qui se surmonte moins, c’est le sophisme suivant : on ne peut pas logiquement convertir  « pas de personnalité sans substrat cérébral » en « la personnalité est son substrat cérébral » (la double négation s’annulant). On ne le peut, en fait, que sur la base d’un concept objectivé de la personnalité (une liste de déterminations). Mais je ne peux que reconnaître ce moi qui est objectivement moi sur Mars : je ne peux pas m’identifier à lui comme je suis moi pour moi. Car c’est dans des circonstances déterminées que je m’objective, moi pour moi (par exemple, si le temps d’un éclair, je ne me suis pas reconnu marchant à ma rencontre dans un miroir de restaurant). Il y a un abîme entre ces circonstances, voire la somme conjecturale de toutes les circonstances, et l’évidence inconditionnelle que je suis moi, que c’est mon corps, etc. En fait, il n’existe peut-être pas d’identité du genre x = y. On a plutôt x « est le même F » que y, et l’on devrait ici déceler une logique (sortale, autrement dit, passant toujours par F) qui exclut axiomatiquement x = y. Mais Parfit, on le sait, critique surtout les préjugés épistémiques du self-interest. Il est faux que le moi de l’utilitarisme théorique sache ce qu’il est, et que son individuation soit une insurpassable butée. Ainsi, la sollicitude pour mes descendants, dont je suis une partie réelle, est rationnelle. Là, la double négation est opératoire (mes descendants ne penseront pas sans relations réelles avec la structure du cerveau de leur ancêtre). Mais on voit aussi que dépasser cet usage moral critique, c’est changer de registre. C’est faire autre chose avec les mots corps et identité, et donc leur donner un autre sens que celui attaché à leur entrelacement pratique banal. Le ton métaphysique nous égare. Car qui a jamais dit : « je suis ce corps » ? Un schizophrène peut avouer : « je me sens à nouveau dans mon corps ». On dira même qu’il va mieux, qu’il est guéri. Mais s’il le sent, c’est encore un schizophrène (qui va mieux, c’est sûr). Le sérieux de ce savoir qui lui a réellement fait défaut est à cents lieues de nos expressions pour rire : « mon corps m’abandonne », etc.

 

L’ultime corporéité du je

 

            Soit maintenant la démarche inverse. Comment adhéré-je ultimement à mon corps ? Cherchons donc ce qui rend si délicat de faire équivaloir « ce corps est à moi » à « je suis à ce corps (à même ce corps) ». Cherchons le trognon de corporéité irréductible tapi dans le je, qui l’immunise contre l’immatérialité de son concept. Le corps, ce sera ensuite tout ce qu’on peut y ajouter, mais qui est inutile à l’identité personnelle stricto sensu. Samuel Beckett, lecteur de Locke, en offre le tableau dans L’innommable. Locke avait ramené la question de l’identité personnelle (contre l’innéisme cartésien et le cogito) au flux de la conscience et de la mémoire. On lui fait d’ailleurs un mauvais procès : Locke, ce naïf, aurait négligé que son critère impose une exorbitante mémoire de ma continuité temporelle, si je veux bien m’assurer que je suis le même qu’il y a, disons, trente ans. Mais pour Locke, la conscience n’est pas moins souci de ce qui vient : je me sens être moi dans la mesure où ce dont je me souviens rebondit avec et dans mes anticipations actuelles, cette tension intime portant le nom d’inquiétude, et renvoyant au désir. La mémoire dont j’ai besoin est celle que règle ces anticipations. Or, réfléchit Beckett, la mémoire et l’anticipation, c’est peut-être cette pure inquiétude dont on s’entretient. Qu’on m’imagine sans plus de corps, détaché de la sensibilité et de la motricité. Qui puis-je être, au bord extrême de l’anéantissement, que ce moi qui s’entend penser ? Que ce moi qui rebondit anxieusement — car se taire mentalement, pour « l’innommable », c’est peut-être, mais pas non plus sûrement, s’éparpiller en une fiction révolue ? « L’innommable » a peut-être changé d’identité (donc de nom) entre chaque phrase, chaque virgule, à chaque pause. Mais peut-être seulement : et dans ce peut-être on touche intuitivement le minimum subjectif du s’entendre-penser, cogito bavard des hommes-choses perdus au milieu des choses. La voix de la pensée, voilà donc l’accroche matérielle dernière qui corporéise l’identité, avec cet étrangeté finale qu’elle dévide un propos in fine impersonnel, et, comme Beckett le souligne, ne témoigne de la présence de quelqu’un = moi que par le caractère pathétique du radotage dans lequel elle se rassure.

            Parcourant d’un pôle à l’autre le rapport du corps et de l’identité personnelle, deux versions différentes du matérialisme (et de la matérialité) émergent, peu compatibles. Mais la seconde a pour elle de rappeler en pratique l’impossibilité définitive de désincarner l’identité ; la première souffre de sa nécessaire insertion dans un ensemble de croyances scientifiques et de pratiques objectivantes dont nous sommes finalement moins sûrs.

 

Apories pratiques

 

            C’est ce qui fait assurément notre perplexité devant l’idée de mort cérébrale. Elle n’est acceptée que si la personne est redéfinie par le cerveau. Or, que d’ennuis surgissent quand une notion qualitative (être-moi) est référée à une chose quantitativement variable : car à partir de quel seuil de lésion n’y a-t-il plus de conscience, ou de simple présence à soi, même ténue ? Le paradoxe éclate quand on s’aperçoit de l’absence de la contrepartie logique de cette mort cérébrale : ne pourrait-on pas interdire l’avortement en supposant une « naissance cérébrale », qui doit bien aussi avoir lieu ? Or, comme nous ne pensons pas avec des concepts objectivés mais avec des notions ordinaires, c’est la forme organisée du corps vivant qui continue, selon l’indépassable norme d’Aristote, à indiquer le seuil d’émergence de l’âme, cet « acte du corps vivant ». On peut aussi faire apparaître la dépendance forte des idées cérébralistes de l’identité dans le corps aux représentations culturelles et scientifiques historiquement en vigueur, en invoquant un autre cas de figure. Parfit trouve qu’on ne saurait téléporter quelqu’un si le corps dans lequel il arrive ne ressemble pas assez à celui de départ. Curieusement, il pense à un corps d’un autre sexe. Mais justement : voilà un cas où des gens ne demanderaient que cela (c’est le transsexualisme). C’est précisément leur identité (leur moi) qu’ils jugent malheureuse dans le corps dans lequel ils sont nés. Il n’y a pas de limites aux transformations hormonales et chirurgicales auxquelles ils se soumettraient, pourvu qu’elles les rapprochent davantage non seulement de l’apparence extérieure, mais certains l’espèrent, de la physiologie interne du sexe opposé (vagin, utérus, etc.). On peut dire, c’est de la déraison. Mais quand on emploie un tel mot, c’est pour avouer la limite de ce qu’on comprend, pas pour nier qu’il se passe quelque chose. Le corps sexué fixe-t-il l’identité sexuelle ? On devine quelles contraintes massives de la vie sociale poussent à répondre oui. Mais certaines aventures individuelles témoignent de ce que dans ces faits de sexualité, tant l’identité que le corps sont des dispositifs complexes et complexement emboîtés. Nous sommes assignés à des identités sexuelles dès notre naissance (dès le choix des prénoms) ; nous vivons également avec des  organes reproducteurs sexués ; enfin nous nous identifions avec des modèles idéaux qui sont ceux que la vie fournit. Au cœur de ce triangle, la sexualité a pour fonction d’humaniser un rapport à la jouissance qui peut éventuellement causer de l’effroi. Tout cela autorise un certain jeu. L’adolescence est le temps, déjà, où il faut s’identifier à un nouveau corps, qui surprend. Les problèmes radicalisés par le transsexualisme (en médecine, en droit, en sociologie, en psychanalyse, etc.) devraient ensuite faire réfléchir au fait que l’articulation « ordinaire » entre le corps et l’identité repose sur des régularités que nous prenons pour des normes immanentes, sans voir quelles règles différentes d’autres régularités (vitales ou sociales) soutiendraient aussi bien. Cela ne veut absolument pas dire qu’on puisse, en aucune manière, se contenter de décréter un autre corps, ou une autre identité. La liberté n’a justement rien à faire là. Il s’agit d’un vertige plus profond que celui de la liberté, qui est celui du libre jeu relatif de nos formes de vie. Nous en touchons du doigt les nécessités, masquées d’habitude dans ce que nous ne pouvions même pas imaginer mettre en doute, quand le nœud du je et du corps se distend ou se recompose.

 

L’angoisse devant la dépendance au corps de l’identité personnelle.

 

            Mais par là, nous sommes contraints de prendre complètement au sérieux ce qui nous affecte (en général sur le mode de l’angoisse), quand on joue avec ce nœud. Il est très frappant d’observer les réactions viscérales qui saisissent les meilleurs esprits à l’idée qu’on nous clone, qu’on greffe des visages, qu’on cesse de ventiler un être humain en coma dépassé, qu’on en vienne à considérer le « changement  de sexe » comme un droit, etc. Mais pourquoi pas ? Dès le moment où des concepts objectivés (i.e. positivés par les sciences) du corps et de l’identité ne font plus tout à fait l’affaire, l’usage ordinaire, l’appui évident de ces notions apparaît alors comme une routine que secoue l’innovation technologique et l’évolution des mœurs. On ne peut que réagir viscéralement à ce qui compromet des formes de vie. La tâche philosophique est plutôt de voir quelles extensions réglées des concepts-clés de ces formes de vie sont effectivement à portée (d’aller donc au devant de cette limite indiquée plus haut, la déraison, sans jamais rien pathologiser a priori). D’autre part, l’irréductibilité de l’affectivité s’appuie toujours sur une idée de la limite du corps dit « propre » (à moi) matérialisée par la peau : moi en-deçà de la peau, le monde au-delà. La peau, notait Aristote, sent constamment. Par elle, nous sommes continuellement en extase, hors de nous, « aux » choses qui nous atteignent. Nul insecte enfermé dans sa carapace insensible n’est voué au monde comme nous le sommes par structure corporelle. C’est dire combien nous sommes affectés toujours plus qu’on ne peut même le penser par la présence silencieuse de nos corps à l’arrière plan muet de nos pratiques (muet, car on oublie sa bouche quand on parle, ses mains quand on prend, son propre visage quand on dévisage autrui, etc.).

Mais ce n’est pas une raison pour élever cette affectivité de base au rang d’une norme de continuité impérative pour nos formes de vie. Nous pouvons sans folie, mais aussi sans ivresse technoscientifique particulière, concevoir d’autres corps et d’autres identités. On devrait ainsi méditer le court-circuit spinoziste réglant axiomatiquement certaines difficultés en posant que notre âme n’est rien d’autre que l’idée de notre corps. Le corps selon Spinoza exclut qu’on privilégie le corps humain : il s’agit d’un certain rapport de mouvement et de repos qui exprime une essence singulière, parmi d’autres, et l’essence de la Nature (Dieu) est la totalité de ces essences singulières. Pas de « genre » humain, parce que la ressemblance est d’imagination ; en revanche, autant de corps, et d’idées de ces corps qui en sont les âmes, qu’il y a pour eux de manières (modi) bien individuées d’exister. Ainsi la Nature est-elle une éternelle entre-affectation réciproque des modes, se composant et se décomposant. A ce prix spéculatif, Spinoza fait apparaître ceci : je puis avoir une idée de ce qui m’affecte qui va jusqu’à l’idée adéquate de sa cause ; de là, mon corps peut se composer avec le corps qui l’affecte pour créer un individu plus puissant, sans crispation craintive sur l’idée inadéquate car préconçue de ma « forme idéale », laquelle ne reflète que mon ignorance de l’ordre réel de la nature. L’idée de ce nouveau corps est une nouvelle âme. Ainsi l’adage fameux comme quoi « nous ne savons pas ce que peut un corps » a-t-il pour contrepartie que nous ne pouvons pas savoir ce que peut être chacun d’entre nous singulièrement (ce qu’il peut exprimer de son essence) avant qu’il ne se soit exposé à être affecté d’un très grand nombre de façons. Ce non-savoir, en définitive, indique une solidarité radicale entre corps et identité, mais qu’aucune norme préétablie ne saurait régir. Or elle ne concerne pas « l’homme » en général, ou son type imaginaire, mais chacun dans son expérience de la vie. Mon corps, mon âme qui en est l’idée, mon essence singulière : voilà qui soustrait un espace d’effective liberté à la machinerie généralisante et normative des identités qu’il faudrait préserver, et des corps qu’il faudrait avoir.

 

Fleischer A., La femme qui avait deux bouches et autres récits, Paris, Seuil, 1999. Beckett S., L’innommable, Paris, Minuit, 1953. Parfit D., Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984. Ferret S., Le philosophe et son scalpel : Le problème de l’identité personnelle, Paris, Minuit, 1993. Castel P.-H., La métamorphose impensable: Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Paris, Gallimard, 2003. Spinoza B., Ethique, trad. franç. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988.