Folie et responsabilité
(Contrepoint philosophique à Moi, Pierre Rivière…)*
Dr B., Dr C., F. P.,
P.-H. Castel
Patient calme,
orienté, lucide, légèrement sédaté. Pas de signes de
dissociation ; ponctue ses propos de « pour être honnête… », faisant effort pour ajuster ses réponses aux questions. Plus
prudent, en fait, que méfiant.
Langue maternelle
espagnol puis français. Se dit bilingue ; a fait ses études en Espagne
(niveau licence) avant de revenir en France il y a 14 mois. Vivait seul. Evoque
le brutal changement « de culture et de paysage » comme un élément de
l’altération globale de l’ambiance qu’il ressent autour de lui. Depuis ce
retour, nombreux petits boulots qu’il quitte relativement vite : « je
ne sais pas pourquoi ».
Long passé de
toxicomanie (THC[1],
ecstasy, LSD), bien qu’il ait noté l’intensification du syndrome d’influence,
de l’ambiance persécutive et des voix quand il abuse. Pas d’appoint éthylique
déclaré. Ces intoxications accompagnent l’audition en continu de musiques
diverses. Aurait continué en même temps un ancien traitement neuroleptique (olanzapine + amisulpride, doses
non connues[2])
prescrit en libéral par le Dr X à Paris, et dont il aurait eu des réserves. Au
moment de l’acte, dit qu’il les avait pris.
Reconnaît avoir fugué
de l’hôpital Y.
A l’entretien :
Le patient s’étend
longuement sur ses orientations professionnelles futures, à grande distance des
motifs de son hospitalisation. Depuis 1999 (« La coupe du monde »),
« ne sent pas moins bien mais différent ». Pour expliquer, « il
faudrait que vous passiez dans ma peau ». Se sent, depuis longtemps,
« entouré ». Les gens, mais aussi les arbres, ont une présence
particulière. L’ambiance persécutive est en général du côté de l’humeur ¾ pas de messages verbaux. Evoque toutefois des
toussotements des passagers du bus ; « quand j’étais malade, j’étais
parano ». Résume ces derniers mois : « C’est comme si j’avais
plongé dans une autre vie ».
Appelé à commenter
l’acte, le considère avec étonnement. « J’aimais ma grand-mère, c’est pour
ça que je peux pas expliquer. Quand je l’ai vue allongée sur la table, puis par
terre, et que j’ai compris que c’était trop tard… ». Les « je ne sais
pas » s’accumulent. Pressé de motiver son geste, commente : « C’était
pas elle, je voulais faire ça contre d’autres personnes ». Toute une
« animosité » remontait, comme « infusée par d’autres
personnes ».
Ces « autres
personnes » appartiennent à l’entourage, y compris familial ; ce sont
aussi des « personnes invisibles », « mais c’est une
hypothèse ». Ce qui n’est pas une hypothèse, ce sont les « voix
intérieures » qui font irruption « de façon imprévisible ». Les
propos tenus par ces voix n’ont pas été fouillés, car le patient est un peu
réticent, mais il déclare les entendre depuis son séjour en Espagne.
En revanche, parallèle
fait entre l’acte et un accident de voiture lointain ; là encore,
l’allusion est fugitive et mystérieuse.
Propose l’adjectif
« crépusculaire » pour qualifier son état lors de l’acte, soulignant
la nuance de dépersonnalisation et d’étrangeté. Cet état devait remonter à
quelques jours au moins, puisque sa tante l’avait adressé au psychiatre.
D’autre part, il venait de quitter le domicile de sa mère, qui n’arrivait
toujours pas, et voulait « se réfugier » chez sa grand-mère.
Sur sa mère juste une
remarque en passant : « Elle a fait trois fausses couches, mais c’est
pas grave ».
Paraît surtout
soucieux, après son acte « du b… que ça va faire dans la famille ».
Pour lui, « c’est une bêtise ».
Le patient lit
beaucoup (il citera Les mille et une nuits, L’âne d’or d’Apulée, des récits de
Stevenson, du Nietzsche et du Schopenhauer, de la science-fiction). Parlant de
son fonctionnement intellectuel, il évoque ses propres facultés de manière
extérieure et technique : « mémoire à long terme, à court
terme », etc.
Au total :
Lors de la discussion
clinique menée en équipe après l’entretien, plusieurs points ont retenu
l’attention :
L’acte n’est
manifestement pas subjectivé, ni intégré à la trajectoire du patient :
« J’ai du remords… Peut-être que je réalise pas
aujourd’hui… Surtout pour ma grand-mère… Ça va faire du b… dans la
famille ». En même temps, le patient nous interroge sur la neutralité de
l’expert qu’il va, lui explique-t-on, rencontrer. Demande quelle peine de
prison il va subir. Il s’étonne d’apprendre que l’expert est là pour orienter
le juge sur la décision à prendre : soin ou punition. Cet étonnement
persiste et contribue à lever un peu la réticence dans l’entretien. C’est alors
seulement, en effet, qu’il nous informera de ses difficultés psychiatriques
antérieures.
En revanche, dans le
service, ne comprend pas vraiment pourquoi il devrait se soigner ; dans la
chambre d’isolement, tente de manipuler les vis des fenêtres ; n’en
mentionne rien devant nous ; l’équipe trouve d’ailleurs que même le petit
couteau plastifié représente un risque.
Invité à nous
questionner à son tour, le patient se lance : « Il y avait beaucoup
de questions… le moi, le surmoi, le ça… C’est compliqué ce qu’en a dit la prof
de philo… Qu’est-ce que la libido ?… A quoi ça sert ?… » Mais
rien ni sur l’acte lui-même ni sur ses conséquences.
Nous ne saurons ni
nettement ce que disaient ou disent les « voix intérieures », ni
aucun détail sur la scène fatale, ni les préoccupations anciennes (ruminations)
présentes à l’arrière-plan. Le patient n’a pas non plus été interrogé sur ses
antécédents affectifs et sexuels.
En tout cas, plus
trace ce jour du balancement noté lors de l’entretien d’entrée entre la volonté
de « se faire du mal » et ce qu’il ressentait comme « pulsion de
tuer ». Avait dit qu’il s’était demandé juste avant son geste :
« Est-ce que je tue ou pas ? ». Ne mentionne pas de TS dans son passé, et n’a pas en ce moment de volonté
avouée d’autolyse[3].
Rédiger
semblable observation pose un délicat problème. Lisible en droit par tout autre
(autre médecin traitant ou expert commis par le tribunal), elle doit se garder
d’interpréter un matériel qui doit être, selon les canons du genre, uniquement
restitué. Comme, de plus, il n’appartient pas au psychiatre, mais au juge, qui
se fondera (s’il le veut) sur l’avis du premier, de décider de l’éventuelle
irresponsabilité pénale de A., les moindres nuances comptent. Il n’est pas
question de soutenir ici à mots couverts une théorie a priori de la folie
impliquant cette irresponsabilité
dans un document qui sera jouera peut-être un rôle essentiel dans une procédure
criminelle. Tout doit, en quelque sorte, y découler de l’organisation
immanente des faits. Malheureusement, faire état de cette réalité
« nue », la dégager même dans ses lignes de force en tant qu’état
mental, cela suppose de part en part une interprétation. Car c’est le propre de
toute compréhension des concepts psychologiques.
« Quand
quelqu’un a provoqué un malheur intentionnellement, et que la question est de
savoir s’il est coupable, et de quelle culpabilité il s’agit, quand il faut
donc décider s’il était fou ou non, le tribunal ne doit pas le renvoyer à la
faculté de médecine mais à celle de philosophie (en déclarant la cour
incompétente) ». E. Kant[4]
Les
systèmes de droit modernes tiennent pour acquis que la folie constitue une
excuse pénale légitime, que c’est une cause d’irresponsabilité ou d’atténuation
de la responsabilité. Or, si le fou n’est pas responsable, cela signifie en
droit pénal qu’il n’est pas tenu de subir la punition (en droit civil, il peut
toutefois être tenu de réparer). Il est même encore fait mention dans certains
codes pénaux de l’adage furor furore punitur pour justifier
cette dispense.
Comme on voit cependant à lire l’observation précédente, la
question est extrêmement ardue de savoir si la folie de A., avec ses
hallucinations, son vécu persécutif, ses bizarreries
diverses, son passé documenté, etc., détruit toute intentionnalité dans
son acte, au point qu’il n’est pas responsable, ou bien, s’il l’est, à quel
degré exact. C’est pourquoi je n’ai pas choisi un de ces cas idéaux qui
contiennent en eux-mêmes la réponse recherchée. Car l’observation précédente,
faite le lendemain du jour où A., âgé alors d’une vingtaine d’années, avait
mortellement tranché avec un couteau de cuisine la carotide de sa grand-mère,
n’est nullement exceptionnelle. Elle souligne au contraire la banalité confuse
du tragique, lequel ne s’épure pas par son propre ressort esthétique en lignes
de force claires et vigoureuses, mais nous plonge plutôt, à mesure que nous
entrons dans les détails, dans la perplexité et le malaise.
Je suggère donc plutôt de se mettre à l’école de ce que disent
de leur acte et d’eux-mêmes les fous assassins, et d’observer quelles apories les
juges et les psychiatres experts, en France et dans d’autres traditions
judiciaires, ont tenu, suite à une longue expérience, pour pertinentes, plutôt
que de tenter de vérifier des conjectures métaphysiques a priori sur la
nature de la liberté et de la folie. Je placerai en somme ici ma confiance dans le déploiement du langage ordinaire
et des interactions humaines, que je crédite de plus de sagesse, mais aussi
d’une incertitude ultime infiniment plus parlante que celles introduites par
toute théorie.
Car comment prenons-nous la mesure, en parlant et en
interagissant avec quelqu’un, de sa folie ? Comment se passe la
découverte, si même elle existe, de son degré d’implication intentionnelle dans
son acte ? Et quelles règles pouvons-nous en tirer pour bien parler
de ce genre de situation ? Mon but n’est d’ailleurs pas seulement de
proposer des règles formelles de la bonne description de ce genre d’acte (ou
plus modestement, de caractériser une partie de ce qui nous paraît à bon droit
convaincant, quand une expertise est jugée bonne). C’est aussi, comme on verra in
fine, de montrer comment bien parler de l’auteur de l’acte ne pose
pas un problème différent de celui de savoir comment bien parler avec
l’auteur de l’acte.
En attendant, à la seule force de l’analyse conceptuelle,
que peut-on dériver touchant la responsabilité et l’agentivité que nous nous
attribuons, à partir des situations où nous sommes enclins excuser quelqu’un de
ses actes parce qu’il est fou ?
Il me semble en effet qu’on est bien fondé à éclairer le
normal à partir du pathologique dans les matières normatives. Or le genre de
psychiatrie à quoi je pense est intrinsèquement normative.
C’est une science morale, et son objet est la clarification de ce qu’on
appelle « déraison ». Or une telle élucidation précède, aussi
choquant et archaïsant que cela semble, l’élucidation des mécanismes
biologiques de la maladie mentale — et j’avance ceci contre la pseudo-évidence que la rationalité en psychiatrie serait désormais
confisquée par les tâches de la naturalisation neuroscientifique, et par ces
tâches seules. Mais je soutiens également, dans la direction diamétralement
opposée, que les normes dont il s’agit ici peuvent être clairement distinguées
des normes sociales du contrôle de la déviance : car ce sont des
normes de raison — d’où mon insistance sur la déraison, terme tiré de Foucault,
et paradoxalement, ma ferme récusation des formes de relativisme socio-historique
à propos de la folie que le même Foucault a inspirées[5].
Mais assez sur ces intentions très générales.
Comment lire l’observation de A. ? Je l’ai rédigée
en effet à la demande de mon chef de service avec l’idée qu’elle figurerait en
première page du dossier médical de celui qui était alors commis à nos soins.
Et qu’elle serait à la disposition, s’il le souhaitait, de l’expert que le
magistrat instructeur allait nommer. En France, sans d’ailleurs y être
formellement contraint par la procédure, le magistrat nomme en effet un expert
qui a un statut de technicien (il n’est pas au service des parties[6]),
et auquel il pose des questions-types sur la personne mise en examen. Si c’est
le juge d’instruction, la question se pose surtout du non-lieu et du
classement « psychiatrique » de l’affaire[7].
Mais si l’affaire est renvoyée devant une cour d’assises, le sens du crime
est au premier plan.
Voici les questions-types :
Il
est possible de répondre d’emblée à deux questions :
La
1. : A. se trouvait en effet quelques jours plus tôt à l’hôpital Y pour
une réévaluation de son traitement neuroleptique, vu la persistance de
phénomènes hallucinatoires acoustico-verbaux (dont,
en 15 jours, nous n’avons rien vu). Le clinicien, à Y, note que lors de
l’unique entretien, « le patient ne rapporte pas de phénomènes
hallucinatoires quels qu’ils soient ». Il constate cependant un
« automatisme mental avec devinement et vol de
la pensée, syndrome d’influence (pensées et actes imposées, des
"mouvements de tête") ». Si ce ne sont pas là des phénomènes
hallucinatoires je ne sais pas de quoi il parle ! Le patient, lit-on
encore, présentait une « dissociation modérée se manifestant
essentiellement par une diffluence et une discordance idéo-affective ».
Le médecin cite également le passé d’intoxication. Quelques heures après, A.
fugue. Le médecin conclut, avec un embarras prémonitoire : « Schizophrénie
paranoïde d’évolution imprévisible [je souligne], période d’observation
trop brève » [10].
La 5. : « Le sujet est-il curable ou réadaptable
? » La poser met en tension l’épistémologie de l’expert et la déontologie
du médecin. Car, le sujet ne le serait-il pas, le médecin serait-il fondé à
participer à des mesures qui peuvent augmenter son mal ? Voilà pourquoi répondre
en expert (comme d’ailleurs à la question 3.) a un effet paradoxal dans la
statistique pénale : car si un individu est qualifié d’« incurable »
(voué à une chronicité qui durera toute sa vie), et s’il a prouvé au moins une
fois qu’il potentiellement dangereux, plus lourdement on le punit pour
le peu de responsabilité qu’on lui a trouvé… Qu’on s’étonne ensuite que
bien des psychiatres refusent les missions d’expertise !
Mais passons aux problèmes proprement conceptuels, qui
commencent à la question 2. et qui sont étroitement
connectés aux questions 6. et 7.
Car la question 2. est à
première vue sans réponse inattaquable (car il y aura toujours interprétation,
et ce mot est véritablement tenu pour une insulte à la saine raison).
C’est pourquoi bien des systèmes judiciaires ont tenté de
la contourner, conscients que l’appréciation contextuelle du sens de l’acte à quoi
l’expert est appelé augmente l’incertitude plus qu’elle ne la dissipe. En
Scandinavie, on préfère donc en rester à l’énoncé du diagnostic d’une
pathologie mentale grave, d’où se déduit l’excuse pénale, sans entrer dans le
rapport du sujet malade mental à son acte. Le comité Butler, en Angleterre, en
1975, a aussi suggéré que la preuve d’un trouble mental grave constituait
une présomption incontestable (irrebutable presumption) en faveur de l’irresponsabilité. Mais il
n’a pas été suivi.
Pourquoi ?
Une raison en est le besoin pressant, en pratique,
d’articulation fine entre la mens rea et l’actus
reus : car on peut étaler sur une échelle différentielle
les cas de figure empiriques d’action criminelle (je dis bien d’action, pas de
collision physique pure) qui se présentent, au minimum avec l’apparence d’une
intentionnalité, au maximum sans trace d’automatisme :
On
passe alors aux actions où l’actus reus laisse
de plus en plus transparaître une mens rea :
Sans
cette gradation, on ne verrait pas deux choses :
La première est la différence entre une justification et
une excuse. La justification porte plutôt sur l’actus reus :
« On ne m’a donné le bon dossier », dit le chirurgien »,
« Voilà pourquoi j’ai amputé ma mauvaise jambe ». On a là tout ce qui
relève des facteurs objectifs externes, de l’erreur, de l’accident, de la
coïncidence, de la malchance, etc. Mais l’excuse porte sur la mens rea : le sujet était dans un état tel qu’il ne
pouvait vouloir intentionnellement ce qu’il a fait. Il y en a des degrés :
de l’étourderie à la maladresse, en passant par la faiblesse de la volonté,
l’ivresse, « l’idiotie morale » du 19ème siècle, puis la
folie. Il est clair que l’implication de la mens rea
l’emporte sur tout. On excuse par la folie, même s’il y a aussi coïncidence
ou erreur manifeste. Mais alors, s’il y a bien un problème avec la mens rea, ce n’est
plus une mesure arbitraire, ni un moyen idéologique du contrôle social, que de
vouloir forcer la subjectivation-personnalisation de
l’acte, comme Foucault l’a soutenu. Il est difficile de maintenir que le crime
est impersonnel en son fond, et qu’il est un effet de l’économie du mal
inhérente à la violence des rapports sociaux (par exemple inégalitaires), dont
l’ordre social se disculpe en inculpant des individus qu’il stigmatise en les
traitant comme les sources mystérieuses d’actes « mauvais » — le
psychiatre étant chargé d’assurer la suture entre « cet » acte (isole
du jeu global du pouvoir) et « cet » individu (dont l’intériorité
psychologique devient une cible), par des moyens essentiellement irrationnels.
Si j’ai raison, au contraire, c’est d’abord une exigence différentielle.
Quel que soit l’usage répressif ou bien libéral des distinctions qui s’étalent
plus haut sur mon échelle, c’est bien d’elles qu’on part. Et c’est alors
seulement que la difficile question de l’articulation différentielle entre actus
reus et mens rea,
comme entre justification et excuse, pose la question d’une étude
psychopathologique du rapport de l’acte à l’auteur. On psychologise
donc obligatoirement pour atteindre le vrai sujet, pour juger de ce qu’est ce
vrai sujet de l’acte, et déjà, s’il existe.
La deuxième chose que met en évidence cette gradation va
au-delà de l’exigence d’une articulation psychopathologique entre l’acte et son
auteur. Elle lui donne un corrélat logique : le besoin d’élucider la
dénivellation que cette gradation met constamment en œuvre entre le sujet et
l’agent de l’action, autrement dit, l’exigence d’analyser et de décomposer la
notion d’« auteur » des faits.
A. pose en effet un problème qui m’a fortement préoccupé,
comme auteur du compte rendu ci-dessus. C’est celui de l’état d’intoxication
dans lequel il se mettait régulièrement. Que dirait-on de quelqu’un qui se saoule
pour se donner le cran de commettre un crime « sans trop y penser » ?
Même s’il délire, la connaissance banale de l’effet désinhibiteur de l’alcool
sur les actes ne rend-elle pas son acte intentionnel au second degré? Point
essentiel : car l’admettre, c’est supposer que du sein de la folie, on
puisse avoir un rapport volontaire et lucide aux effets de sa propre
folie. Cette opinion sous-tend un raisonnement de plus en plus courant en
droit comme en clinique : un schizophrène à qui l’on a « expliqué »
qu’il lui fallait prendre ses médicaments pour se contrôler, et qui ne les
prend pas, peut, s’il commet un crime, se faire reprocher de s’être mis intentionnellement
dans un état tel qu’il savait qu’il n’agirait plus en personne saine d’esprit. On peut alors le condamner pour
cette faute au second degré. Le Code pénal suisse traite ainsi l’ivresse
pathologique. A la première ivresse, on bénéficie de l’excuse. Mais en cas de
récidive, puisqu’on a été dûment prévenu des effets dangereux de l’ivresse (qui
peut créer un état d’inconscience criminelle), on est responsable, et c’est
même une peine doublée qui s’applique[16].
Ainsi, A., dans la mesure où il s’intoxiquait régulièrement, pourrait bien être
tenu responsable au second degré de son passage à l’acte.
Ce qu’il convient d’en penser, je vais le dire plus bas.
Il est transparent que la seule issue est ici de montrer que l’intoxication
puise sa source dans la pathologie mentale conçue comme compromettant
globalement les facultés d’appréciation du sujet (son discernement). Ainsi, un
schizophrène qui ne prend pas ses médicaments parce qu’il juge qu’il n’est pas
malade, et qu’il considère l’acharnement à le soigner comme une preuve qu’on le
persécute (on veut l’empoisonner, lui voler ses pouvoirs télépathiques, etc.),
ne tombe pas sous le coup de cette responsabilisation au second degré. Faire
état d’un simple inconfort, en revanche, ne suffirait pas. Cela doit donc être
exploré par l’expert.
Mais
le besoin d’une telle exploration révèle au philosophe un aspect de l’autonomie
réelle, telle qu’elle est effectivement mobilisée et supposée dans les
interactions pratiques, et non déduite a priori de notre métaphysique de
la liberté. Cet aspect témoigne en somme d’une double fragilité de l’action humaine :
la fragilité de l’action en tant qu’action, puisqu’elle peut-être malheureuse, rater,
toutes choses qu’on connaît, et la fragilité immanente à l’auteur de l’action, qui
est une fragilité bien distincte. Cette fragilité s’illustre dans la différence
que je pose entre sujet de l’action et agent de l’action. Non seulement nous
sommes les agents de ce que nous faisons, mais nous nous faisons les agents
de ce que nous faisons. Nous sommes donc tous responsables « au second
degré » de l’agentivité que nous manifestons. En fait, nous supposons tous
les jours que nous devons agir sur notre agentivité qua agentivité :
c’est ce qui se passe quand nous nous admonestons, quand nous nous reprochons
de prendre ainsi les choses, et pas autrement, quand nous nous faisons la
morale, ou quand nous changeons de perspective sur le monde en nous rappelant
que cela peut-être un peu trop longtemps que nous n’avons pas secoué le joug de
jugements qui sont devenus de pures habitudes. Cela veut dire, surtout, que l’intentionnalité
stricte des actions (X l’a planifiée, l’a ajustée aux circonstances, il l’a
donc voulue) n’est pas suffisante pour établir la responsabilité. Si
nous sommes sains d’esprit, c’est que nous pouvons réellement avoir des
intentions efficaces, des projets réalistes de transformation à l’égard de
notre agentivité, et donc des intentions « sur » nos intentions
d’agir, mais aussi des intentions lucides et bien pesées concernant la mise
entre parenthèses voire la destruction de notre intentionnalité, avec ses
dangers et ses avantages (« Allons-y, on verra bien ! » se dit
l’amoureux, tout comme l’adolescent qui s’injecte sa première héroïne,
tout comme la femme qui se laisse hypnotiser par un amant qui lui promet la
fortune[17]).
Voilà qui conduit à jeter un œil neuf sur un débat initié
par Susan Wolf, après Harry Frankfurt, Richard Taylor et Gary Watson[18].
Car
comment penser cette dénivellation sujet/agent ? Si on peut et même doit
agir sur sa propre agentivité, pourquoi est-ce que cette action elle-même ne
serait pas soumise, par une régression à l’infini, à une action de niveau
supérieur ? Ce qui se réduit à cette autre question : comment éviter
que le sujet « ultime » de l’agentivité (celui qui agit sur
l’agentivité qui agit sur l’agentivité, etc., qui régit in fine l’action), ne soit une entité
métaphysique improbable, un « soi auto-engendré » ?
Comment, disons-le simplement, parler d’intentionnalité humaine ?
(On pourrait ici parler « d’intentionnalité limitée » comme on parle
en logique cognitive de « rationalité limitée ».)
Les
questions-types 6. et 7. portent
sur le discernement et sur le contrôle des actes. Or, mon avis, elles ne
peuvent être comprise qu’à la lumière de ce que je viens d’avancer touchant la
dénivellation du niveau du sujet et de celui de l’agent.
Pourquoi ?
Disons
d’abord qu’il n’existe nulle part de théorie explicite du « discernement »,
ni en droit ni en clinique mentale, ce qui n’empêche pas de discerner trois traditions
d’interprétation.
Ces
trois notions du discernement ont un point commun : elle suppose le
discernement acquis lors du développement de l’individu. Les mineurs ne sont
pas réputés jouir de tout leur discernement. En conséquence, un fou excusé est
traité en mineur, autrement dit, en majeur incapable (doli
incapax).
Pour
le « contrôle de ses actes » et ce qui peut l’entraver, la plupart
des systèmes judiciaires s’appuient sur une version ou une autre de l’idée
condensée dans l’article 121-3 du Code Pénal français : « Il n'y a
point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». On aurait
tort de croire que la référence à un concept si large de l’intention est universelle.
En 2006, la Cour suprême des E.-U. a accepté, dans
Clark v. Arizona[19],
que l’incapacité à comprendre la nature de ses actes, dans une schizophrénie
paranoïde, ne constituait pas un fondement suffisant pour plaider « not guilty by reason of insanity » : car la loi de l’Arizona restreint
l’excuse au cas où le sujet ne peut faire la différence entre le bien et le
mal. Si donc le fou commet un crime (Clark avait tué un policier) et
qu’il savait que c’est mal, alors on infère a posteriori qu’il possédait
encore assez d’intention pour être puni. Savoir la différence entre le bien et
le mal, c’est en effet être assez éclairé sur les fins de l’acte pour qu’on
suppose que vous avez commis « en connaissance de cause », et donc,
« intentionnellement » en un sens légalement pertinent.
En
tout état de cause, on ne peut traiter le discernement indépendamment du
contrôle des actes, car intentionnalité et capacité à se représenter ce qu’on
vise dans ce qu’on fait sont absolument solidaires.
En
Arizona, le discernement 3 implique donc logiquement le discernement 1. (puisque qui peut le plus peut le moins). Ailleurs, et en
France, le lien est davantage empirique : on peut avoir le 1, sans
le 2, et le 2 seul ne suffit pas, si l’on n’a pas établi indépendamment la
présence du 1. Mais plus encore que le caractère empirique du lien, la
hiérarchie du plus et du moins intentionnel n’est pas chez nous la même. Qui peut
le moins (i.e. uniquement discerner le bien du mal), ne peut pas le plus
(i.e. discerner faits réels et impressions), et d’ailleurs, son idée du
bien et du mal, même si elle est en apparence ou verbalement la même que la
nôtre, est généralement infiltrée de croyances délirantes. Bien sûr, les codes
américains comme ceux de l’Arizona n’ignorent pas qu’il puisse y avoir un
« defect of reason »
complet (l’exemple récurrent est celui de l’homme qui coupe la tête à son ami
pendant qu’il dort parce que sera drôle le lendemain au réveil de la lui voir
chercher partout !). Mais c’est postuler que le fou véritable doit être
absolument inintelligible et absurde en tout (amentia
ou dementia de Kant). On ne voit bien alors
pourquoi il aurait commis un acte. Les fous, à ce compte, ne devraient
même pas avoir un statut, dans notre monde moral, si différent de celui des
tuiles qui tombent sur la tête des passants.
Quoi
qu’il en soit, le défenseur de A., en Arizona, n’aurait pas pu plaider la
folie : car A. sait que ce qu’il a fait est mal, et de l’entretien, on
peut rétrospectivement inférer avec quelques raisons qu’il avait une idée du
mal au moment des faits, même s’il agissait alors sous l’emprise des phénomènes
délirants d’une « schizophrénie paranoïde ».
Le critère texan pour l’insanity
est homologue à celui de l’Arizona, et les apories de ce type de test pour
l’insanity y a
donné lieu à une affaire exemplaire. Andrea Yates avait
noyé ses 5 enfants « pour leur éviter la damnation », dans ce qu’un
psychiatre nourri de culture clinique classique qualifierait d’accès de
mélancolie délirante, aboutissant à un « crime altruiste », sur fond de
psychose chronique traitée depuis de nombreuses années. Le procureur, dans une
scène dramatique qui a vivement impressionné les chroniqueurs judicaires, lui a
fait dire à la barre qu’elle se représentait cette noyade comme un « bien »,
par rapport au « mal » qu’était la damnation de ses enfants. De cela,
il a déduit qu’elle connaissait (know) le bien du mal (wrong), et donc qu’elle était punissable. L’expert
payé par l’Etat du Texas a ainsi utilisé l’absence de définition de ce que la
loi désignait par « know » et « wrong »
pour donner au procureur son argument-clé. Il faut se garder de juger l’argument
aussi insensé que l’acte sur quoi il raisonne. Il conjugue en effet deux
choses : 1. l’idée cruciale qu’aucune injonction hallucinatoire,
serait-elle d’origine surnaturelle, ne dispense les hommes d’avoir égard à la
licéité de leurs actions, et 2. l’interprétation du
discernement 2-3, tout à fait congruente avec cette notion de licéité, selon
laquelle un acte illégal ainsi décrit par son auteur était constitutif de son
intentionnalité, même si par ailleurs les experts de la défense argumentaient
en faveur d’une psychose envahissante. Frances Yates
fut ainsi condamnée à 40 ans de réclusion, échappant de peu à la mort[20].
Ce fut un scandale parmi les psychiatres, et l’appel de la défense réussit pour
un motif entièrement contingent. Cette contingence à part, on voit le
problème. Il n’est sûrement pas de restreindre la latitude qu’a toute société
de définir son concept du bien ou du mal au sens légal. C’est qu’on ne peut ignorer
le caractère holiste de l’intentionnalité : on ne peut pas
« savoir » ce qu’est une chose si on ne sait pas de façon régulière
et logique un nombre immense de choses en plus, qui en sont les prémisses, les
conséquences — et surtout, si on n’a pas acquis, développé et conservé au
quotidien ce « savoir », lequel est un réseau non seulement de
connaissances reliées, mais aussi d’émotions et d’actes congruents, de la
façon appropriée. Que signifie ainsi « savoir » ce qu’est le bien
et le mal, si on « sait » aussi qu’on en lutte perpétuelle contre
Satan, et si l’on « sent » que la pitié pour ses propres enfants
n’est qu’un piège horrible qu’il nous tend ? C’est ici la seule façon de
distinguer le fou (qui agit au sein d’un système de croyances complètement
perturbé) du méchant immoral (qui lui aussi tient le mal pour un bien mais toutes
choses égales d’ailleurs).
Voilà qui éclaire le concept d’intentionnalité humaine ou
limitée : il faut éviter toute inférence rétrospective de
l’intentionnalité d’un acte à partir de la capacité qu’a un individu à
distinguer simpliciter le bien du mal.
Mais c’est parce que ce qui compte, c’est la façon dont le sujet « met en
jeu » ces notions, ces valeurs, ces principes, dans une agentivité globale,
qui régit ensuite les actions qu’on observe. On peut ici imputer au crime
délirant « altruiste » d’avoir un agent mauvais, mais un sujet
innocent, parce que ce qui est lésé en ce dernier est la façon dont il a
constitué et dont il régule son agentivité ; de façon catastrophique, mais
avec des intentions « au second degré » qui, de façon intelligible,
même si c’est faux, lui ont paru raisonnable. Ce qui compte, ce sont donc ses
intentions touchant son intentionnalité d’agent.
Le
problème qui se pose à l’expert à qui l’on demande d’articuler acte et
pathologie se pose alors de la façon suivante : la description de
l’insensé est-elle possible, sans produire, par l’opération même de la
description, le contraire de ce qu’elle visait : le rétablissement d’une
continuité de sens ? Il avance en effet entre trois abîmes, comme on voit
à ce qui précède. Le premier, c’est de n’arriver qu’à fournir un contexte qui
justifie l’acte et n’en donne que « des » raisons (« Oui »,
dira le juré, « du coup, je ne suis pas étonné de ce qui est arrivé, mais
en quoi cela excuse-t-il l’acte ? »). Le second, c’est d’invoquer une
« carrière » psychologique dont la force déterminante ferait de
l’acte de A. l’aboutissement causal de ses dispositions (« A la
rigueur », dira toujours le juré, « mais qu’est-ce qui prouve que tous
ces signes de folie sont bien des causes enchaînées selon une loi psychologique
générale, et non pas, plutôt des généralités psychologiques plus ou moins
banales, exposées dans un style causal scientifique, mais qui portent sur des
événements à chaque fois singuliers et irrépétables ? »).
Le troisième dérive des considérations précédentes sur agent et sujet :
l’agentivité s’exhibe dans les actions intentionnelles concrètes. Mais les
intentions sur ces intentions de premier rang, comment se manifestent-elle ?
Comment éviter d’invoquer des sortes d’actions inscrutables ?
Ma
thèse est que la distinction entre sujet et agent seule résout les unes par
les autres ces apories, et qu’elle est de ce fait un outil indispensable à
l’accomplissement de la mission de l’expert. On le vérifiera aux indications que
donne le contexte du crime de A., lesquelles ne concernent jamais seulement
l’acte (ce qu’a fait l’agent en fonction des circonstances proches et
lointaines), mais toujours en même temps éclairent les conditions de production
subjectives de l’agentivité de A.
Monsieur A., nous disent les parents, est fils unique. Le
grand-père paternel, espagnol, décédé, a été interné dix ans en psychiatrie
pour éthylisme chronique. Les drames de la guerre civile l’avaient traumatisé.
Le père travaille en Espagne, où il pensait s’installer avec sa femme. La mère
vivait jusque là en France pour élever A. Elle a perdu son père au moment de la
naissance de ce sujet, traversant une dépression de quatre mois. Après cette
naissance, elle a effectivement fait « trois fausses couches »
(événement qui émerge dans l’entretien, comme une pensée incidente dont les
causes nous échappaient). Elle précise que A. participait à ces déceptions,
éprouvées quand il avait 5, 6, puis 11 ans, car il ne cessait de lui demander
un frère ou une sœur. Ils étaient ainsi très proches, et la mère nous décrit
leurs affects comme « profondément partagés ». La victime justement est
la mère de la mère. C’était aussi une grande anxieuse, et A. ressentait
vivement ses angoisses. Là encore, la
proximité dans la relation est au premier plan, avec une nuance
d’insoutenable. La mère l’illustre d’un épisode survenu 18 mois avant le crime :
A. devait rejoindre l’Espagne, ses bagages étaient enregistrés, et, en
attendant le départ, il prenait un café. Sa grand-mère, angoissée, le fixait
dans le blanc des yeux. Ne pouvant le supporter, il quitta subitement la table,
puis l’aéroport, et s’enfuit sans prendre l’avion.
L’enfance
a été marquée par une grave pathologie orthopédique. A 8 ans, on découvrit une ostéochondrite de la hanche droite, qui imposa une prothèse
externe pour que la jambe malade ne repose pas au sol : « une troisième
jambe », dira la mère. C’est donc un enfant privé de jeux, solitaire et exposé aux moqueries des autres,
qui dut, trois ans durant, supporter opérations et séances de traction. L’ambiance
de son enfance paraît donc avoir été réellement persécutive. Selon la mère, il
ne se plaignait pourtant jamais, ce qui la surprenait, et il paraissait incroyablement dur au mal. C’est le rapport au corps,
de façon très précoce, qui semble avoir alerté les parents comme si A. était
insensible.
A
l’école, A. était un rebelle qui divisait ses maîtres. Ils lui trouvaient
tantôt une maturité précoce étayée par de nombreuses lectures, tantôt des
réactions infantiles désarmantes ¾
ce que nous constatons aussi. Il a également bien eu un professeur de
philosophie, avec qui les rapports se sont peu à peu tendus : « elle
se prenait pour ma mère », dira-t-il. Elle serait cause de ses échecs
scolaires, et selon la mère, il en dressait deux tableaux antagoniques,
idéalisée, ou à rejeter avec force, comme d’ailleurs pour toutes les femmes. Mais cette agressivité était tout aussi
présente, à l’adolescence, avec sa propre mère.
Deux
fois, il en vient aussi aux mains avec le père, qui modère la gravité des faits
en précisant, d’une façon étrangement technique, voire orthopédique, que tout
s’était terminé par un « maintien en prise d’immobilisation ».
Contention
physique, contrainte affective, et, en même temps, sentiment d’abandon et vive
solitude, à la limite du lâchage pur et simple en pays étranger,
insubordination scolaire combinée à des performances intellectuelles sans
emploi ni reconnaissance, autonomie sociale précocement forcée juxtaposée à
l’aliénation affective constante à l’angoisse de la mère puis de la grand-mère ¾ tout
paraît donc conspirer.
Dans
les antécédents judiciaires, le père rapporte deux interpellations pour vol par
la police espagnole. Ces vols ont été commis dans une indifférence totale : il avait acheté un objet
quelconque dans un magasin et dérobé une pâtisserie qu’il mangeait à l’entrée.
Une autre fois encore, sa conduite est tout aussi incongrue : ni
inquiétude ni sens de la faute.
Au
sujet de l’acte proprement dit, les parents nous apprennent alors que, la
veille, A. avait blessé avec un couteau son ami T. Après le meurtre, il avait
informé un autre ami de ce qu’il venait de faire, et c’est ce dernier, d’abord
incrédule, qui avait prévenu la famille, puis la police. Tout cela ne l’avait
pas empêché de faire ses bagages pour partir au Maroc, comme si de rien
n’était. A nouveau, donc, un départ. Pourtant, au milieu de cette
résolution, il s’endort sur un banc du métro, et il se fait même voler son sac
de voyage. C’est sur ce quai qu’il a été finalement appréhendé, sans offrir de
résistance.
Aux
urgences de Z, le médecin qui reçoit A. alors qu’il est en garde à vue voit
quelque chose que nous n’avons vu ni dans les premiers moments de son séjour
dans le service, ni plus jamais ensuite : « Ce jour, à l’entretien,
le patient explique que son geste n’était pas prémédité, décrit un syndrome
d’influence et une voix intérieure
"qui vient du cerveau" qui lui aurait dit de le faire ».
Pour le reste, la froideur émotionnelle et l’angoisse sont déjà là. Comme on
voit, un seul clinicien dans toute la chaîne a mis le doigt sur le critère
classique de l’acte imposé psychotique : l’ordre hallucinatoire de tuer. Le
patient lui-même n’en aura fait état qu’une fois ¾ et ce n’est pas faute qu’on l’ait ensuite recherché. Or il n’impute
pas à cette voix la causalité de l’acte (ce qui arrive pourtant assez souvent).
Que
penser de cette accumulation d’indices contextuels, de données de l’enfance et
d’observations médicales ? Dans quelle mesure parler ici d’enchaînement « fatal » ?
Car c’est bien l’impression qui se dégage du tableau, et qui envahit
l’observateur même non-prévenu d’un sentiment diffus
de folie. Et quelle « contrainte », quelle « abolition »
ou « altération » du discernement inférer de tout cela ?
Tout
semble arriver sous le sceau d’une séparation impossible, séparation impossible
d’un Autre maternel, puis grand-maternel, marqué par
des débordements anxieux, dépressifs, et une carence affective majeure. Mais
cette « venue au monde » marquée au sceau du deuil et de la
dépression, est-ce là l’entrée dans une continuité quelconque, ou, plutôt, le
perpétuel avortement des élans de A. pour s’extraire de la tristesse maternelle
reconduite de fausse couche en fausse couche ? Comment ne pas voir aussi
l’effet d’enserrement précoce, tenace, corporel, entravant la vie de A., qui voue
ses réactions à se perdre en explosions rebelles ? Comment, ainsi, ne pas
supposer que la discontinuité brutale du passage à l’acte s’annonçait de loin,
dans une fêlure récurrente du rapport à soi, au corps, aux proches aimés, bref,
comme co-extensive au développement de l’existence ? En même temps,
à donner une valeur probante à ce réseau d’échos, d’analogies, sinon d’annonces
prophétiques, où A. semble emprisonné, on risque de nier la rupture propre à l’acte-événement en le retrouvant partout en germe ?
On
ne sortira pas du scepticisme sur le bien-fondé d’une motivation contextuelle
de l’acte sans faire intervenir un facteur résolument subjectif qui métamorphose
la description en témoignage. Si je me permets de livrer ces documents et ces
informations au lecteur (malgré tout ce que j’ai dû altérer pour préserver
l’anonymat de A.), c’est précisément parce que j’en suis l’auteur, c’est parce
que je les ai recueillis de la bouche de A. puis des échanges avec sa famille.
Il me semble que cette expérience d’interaction extrêmement riche contient en
soi une forme de rationalité immanente dont le déploiement ne consiste en rien
d’autre qu’en une exploration progressive, en cercles de plus vastes, autour
des énigmes de l’acte, puis de ses circonstances, puis de son contexte
existentiel, et même historique et social. Si on n’entre pas dans les raisons
que les acteurs allèguent alors, dans les causes passionnelles qui les
frappent, dans la façon dont ils en prennent conscience et les corrigent, dans
l’occasion qu’ils prennent de nos entretiens pour poursuivre eux-mêmes et à
leurs propres fins le tissage en continu de ce qu’ils tiennent pour ayant sens
et valeur dans leur vie, il ne faut pas compter comprendre ce qui est ici en
cause — mais, épistémologiquement plus important, il ne faut pas compter non
plus décrire rien de ce qui s’est réellement passé. Une pseudo-objectivité née de l’abstraction à outrance des
situations décrites est en fait bien plus à craindre qu’une complication
assumée et articulée en niveaux hiérarchiques, qui donne au contraire à l’acte
sa texture humaine.
Il
y a plus. Un aspect essentiel de la chose est aussi que c’est bien là tout ce que
A. livre : on ne peut restituer ici l’effet de redite et de boucle qui
affecte la communication des renseignements, on ne peut que le mentionner. Or, dans
ce réseau de souvenirs et d’attitudes, A. enferme celui qui l’écoute autant
qu’il s’y vit enfermé : à aucun moment, et cela pèse lourd, nous
n’avons pu nous-mêmes nous extraire du sentiment qu’il se heurtait à chaque pas
à ces murs et ces impasses, et c’est notre propre capacité à penser autrement
ses options de vie qui était constamment réfutée. Voilà, en d’autres termes,
comment ce jeune homme nous affectait, ce que je n’aurais su dire sans avoir
personnellement été affecté de ses confidences, de ses blancs, de ses regards
égarés, et cette dimension perlocutive de son
propos n’est surtout pas à mettre entre parenthèses, elle fait partie de
l’observation au même titre que ce qui y est décrit, expliqué ou motivé. Car ce
que nous fait quelqu’un en parlant fait partie de ce qu’il dit, même et surtout
s’il ne se rend pas compte de ce qu’il nous fait en le disant[21].
Déjà
s’annonce ce vers quoi je tends : une bonne expertise, une expertise
réellement éclairante, est celle qui articule ce qui a été fait et ce qui a été
dit par l’auteur des faits dans leur communauté d’acte (i.e. dans
l’affinité essentielle de l’action matérielle avec les actes de
langage où se déploient ses raisons et où s’expriment aussi les affects qui
les accompagnent), en sorte que non seulement l’intentionnalité de l’acte devienne
évaluable en raison, mais aussi, par delà l’agentivité, la subjectivité affective
de l’agent, selon son mode de constitution et ses ratages internes propres. Voilà
où l’hypothèse des deux niveaux agent/sujet doit démontrer sa pertinence :
non pas comme une théorie sur l’acte, mais comme le moyen direct d’en déployer toutes
les dimensions en sorte qu’on entende et sente « qui » a fait « quoi ».
En somme, c’est une enquête sur ce qui (dans l’acte) s’actualise.
Est-ce que cela dissipe cependant le caractère approximatif, ou, critiquera-t-on,
arbitraire, de la construction interprétative qui donnait plus haut un sens à
l’acte insensé (i.e. l’échec de A. à se séparer de l’angoisse, et à s’extraire
de l’enserrement maternel originaire) ? Je suppose que oui, si comprendre
vraiment un acte, c’est comprendre ce qui en lui demeure d’actualité et s’y
exprime avec insistance (j’endosse donc une forme d’expressivisme).
Mais peut-on là-dessus justifier une construction interprétative ?
Je
crois qu’on peut justifier en raison cette construction, et lui donner une
consistance évaluable, autrement dit, sujette à révision et à critique, mais également
capable de résister à certaines critiques, et donc de valoir comme relativement
plus objective que d’autres. Ainsi la décision du tribunal ne sera-t-elle pas entièrement
irrationnelle. Mais pour cela, il faut déjà surmonter l’apparence paradoxale de
ce que j’ai nommé le « sens insensé » de l’acte de A.
A
cette fin, je suggère de distinguer dans nos états mentaux les objets des
intentions et leurs « causes mentales ». Pour aller au cœur de la
difficulté, disons qu’elles sont d’ordinaire confondues. Anscombe
l’illustre ainsi : « … vous pouvez très bien être fâché de
l’action de quelqu’un [objet intentionnel de votre colère], alors que ce qui fait
que vous êtes en colère [la cause de la colère], c’est quelque chose qui vous
le rappelle ou quelqu’un qui vous en parle ». Par exemple, ce n’est pas
l’amende sur votre pare-brise qui vous irrite, c’est de penser à la
contractuelle qui vous l’a mise, et aux propos aigre-doux que vous avez
échangés avec ses collègues de service hier en cherchant en vain à vous garer,
et qui vous envahissent à nouveau. Cependant, quand on dit, « cette
contredanse qu’elle m’a collée m’a mise hors de moi », on a l’impression
que l’objet et la cause de la colère ne sont pas différents.
Or
cette distinction logico-linguistique est capitale,
et joue un rôle crucial pour mettre en évidence l’égarement de quelqu’un. Si la
légendaire affirmation de Kant a un fondement solide, selon laquelle il ne faut
pas conduire un individu dont on doute de la raison à la faculté de médecine,
mais à celle de philosophie, il a trait, à mon avis, à ce que je vais exposer. Car
il faut s’appuyer sur ce distinguo wittgensteinien pour prouver que l’auteur
n’était pas compos mentis au moment de son acte.
En
effet, A. dit bien qu’il n’a pas voulu tuer sa grand-mère mais d’autres
personnes, dont il a la plus grande peine à indiquer l’identité (les
« invisibles »). Il reconnaît pourtant que son acte avait pour objet
la grand-mère. On pourrait donc dire, pour conserver du sens à son acte,
qu’il a agi sous l’empire d’une cause (une confusion des impressions) qui lui a
fait prendre l’objet intentionnel de son acte pour un autre objet que ce qu’il était
en réalité. Oui, il n’a pas tué la bonne personne, mais on comprend encore
pourquoi, et supplémenter le cours intentionnel de l’action d’une cause mentale
plausible rétablit du sens, tout en conservant au résultat son résultat
insensé. Mais cela ne disculperait pas A. pour autant. On admet en effet qu’il
y ait des causes mentales (la colère, par exemple, qui aveugle, les malentendus
sur les mots qu’on croit avoir entendus, etc.), mais ces causes mentales
font partie du jeu normal des perturbations de notre intentionnalité. Ce
sont des hoquets banals du cours de la vie mentale, avec lesquels nous devons
compter, et nous supposons que les autres aussi doivent compter sur leur
interférence. Ils sont assez banals, et, dans leur genre, prévisibles, pour qu’on
prenne ordinairement soin de s’en prémunir (on se calme avant d’écouter un
interlocuteur hostile, on veille à parler assez fort, etc.). Le moment où peut
intervenir éventuellement la disculpation, c’est quand les causes mentales qui
perturbent notre intentionnalité et notre agentivité sont elles-mêmes trop bizarres.
On n’arrive plus, en d’autres termes, à corriger sa compréhension des anomalies
de l’agentivité, et donc à conserver un sens « au second degré » à
l’action, en ayant recours à des causes mentales régulières. Ma thèse est que
toute affirmation selon laquelle un individu était non compos mentis au
moment des faits doit mettre en évidence un tel échec de la correction
naturelle des anomalies de l’agentivité globale de l’auteur de l’acte (ici, que
l’objet de son intention ne soit pas le bon) par le recours à l’intervention de
causes mentales habituelles.
Or
mon observation met au contraire en évidence, d’une part, le sens insensé
de l’acte, par l’intervention de causes mentales extrêmes qui en perturbent l’agentivité
de A. (à base d’angoisse intense dans les épisodes de séparation, comme dans la
scène de l’aéroport), et d’autre part aussi, l’insensé du sens de
l’acte, même une fois corrigé par la référence à cette angoisse, parce que
cette angoisse renvoie à une histoire passée de l’angoisse chez A., de son mode
d’acquisition, de ses causes et de ses objets passés comme présents, qui n’a en rien un cours habituel. Ce
que j’appelle donc la lecture interprétative de l’histoire de A. (comment son
enfance et sa vie préfigure son acte en un sens suffisamment précis pour donner
une raison de penser que « c’était fatal »[22]),
c’est tout simplement la mise en évidence de contraintes à la fois systématiques
et non-usuelles perturbant l’agentivité de ce sujet.
Parler ainsi, ce n’est pas du tout parler de façon négligée, non-scientifique ou subjectiviste en un sens
péjoratif, c’est dégager comme il doit l’être le réseau causal d’associations
(mère/grand-mère, départ en voyage/abandon, desserrement de l’angoisse/explosion
de l’agir, etc.) qui nous met sous les yeux la condition subjective de
l’agentivité de A. : ce qu’il subit et a subi en amont de ce qu’il faisait
et fait intentionnellement.
On peut alors argumenter en disant que l’irrégularité des
causes mentales habituelles qui perturbent d’ordinaire nos intentions conduit à
disculper l’auteur de l’acte si et seulement si elle l’empêche d’agir de façon
elle-même régulière sur ses propres intentions : si le sujet ne peut agir
causalement sur son agentivité de façon appropriée. En somme, la théorie à deux
niveaux de l’autonomie ordinaire que je viens de soutenir, qui ne se contente
pas de l’intentionnalité de premier rang, mais réclame qu’on puisse avoir des
intentions efficaces sur ses propres intentions, se vérifie en pratique dans la
façon dont nous excusons les fous : en ayant précisément recours à une
analyse qui expose le « sens insensé » de leur acte comme
impossibilité d’arriver à corriger notre compréhension des anomalies de leur agentivité
par le recours à des causes mentales habituelles. Certes, on dira de celui qui
subit l’effet de causes mentales régulièrement perturbatrices sur son
agentivité et sur toutes ses intentions, qu’il est irrationnel (il est
coléreux, distrait, etc.). Mais la déraison, pas l’irrationalité, se définit
par le fait que ces causes mentales elles-mêmes ont une histoire naturelle
incompatible avec le fait d’acquérir l’usage normal des réflexes affectifs et
intellectuels qui sous-tendent l’agentivité. Tout le sens qui se dégage alors de
cette histoire naturelle des conditions causales de l’action efficace du sujet
sur son agentivité, c’est qu’il est voué à l’échec — et que son agentivité
finit par n’être plus que le lieu de manifestation exemplaire de cette faillite
subjective primitive.
Dans la mesure où l’expert est capable de mettre cela en
évidence, ou à l’inverse, s’il a les moyens d’argumenter finement à partir des
énoncés, des actions et des émotions du sujet, en sorte que le décalage entre
leurs objets intentionnels et les causes mentales prenne ou pas le tour que
j’ai indiqué, il accomplit sa mission. Mieux, il ne dispose d’aucun autre
moyen, et quand bien même n’aurait-il jamais sué sur Anscombe
ni Wittgenstein, heureux qu’il est, il ne fait que retrouver les seuls critères
qui comptent : ceux qui établissent l’irrationalité ou bien la déraison
des actions incriminées (les premières n’étant pas excusées, les secondes, si).
De ce fait, le décalage entre agent et sujet perd son caractère mystique :
il s’exemplifie sur un mode logico-linguistique à
mesure que les raisons d’agir et de croire sont confrontées en acte aux causes
mentales qui interfèrent avec elles.
Or, ceci montré, reste une seconde difficulté. Qui est
donc le sujet supposé en amont, et dont nous supposons qu’il devrait pouvoir son
agentivité ? Etrange entité en effet que nous forgeons ici : passive
et exposée aux aléas de sa propre constitution et de son développement, active
en même temps, puisque agissant sur le style et le périmètre de ses intentions.
Parle-t-il ? C’est obscur : car parler, c’est agir, c’est manifester
ses intentions. S’il parle, c’est plutôt en se trahissant, autrement
dit, en laissant transparaître en deçà des intentions qu’il nous déclare les
intentions plus profondes qui l’animent. « Etre animé » par
des intentions n’est pas ici une clause de style : si le sujet les a bien,
on peut bien dire qu’elles le traversent plus qu’il ne les commandent, et
qu’elles sont ce qu’il a de plus propre sans qu’il le sache nécessairement —
sauf si on les lui retourne. Ce sujet-là n’a donc pas les caractéristiques d’un
ego conscient de soi : il a même besoin d’autrui pour qu’il lui interprète
les intentions secondes qui le trahissent, et pour cerner dans sa conscience
les contours du je silencieux qu’il est proprement lui-même. A-t-on à cet égard
un critère, lui aussi logico-linguistique, de qui est
ce « je » responsable ?
Je
propose de le dériver d’une telle propriété logico-linguistique
de l’excuse. Pourquoi, en effet, insiste-t-on pour obtenir des fautifs un « Je
vous prie de m’excuser » et non pas un simple « Je m’excuse » ?
Parce que « Je m’excuse » est un acte de langage qui, en première
personne, n’a aucune force illocutoire.
La
force de l’excuse est perlocutoire. Voilà pourquoi les mauvaises raisons
objectives de s’excuser sont si nombreuses : je suis maladroit, j’étais
saoul, etc. Dire cela ce n’est pas créer un état de fait où l’on serait excusé,
même dans les meilleures conditions de succès d’un pareil acte de langage. Car
« Je m’excuse » n’a jamais de condition où sa force illocutoire
triomphe, et où, en le disant, on accomplit ce qu’on dit (comme dans « Je
promets »). Non: s’excuser, c’est s’avouer inexcusable, c’est
s’humilier, et cependant oeuvrer au rétablissement du lien compromis avec les personnes qu’on a lésées.
S’excuser est un rituel de pacification qui mobilise des affects et non de
bonnes raisons. Avoir de trop bonnes raisons en s’excusant, c’est soit se
justifier (on n’y était pour rien), soit augmenter l’insulte en narguant
l’accusateur.
Or,
l’effectivité de la dimension perlocutoire de l’excuse suppose (et c’est d’ailleurs
le cas pour tous les perlocutoires) qu’on ne la prononce pas en première
personne[23].
C’est quand on ne dit pas « je » m’excuse, mais qu’on demande à être
excusé, et qu’on adopte en général les attitudes humbles qui conviennent, qu’on
s’excuse effectivement. A. ne s’excuse pas, et en particulier, quand un auteur
de tels actes dit, « je m’excuse, je suis fou », soit c’est un
menteur, soit il utilise maladroitement la dimension perlocutoire de l’excuse.
Mais il serait terrible de prendre la demande d’être excusé pour un aveu de
responsabilité ou une preuve de conscience du mal dans l’acte commis !
S’excuser, encore une fois, n’ayant pas de portée illocutoire, ne crée aucun
état de chose comparable à celui que créerait un aveu en première personne,
dont on peut dire qu’il crée bien a posteriori une intention.
C’est
aussi pourquoi je plaide en faveur d’une certain rhétorique de l’expertise, qui
transmettre l’effet perlocutoire du dire, et qui par ce biais donne à entendre
à celui qui devra se prononcer sur la responsabilité à quelles causes
affectives et à quelles distorsions de ces causes l’expert a eu affaire. Dans
le cas de A., un point essentiel serait de saisir si ce qu’il dit a une forme
d’aveu (avec une dimension illocutoire) ou une forme d’excuse (perlocutoire
pur), si donc ses énoncés ont une fonction d’assomption de la responsabilité
par un sujet qui s’identifie à ce qu’il a fait, ou une fonction de pur
apaisement et de réparation rituelle, sur fond de désarroi quand aux
motivations de l’acte. L’expert, en ce sens, est un « passeur » de
l’acte dans toutes ses dimensions, y compris comme acte de langage, ce que dit
le sujet étant ce qui manifeste l’actualité qu’avait et qu’a toujours son
acte (cette actualité exprimant donc logiquement, sans nul artifice ni
arbitraire, le passé dont il procède et les circonstances qui l’environnaient).
C’est un témoin, donc, de l’agir total d’un sujet (de ce qu’il a fait, des
raisons qu’il en donne, de ce qui l’animait, et donc aussi de la façon dont, en
parlant, il affecte celui à qui il s’adresse), et non un spécialiste ès-bizarreries mentales[24].
« Si dans la vie nous
sommes entourés par la mort, de même aussi, dans la santé de notre entendement,
par la folie ». Ludwig Wittgenstein[25]
« Nous ne pouvons
donc dire en logique : il y a ceci et ceci dans le monde, mais pas cela.
Car ce serait apparemment présupposer que nous excluons certaines possibilités,
ce qui ne peut avoir lieu, car alors la logique devrait passer au-delà des
frontières du monde ; comme si elle pouvait observer ces frontières
également à partir de l’autre bord ». Ludwig Wittgenstein[26]
En
explorant à quelles conditions l’expert pourrait construire le cas en sorte que
le tribunal puisse effectivement se faire une idée raisonnable de la responsabilité
du fou criminel, je crois ainsi qu’on rencontre plusieurs faits logiques de
nature à intéresser notre conception et notre pratique ordinaire de l’autonomie,
de l’affectivité, ou de l’imputation morale. D’abord, le thème frankfurtien désormais classique de la mise en abyme du
rapport à soi, autrement dit, de la possibilité constitutive du soi d’agir
intentionnellement sur ses intentions, démontre son intérêt dans une pratique
judiciaire qui l’a toujours tenue pour acquise. Il en ressort ensuite certaines
contraintes de forme sur la manière d’analyser et l’agir et les raisons d’agir
d’un individu dont on soupçonne qu’il était non compos mentis au moment
des faits. Le débat, ai-je soutenu, devrait se concentrer sur la correction de
notre compréhension des intentions de cet individu par le recours à la
causalité mentale. Nous sommes fondés à penser que l’auteur est fou quand nous
ne pouvons plus corriger de manière habituelle les anomalies de l’agentivité et
des intentions de premier rang par l’intervention de causes mentales
elles-mêmes normales. Mettre en évidence ces causes mentales et leur réseau
d’arrière-plan ne produit la disculpation qu’à la condition nécessaire et
suffisante qu’elles rendent impossible au sujet d’agir de façon régulière et efficace
sur sa propre agentivité, puisque, par le fait même, il cesse d’être un sujet
moral. Du coup, l’excuse n’est légitimée que par la qualité de la description
des relations entre cette agentivité de premier rang et la possibilité qu’a le
sujet de la modifier intentionnellement et efficacement.
Je
voudrais terminer en faisant deux remarques plus spéculatives.
La
première, c’est que l’action intentionnelle du sujet sur sa propre agentivité
n’est pas exposée à une régression à l’infini, ni à la solution idéaliste d’une
auto-création première du sujet. En effet, toute mon
analyse réserve une place majeure à ce que nous doit
intuitivement reconnaître comme le fondement hétéronome de l’autonomie humaine.
Dans un cas comme celui de A., on voit en quoi consiste « être mis au
monde », « se faire accorder une place dans le monde », etc., et
combien nous sommes à cet égard fragiles. Nul ne peut modifier sa propre
agentivité (en prenant des résolutions, en s’admonestant, etc.) que s’il a été correctement
introduit au jeu de réactions et d’attitudes qui constitue la vie morale, et
qui précède toute raison. C’est pourquoi on initie au ton affectif juste
les enfants avant de leur donner aucune justification
morale ; on les introduit au jeu grave du blâme et de l’indignation, de
l’éloge ou du contentement, bien avant de leur dire le pourquoi. On est donc
parfaitement fondé à dire qu’un être humain à qui ces conditions affectives
primaires de la vie morale n’ont pas été données (par exemple à cause de
l’angoisse dépressive majeure de ses parents, ou de la violence insensée qu’ils
déploient, etc.) ne disposera jamais à son propre endroit des moyens causaux d’agir
de façon régulière sur ses intentions en vue de les corriger.
La
vie de A., et ce qui est toujours à cet égard d’actualité dans son acte, me semble offrir une illustration de ce cas de figure.
La
seconde, c’est qu’il ne suffit pas à une civilisation, pour être civilisée, de
pardonner. Il lui faut faire une place à l’acte de « faire grâce ».
Non pas à la réconciliation universelle, au retour dans l’humanité de celui qui
s’en était éloigné (par la grâce du châtiment ou du soin), mais à l’acquiescement
à notre contingence en tant que sujets causés, emportant avec nous à jamais le
passif des conditions de notre mise au monde. Des problèmes localisés de
l’excuse pénale, on remonte ainsi à l’idée que vivre ensemble ne suit pas
d’abord des règles, mais obéit plutôt à des régularités multiples, contradictoires
à l’occasion, donc source d’accidents, mais qui sont la condition de fond d’où
émergent les règles que nous pouvons ensuite nous donner. C’est pourquoi aussi
cette fragilité du soi précède la fragilité morale (notre capacité à faire le
mal), qui suppose un sujet disposant d’un pouvoir sur ses intentions.
Faire
grâce, c’est enfin laisser la pitié agir. Mais cette pitié n’est pas un sentiment
aveugle, puisqu’elle est gagnée, et difficilement, par des raisons : seul
un plaidoyer subtil la motive (celui notamment qui passe par la distinction
entre les objets intentionnels de nos actes, de nos croyances, de nos émotions,
et leurs causes mentales). En ce sens aussi, cette pitié n’a rien à voir avec
l’empathie, et moins encore avec la charité. Car c’est une pitié commandée par
la conscience de la contingence de notre subjectivité originaire (distincte de
l’agentivité) en ce qu’elle a d’improjetable.
Qu’elle ne soit pas projetable, cela limite intrinsèquement la possibilité de
la connaître[27].
Mais cette impossibilité n’est pas un échec intellectuel. C’est la condition
pleine d’humilité d’une pitié qui commande, en l’espèce, une grâce juste, et
justement accordée à celui qui, en fin de compte, partage bien notre condition,
en ce qu’elle a de plus radicalement fragile encore que notre fragilité bien
connue face à la tentation du mal.
* M. Foucault et al., Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… Un cas de parricide au XIXème siècle présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard et Julliard, 1973.
[1] THC = principe actif du cannabis.
[2] Dans une observation postérieure j’ai trouvé olanzapine 10mg, amisulpride 800mg.
[3] Autolyse : suicide, en jargon psychiatrique.
[4] E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique §51, tr. fr., Paris, Vrin, 1984, pp.80-81.
[5] Nul ne conteste que les raisons des psychiatres et celles des juges peuvent entrer en conflit et définir un champ de bataille particulièrement instructif pour comprendre la fonction « disciplinaire » de la médicalisation de nos comprtements. Il n’en reste pas moins que ce sont des raisons qui entrent en conflit, et que l’analyse de leur usage dans la régulation sociale laisse place à l’évaluation de leur consistance. De ce qu’elles ont aussi un usage comme normes sociales, il ne suit pas que ces raisons soient des rationalisations arbitraires et a posteriori. On devrait supposer au contraire que leur efficacité dans la régulation et le contrôle procède pour une part importante de leur rationalité effective (i.e. de leur pouvoir de convaincre et pas juste d’impressionner).
[6] En France, où la procédure est inquisitoire, l’expert est choisi par le juge sur sa qualification (liste officielle et contrôle par les pairs). Aux E.-U., où la procédure est accusatoire, les experts sont choisis par les parties et le juge s’assure uniquement qu’ils respectent certaines règles de méthode. Celles-ci vont dans le sens de limiter au maximum les procédés tenus pour non fiables — par exemple, en matière d’abus sexuels, les dessins d’enfants (Cour suprême du Kentucky, Staggs v. Commonwealth, 877 SW 2d 604).
[7] Depuis que les statistiques les séparent des autres non-lieux, c’est-à-dire depuis 1989, le taux des classements psychiatriques est d’environ 0.5%. Il décroît depuis quelques années, mais sur un taux si faible, il est difficile de se prononcer. Les taux américains sont comparables, si l’on peut comparer des procédures hétérogènes. Du moins estime-t-on qu’à peine 1% des affaires sont plaidées avec une défense pour « insanity », et 0.25% avec succès. On peut donc douter que l’insuffisance des classements psychiatriques remplisse les prisons d’aliénés qui n’ont rien à y faire. Les problèmes psychiatriques en prison sont réels, mais les défauts de l’expertise médico-légale n’en sont pas la cause majeure.
[8] « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »
« La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. »
[9] « N'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister. » Comparez avec l’art. 64 du Code Pénal de 1810 : « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister. »
Je laisse de côté la question du suivi « socio-judiciaire » après la peine, introduit dans le Code pénal de 1958, et qui fait parfois l’objet d’une question supplémentaire.
[10] La schizophrénie paranoïde comprend des phénomènes interprétatifs et persécutifs, mais dans un contexte hallucinatoire, avec une forte dissociation, des troubles de la conscience, des cénesthésies corporelles bizarres, et se différencie des formes pures de la paranoïa interprétative, persécutive, etc., qui existent sans ces troubles.
[11] Voir par exemple S. Georgescu, L. Talgorn & J. Ferrandi, « Epilepsie et incidence médico-légale : à propos d’un cas », Annales médico-psychologiques (1995) 153-9 : pp. 646-651.
[12]
Examiné à la lumière des distinctions qui seront posées plus bas, ce cas est
déjà crucial. Car ici, qu’est-ce qui est automatique ? Ce ne sont pas les
gestes mêmes, mais plutôt la façon dont le sujet est manipulé pour que son
agentivité d’ensemble prenne un cours criminel. Dit autrement, c’est le
rapport du sujet à son agentivité, et non l’agentivité elle-même qui est
manipulée. D’où le raisonnement qu’ont suivi les tribunaux : on ne suggère
efficacement à quelqu’un que ce qu’il aurait fait « de lui-même »,
peut-être pas spontanément, mais du moins volontiers. Il n’a pas fait ce qu’il
désirait intentionnellement, peut-être, mais il a fait ce qu’il aurait désiré
faire. De fait, l’examen des cas donnait-il lieu de croire que les dits
criminels « sous influence » étaient complices de l’influence qu’ils
subissaient, tout comme les passions nous prédisposent à consentir à des actes
immoraux, sans nous excuser. On a donc condamné et le tiers inducteur et
l’agent « soi-disant » influencé, parce que chacun est censé corriger
les désirs et les attitudes en amont qui lui font donner en aval
à ses intentions et à son agentivité un tour mauvais. Sur les débats de
l’époque ; cf. R. Plas, « Une chimère
médico-légale : les crimes suggérés », Frénésie (1989) 8, pp.57-69.
[13] Pour l’agitation violente sans but défini, mais sans perte de conscience ni incoordination motrice, on parle de « crise clastique ». En réalité, c’est médicaliser la crise de nerfs, comme le « passage à l’acte » avait judiciarisé l’impulsion criminelle.
[14] Le cas de l’injonction délirante à l’acte par une voix qui intime de tuer est souvent tenu pour un cas d’excuse paradigmatique. Mais il faut une conception extrémiste de la causalité intrapsychique pour accepter cela ! La relation de la voix à l’acte reste obscure, du fait de son contenu sémantique. Bien des psychotiques résistent à ce que leur dit leur voix, justement parce qu’elle le leur dit, et ne le leur fait pas faire. Obéir, en effet, ce n’est pas être agi malgré soi. Voilà pourquoi dans certains systèmes de droit anglo-saxons, peu importe que Dieu même vous ait dit de tuer : la conscience que c’est défendu par la loi, si elle existe au moment de l’acte, doit prévaloir, et elle vous rend légalement responsable. C’est l’idée du test dit du « policeman at your elbow » : auriez-vous tué si vous aviez eu un policier à vos côtés ? Si oui, alors on peut raisonnablement conclure que vous étiez bien sous l’empire d’une contrainte insurmontable. Mais pas dans le cas contraire.
Infiniment plus complexes sont les cas dans lesquels
un psychotique avéré connaît des états oniroïdes
spéciaux, ou encore lorsque l’acte est
commis sur le fond de manifestations épileptiques bien documentées. Il y a là
toute une virtuosité neuropsychiatrique de l’expertise et de la connaissance
des « précédents » médicaux historiques qu’il n’est pas à ma portée
d’évaluer. Mais je dirai plus bas pourquoi, si admirable qu’elle soit parfois,
cet art casuistique n’a pas le poids qu’on croit. Il ne l’a que si l’on voit la
contribution du psychiatre comme une élimination, au nom de la science, du
droit du jugement ordinaire à évaluer les actes de l’auteur — autrement dit, si
l’on suppose que la seule objectivité qui vaille, c’est celle qui découvre des causes
naturelles cachées des actions. Dans grande majorité des cas, à mon avis, même
si c’est possible, c’est hors-sujet.
[15] Chez les Anglo-saxons, c’est la base des « Mac Naughton’s Rules ». Mac Naughton, en 1843, paranoïaque persécuté, croyait que les Tories avaient juré sa perte, et voulu tuer le premier ministre d’alors, Peel. Mais c’est finalement Drummond, un membre subalterne du gouvernement, qui tomba sous ses coups. Les règles du « not guilty by reason of insanity » furent codifiées à cette occasion (House of Lords 1843 : 10C et F200).
Il faudrait faire une histoire de la façon dont les excuses pour paranoïa tendent à reculer, précisément à cause de la relativité pureté du « sens » des crimes commis. Les hallucinations nous impressionnent désormais plus que les idées systématiques, surtout si celles-ci paraissent motivées par une cause « intelligible », comme la jalousie, par exemple ou une revendication politique ou morale de justice. Je rappelle en effet qu’on peut être paranoïaque et avoir d’excellentes raisons. Peut-être est-ce que ces extrêmes paranoïaques mettent en acte des tendances dont nous estimons, au nom des normes individualistes régnantes, que chacun a bien le droit d’y rêver (i.e. rêver d’aller « au bout de sa liberté » ou « au bout de sa passion »). C’était l’opinion de Lacan.
[16] Jacques Gasser, communication personnelle.
[17]
Voir note 12.
[18] Voir G. Watson, “Responsibility
and the Limits of Evil: Variations on a Strawsonian Theme”, in Agency and
Answerabilty. Selected Essays, 2004, Oxford, Clarendon Press, pp.219-259;
et S. Wolpe, “Sanity and the Metaphysics of Responsibility”, in Free Will,
G. Watson (ed.), 2003², Oxford University Press, pp.372-387.
[19] Clark v. Arizona, 548 U.S. (2006).
[20]
C’est en appel, en 2006, que Yates
fut déclarée « not guilty for reason of insanity ». Pour
lire en lignes les pièces du dossier.
[21] C’est ce qui fait la différence entre l’expérience philosophique à laquelle je me livre ici et le récit rapporté que Gary Watson fait de la vie criminelle et tragique de Robert Harris dans « Responsibility and the Limits of Evil ». Il est évident que là où manque le souci d’entrer dans la texture intime des raisons et des affects de l’auteur, on ne nous livre que les réactions émotionnelles et les rationalisations du journaliste, lequel croit parler de Harris. La chose est inévitable pour chacun, clinicien ou journaliste, mais ce qui ne l’est sûrement pas, c’est de le faire de façon si compacte qu’on ne puisse plus observer les étapes de la formation des réactions du témoin, ni les raisons conjecturées au fur et à mesure de l’échange, ni le déploiement des dimensions successives de l’acte à partir des détails tenus pour pertinents ou des réactions de l’auteur aux réactions de qui l’écoute (voire le juge). Il est patent, en somme, qu’on ne va pas à la rencontre de la déraison sans aller effectivement, en acte, raisonner au contact de ce qui met notre raison en échec. Le partage ne se fait qu’en pratique. C’est aussi pourquoi je suis extrêmement sceptique devant l’invocation a posteriori des préjugés des aliénistes devant Pierre Rivière, dans le cas fameux de Foucault. La supposition d’une déraison au contour déjà trop bien défini est constamment mise en œuvre à partir du critère esthétique de l’écrit stupéfiant laissé par le criminel, et qui nous fait entendre, au milieu de ces discours savants ou qui aspiraient à l’être, sa voix inouïe. Mais A. n’est pas un de ces fous qui paralysent la pensée en levant l’étendard de leur déraison, au moyen d’un texte d’une ravageante beauté. C’est un pauvre fou qui n’aura justement jamais les honneurs d’une « vie », serait-elle parallèle. C’est justement pourquoi aussi la déraison dont il témoigne, l’échec auquel il renvoie cliniciens et philosophes, a davantage de portée. Il nous interdit de la traiter comme un point de vue transcendant, un hors-raison « d’où » la raison serait jugée. Il ne nous laisse que l’échec à le comprendre. Je dirai en conclusion de quoi cet échec est la condition morale.
[22] Contre Watson : ce n’est pas un défaut épistémologique que de ne pas arriver à mieux que « ça ne m’étonne pas », à a lecture du commentaire psychopathologique. Il ne faut surtout pas penser qu’on a raté quoi que ce soit, quand on ne met en évidence nulle causalité nomologique de l’action (une régularité nécessaire empiriquement fondée et généralisable). Si l’on avait un tel déterminisme moral de l’acte, ou une preuve de la causalité du geste à partir des « conditions folles » de la vie passée de l’auteur, on n’aurait plus des actes fous, mais des gestes automatiques. On ne serait plus obligé de passer par les raisons alléguées par l’auteur pour en évaluer la portée. On arrive donc bien à « c’était fatal » en tenant compte de ces raisons, et de l’architecture interne de ces raisons prises en même temps que les causes mentales avec lesquelles elles interagissent.
[23] Sur ce point capital et en général sur la réhabilitation de la dimension perlocutoire dans l’analyse des actes de langage, voir le profond essai de S. Cavell : « La passion », in Quelle philosophie pour le XXIème siècle ?, Paris, Gallimard et Centre Georges Pompidou, pp.333-386.
[24] D’où l’affinité évidente entre cette attitude du psychiatre comme pratiquant une science morale, et tout ce que la psychanalyse situe dans le registre du transfert.
C’est aussi pourquoi la notion de « cause mentale » exclut le recours à des spécifications neurologiques ou à une explication naturaliste. Ces causes mentales doivent au contraire être directement perçues par tout un chacun, si tant est qu’on juge qu’il s’agit bien d’acte, et pas de gestes automatiques. Quel que soit la richesse empirique du réseau de causes neurobiologiques antécédentes, il n’importe à la détermination de la déraison éventuelle du sujet que le point de contact de ces causes à la perturbation de son intentionnalité. Aucun scanner cérébral n’apporte rien qui dispense de spécifier, eu égard à l’action, en quoi il fait une différence pertinente. Inversement, il n’y a nulle incertitude fâcheuse à devoir recourir à une argumentation dans ces termes, et à composer ensemble les causes mentales sur un mode interprétatif. C’est un pur préjugé scientiste que de s’imaginer que seule la neurologie disculpe, comme si les façons dont on en rend raison des actions n’étaient pas susceptibles de gradation objective. Certes, elles sont révisables. Mais tout explication causale scientifique l’est également.
[25] L. Wittgenstein, Culture
and Value, Oxford, 1980, Blackwell, p.50.
[26]
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, tr. fr., Paris, 1993, Gallimard,
§5.61.
[27] Une fois encore, c’est toute la différence entre l’approche que je défends ici, et le recours foucaldien à une déraison positive qui s’opposerait comme une « grandeur négative » kantienne à la raison psychiatrique. Nous ne savons pas, et c’est pourquoi l’écrit de Pierre Rivière ne prouve rien, ce qui limite la raison. C’est toujours en se supposant plus de connaissances qu’on en a vraiment qu’on peut conjecturer que Pierre Rivière aurait machiné sa propre mise à mort — éventuellement en simulant la folie. De même, il est vain de reprocher à la raison expertale des aliénistes d’avoir voulu pallier ses propres carences en extorquant à l’insensé le savoir manquant qui aurait fourni à ses conjectures quelque chose comme la dernière pièce du puzzle (au prix d’un recodage manipulatoire de ce que l’insensé exprime). Le cas de A. ne comporte aucun effet de fascination esthétique, rien qui accréditerait une consistance, selon ses propres règles, à la déraison. Pour ce motif, justement, il fait mieux toucher du doigt le vide à chaque fois singulier de la déraison dans la raison.