Sur une explication psychanalytique des comportements génocidaires

Depuis les années 1990 et la chute du Mur, beaucoup d’historiens et de spécialistes des sciences sociales s’estiment confrontés à un paradoxe. Là où, d’un certain point de vue, on aurait pu assister au déploiement d’une globalisation post-totalitaire plutôt libérale, plutôt démocratique ou, du moins, régie par une tendance à la rationalisation-bureaucratisation à la Weber, ce qui, intuitivement, pacifie les rapports entre les hommes, au contraire, plusieurs épisodes de violence paroxystique ont explosé dans des contextes politiques qui n’étaient pas à proprement parler totalitaires — par exemple dans les Balkans ou au Rwanda. Un effet, en retour de ce constat , a été de les conduire à revisiter les cataclysmes du XXe siècle, en quête d’une explication plus précise que le jeu de la grande machine de mort abstraite de l’Allemagne nazie ou de la Russie stalinienne. Qui, au niveau des acteurs individuels, même « ordinaires », selon l’expression fameuse de Christopher Browning, en avaient été les agents ? Or la bonne question n’est pas alors de se demander ce qui se passe (ou se passait) « dans la tête » de ces agents des génocides. C’est de comprendre comment de tels agents sont socialement produits, et comment ils peuvent être transformés en exécuteurs de masse, en tortionnaires, en violeurs sadiques. À cet autre niveau, au plus près des individus, on ne peut se contenter d’invoquer les effets structurellement contraignants de l’injonction totalitaire prise en gros, ne serait-ce que parce que certains (qui n’étaient pas nécessairement des héros sur le moment) ont justement évité, voire refusé de prêter la main aux massacres — attestant que des faits sociaux même atroces non seulement laissent une marge à l’agentivité personnelle, mais ne sont des faits sociaux que parce qu’ils sont mis en œuvre par des personnes et non par des automates décérébrés. Et même si les agents ont peur, ou sont lâches, ou sont intéressés, ou s’enivrent des idéaux millénaristes qu’ils accomplissent dans cette orgie de violence, ils n’en restent pas moins toujours des personnes. À ce degré plus fin de l’analyse, divers chercheurs ont alors revisité le motif freudien du « narcissisme des petites différences » pour élucider les logiques de groupe impliquées dans la concrétisation non pas idéologique, mais affective et pratique, de la déshumanisation de l’Autre (le Tutsi, le musulman bosniaque, etc.), telle qu’elle est mise en œuvre personnellement par tel ou tel. Exercice délicat, parce qu’il exige de balancer le micro et le macro, de résister à la psychologisation naïve des acteurs (des pervers, des fous), tout en observant minutieusement des trajectoires singulières dont l’inscription sociale soit effectivement plus qu’un vague « contexte historique ».
Que dit donc Freud, et qui les inspire ? « Il n’est manifestement pas facile aux hommes de renoncer à satisfaire ce penchant à l’agression qui est le leur ; il ne s’en trouve pas bien. L’avantage d’une sphère de culture plus petite — permettre à la pulsion de trouver une issue dans les hostilités envers ceux de l’extérieur — n’est pas à dédaigner. Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression. Je me suis une fois occupée du phénomène selon lequel des communautés voisines, et proches aussi les unes des autres par ailleurs, se combattent et se raillent réciproquement, tels les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Ecossais, etc. » Et d’ajouter : « J’ai donné à ce phénomène le nom de "narcissisme des petites différences", qui ne contribue pas beaucoup à l’expliquer » . Mais peu importe, car l’explication a, au contraire, paru fort bonne aux politistes férus d’explications psychologiques, notamment dans la tradition américaine . Comment fonctionne donc, au juste, cette explication psychanalytique des comportements génocidaires (une fois Hutu et Tutsi, ou bien sûr Juifs et « Germains aryens » substitués aux exemples auxquels pensaient Freud) ?


Partons des travaux d’Hélène Dumas sur le Rwanda, et de la fin du Génocide au village. Ces travaux sont d’une lecture si éprouvante (on les pose souvent écrasé d’horreur sans pouvoir finir une page) qu’il faut s’armer d’un certain degré de distanciation intellectuelle pour bien en ressaisir l’argument. Dans Le Génocide au village, l’enquête est centrée sur ces tribunaux populaires, les gacaca, instaurés en 2005 par le nouveau régime après la déroute des milices du Hutu Power, les interahamwe — mot kinyarwanda qu’on pourrait grossièrement traduire par « les camarades de même génération ». Alors que le génocide s’était massivement produit entre voisins, voire entre alliés et parents, on attendait des survivants, dix ans plus tard, qu’ils jugent les auteurs des atrocités au sein même des communautés villageoises rescapées. Seuls les grands architectes et les exécutants de haut niveau furent déférés devant la justice internationale. Mais pour les presque 130000 exécutants et complices de rang inférieur, sans compter tous ceux qui n’étaient pas emprisonnés mais qui côtoyaient les survivants au jour le jour, seule cette sorte de justice parut praticable. Hélène Dumas, Sensible au fait que le cœur brûlant des comportements génocidaires visait à détruire la filiation donc la en liquidant systématiquement les enfants tutsi, Hélène Dumas se propose alors d’inverser ce regard et de ne plus examiner le point de vue des adultes sur ce qu’on a fait aux enfants, mais celui des enfants sur ce qu’on leur a fait ainsi qu’à leurs parents : et c’est l’origine de l’enquête de Sans ciel ni terre.
Or, dans ce moment-charnière de sa réflexion, elle invoque le narcissisme des petites différences et l’usage qu’en fait Arjun Appadurai pour expliquer la logique affective des génocidaires . En effet, si l’on met de côté les stylisations raciales héritées de la colonialisation, Hutu et Tutsi s’avéraient physiquement indiscernables. Pour les enfants, cette différenciation ethnique constituait souvent même une énigme. C’est donc « la petitesse de l’écart » (véritable leitmotiv des analyses) qui exacerbait la furie différenciatrice des assassins et des violeurs. Si l’on peut à bon droit parler ici de narcissisme en un sens freudien, c’est parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’une « image » de soi ou d’un « sentiment » d’identité construits par opposition. Les traits corporels idéalisés des Tutsi, leurs nez censément aquilins, jusqu’à la vague beauté réputée supérieure des femmes, indiquaient comme en pointillés où faire tomber les machettes, pourquoi les viols devaient s’avérer si sauvages qu’ils revenaient parfois à un démembrement meurtrier du corps des filles et des femmes. « Narcissisme » tombe juste parce que c’est le lien vivant et érotique du moi au corps chez l’Autre qui fait l’objet d’une déshumanisation-animalisation telle qu’on va au massacre comme à la boucherie, et que la traque des fuyards se métamorphose en un rite cynégétique .
Toutefois, chez Appadurai, ce motif ne tient pas tout seul. Car, en réalité, la dimension « en miroir », ou duelle, du narcissisme freudien qui donne son caractère intuitif au mécanisme du rejet-expulsion de l’altérité, couronne une édification profondément sociale et symbolique de la figure de l’Autre-mauvais. La différence qu’on veut « annihiler » est un produit complexe que distille l’alambic de la haine . Déjà, suggère-t-il, les pratiques génocidaires ont un (premier) critère spécialement moderne. Elles impliquent d’opposer une minorité à la majorité, ce qui ne peut pas du tout s’envisager sans un appareil statistique de recensement par l’État. C’est d’ailleurs ce que relève Hélène Dumas au Rwanda : les prémisses du génocide sont à chercher dans les classifications ethniques reportées sur les documents d’identité, l’école ayant servi à les imposer. L’idée de minorité, chez Appadurai, est sophistiquée. Car s’il s’agit de minorités liées au vaste mouvement de la globalisation, alors ces minorités communiquent avec des diasporas étrangères, voire constituent peut-être dans l’État voisin une majorité redoutable. Pour des États fragiles, eux-mêmes des marginaux de la globalisation, la présence en leur sein de semblables minorités est une menace existentielle. Sans ces multiples diasporas, réelles ou imaginaires, pas de minorité vouée à l’extermination. Et pourtant, cela ne suffit pas encore. À ces considérations géopolitiques, il faut ajouter un idéal de pureté. C’est Mary Douglas que cite ici Appadurai. Car les majorités ne sont des majorités qu’en tant qu’elles (se) représentent (comme) les gardiennes de la pureté de l’ethnicité — définir cette pureté ethnique étant une des rares prérogatives souveraines qui restent aux États dans le monde globalisé. Alors seulement le couvert est mis pour le déchaînement cruel du narcissisme des petites différences. Toutefois, à l’évidence, tant chez Hélène Dumas que chez Appadurai, plus on applique le schéma freudien pour rendre compte de la logique affective des comportements génocidaires, moins, paradoxalement, on fait de psychologie individuelle. Plus, au contraire, tout un ensemble de socialisations d’arrière-plan s’imposent, et déterminent les vécus de haine de l’Autre qui se déploient dans la conscience et la pratique des agents. Quand le narcissisme des petites différences entre en scène, l’étendue socio-politique du ravage qu’il va causer, et même le contour et les cibles des attentats sur les corps sont déjà décidées. Freud, certes, mais pas que lui.


Si quelqu’un a été sensible à l’intérêt de la psychologie freudienne des groupes, tout en tenant fermement le fil d’une intelligence sociologique des comportements génocidaires, c’est Abram de Swaan. Formé à l’institut de psychanalyse d’Amsterdam, il a exercé de 1973 à 1984, avant de se consacrer à la sociologie (notamment à la sociogenèse de l’État-providence). Mais surtout, cet éminent disciple d’Elias a voulu relever le défi que représente pour la grande théorie du « processus de civilisation » tout ce que les historiens et les anthropologues ont réuni sous le chef de la « violence extrême » au XXe siècle. Si, en effet, une dynamique foncière sur le très long terme de la modernité occidentale paraît bien être la conjonction d’une monopolisation croissante de la violence entre les mains de l’État et d’une intériorisation de plus en plus raffinée chez les individus des normes d’autocontrainte, comment expliquer cette violence-là et, en particulier, celle du XXe siècle, qui se détache sur le fond d’une intégration et d’une différenciation toujours plus profonde de la société, produisant des chaînes d’interdépendance de plus en plus longues, fonction, entre autres, de la division croissante du travail social ? Les Allemands à l’époque du nazisme ont ainsi été un sujet de préoccupation spécifique pour Elias, qui a forgé à ce sujet la notion de « décivilisation ». Mais qu’entend-il par là ? Les exégètes se partagent. Certains pensent qu’Elias n’exclut pas des retours en arrière du processus de civilisation vers des formes plus primitives, moins intégrées, et qu’on croyait historiquement dépassées. Mais si l’on peut bien qualifier les nazis de « barbares », l’État nazi n’est en rien un État primitif, il a au contraire tous les traits d’une structure sociale sophistiquée et moderne. D’autres y voient une dynamique potentiellement contradictoire (ou la civilisation n’exclut pas la décivilisation) — à charge pour eux de préciser ce qu’ils veulent dire par là… D’autre part, le pilier de la doctrine éliasienne, c’est la constante articulation de la sociogenèse et de la psychogenèse : à mesure que la société se transforme sous l’action du processus de civilisation, les structures psychiques mêmes des individus évoluent. On conçoit aisément la contribution potentielle de la psychanalyse à l’élucidation de nos structures psychiques et de leur (dys-) fonctionnement, y compris donc dans les phases de décivilisation.
Diviser pour tuer est sans conteste la référence décisive de ce point de vue . On pourrait soutenir qu’il s’agit d’une vaste amplification théorique du motif du narcissisme des petites différences, si l’on tient justement compte des conditions socio-politiques et symboliques qui seules lui donnent sa concrétude empirique. Plusieurs aménagements freudiens de la théorie standard de la civilisation chez Elias donnent effectivement l’impression de l’immuniser contre le reproche d’implausibilité au XXe siècle — l’âge de la « violence extrême ». Tout d’abord, et c’est un (second) critère intéressant des comportements génocidaires modernes, ces derniers inspirent de la honte. D’une telle honte, on ne trouve pas trace dans les épisodes d’extermination de masse prémodernes. Le « génocide » des Méliens heurte Thucydide, il ne suscite aucune réflexion angoissée sur le sens même d’une vie civique capable d’un tel crime. Mais si on peut en déduire que ce sont des sociétés civilisées modernes qui se décivilisent ainsi, alors ce n’est pas par un retour à la barbarie, mais à cause de propriétés inaperçues liées justement à leur haut degré d’intégration et de différenciation.


De Swaan propose alors en effet de compléter le schéma éliasien des chaînes de plus en plus longues d’interdépendance avec celle de cercles de plus en plus vastes d’identification et donc de désidentification potentielle. Plus Dans la modernité, plus le processus de civilisation nous fait nous considérer mutuellement comme des semblables, voire des égaux, plus il nous donne une idée dangereusement précise de l’Autre. Dans ce contexte, ainsi que je reconstitue l’argument de de Swaan, le narcissisme de Freud peut être réélaboré en termes d’identification projective. Ce n’est plus seulement, comme dans la configuration standard chez Freud, un rapport potentiellement meurtrier « en miroir » ; mais l’Autre incarne des défauts ou des désirs réels ou fantasmés qu’on se refuse à admettre en soi-même. Ainsi complexifié, le narcissisme explique déjà mieux certaines attitudes paranoïaques, comme la tendance à « prendre les devants », cette justification délirante du massacre des Juifs à l’Est qu’on trouve chez les intellectuels de la SS (nous leur faisons ce qu’ils nous auraient fait ). Mais il explique aussi (semble-t-il) l’angoisse intime qui accompagne comme un facteur de passage à l’acte le heurt avec l’altérité intolérable, et donc l’urgence de l’annihiler. De Swaan peut alors donner un sens sociologique à la notion de groupe héritée de la psychologie. Car toute société, y compris moderne, s’appuie à un niveau intermédiaire au petit groupe comme médiateur des nouvelles identifications. Mais dans les sociétés hautement intégrées, le rapport à l’Autre évolue dramatiquement. Au-delà de la sphère étroite du village, ou du petit groupe, on le juge avec méfiance, indifférence, ou on l’ignore. Mais dans les grands groupes, ceux des vastes cercles d’identification des sociétés modernes, c’est avec angoisse, puis haine, et comme cible de projections monstrueuses. La morphologie sociale est donc décisive. De Swaan comprend ainsi la tragédie rwandaise : c’est la catastrophe qui affecte une société agraire travaillée par le déclin des formes dominantes du voisinage, à cause de l’urbanisation, comme de la présence de plus en plus sensible, administrative comme idéologique, de l’État (qui diffuse les stéréotypes racistes). Pour que la logique affective des groupes déploie tout le potentiel horrible du narcissisme des petites différences, il importe en outre de prendre la mesure de son inscription locale. Il ne faut jamais perdre de vue le caractère progressif, incrémentiel, soutient de Swaan, de ce qui finit par exploser en un paroxysme de violence. Seule cette progressivité peut aider à comprendre comment la mort peut devenir un « travail », dont elle reprend d’ailleurs certains codes, comme la marche, voire le chant sur le fond — au Rwanda, du passé de la « corvée » coloniale. C’est aussi pourquoi il est si étrangement possible de se soustraire ponctuellement à l’ivresse des groupes d’assassins et de violeurs : il y a des seuils, des évitements négociables, et toute agentivité n’est pas abolie.
En revanche, il ne faut pas non plus perdre de vue que tout génocide moderne comporte toujours un temps de « compartimentation » : Hélène Dumas l’a bien mise en évidence, là où les Hutu et les Tutsi se ressemblent comme deux gouttes d’eau, seule l’interconnaissance, la mobilisation du voisinage, sinon de la parenté, permet de procéder au tri mortel. Ainsi, on tue toujours d’abord dans des zones soigneusement isolées dont personne ne peut fuir en se cachant dans une foule anonyme. Le paroxysme génocidaire tient à ceci que sous les coups de boutoir du Front patriotique rwandais, le Hutu Power s’est effondré, ce qui a donné lieu à une « décompartimentation » brutale et massive des atrocités, combinée avec le phénomène bien connu du « triomphe des vaincus », ce sentiment de parousie imminente, de lutte ultime contre les forces maléfiques de Tutsi toujours plus essentialisés, la fuite des interahamwe laissant une traînée de sang et de dévastation inouïe sur leur passage. Ainsi, de Swaan ne cesse d’enrichir le motif du narcissisme des petites différences et, in fine, l’accélération génocidaire n’est même qu’une façon toute freudienne de convertir le passif en actif et, au lieu de subir la défaite, de remporter une victoire quasi spirituelle, dans l’ambition de devenir inoubliable au-delà de la défaite et de la mort.


Il est difficile d’évaluer la construction sociologique et psychanalytique de de Swaan. De toute façon, je n’en ai ici retracé que certains aspects. Mais dans l’appréciation de ce qui se passe dans la transition du « malaise » à la « détresse » dans la civilisation, il systématise des intuitions éparses mais aussi des schémas situationnels récurrents chez les historiens et les anthropologues de la « violence extrême ». Il est frappant, néanmoins, que ce soit un sociologue qui a laissé derrière lui la pratique de la psychanalyse qui nous incite à explorer les extensions conceptuelles nécessaires du narcissisme (et du narcissisme des petites différences), pour en montrer la pertinence inentamée pour la critique du temps présent.