Le cerveau comme « appareil psychique » ?

L'épistémologie de Freud dans ses années de formation, avec quelques enseignements pour les relations entre la psychanalyse et les neurosciences

 


 

L’idée d’appareil psychique est typiquement une de ces extravagances théoriques dont les neurosciences contemporaines ne veulent plus entendre parler. Elles la regardent, en examinant la neurologie qui en a fait, à la fin du 19ème siècle, un usage immodéré, comme la marque sûre du progrès accompli. Les schémas freudiens qui en ont hérité, ceux du Projet, de la lettre 112, de L’interprétation du rêve, de la 31ème Leçon, du texte sur le Wunderblock, ont été discrédités avec la psychanalyse dans son ensemble. Quant aux diagrammes encore plus biscornus de Bion (la « grille ») et de Lacan (sa « topologie » du sujet), ils n’entrent même pas en ligne de compte. Quand on s’abaisse à les considérer, l’adjectif « extravagant » est encore trop faible sous la plume des critiques rationalistes.

Mais paradoxalement, l’appareil psychique n’est guère plus populaire auprès des psychanalystes eux-mêmes[1]. Car, il faut l’avouer, à partir du moment où, dans l’histoire du mouvement psychanalytique, la pratique psychothérapeutique a pris le pas sur la recherche métapsychologique, le froid mécanisme de l’appareil psychique, la « partition de la personnalité »[2], ont paru contredire le travail sur la relation, voire sur l’empathie, qui norme la doctrine du transfert et du contre-transfert. De plus, même si on ne juge pas tout à fait dépourvu de signification ce genre de mécanisme, la parenté épistémologique entre l’appareil psychique et les schémas neuropsychologiques récents, empiriquement validés, fait peser sur la psychanalyse une contrainte exorbitante, du point de vue de la justification scientifique. En bref, ça ne fait pas bien sérieux, aujourd’hui, de spéculer sur l’appareil psychique…

Je crois cependant qu’une lecture serrée de Freud montre qu’il y a dans tout cela plus de raisons à l’œuvre qu’on n’imagine, si toutefois on accepte de se laisser un peu déranger dans ses préventions, et qu’on a le goût de l’aventure psychologique.

Le point le plus extrême de la répudiation psychanalytique de tout appareil psychique se trouve sans doute chez Kohut[3]. Car le point de vue kohutien est entièrement holiste : tout est relation, du patient à l’analyste, dont la relation est parfois conçue comme un rapport en miroir, bien sûr, mais plus généralement dans le cadre d’une théorie étendue du narcissisme, où le self et le selfobject (i.e. l’objet que le self est à soi-même) sont dans un rapport tellement psychique et intérieur, qu’il n’y a tout simplement plus la moindre place pour une quelconque extériorité des composants du psychisme les uns par rapport aux autres. Mais cette absence d’extériorité réciproque, comme d’un rouage à un autre, ne révèle en fait rien d’autre que leur dépendance logique mutuelle. On ne peut pas les penser les uns sans les autres, ils s’impliquent réciproquement ou hiérarchiquement. Pareil holisme ruine enfin l’espoir de découvrir de quelconques interactions causales entre eux. On peut bien faire comme si le psychisme avait des rouages (des « instances », des « systèmes », etc. comme Freud disait), ce ne sont là que des mots. Le concept d’appareil psychique n’apparaît plus désormais, dans cette perspective, que comme un reliquat dépassé de la neurologie du 19ème siècle, le fruit d’une époque de la pensée de Freud où ce dernier ne disposait pas encore de sa vraie base. Car cette vraie base, c’est la cure et le transfert. Freud devait donc s’appuyer sur des modèles provisoires, imbus du scientisme de son temps. Bien plus, tout appareil psychique serait un contresens sur l’intersubjectivité inhérente à la démarche psychanalytique.

Jürgen Habermas a caractérisé ce sophisme freudien d’une formule définitive : c’est la « mécompréhension scientiste » de la psychanalyse par elle-même[4].

Les choses bougent, cependant. Avec les développements des neurosciences depuis les années 1980, le projet s’est peu à peu constitué, dans certains cercles américains, de revenir sur la neurologie de Freud, et notamment sur la première topique (conscient, préconscient, inconscient), qui semble s’y articuler étroitement. La « neuropsychanalyse », pour donner son titre générique à ces efforts, espère la rendre compatible à la fois avec les avancées récentes des neurosciences et avec certains principes de la pratique des cures[5].

Touchant le premier point (la validité de la neurologie freudienne et ses conséquences sur la psychanalyse), Mark Solms est sur le point de livrer une première édition et une traduction anglaise des textes neurologiques de Freud. Par textes neurologiques, entendez non pas le texte sur l’aphasie, ou le Projet, dont la relation directe avec la psychanalyse a été depuis longtemps établie et commentée, mais, notamment, les recherches des années 1880 et 1890 sur les paralysies cérébrales infantiles (la maladie de Little). Solms y détecte des règles de méthode qu’il suppose directement applicables à la psychanalyse[6]. Il pense même qu’elle pourrait être remise sur la voie du progrès scientifique en revenant à son origine neurologique, pourvu qu’on la rectifie à la lumière des progrès actuels des neurosciences. Il a par exemple tenté, dans une polémique homérique avec Hobson, de sauver la théorie freudienne du rêve[7].

Touchant le second point (la non incompatibilité des neurosciences avec les données issues de l’interaction psychothérapeutique), le travail contesté mais néanmoins suggestif d’Allan Schore s’efforce de surmonter par une autre voie l’aporie dont j’étais parti. En effet, Schore suppose qu’il existe un moyen, grâce aux neurosciences de l’affect (Affective Neuroscience) de réconcilier le point de vue holistique de Kohut, et son insistance sur l’empathie, et les nouvelles connaissances sur le cerveau[8]. Parmi ces nouvelles connaissances, on trouve notamment ce qui intéressait Freud, mais dont il n’avait pas les moyens de tirer de véritables conséquences sur le plan empirique : le développement de l’enfant en relation avec la mère, dont la théorie doit chez Schore au moins autant à Winnicott qu’à Bowlby. Ce développement est aujourd’hui compris en termes de maturation cérébrale. On trouve ensuite des ressources dans les études sur les bases neurales de l’empathie (l’accordage émotionnel et moteur par les neurones-miroirs), et dans la régulation des affects par les neurohormones, en fonction des contraintes des interactions précoces des enfants. Tout ceci fournirait les bases neurales des concepts psychanalytiques de haut niveau (narcissisme, transfert, etc.). On pourrait donc, grâce aux neurosciences de l’affect, être tout à fait kohutien ou winnicottien (penser donc la relation « dyadique » entre le self de l’enfant et sa mère) et néanmoins naturaliser la psychanalyse en réhabilitant l’idée d’un appareil psychique neurobiologique.

Mais voici trois difficultés :

  1. La neuropsychanalyse est une position minoritaire tant dans le champ psychanalytique que dans celui des neurosciences. Elle vaut plus comme révélateur épistémologique de ce qu’il y a de plus spéculatif dans les neurosciences, que comme un ensemble de résultats probants. En fait, on peut probablement dire la même chose que Schore en en restant à Bowlby et à la neuropsychologie traditionnelle du développement, sans faire jamais appel à Freud, et encore moins à Melanie Klein, à Kohut ou à Winnicott.
  2. Freud, de son vivant, était déjà averti de la plausibilité infime de la neurologie du psychischer Apparat. Il n’en a pas moins insisté jusqu’au bout sur l’importance cruciale de l’appareil psychique pour la consistance rationnelle de la métapsychologie. Prudent à l’égard de la neurologie, il n’a pourtant pas tout sacrifié aux résultats inférés du transfert et des cures. Certes, quelles qu’aient été ses réserves sur l’anatomie, Freud a toujours situé le seelischer Apparat dans le cerveau, ou du moins, dans l’organisme. Pourtant, ce cerveau est réputé capable, via l’appareil psychique, d’opérations comme la projection ou l’identification. Autrement dit, c’est un cerveau qui est plus ou moins ce qu’on veut, pourvu qu’il ne gêne surtout en rien les relations interpersonnelles pertinentes pour la clinique du transfert. Comme point de départ pour une neurologie, même spéculative, on a fait mieux…
  3. Enfin, deux des plus grandes figures de la psychanalyse, Wilfred Bion et Jacques Lacan, ont fait reposer leurs théories sur une relecture et une interprétation originales des schémas de la première et de la deuxième topique. Leur appartenance au mouvement psychanalytique est moins contestable que celle de Kohut. Ne faudrait-il pas tenter de comprendre, malgré leur réputation d’extravagance, ce qu’ils y ont trouvé ? Le développement de la psychanalyse n’explique-t-il rien de ses origines ?

            Je suivrai donc deux directions :

  1. Je mettrai d’abord en évidence l’autonomisation conceptuelle de l’appareil psychique à l’égard de tout appareil cérébral, neuronique, etc., en examinant le contexte épistémologique et historique de la formation neurologique de Freud, et ses principaux résultats.
  2. Je tenterai ensuite de monter l’autonomie proprement psychanalytique de cet appareil. Car, par un retournement étrange mais essentiel, il est possible de revenir sur l’objectivation de l’appareil psychique sous sa forme neurologique (ou pseudo-neurologique, dirions-nous aujourd’hui). En fait, on devrait pouvoir penser cette objectivation comme un problème psychanalytique : qu’est-ce qu’on désire, qu’est-ce qu’on fantasme, quand on pense ainsi le psychisme ?

L’enjeu de cette étude, ainsi, est manifeste. Je chercher à capter la « forme » de la pensée psychanalytique et à cerner ses intuitions de base, en concevant l’appareil psychique non comme un modèle, mais, avec Bion, comme une machine à penser (psychanalytiquement) ses pensées. C’est ainsi que l’examen des thèses du Freud neurologue, du Freud d’avant la psychanalyse, peut contribuer de façon intéressante à comprendre des difficultés de la psychanalyse contemporaine.

 

I. La maladie de Little : Freud anti-localisationniste, fonctionnaliste et darwinien

 

La connaissance de plus en plus précise que nous avons des premiers textes de Freud neurologue ne permet guère d’y repérer, même en esquisse, quelque chose comme un « appareil » (cérébral avant d’être psychique). Ce serait plutôt l’inverse. Les études neurologiques de Freud, en effet, sont très différentes de celles de Meynert, Flechsig ou Wernicke, que les historiens caractérisent comme anatomico-explicative[9]. Chez ces auteurs, un réseau de « faisceaux » et de « centres » articule les parties du cerveau, et les maladies neurologiques y sont plus déduites a priori qu’inférées de la symptomatologie ou du comportement. Selon les faisceaux interrompus ou les centres lésés, on doit avoir telle ou telle maladie neurologique. La clinique qui ne trouve pas de lésions si pures, ou qui observe des cas de maladies non-déductibles du modèle, n’est pas jugée digne de réfuter empiriquement l’hypothèse ainsi construite. Freud au contraire part plutôt du cas (il est proche à cet égard de Charcot). Il infère la nature des troubles à partir de comparaisons différentielles. L’idée de faire coïncider l’étiologie de la maladie avec un « appareil cérébral » hypothétique est tout à fait secondaire, voire absente.

            L’objet du jeune Freud, la paralysie cérébrale infantile (la maladie de Little, dont il a étudié avec Oscar Rie la forme la plus répandue, la diplégie spastique) ne s’y prêtait de toutes façons pas. Elle l’encourageait au contraire à contester les idéaux de ses aînés[10]. La paralysie cérébrale infantile confrontait en effet les cliniciens à un dilemme. Etait-ce l’effet d’un trouble périphérique, de la moelle, voire des fibres motrices, ou un trouble central, du cerveau ? Et si le trouble est central, où est-il localisé dans le cerveau ? Quelle est la forme anatomique des lésions ? Et pourquoi donne-t-il lieu à des spasmes diplégiques dans les membres ? Quels sont les relais entre le centre et la périphérie ? Little, et après lui la plupart des pédiatres, jugeaient que l’anoxie du nourrisson lors de l’accouchement était la cause de la maladie. Mais Freud fit remarquer que dans ce cas, l’association fréquente de la maladie de Little avec du retard mental et de l’épilepsie était assez bizarre[11].

            La réponse de Freud eut un succès certain, notamment en France, parce qu’elle résolvait élégamment ces apories[12]. Freud en effet substitue à la problématique d’une localisation rigide des lésions cérébrales de la paralysie infantile une vision dynamique du développement fœtal du cerveau de l’enfant. La maladie de Little est « physiologique » en ce sens : les fonctions motrices y sont lésées non pas du fait d’un dommage subi (comme l’anoxie), mais en fonction des anomalies de la formation même du cerveau, qui varient de cas en cas. En fait, la naissance difficile est plus à envisager comme un effet que comme une cause de la maladie : Freud, qui a raison sur ce point, mais qui n’avait pas le moyen d’en donner la preuve empirique, refusait donc de faire de l’anoxie la cause déterminante[13]. Enfin, l’origine des spasmes diplégiques n’est ni dans les fibres ni dans la moelle. Freud fit la conjecture, et la postérité lui a aussi donné raison sur ce point, qu’il fallait comprendre ces spasmes en chaussant les lunettes de Hughlings Jackson et de Sherrington : ce ne sont pas des symptômes positifs, mais des effets de la perte du contrôle du niveau supérieur sur les automatismes des centres de la substance grise médullaire. Il ne sert donc à rien de s’obstiner à décrire finement ces spasmes pour localiser les fibres impliquées. Ces innervations sont de nature accidentelle. Elles masquent la nature dynamique, fonctionnelle et surtout développementale du trouble dans son ensemble[14].

            De ces remarques sur la neurologie de Freud, on doit à mon avis conclure une première chose. Elle s’est construite en rupture avec un localisationnisme cérébral étroit, et elle a formé Freud à penser en termes fonctionnels, dynamiques et développementaux. Mais elle lui a aussi donné confiance dans l’idée que le cerveau, du moins pour ce qui regarde l’action et la motricité, était une structure hiérarchique de contrôle et d’autocontrôle. Il suffit alors d’ajouter des étages supplémentaires à la théorie développementale, celui du développement post-natal, voire celui de l’évolution de l’espèce, pour comprendre pourquoi Freud ne renoncerait jamais à faire coïncider cette hiérarchie avec le rapport du cortex aux centres inférieurs (moteurs et émotionnels). Le cortex, ce tard-venu de l’évolution, restera jusqu’à l’Abrégé le moyen de penser la biologie du moi. L’appareil psychique restera donc tout du long, à cet égard, l’écho lointain de la méthodologie fonctionnaliste, et de la structuration hiérarchique du système nerveux, soumis aux contraintes darwiniennes qui pèsent sur tous les organismes.

 

II. L’aphasie au fondement de la neurologie

 

Freud s’est opposé à l’inclusion de ses études neurologiques dans le corpus des œuvres psychanalytiques. Toutefois, avant même la découverte de la correspondance avec Fliess et du Projet, les épistémologues et les historiens de la psychanalyse avaient parfaitement vu que la Contribution de 1891 présentait le plus haut intérêt pour la compréhension de la méthode de Freud. Or, plus on reconnaît aujourd’hui la valeur des recherches de Freud sur la paralysie cérébrale, plus on s’aperçoit que les recherches sur l’aphasie en sont les prémisses, et que la doctrine achevée de l’aphasie est, inversement aussi, la radicalisation, voire l’idéalisation de la méthode ce que Freud voulait appliquer à toute la neurologie (en rompant donc avec la tradition anatomo-clinique de Meynert et Wernicke). Mieux, si on inclut les études sur la paralysie cérébrale, on perçoit plus clairement, le lien profond des concepts mis en jeu par la doctrine de l’aphasie avec les recherches contemporaines sur la distinction entre les paralysies organiques et hystériques.

En effet, tant dans La contribution que dans la section sur l’aphasie de La paralysie cérébrale infantile, paru six ans plus tard, en 1897, Freud met en avant le caractère radicalement fonctionnel, et non topique ni localisateur, du trouble. Ce qu’on appelle des « centres » ne sont que les « angles externes » de l’aire du langage. Il n’y a pas de « territoires neutres » qui les séparent, comme pensait Meynert, et si les lésions qui touchent leur emplacement supposé produisent des signes cliniques plus nets, c’est en vertu de la contiguïté avec d’autres régions cérébrales, et des effets d’amplification qui en résultent[15]. L’opposition centres/faisceaux, essentielle à la neuro-anatomie de Meynert, ne vaut pas plus pour la paralysie cérébrale que pour l’aphasie. Du coup, le concept meynertien de geistiger Apparat, lequel est purement neurologique, doit être rejeté, et cela, même si on le réduit à un simple « appareil du langage ». La proposition est audacieuse : car s’il y avait une pathologie où les hypothèses anatomo-cliniques paraissaient inattaquables, évidentes par elles-mêmes, c’était bien l’aphasie ! Mais c’est précisément en quoi le psychischer Apparat freudien, qui hérite terminologiquement de Meynert, marque une rupture majeure avec son style de pensée. Encore une fois, comme le notait déjà Binswanger, Freud a préféré l’application au cerveau de la biologie darwinienne, qui est nécessairement fonctionnaliste, à la neurologie localisationniste[16]. Il en ressort une conséquence capitale pour la présente analyse. C’est que l’appareil de langage freudien est virtuel. Autrement dit, ce n’est ni un schéma pédagogique, ou un aide-mémoire pour se représenter les liens abstraits conservés ou interrompus entre facultés abstraites requises pour parler, parce qu’il indique des relations neurologiques réelles : il les reflète et ne les idéalise pas, ni ne sert à les déduire a priori. Mais c’est toutefois moins qu’une carte anatomique des faisceaux et des centres du langage, car il ne les localise pas, pas plus que des lésions cruciales. Cet appareil du langage n’a donc aucune afférence propre. Il sollicite de façon multimodale toutes les interconnections sensorielles, mnésiques qui existent par ailleurs dans le cerveau. De même, il n’a pas d’efférence spéciale. Il emprunte ce dont il a besoin aux appareils moteurs nécessaires pour parler, mais aussi pour écrire, communiquer par gestes, etc. C’est comme si le langage était une fonction qui parasitait les autres, sans s’ancrer dans un appareil cérébral distinct (comme il y en a pour la vision ou la motricité). Il existe pourtant bien, mais comme une entité fonctionnelle. Les aphasies se produisent donc quand les « associations » de fonctions en quoi il consiste sont interrompues ou détruites par des lésions des systèmes non spécifiquement dédiés au langage, mais qui sont au service de cette fonction. Là encore, ce ne sont donc pas ces lésions ponctuelles qui déterminent la spécificité des multiples aphasies, mais elles sont évidemment indispensables.

Il faut dire clairement que ces déductions et ces hypothèses sont plausibles (et de fait, elles paraissent au lecteur contemporain des anticipations frappantes de nos théories les plus avancées sur l’aphasie), mais aussi que, dans les années 1890, et même selon nos standards actuels de démonstration, Freud était très loin de pouvoir prouver empiriquement la justesse de ses vues. S’il avait raison, en somme, c’était plus sur la philosophie de l’aphasie que sur l’aphasie elle-même. Freud, comme souvent dans ses écrits neurologiques, en dit donc moins que ce qui requis par une preuve neurologique stricto sensu, mais aussi un peu plus. Et c’est ce plus qui m’intéresse. Deux éléments sont en effet à mon avis déjà manifestes dans sa théorie, qui ne peuvent certainement pas s’intégrer au contexte de l’aphasiologie empirique de son temps. Ainsi, son insistance sur le langage spontané, adressé à autrui, souligne que les systèmes fonctionnels lésés dans toute aphasie doivent être des systèmes pré-orientés sur le partenaire de langage. Aucune théorie purement localisationniste de l’aphasie ne peut rendre compte de ce fait. Une théorie de ce genre, quel que soit son contenu empirique, fera comme s’il pouvait y avoir une lésion aphasique même si les autres êtres humains avec qui parler (je lorgne là vers le Nebenmensch du Projet) n’existaient pas. On mesure là l’importance décisive de la découverte de la présence de neurones-miroirs dans les aires du langage. Mais Freud, qui n’en sait rien du tout, qui ignore donc qu’il y a bien un fondement neurologique à la pré-orientation fonctionnelle de l’activité de langage sur autrui, ne pouvait s’appuyer que sur sa simple intuition de la richesse inhérente à l’acte de parler. Toutefois, à mon avis, on devine en filigrane dans cet insistance sur le langage spontané et adressé, la première forme de la future « représentation de but » (Zielvorstellung) qui régira, dans l’association libre sous transfert, la communication de ses états psychiques internes à autrui. C’est un pilier de la Traumdeutung. Car, dans toute association, au sens de la méthode des associations libres et du type de propos qu’elle suscite, on sous-entend constamment un lien associatif dont on n’a jamais entièrement conscience : c’est celui qui relie ce qu’on dit à l’image implicite (et finalement inconsciente) de celui à qui on s’adresse[17]. De plus, et c’est encore une preuve qu’il est guidé en sous-main par une philosophie du langage au moins autant que par sa clinique, Freud envisage déjà que toute doctrine achevée de l’aphasie aurait besoin d’une théorie de la motivation à parler (même s’il l’entendait certainement, en 1891, au sens d’une motivation intracérébrale, et non pas inconsciente). Car il faut poursuivre des buts, ou du moins désirer dire quelque chose, pour qu’on parle. Ceci n’implique à l’évidence aucune intention consciente, et peut-être, cela matérialise uniquement des réflexes de communication à visée adaptative. Mais ce n’est pas le plus important. Envisagée ainsi, en effet, et peut-être seulement ainsi, l’aphasie que Freud qualifie d’« hystérique » » (qui est pour nous, cliniquement parlant, un mutisme) relève du même domaine de compétence neurologique que l’aphasie « organique » (ou réelle). Car la théorie (démesurément ?) étendue de l’aphasie que soutient Freud incorpore les paraphasies transitoires, les effets de la fatigue, et les troubles névrotiques du langage. Freud déborde donc loin au-delà du lésionnel ou du fonctionnel étroit dont traite le neurologue traditionnel. Que frappent en effet ces troubles connexes ? Justement, la motivation à parler, que ce soit pour des causes affectives internes, ou du fait des relations du patient à autrui. Dans l’hystérie, par exemple, les circonstances affectives de l’interlocution font que les symptômes « aphasiques » éclosent parfois en présence d’une unique personne à qui on parle. Enfin, si on ne tenait pas compte simultanément du fait que l’acte de parler, en tant qu’acte, est adressé, et que des motivations affectives internes peuvent paralyser cet acte, on ne comprendrait pas comment une hystérique peut présenter une aphasie portant sur une langue toute entière (l’allemand, chez Anna O.), tandis qu’elle conserve ses facultés de langage dans une autre (l’anglais)[18]. Car dans un pareil cas, ce qui est en cause, c’est ce qu’elle veut faire en parlant. L’acte de parler ainsi ou autrement est soumis « en bloc » à une contrainte affective, et non pas ses capacités à parler, dans le détail des fonctions en quoi consiste cet acte.

Mais voilà aussi une des raisons, à mon avis, du peu de succès de la Contribution à la conception des aphasies auprès des contemporains de Freud[19]. Car, clairement, on ne peut pas se contenter d’une critique méthodologique du localisationnisme. Elle ne constituera pas une doctrine positive de l’aphasie. Cette dernière stupéfie en effet à cause de l’extrême exactitude de la localisation de lésions qui correspondent, dans nombre de cas, à des altérations très précises du langage, auxquelles nous donnent accès seulement des théories linguistiques très pointues. On peut donc changer le sens qu’on donne aux lieux du cerveau, à leurs relations, à leurs connexions, etc. Les progrès des neurosciences l’illustrent. Mais on ne peut pas éliminer ces lieux au profit de fonctions « pures », virtuelles, à la limite de la dématérialisation. C’est pourquoi, je le redis, Freud était trop à l’étroit dans l’aphasie. La mutation du regard qu’il proposait la déborde. Les effets de cette mutation épistémologique ne se déploieront vraiment que dans l’espace des maladies fonctionnelles par excellence que sont les psychonévroses. Son épistémologie n’a, en somme, de portée positive que si, par delà l’aphasie ou la paralysie cérébrale, ce nouveau regard se porte sur l’hystérie.

            Freud, d’ailleurs, le sait bien. Il ne cesse de renvoyer les unes aux autres ses études sur l’aphasie, sur la paralysie cérébrale et sur l’hystérie, et une inspection serrée de la littérature du temps montrerait qu’il s’agit d’une attitude exceptionnelle. Les neurologues, assurément, et ils traitent de plus d’une question neurologique. Mais ils ne mettent pas en relation leurs idées de cette façon si singulière.

Mais comment, plus conceptuellement, s’opère la transition décisive ?

            Sans doute, comme on l’a souvent pointé, par une distinction fondamentale de la neurologie de Freud, qui aboutit à assimiler avec audace deux sens du mot « représentation ».

Freud en effet, depuis sa critique de la théorie périphérique de la paralysie infantile, distingue la projection de tout ce qui provient de la périphérie du corps, projection qui ne peut être complète « point par point » que dans la substance grise médullaire, et la représentation dans le cortex de ce qui se passe à la périphérie, représentation qui, au contraire, est sélective (ne serait-ce qu’à cause de l’étroitesse des canaux de transmission). Cette représentation, qui ne peut tout projeter, privilégiera nécessairement le rôle fonctionnel des zones représentées sur leur image complète dans le cerveau. La raison en est simple : c’est la seule chose dont un organisme soumis aux principes darwiniens à besoin pour guider son action et pour survivre. Mais dire cela, d’un point de vue logique, ce n’est rien qu’inverser le sens de lecture de la sous-détermination des troubles moteurs de la paralysie cérébrale. Dans la paralysie cérébrale, rien de spécifique ne part du cortex vers les relais moteurs spinaux. D’où les spasmes. Dans la paralysie hystérique, ce qui part du cortex vers les appareils moteurs n’innerve rien de neurologiquement déterminé. Ce qui descend du cortex paralyse « en masse », dit Freud, des muscles, en fonction de la représentation fonctionnelle qu’en a le sujet[20]. Il n’y a pas de « voie directe », martèle Freud, entre le cortex et la périphérie, ni dans un sens ni dans l’autre[21]. Cette « représentation » corticale (Vertretung) hérite donc des propriétés que lui confère les voies de sa mise en évidence clinique : c’est un tenant-lieu fonctionnel, soumis à la contrainte de l’évolution, sensible au développement de l’organisme. Son caractère sélectif n’attend plus qu’une chose : qu’on le qualifie de « représentation » au sens intellectuel (Vorstellung), si je puis ainsi accélérer et dramatiser les choses, et donc de représentance psychique à l’égard de ce qui se passe dans le corps en général (j’ose en effet penser que quelque chose du même type vaudra bien après pour la représentance des pulsions). Le célèbre article sur la distinction des paralysies organiques et hystériques[22] ne fait pas autre chose : assurer la jonction entre deux ordres de « représentation », celui du tenant-lieu fonctionnel cortical, une fois admis l’absence de rapport direct entre périphérie du corps et cerveau, et celui des mots du langage ordinaire. C’est grâce à ce glissement Vertretung/Vorstellung, rendu possible par l’usage que Freud fait du mot français « représentation », qu’on peut expliquer ce phénomène si curieux, que les troubles moteurs hystériques touchent non les zones objectivées par l’anatomie (à la différence des paralysies organiques), mais les parties du corps telles que les désigne le parler commun, et telles que nous en avons l’usage pratique (en particulier, comme on les voit), et comme il nous arrive de les surinvestir affectivement dans les crises de l’existence.

            Si ces glissements progressifs sont avérés, on devine à quelle tension le seelischer Apparat en gestation sera toujours soumis. De l’appareil du langage de la théorie de l’aphasie, réfuté dans sa version statique à la Meynert, on sort bien, oui, mais pour voir se dessiner au-delà un « appareillage par le langage », lequel surgit au point de fuite perspectif de la série diplégie/aphasie/hystérie. Fonction, développement (donc accidents de parcours), évolution (donc involution ou régression), contrôle hiérarchique, et enfin langage (donc interlocution et socialisation, via les « représentations collectives » que véhiculent les mots et les symboles) : voilà ce que reflétera désormais l’appareil psychique freudien, sans jamais se départir, non du cerveau des neurologues, mais de ce que la biologie darwinienne lui impose a priori.

 

III. De l’appareil psychique du Projet aux lettres 85 et 112 : un modèle de la pensée, ou une machine à penser ?

 

Il y a quelque chose d’étrange à traverser les années 1895-1900, les années de création de la psychanalyse, en prenant pour seul fil conducteur l’appareil psychique. C’est laisser de côté bien trop de choses ! L’entreprise n’a donc de sens, comme je l’annonçais au départ, que si l’on garde à l’esprit qu’il ne s’agit pas de montrer comment les acquis de Freud, cliniques comme théoriques, à la fois se résument et culminent dans le schéma de la première topique[23]. Non, ce que je vise est différent. Je veux donner à sentir comment l’idée d’appareil psychique est nécessaire pour penser psychanalytiquement — pour constamment renouveler le décalage intérieur, ou la boiterie intellectuelle fondamentale que la psychanalyse réclame à ceux qui s’y intéressent, et qui leur impose de ne pas penser ce qui arrive à leur vie psychique uniquement avec ce que leur conscience leur dit. Mais en formulant les choses ainsi, l’appareil psychique n’est évidemment plus un « modèle épistémologique » du fonctionnement de l’esprit, qui aurait comme petite particularité de faire place à des « processus inconscients ». C’est plutôt une prothèse, à la fois intellectuelle et psychique. Et cette prothèse a la double particularité de mettre aussi systématiquement que possible en péril la façon ordinaire qu’à l’esprit humain de se rapporter à ses contenus (elle lui impose une démarche constamment tordue et contre-nature), tout en lui donnant une autre cohérence, artificielle (comme on dit d’une théorie qu’elle est « artificielle »), mais qui fait travailler l’esprit dans un registre inconnu jusque là. Loin d’être un modèle épistémologique, le psychischer Apparat est à la fois une machine à déformer le cours habituel de la réflexion, et, paradoxalement, il sert de béquille à la même torsion de l’esprit qu’il provoque[24]. Il permet alors d’avancer, et d’un bon pas, à la rencontre de formations psychiques souvent vécues comme des parasites mystérieux de la conscience (les symptômes névrotiques) ou encore d’expériences psychologiques qui, selon le jugement commun, la transcendent (tout ce que nous sentons dépasser la simple conscience consciente d’elle-même, nos choix sexuels, notre obéissance à la morale, nos imaginations religieuses, etc.). C’est à ce prix que nous pourrions rencontrer chez les malades de l’esprit quelque chose qui nous touche et qui nous concerne intimement, pas juste des irrégularités neurobiologiques. L’appareil psychique enveloppe donc une redéfinition, et surtout une réévaluation de ce qui nous est « proche » chez les autres êtres humains (Nebenmenschen) — et de façon étonnante, cette réévaluation passe par la reconnaissance théorique et par l’aveu que, de structure, nous boitons tous dans notre vie psychique.

Voilà le cercle dans lequel Freud, à mon avis, veut entraîner son lecteur.

C’est pourquoi je ne prendrai surtout pas position sur la question de savoir ce que sont les « neurones » et les « quantités » de Freud : des signifiants qui s’ignorent, des quanta d’affects, des « neurones formels » régis par les lois d’une cybernétique dont Freud ne pouvait avoir idée ? On peut lire tout cela avec les yeux de Lacan, d’André Green, de Jean Laplanche, de Karl Pribram et Merton Gill, à sa guise. Il en va de même avec les origines, réelles ou imaginaires, de l’appareil du Projet dans la postérité de Helmholtz ou chez Exner. On peut enfin faire du Projet le point de départ de la neuropsychanalyse[25]. Tout cela laisse de côté comment Freud, dans le Projet, s’oblige à penser autrement, et par voie de conséquence, à établir avec ses patients des relations où ses oreilles entendent dans ce qu’ils disent autre chose que ce qu’ils croient dire, où sa présence corporelle, comme les écrits de lui qu’ils lisent et qu’ils incorporent à leurs cures, et enfin l’impact que ses patients ont sur lui dans ses rêves prennent des couleurs inattendues : de ces couleurs, l’appareil psychique (encore mieux : son appareil psychique et le leur, comme si les appareils psychiques portaient des noms propres) est le prisme ou l’analyseur spectral.

            Partons donc du plus surprenant. Après avoir méthodiquement rejeté la neurologie à la Meynert ou à la Wernicke par schémas déductifs a priori, Freud se lance dans une entreprise encore plus radicale, devant laquelle Meynert lui-même avait baissé les bras : appliquer un tel schéma aux symptômes psychiatriques, et non plus neurologiques. Voilà en effet ce qu’il tente avec les systèmes φψω, et tous les frayages qui les relient. Certes, le schéma est fonctionnel, et non anatomique ni localisationniste. Enfin, autant que possible : cortex, pallium[26], moelle et organes périphériques moteurs ou sensoriels restent les structures anatomiques de référence, puisque Freud place bien sûr l’appareil « neuronique » à l’intérieur de l’individu biologique ! Toutefois, il est significatif que le plan du Projet parte d’une théorie a priori du fonctionnement mental (ou mieux, dit Freud, d’une hypothèse ad hoc [27]). Ensuite seulement, il cherche à l’harmoniser avec la psychopathologie (de l’hystérie comme Freud la voit alors). Et il ne confronte la doctrine des systèmes φψω au jeu normal de l’esprit qu’en conclusion. Cet ordre d’exposition prouve que Freud commence par « se laisser penser », avec des représentations de neurologue, et qu’il s’explore lui-même dans ses propres processus mentaux au moins autant qu’il veut les caractériser objectivement. On ne doit jamais oublier en effet que le Projet est une pièce tirée d’une correspondance destinée à demeurer privée, ni qu’il résonne tout du long avec les cas cliniques qui perturbent alors Freud psychiquement, au moins autant qu’ils intriguent le savant[28].

            A cette première surprise ajoutons-en une autre. Freud est moins darwinien dans le Projet que dans ses études antérieures. Tout se passe comme s’il faisait émerger les règles darwiniennes de l’adaptation d’un arrière-plan physicaliste, dont les axiomes miment plus ou moins un exposé quasi-newtonien des principes de l’énergétique du neurone. En effet, qu’il s’agisse du principe de la décharge maximale, vers un seuil 0, qu’il s’agisse encore de l’idée d’une régulation de l’organisation par la menace d’une éconduction prématurée de déplaisir, la structure mécanique interne de l’appareil prime sur sa sensibilité à ce qui l’environne, donc sur les tâches de reproduction et d’auto-conservation. Certes, celles-ci sont là. Mais comme évolution contingente des « processus primaires » en « processus secondaires ». Freud paraît même estimer que la « nécessité de la vie » s’impose en second lieu, sur le fond encore plus nécessitant des contraintes de l’énergétique. La vie n’a donc pas la positivité autonome que tout darwinisme suppose, dans le Projet. Elle s’enlève sur le fond des lois du mouvement et de la matière, au point que lorsque la notion-clé de « défense » est introduite, est introduite avec elle « une nouvelle base explicative », dit Freud, l’apprentissage biologique. Ce dernier implique les rapports mécaniques quantitatifs, la réciproque n’étant pas vraie[29].

Quiconque croit ainsi que la pulsion de mort surgit chez Freud tel un aérolithe tombé de nulle part gagnerait à méditer l’asymétrie, mécanique/biologique, de la première partie du Projet. Disons même qu’elle accompagne comme son ombre toutes les théories de l’appareil psychique. En effet, il ne saurait y avoir d’appareil en général, surtout psychique, sans le mystère d’une « animation » de ce qui est donc au départ comme « mort », et qui fonctionne automatiquement, tout seul, autrement dit à la façon d’un automate, entre l’inerte et le vivant. Si le seelischer Apparat, l’appareil animique, est comme une machine neuronique extérieure, il doit, par définition, n’être soi-même rien de psychique. Devançons le moment d’en parler : dans la Traumdeutung, les « systèmes » de l’appareil psychique entre lesquels se forment les images de rêve, ne sont pas eux-mêmes du psychique[30]. Ce n’est pas un simple commentaire de la distinction entre les lentilles de l’appareil optique et les images virtuelles qui se forment virtuellement entre elles — ces dernières seules étant des images (de rêve), et donc des réalités psychiques. Plus profondément, à mon avis, c’est l’expression d’une tension qui fait de la vie et de l’animation vitale une excroissance contingente dans le vaste domaine régi par le principe d’inertie. Freud ne dit pas encore que la vie même est travaillée par le retour à 0. Mais l’intrication permanente du mort (de l’inanimé, de l’inerte) et du psychique (de la vie par excellence, donc) en a d’ores et déjà planté le décor. Il est frappant que la métaphore de l’appareil psychique, qui fonctionne et qui pense en nous « tout seul »[31], entre le spontané et l’automatique, propage dans toute la pensée psychanalyse le spectre d’une doublure mortifère de la vie. C’est à Derrida que revient le mérite de l’avoir subtilement mis en évidence[32].

      Quant au contenu théorique, l’appareil φψω du Projet formule explicitement les deux intuitions de base de Freud et de la psychanalyse :

  1. Nous pouvons fuir les excitations extérieures, pas celles qui viennent de l’intérieur du corps.
  2. Conscience et mémoire s’excluent.

L’appareil φψω est la synthèse des déductions possibles (ou de certaines d’entre elles, car il y en d’autres, je le montrerai à la fin !) à partir de ces deux prémisses.

Le système φ, composé de neurones imperméables, filtre les quantités qui proviennent de l’extérieur, le système ψ, dont les neurones sont perméables, les enregistre (se souvenir, chez Freud, c’est re-tracer les frayages originaux laissés par l’éconduction de la quantité), le système ω, enfin, perçoit leurs qualités. Les frayages existent entre les neurones, et ce sont les différences entre les frayages qui constituent la mémoire.

            Mais je ne vais pas expliquer ni évaluer ce que Freud en déduit. Je l’ai dit, cette tâche a été plus d’une fois accomplie, et très bien, en donnant en général à la syntaxe logique de la théorie de Freud un modèle d’interprétation convaincant, linguistique, cybernétique ou autre, le tout agrémenté d’aperçus cliniques, tirés de Freud ou post-freudiens, qui témoignent de la fécondité du modèle. Je ferai plutôt une conjecture d’un autre ordre, qui vise à modifier non seulement la compréhension épistémologique de l’appareil psychique, mais à nous disposer autrement à l’égard de la théorisation freudienne elle-même, et finalement, à faire entrevoir le genre de mutation psychique en quoi elle consiste.

Car on ne peut mener à bien le projet d’une critique de la conscience, dans les termes que lui fixe Freud, sans attaquer à la racine les conditions ultimes de l’expérience vivante de la pensée, donc de la proximité absolue à soi, qui sont contenues dans l’idée traditionnelle de conscience (c’est-à-dire dans les expressions ordinaires et les connotations de ce qu’on appelle « conscience »). L’appareil psychique doit non seulement expliquer la conscience, et notamment ses lacunes, évidentes dans la symptomatologie névrotique, mais encore le fait que la conscience ne sait rien de l’appareil psychique dont elle est une partie (et une partie qui se prend pour le tout)[33]. A la limite, le meilleur guide vers l’essence de cet appareil, c’est de suivre pas à pas ce qui nous rend impossible d’en prendre conscience. Ceci donne à l’appareil psychique un lieu ou une forme étrange. En somme, il faudrait se le représenter comme un trou au centre du cercle bien rond du sens et de la conscience réflexive — comme quelque chose qui en commande et la courbure et le périmètre, mais que la conscience ne rencontrera jamais en aucun point de son circuit propre, même en revenant, croit-elle, sur elle-même...

Seulement voilà : le succès d’une telle théorie de l’appareil psychique, qui expliquerait et la conscience, et ses lacunes, et son ignorance de l’appareil psychique, a une contrepartie inattendue. Elle rend la conscience inutile, et son existence mystérieuse. Car si tout marche automatiquement, si la conscience a son espace assigné à l’intérieur du mécanisme général des frayages et des systèmes, pourquoi faudrait-il que quoi (ou qui) que ce soit « ait conscience » ? Le succès de l’explication mécaniste qui situe et borne la conscience aboutit au paradoxe que, de conscience, il n’est aucun besoin clair. Ça fonctionnerait tout aussi bien sans la conscience, même partielle, que ça fonctionne. Pire, que cette conscience soit, au sein de la théorie, systématiquement partielle, aggrave son cas : à quoi peut-elle bien servir, alors ? En fait, nul ne sait la raison d’être biologique des neurones ω[34].

            Il y a une réponse freudienne à cette aporie : l’éconduction propre aux neurones ω a une fonction sur le plan moteur. Freud, refondant sur ce point le Projet, finira par penser que l’appareil φψω serait mieux décrit comme appareil φωψ : le système ω, intercalé entre φ et ψ, ne fera plus que stimuler ψ, sans lui transmettre de quantités, tandis que, inversement, il sera en charge de diriger l’éconduction de l’influx en provenance de ψ[35]. Devenu guide de « l’attention ψ libre » et pilote de la volonté, ω trouve alors un rôle conceptuel nouveau : celui de fournir, à la place de la décharge neuronique du Projet (qui est surtout motrice, mais aussi émotionnelle), une intentionnalité à l’action que l’appareil exige. Freud enregistrera ainsi l’effet dans le modèle de son abandon, en clinique, de la théorie de l’abréaction de la surcharge affective de la représentation pathogène, élaborée avec Breuer, et son remplacement par une recherche du sens du symptôme, comme moyen de rendre au moi de quoi « piloter » autrement ou dans une autre direction que celle du symptôme ce qui s’imposait à lui à partir de son inconscient. La conscience, par ce biais, n’est plus tout à fait superfétatoire.

            Toutefois, répondre ainsi, c’est manquer les conséquences autrement plus fascinantes de ce que Freud propose avec son appareil psychique, s’il est censé expliquer pourquoi la conscience ne peut rien en savoir. C’est manquer tout simplement l’occasion de se demander ce que nous pouvons savoir de l’appareil psychique lui-même. C’est passer à côté du fait troublant que la façon même dont il est défini et construit constitue un obstacle radical à ce que nous puissions même nous en forger le concept… Je vais peu à peu m’acheminer vers cette conclusion dérangeante.

            Pour y aboutir, il faut un détour. La première étape du trajet passe par Brentano, et ce que Freud, en toute hypothèse, en aurait retenu. Car Brentano, que l’idée d’appareil psychique ou « neuronique » aurait certainement horrifié, a néanmoins une conception originale du rapport de l’esprit à lui-même. Père de la notion moderne d’intentionnalité, Brentano soutient en effet qu’aucun acte mental ne peut se prendre lui-même pour son objet intentionnel. Je ne peux pas « me penser pensant », par exemple, au sens spécial d’une identité originaire de la cogitatio et des cogitata, dans la tradition de Husserl et de Descartes. Ainsi, la « perception interne » (innere Wahrnehmung) de Brentano ne se laisse absolument pas analyser en termes d’introspection. L’attention à soi est une différence interne, maintenue constante autant que possible, et non une identité primordiale et a priori. C’est exactement ce qu’on retrouve dans le Projet, avec la description des investissements du moi. Car l’attention est toujours fonction d’un investissement « latéral », qui déporte la quantité (Qη) en la renvoyant vers un second neurone ou complexe de neurones du moi, en sorte que seul reste constant l’investissement global du moi. Cette asymétrie se retrouve encore au second étage de l’édifice logique de Brentano, au niveau du jugement. Car le jugement selon Brentano est fondamentalement un « acte ». Ceci signifie que l’existence de l’objet visé intentionnellement est et doit être, par principe, toujours contingente. Il n’existe aucun jugement tel que, par ses propriétés formelles ou internes, il pourrait garantir l’existence de l’objet visé (par exemple, en « déduisant » l’existence de l’essence). Brentano confère à l’existence visée par l’acte de juger la teneur d’une trouvaille toujours surprenante. Juger, c’est rencontrer mentalement quelque chose qui aurait pu ne pas exister. On retrouve ce motif chez Freud, dans la théorie du jugement qu’expose le Projet : « l’épreuve de réalité » doit consister en un acte de l’appareil surmontant sa tendance interne à l’hallucination. C’est la condition sine qua non pour ne pas confondre l’objet visé et l’objet réel. Normalement, les « signes de réalité » en ω suffisent. Mais l’éconduction des quantités venues de ψ peut, si elle est trop forte, tromper l’appareil (par exemple, si le nourrisson a violemment faim, il peut halluciner le sein un certain moment). Il faut donc une configuration neuronique spéciale, et telle que l’image mnésique investie par le désir donne d’elle-même à mesurer sa différence avec l’image de la satisfaction du même désir. Le Projet, en somme, neurologise l’acte de juger selon Brentano[36]. Dernier élément de comparaison, je rappelle que pour Brentano comme pour Freud, l’intentionnalité ne saurait naître du projet de « connaître pour connaître ». La source des actes de l’esprit est pour l’un comme pour l’autre de nature affective (et pour tous les deux, l’amour et la haine). Au lieu de penser en termes cognitifs de croyance ou de savoir, il faut donc concevoir des attitudes propositionnelles plus profondes, du type désirer-croire, ou désirer-connaître[37]. C’est l’affect et le désir seuls qui détiennent les clés de l’intérêt pour la connaissance ; mais cette dernière ne fera jamais qu’exprimer la subordination du principe de réalité au principe de plaisir. La preuve, c’est que lorsque ce que nous croyons ou connaissons nous plaît suffisamment (ou que nous sommes capables, grâce à la philosophie, d’y trouver une satisfaction indirecte ou sublimée, fut-elle amère), nous nous y arrêtons. Nous retournons alors à notre état intellectuel normal, le sommeil dogmatique.

            Maintenant, appliquez ces résultats à la logique même de Freud. Ne sommes-nous pas obligés de demander si nous avons sous les yeux l’appareil psychique tel qu’il existe, ou bien plutôt, par définition, tel que nous souhaiterions qu’il existe ?[38] Si cet appareil a pour fonction psychologique et pour rôle épistémologique d’introduire puis de soutenir un décalage radical au sein de notre perception de nous-mêmes, n’est-il pas évident qu’il ne doit jamais avoir les propriétés canoniques d’une représentation consciente ? Qu’il ne doit donc jamais offrir une vision synoptique, instantanée, exempte de contradictions, de ce en quoi il consiste ? N’est-il pas au contraire requis qu’il s’expose lui-même dans un « espacement » (Verspätung) effectif de ses composants, où certaines parties ne peuvent apparaître que si d’autres sont refoulées, puis font retour, et donc en fonction d’un « après coup » (Nachträglichkeit) qui force la prise de conscience ou la synthèse théorique à rester chaque fois différée, partielle, remaniable ? En somme, on ne peut que s’exercer à se figurer à quoi ressemble l’appareil psychique, et c’est aux effets psychiques qu’on mesure sur ses symptômes et sur ses relations avec autrui qu’on peut seulement mesurer la justesse relative de ce qu’on aura compris.

            Je suggère qu’on devrait alors prêter une attention soutenue à la rhétorique du Projet. Il est clair en effet que Freud y hallucine la solution aux problèmes cliniques que lui posaient l’hystérie, le rêve, la névrose de contrainte ou la paranoïa. Voyez par exemple comme il dit qu’on obtient « facilement » les représentations intermédiaires qui comblent les lacunes de la conscience, alors que les cas contemporains témoignent plutôt de la grande peine qu’il faut pour confirmer ces conjectures, et de l’effet de trouvaille, voire de miracle, qui accompagne la chose[39]. Je crois qu’on devrait également prêter attention aux couches d’écriture du texte, à ses retours en arrière, au dialogue heurté que Freud manifestement entretient avec lui-même, à ses contradictions et à ses impasses, plutôt que de tenter de résoudre systématiquement et à sa place ses embarras par des solutions de compromis ou en invoquant les textes ultérieurs. Si le Projet n’est plus un texte de neurologie scientifique, c’est que l’appareil psychique est conçu dans un espace déjà fictionnel, sans l’appui résistant d’aucun fait, entièrement ad hoc. C’est aussi que, loin d’être une déduction fluide des conséquences de ses deux prémisses, le Projet est une paradoxologie vertigineuse. Il cherche partout à préserver le tranchant impensable de ses prémisses (car la conscience y répugne particulièrement). Du coup, écrire « en acte » le Projet lui-même, page à page, lettre après lettre à Fliess, donne sa véritable consistance à l’appareil psychique. Seule cette écriture et l’état d’excitation psychique où elle plonge Freud introduit bien un mode de spéculation et de création théorique entièrement original, distinct de celui de la science et de la philosophie, et en général de toute prise de conscience totalisante et réflexive. Il y a des textes de savoir dont il faut savoir apprécier le désordre, l’éclatement et la fulgurance.

            Car ce dut être quelque chose de tout à fait unique, dans l’histoire de la pensée, que de se confronter à une schématisation de sa propre activité de penser, schématisation telle que si elle est correcte, alors il s’en déduit qu’elle est elle-même lacunaire, et plutôt un reflet des refoulements, des points de faillibilité et de fragilité névrotique de celui qui l’invente, qu’un succès de compréhension ou un dépassement définitif de l’ignorance et de l’angoisse devant ses propres processus psychiques et sexuels. Ajoutez que l’invention et la construction de cet appareil, s’il se nourrit de l’expérience vivante de l’interaction avec les patients (interaction qui répète le rapport originaire de l’enfant à l’être-humain-proche, le Nebenmensch, dont il attend tout), extériorise de façon assez inquiétante le psychisme lui-même, le mien, celui de Freud, le vôtre. Je dis « inquiétante », unheimlich, comme sont inquiétants les automates, les morts-vivants, les créatures matérielles animées artificiellement. Car, en supposant que ce qu’il décrit existe pour de bon, le Projet montre à quoi ressemble notre esprit, dans ce que nous ne voulons (et ne pouvons) surtout rien en savoir — il devrait nous plonger tour à tour dans l’excitation de la curiosité et dans les frissons de l’horreur.

On connaît les célèbres formules à Fliess : « Peux-tu imaginer ce que sont les mythes endopsychiques ? La dernière excroissance née de mon propre travail de pensée [je souligne]. L'obscure perception interne de son propre appareil psychique suscite des illusions de pensée qui, naturellement, se trouvent projetées vers l’extérieur et, de manière caractéristique, dans l'avenir et dans un au-delà. L'immortalité, la rétorsion, tout l'au-delà, sont autant de présentations de notre monde intérieur psychique... Meschugge ? Psycho-mythologie. »[40] Freud nous invite assez clairement à les lui appliquer. Le seelischer Apparat n’échappe pas à une projection de ce genre (vers l’intérieur, cependant, pas vers l’au-delà), dans la mesure où si la psychanalyse a peut-être de quoi en penser les effets radicalement limitatifs sur toute prise de conscience et toute connaissance complète, elle n’a pas le pouvoir de les surmonter en totalité. Il en ressort qu’elle ne progresse, comme théorie et comme attitude psychologique devant la réalité, que par l’analyse perpétuellement reconduite des illusions qu’elle se forge à son propre égard. Lorsque Freud écrit encore que « l'obscure connaissance (la perception pour ainsi dire endopsychique – qui ne présente en rien le caractère d'une connaissance vraie) de l'existence de facteurs et de faits psychiques propres à l'inconscient se reflète (...) dans la construction d'une réalité suprasensible, que la science a pour but de retransformer en psychologie de l'inconscient. On pourrait se risquer (...) à traduire la métaphysique en métapsychologie »[41], la métapsychologie hérite de la métaphysique, et, assurément, elle la rectifie. Mais elle hérite aussi d’une part d’obscurité intrinsèque, appelée à subsister. C’est un but idéal que la science se propose là, mais à la science (et à l’« épreuve de réalité » sur quoi elle repose), y compris à la psychologie de l’inconscient, s’opposent dans le seelischer Apparat lui-même les pulsions et l’urgence de la vie.

            C’est peut-être ce que mon propos a de plus incisif, le lieu où je voudrais témoigner de mon profond embarras. Car, si j’ai raison, il faut à la psychanalyse tout autre chose qu’une herméneutique, et bien plus encore qu’une épistémologie.

Il faudrait tâcher plutôt de la comprendre à partir de l’oscillation entre la création d’appareils psychiques de plus en plus rigoureux et peut-être complexes, et le raidissement de sa théorie sur des appareils psychiques qui redeviennent des modèles extérieurs, insuffisants, d’un mouvement de remise en cause inquiète qu’ils ne captent plus du tout, mais qu’ils figent. Ce serait la tentation égarante de la science (ou de la philosophie), et sa paradoxale nécessité au cœur de la façon authentiquement psychanalytique de penser — si, bien sûr, il existe une telle manière psychanalytique de penser, autre chose qu’un bruit confus de mots équivoques et le sentiment d’un interminable cauchemar pour la réflexion rationnelle.

Ceci s’applique à Freud, mais tout autant à Bion et Lacan, dont les fameux schémas (la grille, le schéma L), ont connu un destin parallèle aux appareils psychiques freudiens, entre jubilation innovante, effets de révélation, mobilisation psychique profonde et communicative pour quantité d’analystes, et puis l’affadissement pédagogique le plus plat, tempéré, mais par désespoir, d’une systématisation plus ou moins technique et savante, qui a fini par transformer la métapsychologie… en caricature de métaphysique ! Si j’ai raison, cela suppose encore de prêter attention non seulement à la teneur de vérité des appareils proposés (à leur adéquation aux données cliniques), mais aussi de penser que chacun de ces appareils sont des moments de l’évolution psychique des psychanalystes qui les forgent, parfois à usage privé. Freud, par exemple, n’a même pas gardé une copie du Projet, à ce qu’il semble ; l’envoyer à Fliess par la poste, et continuer ensuite à y travailler seul, semble en avoir épuisé pour lui tout l’intérêt. Quand Freud écrit en 1897, « je ne crois plus à mes neurotica »[42], il ne s’agirait donc pas du simple constat d’une carence théorique. Freud atteste du fait qu’il a psychiquement épuisé les ressources du Projet et de sa première théorie de la séduction. Il n’a plus envie d’y croire. Le ton est d’ailleurs sans équivoque. Il est devenu capable de croire autre chose, autrement dit, de s’affecter autrement de ce que lui disent ses patients (c’est dans ces lettres à Fliess que l’auto-analyse par les rêves le passionne plus que tout). Jusqu’à l’Abrégé, Freud exprimera toujours ses avancées sous forme de refontes ou de précisions sur l’appareil psychique. Comme si les réécritures successives de l’appareil et leurs logiques, ouvertes d’un côté sur l’enregistrement/ notation systématique de l’expérience clinique, s’ouvraient de l’autre en guidant l’attention vers de nouveaux faits, frayant la voie d’une investigation plus poussée, permettant, encore à partir de l’inconscient, une action toujours plus spécifique en direction de cet objet privilégié qu’est le Nebenmensch, l’être-humain-proche, dont la détresse reste au cœur de la cure.

            La direction que j’indique déplace donc à nouveau l’opposition dont j’étais parti, entre le geistiger Apparat de Meynert, dont on trouve des versions plus exactes et rigoureuses, mais du même esprit objectif, dans les neurosciences d’aujourd’hui, et le psychischer Apparat.

Cette opposition n’est pas l’effet d’une attention plus vive au développement et à ses accidents, ni au fonctionnalisme et au cadre darwinien de la réflexion. Elle se résume à l’idée que le seelischer Apparat n’est pas un tant un modèle différent de la pensée, qu’un modèle différent pour la pensée. Il est lui-même un instrument pour penser autrement, et comme je l’indiquais plus haut, d’une manière j’espère désormais plus claire, à la fois une machine qui déséquilibre gravement le jeu ordinaire de la pensée (pensez à tout ce qui s’ensuite, si au lieu de se demander ce qu’on croit, ou juge, ou estime, on se demande plutôt ce qu’on désire croire, ce qu’on souhaite obtenir quand on juge ainsi de telle ou telle chose, contre quels affects on se défend, ou de quels autres affects on jouit !) — et une machine qui béquille notre misérable pensée, et lui permet d’avancer outre-conscience, de se mettre enfin à la hauteur du défi qui lui est lancé. Car c’est assurément un défi que de « penser », si l’on admet, comme l’impose le darwinisme appliqué à la neurologie et à la sexologie, que nous ne sommes rien que des fragments de matière neuronale dans le flux universel de la nature, et des organismes sexués dont la survie individuelle est in fine au service aveugle de l’espèce.

 

IV. D’où les mots prennent-ils leur force ? Le dilemme de Freud, entre intériorité et extériorité de l’appareil psychique

 

            Le plus difficile, cependant, c’est de suivre « à la lettre » l’évolution de Freud sur l’appareil psychique. Car s’il s’agit d’une expérience d’écriture (à la fois d’enregistrement et de frayage, à la fois une mémoire et un art d’en tirer les conséquences au-delà de ce qu’on perçoit immédiatement), c’est bien le moins qu’on suive les modifications successives des schémas en les confrontant sans cesse, d’un côté au type d’expérience clinique qu’ils sont censés noter, et de l’autre, aux mutations psychiques dont ils sont non seulement les traces (dans le sens du passé au présent), mais les esquisses potentielles d’action (dans le sens du présent au futur). Ce faisant, pas question de traiter les références de Freud aux fonctions biologiques, à la physique, à la logique du jugement selon Brentano, ou encore à Darwin, comme des métaphores ou des notions purement instrumentales, dont Freud se sert faute de mieux ! Non : c’est au sein même de ces conceptions, et avec elles, que Freud fait avancer la psychanalyse, qu’il ambitionne d’un bout à l’autre de son œuvre d’inscrire dans le champ des sciences, et même des sciences naturelles. Ce qui est vertigineux, en cela, c’est que le scientisme de Freud n’est justement pas un obstacle au déploiement de son mode de pensée. C’en est le moyen indispensable. Car Freud, si je comprends bien, s’attache par le biais de son étrange conception du seelischer Apparat, à remodeler notre rapport psychique ou subjectif au réel que la science met sous nos yeux. Ôtez le scientisme, ce réel-là n’a plus de dents. Il ne dément plus nos rêveries, et nous perdons le contact avec la dureté de la vie. Il reste l’être, autrement dit, comme s’amuse Diderot, ce brouillard qui nourrit les métaphysiciens.

            Dans ce suivi à la lettre des modifications apportées par Freud à l’appareil psychique, j’ai déjà évoqué les aménagements du début de 1896. Il est singulier que leur cause prochaine soit le problème de la migraine. C’était alors une grave question de neuropathologie, mais aussi de psychopathologie. Car la migraine est un symptôme majeur de la neurasthénie. Avoir « mal à la tête », c’est à peu près tout ce que nous avons comme perception du cerveau, et c’est un vécu de douleur. C’était aussi, incidemment, un des principaux symptômes de la « névrose nasale réflexe » de Fliess[43]. On ignore ce que Fliess a dit à Freud de la migraine. Mais on peut faire la conjecture suivante, vu ce que Freud lui a répondu : la douleur est une perception qui ne peut pas être dans le système ψ lui-même. Celui-ci subit certes des frayages trop violents, mais il ne peut pas les percevoir en même temps qu’il les subit. Le système ω doit donc être le seul système qui perçoit, et tout ce qui est perçu doit être perçu en ω. Mais le système ω est désormais placé entre φ et ψ. J’ai déjà indiqué un gain essentiel que Freud en retire : le système ω, investi d’un rôle de pilote, a désormais la charge d’une éconduction intentionnelle de la quantité libre venue de ψ. Il lui garantit donc une issue sous forme d’action adaptée, au lieu d’une simple décharge brute. L’autre avantage-clé, que je mentionne en passant, est que désormais l’hallucination (ou l’imagerie onirique et l’hallucination visuelle hystérique, qui en sont les prototypes) s’explique par une « régression » de ψ vers ω. C’est bien plus intuitif que vers φ ! Dès ces modifications, on a donc la triple structure dont Freud ne démordra plus, comme en atteste son texte sur le Wunderblock, lequel est postérieur à la seconde topique[44].

            Or la lettre 85, en situant ainsi la conscience entre φ et ψ, crée une nouvelle difficulté.

Elle est si redoutable qu’il n’est pas sûr que la psychanalyse puisse jamais s’en extraire. Et je serais plutôt enclin à penser qu’il y aura toujours en psychanalyse, précisément à cause de ce que Freud suppose dans cette lettre, deux types d’appareils psychiques : ceux qui d’une façon ou d’une autre sont « internes » aux individus, donc des sortes de cerveaux imaginaires d’où émanent, des centres de l’émotion et de la mémoire, les affects et les pulsions, et dont la partie « corticale » tente de satisfaire aux exigences de l’« épreuve de réalité » ; et les appareils qui sont plutôt « extérieurs » aux individus, ou mieux, « entre » eux, et qui font dépendre ce qui advient à l’intérieur de l’organisme, y compris les affects et les pulsions, des contraintes de la relation fondatrice du sujet au Nebenmensch (d’abord à la mère, puis ensuite au Père œdipien). Les premiers se prêtent évidemment mieux à des lectures neuropsychanalytiques. Les seconds formalisent plus naturellement les résultats de l’analyse du transfert et du contre-transfert.

            Voilà pourquoi la bipartition entre deux types d’appareils psychiques possibles, qui pourrait tout à fait servir de fil conducteur à une épistémologie historique de la psychanalyse après Freud (jusque Bion et Lacan), dérive de l’aporie que la lettre 85 a laissée en héritage.

            C’est que la « conscience » en ω a désormais deux sens. En un premier sens, jugé originaire par Freud, elle n’est rien que ce qu’on appelle l’attention simple, l’awareness aux qualités, un état de l’esprit dont il est difficile de donner une décomposition plus fine. Mais ce n’est pas impunément qu’on confère à cette même conscience en ω le privilège de piloter l’éconduction de la quantité libre en ψ. Car par ce biais on en fait l’instance responsable de l’intentionnalité de l’agir, celle qui oriente la volonté. Du coup, dans la lettre 85, Freud cesse de faire dépendre la volonté des quantités extérieures, il la rapporte, et c’est plus intuitif, aux éconductions provenant des organes. Ainsi, il renoue avec le thème latent depuis la théorie de l’aphasie que les motivations à parler proviennent du dedans. Mais il situe désormais cette source de motivation dans ψ, l’inconscient. Mais si tel est le cas, si ω pilote la volonté et les sources motivationnelles ultimes de l’organisme, il faut bien qu’on puisse « se dire » qu’on fait ceci plutôt que cela, et ainsi plutôt qu’autrement. Il faut, en d’autres termes, donner un sens à « conscience » intimement dépendant de représentations verbales. Cette conscience-là, très distincte de l’awareness, relève plutôt du self-report (j’emploie à dessein la terminologie en vigueur actuellement dans les sciences cognitives de la conscience). Il faut en tout cas un encodage représentationnel de haut niveau pour que le pilotage de ψ par ω ait bien lieu.

Or, d’où peut-il provenir ? La réponse a été déjà fournie dans la Contribution à l’étude de l’aphasie : non seulement du langage ordinaire, de celui qui est parlé autour de l’individu, mais électivement du langage parlé par le Nebenmensch qui répond au cri de détresse de l’enfant, et qui surcode ou recode ce cri, si j’ose dire, en fournissant les mots et les phrases qui vont comme habiller la chose (das Ding) innommable au centre de la détresse. Ces mots ne sont, selon la logique du jugement à la Brentano, rien d’autre que les « prédicats » qui vont peu à peu structurer la possibilité d’une action spécifique adéquate à la réalité. Cette action soulagera enfin la détresse. On commence par pouvoir « se dire » ce qu’on veut, et ces signes verbaux, pour Freud, qui insiste pour que ce processus vienne après coup, servent de médiation pour « représenter » la quantité issue de ψ dans la conscience. Moyennant quoi, elle est orientable. Mais plus subtilement, elle ne se change en une visée d’objet, et une visée qui est intentionnelle, qu’en se rendant en même temps « représentable » auprès du Nebenmensch qui détient les clés de la satisfaction. Et tout simplement parce que c’est le Nebenmensch en personne (la mère), qui, en parlant, contribue essentiellement à cette structuration prédicative autour de la chose innommée du désir de l’enfant. En un mot comme en cent, si on confère de tels pouvoirs à ω, on en concède de décisifs au langage, et derrière le pilotage intentionnel de la quantité, derrière la visée de l’objet du désir dans l’action spécifique, il semble qu’on soit obligé de soumettre ψ à la loi du langage et des représentations dans laquelle ce qu’il désire puisse être demandé au Nebenmensch (et compris de lui, réciproquement, comme une telle demande). Il ne faut plus qu’un pas pour vider complètement ψ de son autonomie psychique toute « interne », et pour faire de tout ce qui est pulsion et affect un « effet en retour » de la contrainte absolue de la demande adresée au Nebenmensch, demande qui soumet le sujet non seulement à ce qu’il est réellement (la mère, le sein, etc.), mais au langage qu’elle parle.

            L’appareil psychique, ainsi, ne peut plus du tout être un quasi-cerveau, dans la tête des individus, remuant de bizarres rouages psychologiques. Le psychischer Apparat, c’est ce avec quoi je m’appareille à l’être-humain-proche, et il existe ainsi entre lui et moi, non en moi, ni en lui. Plus de frayages au sens physique ou physiologique, ni de complexes hypothétiques de neurones. Mais des « représentations », intermédiaires entre le cri inarticulé, de douleur et de détresse, jaillissant de l’affect et de la pulsion, et les signes du langage énonçant une demande adressée à un être-humain-proche de plus en plus complexe. Il est complètement désespéré de vouloir récupérer les composants de cet appareil dans le giron des neurosciences : l’appareil psychique est une relation, et non une entité ultra-physiologique.

            La lettre 112, écrite fin 1896, et tellement commentée que je redoute d’en dire plus de quelques mots, récapitule les modifications proposées par la lettre 85. Elle prépare ensuite le chapitre VII de la Traumdeutung. Freud y mentionne explicitement les acquis de sa théorie de l’aphasie. Il y reformule également ses intuitions de base, sur l’exclusion de la conscience et de la mémoire, sur le Nebenmensch, « autre préhistorique et inoubliable qu’aucune personne venant ultérieurement n’arrivera plus à égaler »[45]. Mais il intègre en outre à son appareil sa nouvelle conception de l’action, remplaçant celle de la décharge, et surtout, celle du développement « en deux temps » du symptôme. Pour Freud, en effet, il est désormais clair que la puberté donne un sens sexuel nouveau et une grandeur affective plus intense aux souvenirs refoulés infantiles. Seule la sexualité, insiste Freud, parmi tout ce qui nous affecte, a la particularité, liée à ce développement biologique en deux temps (enfance et puberté, séparées par la période de latence), de délier des excitations qui augmentent avec le temps. C’est donc parce qu’elles ne s’usent justement pas avec le temps que les excitations sexuelles rendent impossible d’inhiber le déplaisir, comme nous le faisons en général, en nous remémorant les événements déplaisants, jusqu’à ce qu’ils pâlissent et s’estompent. Avec la sexualité, en effet, se ressouvenir ne fait même qu’augmenter la déliaison de déplaisir. De phase en phase du développement, plus ce déplaisir s’enrichit de nouvelles nuances, plus s’étoffent les sensations sexuelles auxquelles il a été associé. Aucune autre sphère de notre vie sensible ne nous impose de telles déliaisons de déplaisir qui s’accroissent par elles-mêmes. Voilà pourquoi elles nous forcent à un recours croissant à la défense pathologique.

            Si cet argument n’est pas la déduction a priori du rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses, je ne vois pas ce que c’est.

Le schéma de la lettre 112 est souvent reproduit :

 

Il distingue les quatre étapes d’un trajet qui va des neurones de la perception (W, pour Wahrnemung, autrefois φ) à la conscience (Bw, pour Bewusstsein, autrefois ω) en passant par l’inconscient (Ub, pour Unbewusstsein, autrefois ψ), mais avec un relais supplémentaire, sur lequel l’ingéniosité exégétique et l’inventivité théorique des psychanalystes ultérieurs ne cesseront de revenir, les « signes de perception » (Wz, pour Wahrnemungszeichen), qui enregistrent/ traduisent le donné perceptif selon des associations « par simultanéité » qui le pré-structure a minima. Exemple : le sein « et » la voix de la mère qui chantonne en allaitant. Après cette première inscription/traduction (I), vient ensuite, inaccessible à la conscience, une ré-inscription régie par d’autres relations associatives, sans doute de nature cause-effet. Ce serait (Freud est assez évasif), l’étape des souvenirs « conceptuels » (II). Exemple : le sein est donné « donc » la faim est apaisée, avec pour effet une sorte de mise en réseau de « choses » encore sans nom, mais cependant vécues comme des saillances privilégiées par le principe de plaisir. Si la première inscription relève de l’engramme élémentaire, la seconde évoque le relevé d’un décalque des « choses » du monde extérieur, où la conformité entre le modèle et son décalque ne serait pas assurée par la ressemblance, ou par un quelconque rapport d’analogie, mais par l’expérience de la satisfaction ou de la frustration d’un désir vital. Mais, d’une part, il nous est impossible de nous figurer avec notre conscience des « choses » dont l’identification n’est pas, ou pas encore, le corrélat du pouvoir de les nommer : ce sont des entités sans identité nominale, dont les contours seraient comme fixés par ce que capture un élan pulsionnel qui les vise et qui s’y achève, ou encore, par les seuils de la douleur ressentie quand ces « choses » se dérobent au désir. Rien n’est plus obscur, de toutes façons, que de tenter d’exprimer avec des mots ce que sont de pures « représentations de choses » avant leur connexion aux « représentations de mots ». C’est pourquoi je préfère noter ici « sein » le prototype de la « chose », toujours entre guillemets. La dernière inscription/traduction (car Freud n’exclut pas d’autres retranscriptions[46]) mobilise les mots et la conscience du moi « officiel ». C’est le préconscient (Vb, pour Vorbewusstsein) (III). A ce niveau est enfin levée en partie l’obscurité de l’étape précédente. Car la « chose » est désormais saisie par l’acte de juger, qui stabilise les prédicats qui s’y réfère. Pour Freud, ainsi, la référence, c’est une forme de maîtrise psychique des « représentations de choses » engrammées dans la mémoire. C’est à partir de ce moment qu’on peut parler de ce qu’on se représente, ce dont on parle, ce qu’on désire : qu’on peut donc se référer à la « chose », autrement dit, l’identifier. Mais ce n’est évidemment jamais en effaçant l’histoire associative passée de la « représentation de chose ». En l’identifiant, en jugeant de ce qu’elle est, le psychischer Apparat capture aussi tout ce que les frayages qui l’amènent à la portée des « représentations de mot » lui ont associé, par simultanéité en Wz, puis en subissant en Ub des remaniements causaux qui en ont reconfiguré la donnée dans la mémoire. Exemple : qu’une femme offre ses seins au regard d’un homme peut désormais valoir pour la cause consciemment sentie d’une passion sexuelle qui le (ou la) saisit tout entier (tout entière). Mais sans qu’il (ou elle) puisse avoir pleinement conscience de la source de ce saisissement affectif total. C’est le sein de la mère, via l’association primaire, absolument inconsciente et refoulée désormais, avec la satisfaction du nourrisson.

C’est pourquoi on peut parler en ayant tout à fait conscience de ce qu’on veut dire, et pourtant trahir tout autre chose : des significations et des motivations inconscientes.

Or le moi, dit encore Freud, n’est pas seulement attentif aux qualités. Il est plus que ce que désignait en général ω dans le Projet. Si, assurément, de l’inconscient pointe dans ce qu’il se dit et qu’il nous dit, il a aussi « conscience de penser » et cela pose un problème à part. C’est une conscience « secondaire », bien sûr. Mais comment est-elle possible ? La solution que suggère Freud est la suivante. En pensant, le moi « vivifie » les représentations verbales sur un mode hallucinatoire. C’est ce qui se passe quand « je me dis » que je pense ou fais ceci ou cela : je vis au présent les traces mnésiques des mots que j’ai appris, comme si je créais au fur et à mesure ma pensée, ou comme si les mots tombaient à propos maintenant seulement [47].

Freud paraît alors boucler ce schéma sur lui-même. En effet, il faut à cette vivification des mots en Bw d’autres neurones perceptifs, et l’on voit mal pourquoi ce ne seraient pas ceux de la première étape, W. Il est clair toutefois que si l’on revient de Bw sur W, les Wz seront à leur tour pris dans un cycle.

Il est difficile, alors, de résister à l’idée que les représentations de mot auront une forte incidence, lors du développement progressif de l’appareil psychique, sur les associations par simultanéité qui inscrivaient au départ les perceptions dans la mémoire… En somme, nous ne viendrions pas au monde dans un monde purement naturel, mais dans un monde humain, peuplé de mots, de significations et de symboles. Et non seulement ces derniers seraient des objets à percevoir en plus des autres, mais toute l’économie de notre perception, en tant que perception humaine, se ressentirait des associations simultanées préalables que nous imposent ces mots — par exemple, en colorant les « choses » d’une valeur affective dont nous ne savons pas, au départ, qu’elle provient du fait que, autour de nous, ça parle de ces « choses ».

D’autre part, le refoulement est défini par Freud comme le cas où certains souvenirs « se refusent » (Versagung) à la réinscription/traduction. Du coup, ils restent soumis aux lois du système où ils demeurent fixés. Mais il s’en déduit, si je poursuis le raisonnement, que les troubles les plus graves du psychisme seront ceux où l’engramme perceptif est déficient, puis ceux où le proto-monde des « choses » n’est pas adéquatement ordonné par le principe de plaisir à une future capture dans le langage et les symboles, puis enfin ceux où seuls les jugements manquent, qui permettraient de nommer des objets du désir et d’agir en conséquence (chaque cas pouvant dériver du ou des précédents[48]). Il est donc possible que le psychischer Apparat de la lettre 112 ne se boucle pas sur lui-même. Freud n’est pas si explicite. Mais si ce n’est pas le cas, alors il sera bien compliqué de donner une explication métapsychologique cohérente des effets de l’interprétation thérapeutique du refoulement. Car elle repose sur la possibilité de faire jouer les mots et les images mnésiques des mots à la fois sur et dans l’inconscient. Or si, à partir du préconscient et du conscient, il n’est pas possible de toucher l’inconscient, si au contraire il n’y a dans le préconscient et le conscient que ce que l’inconscient laisse filtrer, cette action sur et dans l’inconscient est inintelligible.

            Ce bouclage du schéma sur la conscience perceptive hallucinatoire des mots reconduit et concentre ainsi l’équivoque permanente du statut du langage chez Freud. On a besoin de lui pour transférer de couche en couche de la mémoire des contenus chargés de signification (on retranscrit/retraduit). Mais Freud ne va jamais jusqu’à faire de l’appareil psychique l’« effet psychologique » induit par l’appareillage des êtres humains les uns aux autres, grâce au langage dans lequel ils sont plongés dès la naissance par les proches qui prennent soin d’eux.

            Freud ne cesse pas ici, et d’ailleurs ne cessera jamais, jusqu’à l’Abrégé, de privilégier la version « interne » (quasi-cérébrale) de l’appareil psychique. Le prix qu’il paye pour cela est simple : le rejet du langage comme régulateur ultime de la vie psychique dans le rapport à autrui comme Nebenmensch parlant, se solde par l’envahissement progressif de tout le fonctionnement « intérieur » de l’appareil psychique par des notions linguistiques. Celles-ci ne sont pas tout à fait des métaphores, car elles sont ce qu’il y a de plus opératoire dans cet appareil. Mais ce sont néanmoins des caricatures d’opérations propres au langage : traduction, transcription, etc.

Je crois qu’il n’est pas si exagéré de parler de retour du refoulé (théorique). La raison psychanalytique peut en être donnée simplement, sans que je prétende en rien à l’originalité : la dernière découverte que fera Freud, dans l’invention de la psychanalyse, c’est en effet celle du transfert. Mais évidemment, seul le transfert peut donner l’idée d’une répétition à la fois structurante et originaire de l’appel de détresse au Nebenmensch. Seul le transfert démontre que l’appareil psychique est un appareillage à cet « autre préhistorique et inoubliable », et au mystère qu’il parle. Mais s’il parle, c’est qu’il fournit donc plus que l’objet du besoin vital. IL fournit de quoi « se dire » qu’on désire et qu’on vise ceci ou cela. Seul le transfert peut donner une idée du trou dans la conscience réflexive et le sens que creuse l’inconscient : de ce qu’on ne s’entend pas dire en parlant, ce qu’on ne se voit pas faire en agissant, mais qui trahit les désirs et les motivations qui nous meuvent. Seul le transfert, si je puis dire, décérébralise l’expérience analytique. Tout ce que donc le transfert répète de la première relation au Nebenmensch, puis, dans la seconde topique, aux imagos parentales, risque alors de rester en dehors du psychischer Apparat.

D’où l’idée que l’appareil du Projet, mais encore celui de la Traumdeutung, comme je vais bientôt le montrer, consigne la résistance de Freud, comme analyste, aux transferts de ses patients. Sa théorie témoigne, noir sur blanc, que pour lui le transfert n’est pas encore le cadre formel à l’intérieur duquel l’expérience analytique prend sens, mais, au mieux, un ingrédient causal (aux effets à la fois favorables et défavorables), de la cure des névroses.

Voilà une interprétation (la principale) de ce que je suggérais plus haut, touchant le paradoxe de l’appareil psychique, lequel trahit, dans sa configuration même, les limites de l’idée qu’on peut s’en faire, et les points de fixation névrotique de celui qui l’imagine ; avec cependant ce correctif, capital, que si Freud avait tenté de s’en dispenser, il n’aurait plus avancé du tout. Freud, ainsi, enferme ses patients (en théorie) dans leur individualité psychocérébrale, autrement dit, dans un « appareil neuronique », parce qu’il n’a pas encore mesuré qu’on n’observe jamais un tableau de névrose du dehors, ni d’une position de surplomb objectivante, mais qu’on est toujours comme analyste dans le tableau, partie prenante de la scène qui s’y joue à titre de représentant actuel du Nebenmensch passé, et n’en comprenant rien soi-même, par conséquent, qu’après coup.

            La lettre 112 est le lieu où, à mon avis, ce problème s’étale. Il ne cessera plus ensuite de se poser dans l’histoire de la psychanalyse. Car il faut bien, me rétorquera-t-on, que les symptômes, ou du moins un bon nombre, les représentations de contrainte, les paralysies hystériques, se produisent dans les organismes des patients, ou du moins chez eux et dans leur esprit ! Ils ne sont pas entre les patients et leurs proches. Nous ne pouvons tout simplement pas nous résigner à l’idée que la présence à l’intérieur de l’individu d’un appareil psychique ne soit pas la condition sine qua non de ce l’efficacité supposée de la psychanalyse. Mais nous pensons toujours notre moi et notre esprit comme intérieurs, et donc comme profonds. Il nous est difficile de concevoir que nous vivons psychiquement non pas dans les profondeurs, mais à la surface, en quelque sorte, de ce que nous offrons aux autres, et par où seulement ils peuvent nous « toucher » (et surtout, nous « toucher profondément »).

            La conséquence en est fort simple sur le destin de l’appareil psychique dans les théories des psychanalystes : on ne sait plus où placer cette sorte de conscience qui n’existe que parce que les signes verbaux s’attachent aux quantités (aux affects) qui s’écoulent de l’inconscient. La mettra-t-on entre ω et ψ, comme Freud lui-même le suggère depuis la lettre 85, en qualifiant l’« association verbale » que subit la quantité de « secondaire », et donc de dispensable ? On sera bien en peine d’expliquer, dans ce cas, la force absolue du rapport à l’autre parlant, au Nebenmensch qui élève le cri de désarroi de l’infans humain à la dignité d’une demande qu’on lui suppose, portée par un sujet du dire. Préfère-t-on cependant, contre les préférences affirmées de Freud, donner à la conscience qualitative des mots une fonction déterminante, en faire l’expression de notre dépendance radicale à l’ordre du langage et des représentations (et des symboles) au milieu duquel chacun vient au monde — ce qui revient à placer la perception des signes verbaux au sommet de l’édifice, donc à en faire la forme même du « savoir » inconscient ? C’est aussitôt l’aporie inverse : on ne voit plus ni ce que devient l’« épreuve de réalité » par l’organisme individuel. Car la réalité, c’est à la limite ce que tout le monde dirait et penserait, et qui structure a priori le monde : l’affaire de la « réalité » est réglée d’avance par le langage et la culture. On ne voit pas plus, ce qui est plus grave encore, pourquoi ψ, l’inconscient, aurait la moindre consistance psychique et vitale. Car, réduit à un « savoir » inconscient, et « structuré comme un langage » avant même que Lacan n’en ait frappé la formule, il n’existe plus comme « réservoir pulsionnel », ni comme lieu de mémoire des « représentations de chose », ni comme source d’où jaillissent les affects comme autant de quantités à traiter dans l’urgence de la vie. Il s’évapore en discours collectif, et tout ce que nous hallucinons avec virulence, ce sont les qualités sensorielles des « représentations de mot », bref, l’écho lointain de ce que nos proches les plus proches nous ont dit autrefois.

            Notez bien que nous n’avons perdu de vue ni le point de vue radicalement fonctionnel, développemental et évolutionnaire de la neurologie de la paralysie cérébrale, ni les audaces de la doctrine de l’aphasie, qui insérait des « représentations » sur le chemin indirect entre le cortex et la périphérie. Nous avons juste pris acte que si ce sont bien là les prémisses de la spéculation de Freud sur le psychischer Apparat, nous sommes irrésistiblement conduits à les mettre en tension : car ces « représentations », équivoques depuis le début, nous forceront à choisir entre leur rôle biologique dans le cadre darwinien, avec leur mode d’être dans le système nerveux comme des opérateurs sélectifs de représentation des « fonctions » des zones périphériques auprès du cortex, et leur définition sociale (ordonnée à des « représentations collectives »), si tant est que l’être-humain-proche, notre objet primordial, nous parle…

           

V. Le chapitre VII de la Traumdeutung et la première topique

 

            Dès le moment où Freud commence à demander à ses patients d’associer sur leurs récits de rêves et de lui communiquer les pensées incidentes qui leur viennent alors, dès le moment, autrement dit, où Freud demande à ses patients d’opérer eux-mêmes, sur le divan, la jonction entre la mise en mots (sous transfert) et l’expression et la révélation du plus intérieur de leur contenu mental (l’imagerie onirique, donc les affects et les pulsions qui émanent de l’organisme endormi puis éveillé), les équivoques de l’appareil psychique atteignent des sommets. Considérer les « associations libres » comme équivalentes à certaines « associations neuronales » sous-jacentes (entre Ub, Vb et Bw), c’est, je l’ai dit, mettre un peu trop de langage dans le cerveau, ou un peu trop de décharges énergétiques entre neurones dans l’écoulement « libre » ou « lié » de la parole. Contre la tendance à vouloir à tout prix sauver les notions ambiguës de traduction, de transcription, bref de jeux « d’écriture » entre systèmes de traces mnésiques, je plaide en faveur d’une appréciation plus distanciée de sa portée exacte chez Freud, et donc du degré auquel la psychanalyse devrait lui demeurer fidèle. A mon avis, il ne faut pas tenter de sauver la métaphore de l’écriture. Il faut déceler ce qu’elle permet, et aussi ce qu’elle ravaude, qui est l’insupportable équivoque du « lieu » d’insertion du langage dans le psychicher Apparat.

            A cet égard, les analyses ordinaires de l’appareil psychique du dernier chapitre de la Traumdeutung[49] sont à mon avis fortement biaisées. Elles favorisent en effet l’interprétation que Freud en a donnée lui-même bien après la Traumdeutung, au détriment de l’examen du rôle que joue effectivement cet appareil dans l’argument du livre. De plus, ces exégèses ignorent la discussion que la Traumdeutung révèle, non avec les appareils anatomo-cliniques de la neurologie de langue allemande, mais avec les schémas tout aussi spéculatifs de la psychophilosophie française de l’époque. J’ai consacré une longue étude à la Traumdeutung[50]. Aussi, je me contenterai de rappeler ce qu’une inspection précise de l’argument de Freud permet d’établir à ce propos.

  1. L’appareil psychique du chapitre VII est inséparable des techniques d’interprétation du rêve mises en œuvre dans les chapitres précédents. Il ne remplace pas l’analyse clinique dérivée du travail associatif du rêveur sur son rêve par une explication étiologique de valeur supérieure, mais il complète la théorie du rêve en résumant comment les explications causales du contenu du rêve restent d’un bout à l’autre du livre soumises à une sémantique du désir (à la définition du rêve comme expression affective et signification d’un contenu refoulé).
  2. L’appareil psychique du chapitre VII ne donne pas la clé de la production du rêve en général, mais de ces seuls rêves où l’on hallucine des images. On peut parfaitement rêver au sens freudien (accomplir un souhait refoulé d’origine infantile, sexuel et égoïste) sans l’appareil du chapitre VII.
  3. Le chapitre VII complète plutôt la doctrine de l’hystérie, en expliquant non plus la symptomatologie motrice, mais la symptomatologie idéative. Au-delà encore de l’hallucination de souhait des hystériques, les mentismes visuels des obsédés et leur sentiment spécial de « cauchemar éveillé » pendant les crises anxieuses, sont aussi des manifestations « les yeux ouverts » des mêmes refoulements en jeu dans le rêve.
  4. L’appareil optique de la Traumdeutung est explicitement conçu comme une fiction, et non comme un modèle quasi-neurologique de l’activité onirique. En fait, malgré tout ce qu’il affirmera plus tard[51], Freud ne cherche pas vraiment dans la Traumdeutung à expliquer ce que sont les rêves ni comment le cerveau ou l’esprit les fabriquent. Il cherche à expliquer comment les rêves s’insèrent dans la continuité de notre vie psychique au lieu d’y ouvrir des parenthèses absurdes. Ce sont les maillons manquants entre l’inconscient et la conscience, exhumés en fouillant le grenier des désirs perdus, plein de sens, et parfaitement adaptés à certaines fonctions défensives.
  5. Le seelischer Apparat de la Traumdeutung présuppose le remplacement de la théorie de la décharge neuronique (cliniquement, de l’abréaction) par une théorie de l’action. Mais Freud se fait encore plus catégorique : le rêve remplace l’action interdite, mais souhaitée. Cette action était donc intentionnelle, et le rêve hérite du fantôme de cette intentionnalité : il la représente, et parfois même, il l’image. Mais cette intentionnalité est conative : c’est celle du désir visant son objet (perdu). On peut dire, en ce sens précis de l’intentionnalité, que le rêve présentifie l’intention de l’action interdite en tant qu’intention, et non en tant qu’action[52]. C’est le principe de son sens.
  6. L’appareil psychique, quand il est construit sur le modèle de l’arc réflexe, n’est pas une fiction. Il se distingue des théories matérialistes de la réflexologie de l’époque, parce qu’il est téléologiquement orienté. Sa finalité interne au fait qu’il est régi par deux « représentations de but » (Zielvorstellungen) : 1. les associations verbales du patient qui rêve sont adressées au psychanalyste et le patient ne sait pas qui il vise par-delà la personne de l’analyste (c’est le transfert), et 2. ces associations sont mises en branle par la souffrance psychique et la demande qu’on la soulage, donc par un appel de détresse qui émane des couches les plus enfouies de l’appareil psychique, où ce qui est en cause (et donc remis en jeu dans le transfert), c’est le premier cri lancé vers le Nebenmensch.
  7. L’appareil psychique sous forme d’arc réflexe boucle le schéma de la lettre 112 en l’intégrant à un appareil avec une entrée sensorielle et une sortie motrice. Entre les deux, on trouve les inscriptions et réinscriptions/traductions successives du souvenir (Erinnerung, Er). Mais cette sortie motrice produit des actions, dont l’intentionnalité est d’abord régie par le désir et la mémoire et ensuite par l’épreuve de réalité.
  8. Du coup, l’arc réflexe avec le parcours archicomplexe qu’impose à l’influx nerveux, conformément au modèle réflexologique de l’époque, la structure du cerveau, sont mis docilement au service de cette téléologie, requise par les techniques interprétatives et le transfert. Freud ne fera donc plus référence, à partir de la Traumdeutung, à aucune contrainte physique ou biologique préalable qui pèserait sur l’appareil psychique. Au contraire, il recherche la façon la plus générale et la moins contraignante possible de concevoir un appareil psychique entièrement compréhensible à partir du transfert et de l’interprétation dans la cure. Il choisit donc le modèle abstrait du réflexe, parce que c’est un modèle compatible avec la donnée d’un organisme vivant, doté d’un système nerveux, et soumis aux contraintes de la sélection naturelle. Mais ce réflexe-là sert à implémenter neurologiquement des propriétés parfaitement générales du psychisme et de l’organisme (épreuve de réalité pour survivre comme individu et primat absolu des fonctions sexuelles sur tout autre but). Il n’engage à rien au-delà.
  9. Le système Vbw des représentations verbales, est élaboré pour intégrer tout en les dépassant les hypothèses de Janet et des psychophilosophes français sur l’automatisme et le subconscient. La dynamique psychique est du coup conçue dans l’esprit propre à leurs théories : en termes d’associations « par contraste » (les konstrastierenden Vorstellungen, Kontrastgedanken) et de « contre-volonté » (Gegenwillen). Voilà qui rattache l’associationnisme de la Traumdeutung bien plus à Taine et à sa postérité qu’à l’associationnisme neuronique[53]. Seule cette dynamique du conflit intrapsychique était psychanalytiquement féconde ; l’inclusion des automatismes subconscients est inutile, et c’est la raison pour laquelle Freud renoncera ensuite à une théorie systématique du préconscient. En somme, la Traumdeutung dit adieu aussi bien à la modélisation proprement neurologique qu’à la modélisation philosophico-psychologique — autant aux hypothèses neuronales qu’au subconscient à la Janet.

Ce résumé suffira à mon propos. Mon but n’est pas d’expliquer la psychanalyse, mais simplement de comprendre ce qu’elle recherche en construisant des appareils psychiques.

Or, à cet égard, il est patent que l’appareil psychique de la première topique (Bw, Vb, Ub) est, pour paraphraser Freud, une « formation de compromis ». Par exemple, il est difficile de savoir dans quelle mesure Freud embrasse de gaieté de cœur l’idée d’une fiction (l’appareil optique) pour penser l’appareil psychique, et dans quelle mesure, au contraire, il préférerait donner un modèle réel de la genèse intracérébrale de l’imagerie onirique, autrement dit, une théorie neurologique de la production du rêve. Mais il n’avait pourtant découvert que la cause de la valeur significative du rêve, en rapport, et seulement en rapport avec les autres états du psychisme pertinents pour la thérapie des névroses. Mais cette auto-interprétation par Freud de ses résultats et de ses intentions révèle combien il a toujours voulu localiser le seelischer Apparat à l’intérieur de l’organisme, et lui faire remplir un rôle explicatif pour la psychologie générale, en tant que science naturelle, dans l’horizon de la biologie évolutionniste. Qu’il ait en fait montré tout à fait autre chose, qui revient en somme à ceci, que l’appareil psychique ne peut que refléter dans l’organisme sa dépendance à l’ordre du langage imposé par autrui dès sa naissance, Freud le sait. Mais il ne le valorise pas comme son acquis principal. Cela restera pour lui la conséquence technique d’une théorie de l’esprit de portée beaucoup plus générale (voire excessivement générale, et sans doute prématurée[54]). C’est aussi pourquoi la première édition de la Traumdeutung met tant de soin à se rendre lisible par les neuropathologistes contemporains, et pourquoi aussi Freud y discute abondamment les théories janétiennes et néo-janétiennes du rêve et du subconscient, qui étaient alors fort à la mode. Car la légitimité de la psychanalyse ne peut reposer sur la seule pratique psychothérapeutique. Il faut qu’elle se fonde sur une connaissance étiologique profonde et originale des mécanismes impliqués. Les succès thérapeutiques de la psychanalyse, en effet, ne sont pas si spécifiques. La concurrence de la suggestion et de l’hypnose, voire des versions modernisées du « traitement moral », restait alors très vive[55], et ce n’est sans doute pas sur ce terrain que Freud pensait triompher.

            Mais je conclurai ces remarques sur la Traumdeutung par une comparaison avec le schéma de la seconde topique. Cette comparaison, à mon avis, devrait attirer l’attention sur la différence d’attitude de Freud à l’égard du psychisme, en 1900, et en 1920 et au-delà, autrement dit, à mesure que les espoirs de guérir les névroses « facilement » s’amenuisaient, et que les convulsions historiques et la guerre minaient, chez lui comme chez tant d’autres intellectuels européens, la confiance dans le progrès et dans l’homme.

            La seconde topique (moi, surmoi, ça) n’est pas une simple extension ni non plus une redéfinition de la première, qu’elle inclut cependant en elle. Elle la critique sur un autre plan que théorique, et on ne devrait pas s’obnubiler, à mon avis, sur la grande portée de cette critique, qui se résume à dire que conscient et inconscient ne sont pas des « instances » de l’appareil psychique, mais des « qualités » particulières des processus psychiques. Certes, il y a des parties inconscientes du moi, comme le surmoi. Mais n’était-ce pas déjà une conséquence facilement dérivable de la première théorie du moi, celle du Projet ?

Plus profonde est la remise en cause de la destination « naturelle » de l’organisme psychique à la survie, selon les principes darwiniens. La fameuse pulsion de mort fait revenir au premier plan cet horizon que je pointais déjà dans le Projet, d’une inscription du seelischer Apparat dans la matière plus que dans la vie. Le principe d’« inertie neuronique » inquiétait la suprématie de l’autre mode d’explication, darwinien — lui laissant une place contingente et subordonnée.

Mais la plus grande plausibilité de la pulsion de mort, n’est-elle pas celle qui se déduit de la façon dont Freud met en place la seconde topique, dans la 31ème Leçon ? Car Freud y approche l’appareil psychique par l’impossibilité de satisfaire simultanément aux trois tâches auxquelles il est soumis : 1. assurer coûte que coûte l’épreuve de réalité, 2. satisfaire aux idéaux moraux et aux impératifs souvent grotesques et contradictoires du surmoi, tout en minimisant la culpabilité et l’angoisse, 3. obéir enfin aux contraintes pulsionnelles internes qui ne cessent jamais. Il serait fort léger de décrire ici le moi comme « Arlequin, serviteur de trois maîtres » (et non plus de deux). Je crois qu’on céderait, en supposant qu’un tel Arlequin existe, à une illusion ou peut-être même à une hallucination morale fondamentale. Cette hallucination, c’est l’idée qu’il doit bien exister quelque chose comme le moi, « vu que nous existons », et que donc nous devons, en gros, et malgré nos névroses et nos psychoses, réussir à satisfaire nos trois maîtres. Croire cela, c’est halluciner qu’il y a un moi « normal », et que ce n’est pas une tâche absurde, ni condamnée d’avance, que d’en rapprocher les névrosés et les psychotiques, autant que faire se peut. Inversez pourtant la perspective. Et si le seelischer Apparat de la seconde topique était vraiment différent en intention de celui de la première ? Et s’il n’était pas là pour montrer comment fonctionne l’inconscient par rapport au conscient, mais plutôt pourquoi ça dysfonctionnera toujours, quoi qu’on fasse ? Et s’il était, en somme, la critique la plus radicale de l’illusion théorisante et de l’optimisme implicite de la première topique, laquelle tient pour acquis d’un bout à l’autre que du moi, il y a : névrosé, certes, mais peu importe, puisqu’on peut comprendre pourquoi, et même le guérir.

            L’appareil psychique du dernier Freud, dont je ne dirai pas davantage ici, présente un défi singulier à la compréhension : c’est une « machine » bien particulière, puisqu’elle n’existe que pour dysfonctionner. Elle n’est complète, et paradoxalement fonctionnelle, que si elle nous montre toutes les directions de fonctionnement dans lesquelles non seulement elle tombe en panne, mais s’autodétruit ! La tripartition moi/surmoi/ça exhibe en conséquence l’inguérissable qu’il y a dans le fait d’exister psychiquement. Voilà en quoi la pulsion de mort est bien réelle, et voilà aussi pourquoi toute tentative de faire jouer au seelischer Apparat de la seconde topique le rôle d’un nouveau « modèle épistémologique » du psychisme ou d’une carte qui serve au moi, en pratique, à se débrouiller au milieu des contraintes qui l’accablent est un contresens absolu. Car il n’y a aucun moyen de se débrouiller, vu que personne ni rien (de psychique) ne fonctionne normalement. Il n’y a donc que du cas par cas, être humain par être humain, et toute la théorie, si l’on va au bout du radical changement d’esprit impulsé par la seconde topique, ne sera jamais qu’une liste de descriptions cliniques uniques.

            Je me garderai bien de décider si cette lecture de la seconde topique est la seule, ou même la bonne. Mais elle est tout simplement immédiate et directe. Elle me permet surtout de souligner qu’inventer un appareil psychique, en psychanalyse, n’est jamais une activité intellectuelle psychiquement neutre ni innocente. La confronter aux données cliniques ne suffit pas (dans la seconde topique, ces données sont les échecs de Freud, et surtout le mystère de la « réaction thérapeutique négative », mais aussi le masochisme originaire). Un appareil psychique, en psychanalyse, doit aller plus loin que montrer qu’il est lui-même lacunaire, et qu’il n’est qu’un simple moment dans la formation psychique du psychanalyste, s’équipant progressivement, et jamais parfaitement ni idéalement, de ce qui est requis de lui pour qu’il se confronte aux névroses (et aux psychoses, dans la seconde topique). En effet, si l’on accepte ma lecture de la seconde topique, il faut aller jusqu’à identifier la désillusion radicale sur nos possibilités psychiques, voire le désespoir où nous plonge le fait de penser ainsi, en termes de seelischer Apparat, comme le seul et unique indice que nous avons touché le réel de ce que nous sommes. L’appareil de la seconde topique trahit donc une attitude de Freud infiniment plus conséquente à l’égard des limites de la psychanalyse que celle qui guidait la première. Or ce point de vue échappe à l’évidence à une approche herméneutique qui tenterait de rendre théoriquement ou cliniquement compatibles les deux topiques, ou mieux, de les dépasser avec un modèle plus intégratif, plus puissant, ou plus scientifique. Il montre plutôt ce qui est en cause dans l’invention d’appareils psychiques : quel genre de mutation subjective et d’effort nous attend vers un regard plus lucide vers la source de tout regard.

 

VI. Bion…

 

J’ai exposé jusqu’à présent les raisons qui rendent à mon avis douteuse la possibilité de renouer avec la neurologie de jeunesse de Freud, afin de rendre de nouveau scientifique la psychanalyse. Car peu importe les progrès des neurosciences, peu importe les analogies qu’on découvrira entre les schémas fonctionnels des circuits de l’affect, de la mémoire et du langage, qui fourniraient des bases à une relecture du seelischer Apparat compatible avec les connaissances récentes. Le point aujourd’hui extrême d’une tentative de conciliation de ce genre, la « neuropsychanalyse », sous la plume de Solms ou de Schore, omet d’interroger l’essentiel : le seelischer Apparat, non seulement n’est pas nécessairement interne ni cérébral (ce n’est pas l’héritier du geistiger Apparat de Meynert), mais sa construction met en cause le genre de rationalité qui convient à la science. Il est là pour nous obliger à penser autrement — et non pour nous pousser à ramener la psychanalyse à la science (comme si c’était un but souhaitable en soi), mais pour interroger ce qu’on désire et aussi ce qu’on redoute dans l’objectivation de ce que nous sommes réellement : des moi soumis à des contraintes féroces, des consciences intrinsèquement lacunaires, des sujets qui n’échappent jamais à un certain degré de névrose, et peut-être pire encore. C’est à ce prix seulement que l’appareil psychique peut prétendre à la fois résumer la clinique, et en maximiser le rendement épistémologique : si on ne le prend pas pour un modèle idéal de ce qu’est l’esprit selon Freud, mais s’il participe à la critique de toute idéalisation du fonctionnement psychique, et donc aussi à la sienne propre.

Bion, puis Lacan, ont eu à cœur de maintenir ces enjeux vivants dans leurs propres inventions psychanalytiques, qui ont l’intérêt de prendre la forme, justement, d’appareils psychiques très élaborés (la « grille » et le schéma « R »). Je n’en dirai que quelques mots, en insistant surtout sur leur continuité essentielle avec l’inspiration freudienne, et sur la manière dont il nous aide, après coup, à la comprendre. Car élucider avec rigueur leurs positions impliquerait encore bien d’autres remarques sur la seconde topique et sur Melanie Klein (pour Bion, en tout cas).

Car la grille de Bion, point d’aboutissement de sa période « épistémologique », repose notamment sur la vaste synthèse des fondements de la métapsychologie que Freud avait brossée en 1911 : les Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique[56]. Je vais ici reprendre les principaux résultats sur la signification et l’intérêt de la grille, que j’ai exposés dans un autre travail[57].

 

 

hypothèses

de définition 1

Ψ 2

Notation 3

Attention 4

Investiga-

tion 5

Action 6

… n

A

éléments β

A1

A2

 

 

 

A6

 

B

éléments α

B1

B2

B3

B4

B5

B6

Bn

C pensées du rêve,

rêve, mythe

C1

C2

C3

C4

C5

C6

Cn

D

pré-conception

D1

D2

D3

D4

D5

D6

Dn

E conception

E1

E2

E3

E4

E5

E6

… En

F concept

F1

F2

F3

F4

F5

F6

… Fn

G

système déductif

 

G2

 

 

 

 

 

H

calcul algébrique

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme on voit, l’axe horizontal de la grille reprend une à une les notions freudiennes impliqués dans l’adaptation de l’appareil psychique à la réalité depuis la lettre 112 et dans la première topique : notation/enregistrement, attention, investigation (i.e. le frayage exploratoire provenant de l’inconscient, qui parcourt activement le chemin ouvert par l’attention), action spécifique enfin. L’axe vertical décrit l’enrichissement progressif des contenus psychiques par intégration et symbolisation, en passant successivement, exactement comme dans les Formulations, par le mythe, la rationalité, puis la science. Je dois ici laisser de côté les deux logiques qui régissent le développement de ces axes, celle du contenant et du contenu pour l’axe horizontal, et pour l’axe vertical, celle des positions schizoparanoïdes et dépressives au sens de Melanie Klein. Le mérite épistémologique fondamental de cette grille est de résoudre le problème de l’intégration des deux topiques, laissé en plan par Freud dans la 31ème Leçon. Comme on verra tout à l’heure, Lacan a poursuivi un but du même genre avec son schéma R. Mais chez Lacan, il n’y a pas d’emprunt si évident à l’interprétation kleinienne de la seconde topique. Ces emprunts, chez Bion, sont éclatants.

L’appareil psychique bionien analyse donc, ou décompose en facteurs les « éléments » de base de la démarche psychanalytique[58]. Chercher à situer ses pensées, ses interprétations ou ses actions sur la grille, c’est s’assurer de leur stricte conformité à la métapsychologie de Freud et de Melanie Klein. Un psychanalyste ne devrait tout simplement jamais rien penser, dire ni faire qui ne s’inscrivent dans ces coordonnées, s’il veut être psychanalyste. Mais comme tout appareil psychique, celui de Bion n’est pas simplement un instrument pour penser l’expérience psychanalytique. C’est tout autant une expérience pour la pensée. Lorsque Bion, d’une formule fameuse, explique que le but d’une cure est de réussir à se forger un « appareil à penser ses pensées », il ne renverse pas seulement l’ordre habituel : on aurait d’abord un appareil à penser, et ensuite des pensées. Pour Bion, c’est en effet l’inverse : les pensées (des autres) exercent une pression sur nous, et nous nous fabriquons un appareil pour parvenir, tant bien que mal, à les penser. Il appelle aussi une version à chaque fois personnelle de la grille. Autrement dit, si la grille est ce avec quoi Bion pense ses pensées psychanalytiques.

Cela signifie deux choses.

La première, c’est que Bion est parvenu à la grille d’une façon dont il nous livre la clé avec sa recommandation que chaque analysant, mais aussi chaque analyste, consigne pour son propre compte les pensées, les fragments de rêve, les interprétations, les poèmes, les remarques philosophiques, les fautes logiques qu’il commet régulièrement, les images qui l’obsèdent ou le fascinent, bref, qu’il prenne tout à fait au sérieux, et donc « à la lettre », l’idée freudienne de signes de perception, de notation des souvenirs, de réécriture et de remaniement dans la mémoire, de représentation verbale consciente et enfin de symbolisation. Il lui faut découvrir, dans cet exercice (auto-analytique), ce qu’ils sont dans son cas personnel, et comment ils s’organisent, comme sa cure et sa vie sexuelle le lui révèlent. L’appareil freudien n’est tellement plus un modèle abstrait, qu’en repérer les composants devient chez Bion une prescription pratique quotidienne, un art privé de la « cogitation » psychanalytique[59].

La démarche est frappante. Pour se familiariser avec la psychanalyse, Bion ne nous recommande pas d’essayer d’interpréter nos rêves, comme on en trouve le conseil chez Freud. D’emblée, c’est la totalité de nos processus psychiques qu’il suggère de réinscrire dans les coordonnées de la grille. Il est curieux de voir les concepts les plus abstraits de la métapsychologie devenir les instruments ordinaires de l’exploration de notre psychisme ou de celui des patients. Il s’ensuit aussi que la grille émerge des préférences et des sensibilités de Bion — par exemple, comme il le mentionne lui-même, des textes classiques de Freud et Melanie Klein auxquels il faisait retour régulièrement pour s’orienter, mais aussi de son goût pour les mythes ou pour le formalisme mathématique. L’appareil psychique bionien vaut ainsi pour Bion, certes, mais peut-il valoir pour quelqu’un d’autre ? Non.

Il ne peut être un absolu théorique pour une autre personne. Bion insiste au contraire sur le fait que le travail psychique qui sous-tend l’invention par chacun de son « appareil à penser ses pensées » devrait plutôt lui mettre sous les yeux que ce qui pour lui a eu énormément de valeur à un moment donné (une pensée précieuse, un rêve récurrent, une interprétation très générale). Mais se livrer à cette tâche, et y revenir régulièrement, aboutit à découvrit que ce qui a eu pour nous à un moment tant de valeur psychique peut s’évanouir, et d’autres faits psychiques, d’autres pensées, d’autres symboles prendre leur place. En somme, l’appareil bionien « à penser ses pensées » sert à nous familiariser avec ses propres transformations — à nous les faire noter, à nous y rendre attentif, à diriger notre investigation sur elles, et à nous permettre d’agir selon de ce qu’elles nous dévoilent.

L’appareil psychique se fait par là son propre objet. Mais ce n’est pas là une prise de conscience réflexive. C’est le déploiement d’une sorte de « texte psychique » infiniment plus riche que tout ce dont nous pourrions avoir jamais conscience. Bion, expliquant pourquoi il avait finalement renoncé à se servir de la grille, la décrivait dans les termes que je viens d’énoncer : comme une formation de son psychisme dont il n’avait plus eu finalement besoin. Ses derniers écrits, si étranges et tellement décriés, seraient ainsi, en toute hypothèse, l’ultime mutation de son « appareil à penser ses pensées »[60]. C’est alors dans une écriture à la Joyce, bien plus que dans un quadrillage géométrique des « éléments » de la psychanalyse, que Bion aurait finalement trouvé le rapport au langage et à la vie psychique le plus satisfaisant pour lui. Que le dernier état de l’appareil bionien convoque la figure de Joyce, et même Finnegans Wake, montre que ce à quoi un appareil psychique peut ressembler est parfois très inattendu !

            L’autre dimension selon laquelle la grille n’est pas une récapitulation de l’expérience psychanalytique, mais un moyen expérimental pour penser autrement, c’est son usage.

Bion a suggéré, ainsi, que la psychose n’était rien d’autre qu’un appareil psychique en négatif. Dans la psychose, tout ce qui est contenu par l’appareil dans le psychisme est projeté et expulsé au-dehors. Du coup, tout ce qui est normalement symbolisé et intégré par les opérations d’un appareil capable de penser ses pensées est au contraire morcelé, et rendu comme hypermatériel (ou antipsychique), sous forme d’objets persécutifs, lesquels sont des caricatures des pensées ou des symboles qu’ils ne sont pas devenus. Sur le plan descriptif, Bion a ainsi conjecturé que les phénomènes classiques du délire (les regards des autres vécus sur le mode persécutif, les voix hallucinatoires, le sentiment qu’on abuse sexuellement de votre corps), ne sont rien que les rouages et les mécanismes de l’appareil psychique (avec ses désirs sexuels, ses pensées verbales silencieuses, ses intentions, etc.), mais mis en pièce, puis projetés au dehors, sous une forme éclatée, dépourvue de contenant ultime. Ou bien, si ces objets ont un contenant ultime, c’est sous la forme d’un vaste système délirant, qui ressemble à une prothèse intellectuelle monstrueuse de la pensée que le psychotique ne peut contenir en lui, et qu’il projette dans le langage comme une théorie cosmique à l’extension infinie. Dans la schizophrénie, qui ne bénéficie pas de la solution délirante systématique du paranoïaque, ces fragments éclatés de l’appareil psychique, soumis à la loi de l’identification projective kleinienne, sont encapsulés dans des détails extérieurs (la voix qui jaillit d’un téléviseur, les gestes anodins des passants dans la rue, un mot aux sons équivoques, etc.). De là, ils fondent impitoyablement sur le psychotique. Et ils le persécutent avec la férocité du surmoi archaïque. Le malade est alors forcé à de nouveaux dénis, puis à de nouvelles projections, et en désespoir de cause poussé à renouveler l’expulsion projective de son propre appareil psychique, dans une spirale autodestructrice sans fin.

La cure psychanalytique des psychoses, si elle est possible, consisterait dès lors, dans un premier temps, à déchiffrer la structure du délire comme une « anti-grille » (une grille négative). Mais dans un second temps, elle devrait tenter d’offrir l’appareil psychique de l’analyste lui-même en suppléance à toutes les fonctions psychiques que le psychotique ne peut accomplir. On voit mis en œuvre, littéralement, l’idée d’un « appareillage » transférentiel d’un appareil à un autre appareil psychique. C’est l’idée que le contre-transfert pourrait opérer comme une prothèse, en autorisant d’une certaine façon la réintégration et la resymbolisation de l’appareil psychique que le psychotique expulse, tellement il souffre des pensées qui le persécutent. Bion décrit de façon saisissante certains moments de ces améliorations difficiles et lentes, que la psychanalyse peut apporter aux psychotiques, comme par exemple le moment où la capacité à rêver remplace la pression incoercible à délirer.

            Ce genre d’idée, dont, encore une fois, je ne cherche ici à évaluer ni la pertinence ni la plausibilité, ne peut naître que d’un engagement radical dans l’expérience psychanalytique de la pensée et de l’action placées sous le drapeau de l’inconscient. La sophistication et la densité théorique de l’appareil « à penser les pensées » bionien rendent ces hypothèses possibles, tout en les plaçant sous l’autorité de Freud et de Melanie Klein. L’appareil bionien se présente en effet comme une extension et un renouvellement des schémas des deux topiques. On notera cependant que la référence à un quelconque « appareil neuronique » a disparu.

L’authenticité et l’orthodoxie de l’expérience analytique sont entièrement dépendantes de la conception du transfert et du contre-transfert que se fait Bion, et de sa théorie de la projectivité et l’identification dans la psychose et dans la vie psychique normale. En revanche, Bion conserve, en un sens, le cadre formel de la référence freudienne à l’adaptation, donc au principe de réalité, et donc aussi à l’évolution darwinienne. Sur ce point, il suit « à la lettre » les Formulations sur les deux principes. Toutefois, et la nuance est de taille, il ne se contente pas de penser le développement de l’enfant jusqu’à l’âge adulte et à la maturité sexuelle. A partir du moment où l’appareil « à penser les pensées » commence à se déployer, bien au-delà de la résolution de l’Œdipe, se pose le problème de la « croissance » (growth) de cet appareil et de l’individu. Il ne suffit pas, pour Bion, d’être psychiquement normal. Les enjeux ultimes sont pour finir ceux de l’action collective, de la coopération, de ce que peut produire ainsi l’appareil psychique non d’un seul, mais d’un groupe, et à la limite de l’humanité : religion, art, science. Aux tâches de l’adaptation, qui s’imposent toujours (car Bion prend au sérieux l’idée d’épreuve de réalité), succèdent enfin celles de la créativité personnelle et de la quête de la place juste de l’individu dans le tout social. Voilà qui n’est plus tellement biologique.

           

VII… et puis Lacan

 

Il est assez suggestif, je pense, de mettre en parallèle l’appareil psychique bionien et celui élaboré par Lacan, sous la forme du schéma R. En effet, en les comparant, on prend la mesure du jeu considérable laissé par Freud à ses successeurs, et en même temps, on voit à quel genre de règle doit obéir ce jeu.

            Le schéma fondamental de la « topologie du sujet » de Lacan, le schéma R, est en fait interprétable comme une réécriture topologique et théorique sophistiquée de l’appareil de la lettre 112[61]. Puisque Freud répète que l’essentiel ne se passe pas « dans », mais « entre » les inscriptions successives de la mémoire, on peut remplacer sans dommage les traits indiquant les relations entre les instances W, Bw, etc. par ces mêmes termes. Réciproquement, on dégage ainsi de nouveaux espaces à instancier : ( ). Il y a ainsi trois mémoires et quatre intervalles vides. Ces derniers ont l’avantage de dégager la place pour intégrer de nouvelles instances psychiques au fonctionnement de l’appareil. On devine le parti que Lacan en tire : opérer par ce biais une synthèse entre la première et la seconde topique. On peut enfin vectoriser ce schéma, et surtout, décider de boucler sur elle-même la vectorisation, comme je l’ai expliqué précédemment :

 

W      Wz    Ub     Vb    Bw

→ ( ) → ( ) → ( ) → ( ) →

 

            En effet, je le rappelle, Freud paraît supposer qu’il faut des neurones de perception pour que la conscience « secondaire », autrement dit ce genre de conscience qu’on a quand on « se dit » qu’on pense ceci ou cela, perçoive sur un mode hallucinatoire les représentations de mots. Il n’y a donc de conscience développée en Bw que si Bw est à son tour connecté à W.

            Or Lacan aurait donné à ce bouclage (juste suggéré par Freud) une portée constitutive, et même une valeur architectonique pour sa théorie. Il a en effet une conséquence immédiate : le « champ de la réalité » dont nous faisons l’épreuve (entre perception et conscience, donc) est complètement subverti par les représentations de mots, qui ne cessent de faire fonctionner les signes de perception dans un registre profondément différent, à coup sûr non-naturel, celui du langage. En quelque sorte, si on ne nous avait jamais parlé, c’est la réalité même et la façon dont nous engrammons nos perceptions dans la mémoire qui seraient toutes différentes. Certaines de nos perceptions (d’objets ou de mots) ne seraient pas en effet à ce point investies d’affect ni donc « signifiantes », si elles n’étaient pas pour ainsi dire emportées dans le circuit interpersonnel et donc dans le réseau de signification primitif qui part de l’appel de détresse lancé au Nebenmensch (la mère), qui passe par le don symbolique de l’objet demandé (le sein) qui fait naître l’amour, puis le désir, et enfin le désir de reconnaissance. Voilà la différence qu’il y a, selon Lacan, entre associer la vision du sein et la voix de la mère, puis la tétée du sein et l’apaisement de la faim, d’une part, et, d’autre part, vivre exactement la même scène, mais en lui superposant une couche psychique de plus, celle où le cri de détresse et de faim est entendu comme une demande par la mère, et où le nourrisson est traité en interlocuteur qui « parle », même s’il n’a pas plus de « mots » que le cri qu’il pousse. Du coup, la présentation du sein est un don chargé d’affect qui s’adresse en réponse au nourrisson, en lui procurant non seulement l’objet qui apaise son besoin, mais la preuve qu’il est aimé. Les associations « simultanées », comme disait Freud, qui conditionnent le traitement sensoriel et affectif de la réalité simplifiée du nourrisson, sont donc doublées par un réseau langagier (« symbolique », dit Lacan) qui institue des partenaires de l’action fondamentalement coopérative de donner le sein et de téter. Dans la première version de la même scène, nous n’avions que des images saillantes et des besoins aveugles, dont l’heureuse rencontre résultait plutôt d’une adaptation réciproque des organismes à leur survie.

            Mais si on se représente assez aisément ce que veut dire ici Lacan (en quoi les Wz sont subvertis et doublés par les représentations de mots), on ne voit toujours pas pourquoi cela devrait donner lieu à un appareil psychique différent de celui de Freud. Lacan, et c’est là le geste décisif qui fabrique son appareil psychique, boucle alors les flèches du diagramme ci-dessous en sorte qu’elles épousent le bord d’une bande de Möbius :

 

 

            Ce qui aboutit au proto-schéma lacanien suivant :

 

 

Il faut en effet faire un effort, et imaginer que l’extrémité libre du segment Bw rejoint derrière la feuille de papier l’extrémité libre du segment W. Comme on voit, le « champ de la réalité » (la zone hâchurée), est borné d’un côté par Bw, et de l’autre par W.

Ce dessin a l’avantage de faire apparaître autre chose : un rapport de symétrie entre deux triangles (un petit en haut à gauche, et un grand en bas à droite), et par ce biais, la correspondance qui s’ensuit entre Wz et Vb. Aux yeux de Lacan, cette symétrie met en vis-à-vis le moi du sujet, et tout l’imaginaire projectif qui le caractérise, soit l’espace I, et l’espace S du symbolique, celui qui naît de la parole de l’Autre (le Nebenmensch) qui est en même temps l’objet primordial de l’être humain.

 

Si les deux triangles se recouvrent, sur la surface étrange et si difficile à visualiser que Lacan a choisi (c’est un plan « projectif »), c’est pour signifier que c’est à partir du discours de l’Autre, donc du point A, que le moi primaire m est interpellé comme sujet S. Ainsi, la mère M est le premier objet du nourrisson, et par conséquent elle est le point d’appel de ses premières projections. Disons qu’il se voit « en son sein » comme son objet idéal i. Mais le fait qu’elle parle introduit d’emblée l’enfant à une autre dimension. Cette dimension, symbolique, comme dit Lacan, signifie que la figure-type de l’idéal est prescrite a priori par la culture à laquelle l’enfant et sa mère sont tous les deux soumis. Dans la culture occidentale, cette figure de l’idéal, en I, promue par le discours de l’Autre, a des traits paternels. Mais cela, l’enfant, conjecture Lacan, ne peut le savoir que par sa mère. Certes, il se voit « en son sein » comme son objet idéal i, mais pour être l’idéal que sa mère lui demande d’être, il suit du regard, si j’ose dire, ce vers quoi elle lorgne, et il rencontre le phallus, autrement dit, cet objet qui rend le père désirable à la mère. Il suit que l’identification qu’il reçoit en retour, avec toute la jalousie œdipienne associée, c’est justement l’identification à φ[62].

            Tel que je le reconstruis, nous avons donc sous les yeux presque tout le schéma R[63]. Pour le compléter, il faut lui ajouter des traits spécifiquement lacaniens, qu’on ne trouverait pas chez Freud, et qui procèdent de la distinction de l’imaginaire, du réel et du symbolique. En effet, pour Lacan, la perception n’est pas un donné innocent des organes des sens au moi. Nous ne percevons rien qui ne soit d’une manière ou d’une autre une projection de notre forme imaginaire sur les choses du monde extérieur. Nous ne pouvons pas, par exemple, ne percevoir les choses, en tout cas celles que nous investissons affectivement, sans leur attribuer une « peau », un « intérieur », une « âme » peut-être, à notre image. Chez Freud, une telle projectivité existe aussi, mais elle se déploie entre êtres humains : les prédicats qui nous font comprendre quelle « chose » est le Nebenmensch s’annoncent en effet à partir de notre propre corps[64]. Cette spécularité, comme la nomme plutôt Lacan, ou cette perception universelle « en miroir » de nous-mêmes en toutes choses, Lacan la note a/a’ : elle commande l’espace hachuré R, le « champ de la réalité », qu’elle peuple de nos reflets, mais aussi la relation entre M et I, les premiers êtres-humains-proches (Nebenmenschen), le père et la mère. Etre leur objet idéal et, à la fois, s’identifier à eux s’impose donc, pour Lacan, de façon privilégiée.

 

Il en découle que la notion si importante pour Freud d’épreuve de réalité, qui a des fins adaptatives darwinienne et qui, surtout, a une forte teneur cognitive, est complètement réduite par Lacan à des enjeux affectifs. Ce qu’on cherche à obtenir en priorité, pour Lacan, ce n’est pas la connaissance. C’est la reconnaissance. Freud, assurément, ne le démentirait pas. Mais on voit que Lacan écrase la première topique freudienne sous la seconde. Le surmoi et l’idéal dominent tout.

            Ce qui me conduit à mon second point. En effet, puisque la cohérence de l’appareil psychique de Lacan n’est plus celle d’un organisme individuel cherchant à s’adapter, mais une cohérence qui lui vient de la cohérence supposée du langage et de la culture, il faut au-delà du discours de l’Autre, donc de A, une garantie que tout se noue correctement, et que les identifications œdipiennes pourront tomber juste. C’est ce que Lacan appelle le Nom-du-Père, P : un « manque » dans le langage qui fait une place à la possibilité du sujet, ou qui laisse un vide à sa disposition. Si, en effet, Lacan ne s’appuie plus sur un darwinisme élargi (qui va, chez Freud, jusqu’à faire de la culture une sorte d’extension de la nature), si, au contraire, Lacan part du langage, de la culture et des symboles, il lui faut se donner de quoi penser l’individuation des êtres humains sur d’autre base que celle de leur survie individuelle et de leur reproduction. Qu’on puisse réellement avoir un nom propre et dire je, autrement dit, que l’Autre qui parle ne « sature » pas le petit sujet humain au point qu’il le lui rende impossible, voilà ce que vise Lacan[65].

            Devant une construction aussi complexe, qui radicalise les axiomes de l’appareil de la lettre 112, mais en excluant complètement toute interprétation biologique et darwinienne, on se dit tout d’abord qu’aucun retour en arrière n’est possible. Avec Bion, déjà, la promotion du transfert et du contre-transfert comme cadre formel de l’expérience analytique nous avait fait renoncer à la possibilité de rattacher de façon significative l’appareil psychique à un cerveau. Toutefois, la référence à l’adaptation était conservée, et de même à l’épreuve de réalité. Avec Lacan, le psychischer Apparat est aussi définitivement sorti du cerveau de l’individu isolé. Mais, en plus, il est sorti de la nature. Car la mise en boucle du schéma de la lettre 112, et la contamination, si j’ose dire, des signes de perception (Wz) par les représentations de mots, aboutissent à dénaturer l’être humain. Parler, souligne souvent Lacan, c’est perdre avec notre environnement, ou notre Umwelt, le rapport de co-adaptation qu’on observe chez les animaux. C’est entrer dans l’artifice, et ne plus pouvoir en sortir. Le langage et la culture (symboles et représentations collectives) s’interposent désormais entre notre propre corps, nos sensations, nos vécus, et nous-mêmes. L’objet que nous visons en désirant, le but des intentions qui « se disent » en nous et s’énoncent devant autrui, ne sera plus jamais celui du besoin vital brut[66].

Si appareil il y a donc, chez Lacan, il doit permettre de comprendre ce que j’appellerai les « machinations » du désir le plus raffiné, et donc le plus pervers. Quand il relit des cas de Freud, comme celui de Dora, et qu’il dispose sur le schéma R les différents protagonistes du drame, Lacan veut montrer à qui les uns s’identifient en les idéalisant, avec qui les autres sont confondus, et que ce qui circule d’un sommet à l’autre du schéma R, c’est le désir sexuel, qui, littéralement, mène la danse[67]. Les carences de la parole des uns et des autres, leur mauvaise foi, leur narcissisme, conspirent pour produire la névrose. Mais elle est toujours coordonnée à d’autres névroses, du père, de la maîtresse ou du mari de celle-ci. Ainsi, avec Lacan, on touche l’autre extrême du spectre des possibles : l’appareil psychique n’est plus dans le névrosé, mais entre lui et tous ceux qui sont névrosés, ou pervers, avec lui. Ce sont désormais de pures relations qu’on tente de saisir. Ces relations, en plus, on l’a vu sur le schéma R, ne sont pas des relations entre des sujets, mais entre sujets, objets, idéaux et symboles.

Nous aurions donc atteint le stade terminal de la dé-neurologisation du seelische Apparat. En ce point, il est légitime de se demander si Bion, et plus encore Lacan, sont encore psychanalystes, tellement l’écart entre leurs appareils psychiques et les intentions déclarées des deux topiques est énorme. Freudiens, ils ne le sont sûrement pas. Mais en même temps, ils ne font l’un et l’autre que suivre des indications et des impasses explicitement mentionnées par Freud. C’est une question de savoir si la psychanalyse doit être fidèle aux préférences épistémologiques de Freud, ou à ses interrogations. Il y a de bonnes chances que Freud aurait suivi avec énormément d’intérêt les travaux neuroscientifiques actuels, cherchant à deviner si ses intuitions se vérifieraient ou pas. Il lirait avec curiosité Schore ou Solms. En même temps, il aurait sans doute rapidement jugé que ce que le transfert nous apprend est totalement hors des prises des neurosciences. Entre le cerveau, même un cerveau imaginaire, et le transfert, il faut encore, pour le moment, choisir.

Il convient cependant de rester prudent. La tentation est grande de pousser le schéma de Lacan dans une direction qui rendrait toute relecture neuroscientifique impossible. La rendre impossible signifierait par exemple affirmer ceci : le cerveau humain n’est pas du tout fait pour le langage, le langage le fait fonctionner d’une façon antinaturelle, et l’être humain est en ce sens précis, selon la formule de Rousseau, un « animal dénaturé ».

Il existe une telle tentative, et elle s’appuie clairement sur le pliage du schéma de la lettre 112 en schéma R, si du moins on passe par l’ancêtre, chez Lacan, de ce schéma R, qui est le schéma L[68].

Si, et seulement si on considère que le schéma R doit hériter des propriétés du schéma L, alors on doit inverser le sens de la flèche I → A en A → I, conformément à l’orientation de la flèche Autre → moi dans le schéma L. Mais l’effet de cette inversion du sens chronologique de construction du schéma freudien de la lettre 112 est alors de radicaliser la dépendance des signes de perception Wz par rapport au discours de l’Autre. Ce discours de l’Autre en effet précède absolument tout développement individuel, et il importe à Lacan de marquer qu’il est donné en synchronie. Si donc le schéma R se construisait de cette façon, comme le conjecture explicitement Jean-Michel Vappereau, alors tout notre rapport à la réalité serait non pas subverti, mais carrément régi par l’ordre du langage et les symboles culturels dans lesquels nous baignons. A une époque sensible aux sirènes du constructivisme, et qui n’est parfois pas loin de penser que la réalité n’est absolument rien que ce qu’on en dit, une telle lecture séduit. Mais ce n’est pas façon dont Freud, même développé à la Lacan, a conçu le seelischer Apparat, et à suivre cette logique il faudrait réécrire de la lettre 112 ainsi :

 

W       Wz      Ub      Vb     Bw

(M) → (I) ← (A) → (S) → (i) → (m)

 

Je n’ai pas trouvé de solution satisfaisante qui puisse justifier l’inversion de la flèche Wz chez Freud. De toutes façons, la lettre 112 ne comporte aucune orientation et simplement l’idée que le bouclage devrait s’opérer. C’est dans la Traumdeutung que le bouclage a lieu, mais au titre de la sortie « motrice » de l’appareil psychique (i.e. de l’action spécifique que cet appareil réflexe sensori-moteur idéalisé doit fournir, et qui est, je le rappelle, intentionnelle). Strictement rien ne suggère qu’en bouclant le dispositif sur lui-même, Freud modifie le sens d’écoulement de l’énergie au niveau Wz.

Mais Lacan n’oriente plus le schéma R comme il orientait le schéma L. Les flèches ont disparu. C’est que le schéma L insiste avant tout sur la subordination de l’imaginaire à l’ordre au champ de l’Autre, qui est au-delà de toute image comme de tout reflet de mon corps.

En effet, si on ne pratique pas l’inversion ci-dessus, l’appareil psychique selon Lacan n’exclut pas (même s’il ne favorise pas cette option !) que le cerveau humain obéisse aux lois d’une sorte d’harmonie pré-établie entre, d’une part, les modalités originaires d’inscription des perceptions, donc les engrammes de W en Wz, et, d’autre part, les signes linguistiques et les symboles culturels. C’est de bon sens : il faut que le cerveau soit a minima disponible pour la réinscription langagière de nos perceptions élémentaires, et que ces perceptions, donc, ne soient pas encodées en nous d’une façon qui répugne totalement à leur reprise/retraduction au niveau du langage articulé. En ce sens aussi, on voit bien que la dépendance (éventuelle) des Wz au langage et à la culture est en tout état de cause une dépendance relative, ou, comme Lacan préfère, « dialectique ». Car, comme disait déjà Freud, il s’agit de transcription et de traduction, ceci n’implique aucunement qu’il n’y ait pas de reste, rien d’intraduisible, rien qui soit juste laissé de côté sans plus, etc.

Il y a certainement bien des choses que nous percevons et auxquelles nous réagissons adéquatement sans « nous dire » (au sens de la sollicitation des neurones ω) quoi que ce soit. Il est probable que nous ne puissions pas avoir de « conscience de pensée », comme soutient Freud, sans représentations de mot. Il est vraisemblable ensuite, quoique beaucoup plus spéculatif, que nous ne puissions pas avoir de représentations de mots, ni parler, sans une double hallucination, la première, de leur présence actuelle à notre esprit (car nous ne parlons pas en nous « souvenant » des mots), la seconde, de la présence fantomatique des expériences sensori-motrices auxquelles ces mots ont été associés quand nous les avons appris, ou utilisés autrefois. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’il n’y a que des mots, ni que nos perceptions ou nos intentions motrices soient des significations qui s’ignorent — ou pour parler lacanien, des signifiés en quête de signifiants.

Si l’on pousse un pas plus loin cette remarque, on arrive à ceci. Freud aurait sans doute été fasciné par une thèse sur l’origine et le développement du langage comme on en trouve chez Terrence Deacon[69]. Il se pourrait que des populations de neurones ait été sélectionnées (toujours selon des principes darwiniens) précisément à cause de l’avantage adaptatif énorme que procure l’ajustement le plus fin possible, à la fois affectif et sémantique, aux intentions de nos congénères — je vise l’avantage d’abord biologique, et ensuite social, que nous procure l’usage du langage. Ainsi, nous ne serions pas des « animaux dénaturés ». Nous serions, selon l’expression de Deacon, qui fonde là-dessus son anthropologie évolutionnaire, une « espèce symbolique », chez laquelle langage et cerveau auraient « co-évolués ». J’en conclus que, même s’il y a peu de chances qu’elle devienne populaire, une neuropsychanalyse lacanienne n’est pas entièrement impossible[70].

Toutefois, même si les progrès futurs des neurosciences permettaient de rapprocher les points de vue, il resterait que l’appareil psychique, en psychanalyse, n’est jamais un simple modèle. C’est toujours aussi un instrument pour penser de façon absolument différente notre rapport à autrui comme à nous-même, et pour en garder une trace qui dépasse ce dont nous pouvons avoir une conscience totalisante et réflexive. La psychanalyse, à cause de ce concept d’appareil psychique, sort donc bien de la science et de la philosophie, tout en en mimant les procédés. Elle met ces derniers au service d’un usage tout à fait distinct de ce que nous appelons « penser », qui ne poursuit pas les mêmes buts. Je ne le comparerais pas à autre chose qu’à l’existence, à côté de la psychologie scientifique ou philosophique, de la littérature psychologique, ou de certaines formes indissolublement littéraire et philosophique d’examen de la vie morale, qui donnent sa texture et sa saveur à notre culture. Mais à une condition : qu’on ne confonde justement pas la psychanalyse avec cette littérature psychologique de savants et de moralistes ! L’appareil psychique (avec la manière dont on s’en sert en théorie et dans les cures) différencie en essence la psychanalyse de tout le reste. Voilà enfin pourquoi l’appareil psychique semble avoir pour destin, chez Bion, de se muer en Work in progress, et se changer en journal d’une auto-analyse joycienne et interminable. Quant à Lacan, sa façon extravagante de jouer avec les mathématiques et la linguistique, au lieu de hérisser l’épistémologie sourcilleux, devrait peut-être lui donner à soupçonner qu’il n’a peut-être pas tout à fait saisi ce que construisent ses constructions, si manifestement hétérodoxes pour tout scientifique normal.

Si donc ces notes sur l’appareil psychique aident l’épistémologue à mieux élaborer son soupçon, si elles lui font deviner qu’il s’agit, en somme, au moins autant d’une expérience subjective, psychique, textuelle (et vraisemblablement sexuelle[71]) que d’une représentation modélisante de la vie cérébrale et mentale, mon but sera parfaitement atteint.

 


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[1] Schafer (1988) et Boesky (1988).

[2] Freud (1933/1995 : 162).

[3] Sur Kohut, voir l’analyse in Ricoeur (2008).

[4] Habermas (1968/1976 : 314).

[5] Voir par exemple Saint-Martin (2008).

[6] Solms (1998).

[7] Solms (1995), Pace-Schott (2003) et Domhoff (2005).

[8] Schore (1999).

[9] Sur l’histoire et l’épistémologie de l’aphasie, la référence incontournable est désormais Forest (2006).

[10] Freud (1897/1968) et Accardo (1982). Pour une étude détaillée : Longo, Ashwal & Osler (1993).

[11] D’autant plus que nombre de tableaux de la maladie de Little, au 19ème siècle, évoquent plutôt des troubles envahissants du développement, voire de l’autisme, que ce que nous appelons aujourd’hui la paralysie cérébrale. La raison en est l’extension démesurée du concept de retard mental à la fin du 19ème siècle.

[12] Voir les analyses in Bolzinger (2000).

[13] La preuve n’a été rapportée que très récemment : Lawson & Badawi (2003). L’anoxie intervient dans moins de 10% des cas. Les hypothèses actuelles favorisent l’étiologie infectieuse pendant la grossesse, une maladie de la mère triplant les probabilités de la maladie pour l’enfant.

[14] On lit quelquefois que Freud aurait puisé là l’idée que le développement de l’enfant joue un rôle essentiel dans l’étiologie des futures maladies nerveuses. Rapportée à la paralysie cérébrale infantile, l’idée est bizarre : on parle là de problèmes de développement avant la naissance ! De plus, la maladie de Little n’est pas progressive : l’enfant une fois né, les symptômes n’augmentent pas. L’acquis pour la suite de la théorie de Freud n’est nullement clinique, donc, mais purement méthodologique.

[15] Freud (1897 : 70-73).

[16] Sur tous ces points et sur l’état des études historiques sur l’aphasie freudienne, on peut se référer à la préface de Roland Kuhn in Freud (1891/2002).

[17] Freud (1900/2003 : 581-582) et mon commentaire in Castel (1998b : 297-300). Dans l’adresse transférentielle, pourvu qu’on laisse les « idées incidentes » (Einfallen) émerger de l’inconscient, on ne s’adresse qu’aux imagos primordiales, et, en dernière analyse, au Nebenmensch qui porte secours à la détresse originaire de l’infans. Cet être-humain-proche entend le cri de l’enfant non comme une décharge vocale brute, mais comme un appel, et il y répond comme à une demande (toujours plus articulée qu’elle n’est en réalité).

[18] Freud & Breuer (1895/1956 : 17-18).

[19] On a beau jeu de prétendre qu’elle anticipe le holisme d’un Goldstein, comme Roland Kuhn in Freud (1891/2002 : 11). Ces facteurs interpersonnels et affectifs existent tout à fait, mais ils sont plutôt manifestes dans la perspective des neurologues qui rééduquent les aphasiques : Geerardyn (1998).

[20] On pourrait dire aussi bien : de la représentation que le sujet se fait de leur fonction (au sens, justement, où le sujet ne s’intéresse qu’à l’usage pratique des zones paralysées). Non seulement le terme de « représentation » est ramené à son usage dans le langage ordinaire, mais aussi celui de « fonction ».

[21] Freud (1891/1983 : 10).

[22] Freud (1893/2001).

[23] Sur l’évolution de Freud dans cette période, voir Castel (2003).

[24] On reconnaît le célèbre jugement de Kraus, comme quoi la maladie est le traitement de la maladie en quoi elle consiste…

[25] Amacher (1965), Green (1972), Pribram & Gill (1976), Lacan (1986), Laplanche (1997²), Bilder & LeFever (1998).

[26] Le pallium, dans l’histologie cérébrale de l’époque, est la surface du cortex. C’est une notion descriptive.

[27] Freud (1986/2006 : 612).

[28] Il faudrait là rouvrir le dossier de l’auto-analyse de Freud, et de sa nature exacte. Si j’ai raison, c’est bien moins avec Fliess que Freud aurait vécu, comme on l’affirme souvent l’expérience du transfert. Ce serait, aussi étrange qu’il paraisse, avec ses schémas successifs de l’appareil psychique. Car cet appareil, avec tous ses remaniements et sa logique interne si paradoxale, présentifie à sa façon l’Autre du moi.

[29] Freud (1986/2006 : 630). On oppose souvent l’appareil psychique du Projet et celui de Breuer dans les Etudes sur l’hystérie. Breuer, qui avait lui-même découvert avec Ewald Hering un des grands systèmes d’autorégulation neurophysiologique (le réflexe respiratoire qui porte leurs deux noms), insiste sur ce que nous appellerions aujourd’hui l’homéostasie de l’organisme. Mais si on se concentre sur le système nerveux central, il faut expliquer comment cette constance est entretenue et contrôlée. L’idée de Freud, semble-t-il, c’est qu’il n’y a rien dans la nature matérielle, comme constance, qu’une inertie entendue comme « retour » à un seuil 0 quelconque. Les seuils d’auto-régulation neurophysiologique exigés par la vie (soumise au principe darwinien) ne peuvent que « survenir » (au sens de la supervenience) sur cette constante-là.

[30] Freud (1900/2006 : 589).

[31] Par exemple Freud (1986/2006 : 188).

[32] Derrida (1967).

[33] Freud (1986/2006 : 615-6 et 619-20).

[34] Freud (1986/2006 : 620).

[35] Freud (1986/2006 : 207).

[36] Sur Brentano, cf. McAlister (1976). Sur Freud et Brentano, voir Frampton M.F. (1991), Cohen (1998) et surtout Kaltenbeck (1998). Franz Kaltenbeck a également montré ce que la doctrine psychologique du jugement chez Freud devait à Wilhelm Jerusalem : Kaltenbeck (1985).

[37] On pourrait ainsi rapprocher la logique du fantasme, chez Freud, de l’idée d’inexistence intentionnelle chez Brentano. Sur le désirer-croire : Castel (1998b : 149-150).

[38] Darian Leader a eu une intuition analogue, quand il s’est demandé si l’on devrait pas plutôt interroger ce que voulaient (ou mieux, désiraient) les neurologues du temps de Freud. Une lecture vraiment psychanalytique de la neurologie de son temps serait plus excitante que la recherche un peu fastidieuse de précédents et de parallèles : Leader (2000).

[39] Freud (1986/2006 : 654).

[40] Freud (1986/2006 : 364). En 1938, Freud écrit également : « Mystique, l’obscure auto-perception du royaume externe au moi, au ça ». C’est dans ce contexte que Freud note : « Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n'en sait rien. » (trad. modifiée de T. Simonelli) : Freud (1938/1985 : 285).

L’extension de l’appareil psychique est assez équivoque. On peut la prendre au sens propre, comme une sorte d’extension du psychisme dans le corps (on trouve déjà une  idée de ce genre chez Fechner). En ce cas, c’est parce que nous n’avons à notre disposition que la conscience, qui est instantanée et, si l’on veut, punctiforme, que nous ignorons cette étendue. Corrélativement, cette extension serait projetée au-dehors, un peu comme l’image projective de base de notre psychisme, qui sert de toile de fond à toutes les relations que nous aurons ensuite avec les objets « extérieurs » particuliers, et qui sont tous, au moins sur le plan affectif, des projections partielles de nos vécus corporels. Cette extension serait comparable, mutatis mutandis, à la forme a priori de l’intuition qu’est l’espace selon Kant ; sauf qu’elle serait la cause psychique ultime, et non la simple forme, de l’organisation de l’espace extérieur comme partes extra partes. Mais la relation extension (psychique)/spatialité (matérielle) est également imprégnée, à mon avis, des effets d’une métaphore à la portée plus restreinte, moins métaphysique ou moins métapsychologique. On dirait que Freud pense à « l’étendue de ce que nous ignorons » par rapport à ce dont nous avons conscience. Je suggérerais volontiers une solution intermédiaire. L’appareil psychique serait une allégorie de la profondeur psychique. C’est une représentation indirecte, notamment, du temps que la mère (le Nebenmensch) consacre à l’enfant, et qui lui donne petit à petit une intériorité où ses souvenirs « s’espacent », et peuvent, si je file la métaphore, s’appeler « de loin en loin ». Une allégorie a cette qualité particulière qu’elle utilise la co-existence d’images à la valeur codée conventionnellement pour livrer son message (un crâne, un dessin de Saturne, un oméga masqué dans les plis du front, par exemple, chez Dürer). Le seelischer Apparat allégorise ainsi la vie de l’esprit, en figurant spatialement, telles des entités indépendantes, des fonctions et des significations qui produisent, rassemblées en tableau, des effets de sens tel que l’impression que la vie consciente n’est que l’extrême pointe de la vie psychique, ou encore que les imagos de nos parents parlent encore en nous, et que nous nous fixons des impératifs moraux, pour ainsi dire, avec leur voix et comme sous leur regard. Que l’appareil psychique freudien relève d’une rhétorique de l’allégorie, et surtout pas d’une logique du modèle, rendrait compte du fait que, comme toute allégorie, son sens reste ouvert, obscur, soumis à la connaissance de conventions. Il n’a rien de transparent ni de naturel. Il appelle, intrinsèquement, l’interprétation et la glose savante. Si ces considérations rhétoriques heurtent le lecteur, c’est que le romantisme a répudié complètement l’esthétique de l’allégorie, précisément parce que le sens ne s’y livre jamais de façon synoptique ni spontanée. Freud renouerait alors avec des procédés expressifs où nous sommes gênés de comprendre quelque chose qui fait sens d’une façon si bizarre et si contournée. Mais la rhétorique de l’appareil psychique ne peut ni ne doit être rien qui satisfasse aux exigences habituelles, devenues finalement normatives dans notre culture, de la prise de consciente totale de son contenu et de sa signification.

[41] Freud (1901/1997 : 411-2).

[42] Freud (1986/2006 : 334).

[43] Fliess (1893).

[44] Freud (1925/1992).

[45] Freud (1986/2006 : 271).

[46] Que seraient ces retranscriptions ultérieures ? Ce pourraient être, déjà, l’écriture au sens ordinaire, comme moyen technique de développer la mémoire puis de conserver des traces mnésiques, même quand il n’y a plus personne pour y penser, mais juste une archive que la société préserve. Ce pourrait être encore au-delà l’écriture du calcul scientifique, qui, en un sens, pousse la pensée au-delà de ce qu’elle peut percevoir avec les sens, et qui crée des relations inouïes, maximisant l’épreuve de réalité en lui donnant le contrôle de ce dont nul corps humain ne fait l’expérience dans son milieu naturel. Mais ce pourrait être tout simplement les schémas eux-mêmes de l’appareil psychique ! Autrement dit, des transcriptions de la pensée qui permettent de penser ce qu’il y a au-delà de ce que nous éprouvons comme conscience de penser. Comme on va bientôt voir, la « grille » de Bion suggère de tels développements.

[47] Remarquez en passant que c’est la raison pour laquelle le surmoi, la seconde instance de la seconde topique, est bien l’héritier du préconscient, la seconde instance de la première. Car la première manifestation clinique qui donne idée à Freud du surmoi, c’est précisément l’autonomisation d’une instance qui, dans le psychisme, double tout ce que fait le sujet d’un commentaire en troisième personne (car le délire d’observation est un délire parlé : « il fait ceci, il fait cela, il pense que… », etc.) : Freud (1933/1995). Les paroles du Nebenmensch sont donc précocement introjectées avec leur valeur de jugement critique.

[48] Il est tentant de construire un parallèle avec la série autisme/schizophrénie/psychoses paranoïaques/névroses.

[49] Freud (1900/2003: 594).

[50] Castel (1998b).

[51] Freud (1946/1949 : 28-31).

[52] Cette conception du rêve est proche, et Freud le souligne, d’Aristote. Plus étonnant, les neurosciences de l’action récentes font des hypothèses voisines sur la relation entre les images motrices et l’action. Selon Marc Jeannerod et Jean Decety, lorsque nous programmons intentionnellement un mouvement du corps, mais que nous ne l’exécutons pas, la répétition de cet acte moteur dans la mémoire de travail aboutit à la formation d’une image motrice. Ils se sont surtout intéressés à l’observation des actions chez autrui, à l’anticipation des actions, ou au souvenir des actions, et pas au rêve. Mais il ne serait pas absurde, si l’on admet avec Freud que le rêve remplace l’action (empêchée par le sommeil et la rupture des communications avec les appareils moteurs), d’imaginer que l’imagerie onirique obéit à des principes similaires : Jeannerod (1994).

[53] La dette de Freud va très précisément aux « réducteurs antagoniques » de De l’intelligence, et aux conceptions de Frédéric Paulhan (le père de Jean Paulhan) sur les associations d’opposition et de contraste : Taine (1870) et Paulhan (1889). Freud emploie pour la première fois le mot de « métapsychologie » après avoir lu Taine : Freud (1986/2006 : 222). Mais il avait depuis longtemps l’usage clinique des notions de représentation par contraste et de contre-volonté : Freud (1892-1893/1985 : 35-43).

[54] La critique de cette ambition de généralité a été excellemment donnée par Patricia Kitcher : Kitcher (1995).

[55] Sur le développement de ces psychothérapies, qui ont continué à avoir beaucoup de succès : Castel (1998a).

[56] Freud (1911/1998).

[57] Castel (2007).

[58] Bion (1963).

[59] Bion (1992)

[60] Bion (1991)

[61] Le mérite en revient à Jean-Michel Vappereau : Vappereau (1988 : vii-ix, 18).

[62] Même si Lacan invoque peu Melanie Klein, il semble ici proche de la thèse kleinienne de la découverte du phallus par l’enfant comme un des objets privilégiés qui sont « dans » la mère.

[63] Lacan (1966: 553).

[64] Freud (1986/2006 : 639).

[65] Voilà aussi pourquoi la mise en place du schéma R a besoin d’une solide contre-épreuve. Lacan essaie de montrer que la psychose du Président Schreber est étroitement liée au fait que, dans l’enfance du petit Daniel-Paul, la façon dont fonctionnait psychiquement son père aurait empêché le jeu normal de la fonction mystérieuse du Nom-du-Père. Le fameux père de Schreber, immense paranoïaque à système, aurait justement « saturé », par ses doctrines pédagogiques dogmatiques et impitoyables, l’espace subjectif de son fils. Schreber fils s’est donc trouvé démuni jusqu’à la folie quand il lui a fallu assumer un statut exceptionnel et exaltant en son nom propre (sa promotion inattendue à un poste éminent), et répondre « je » à l’appel à être à son tour une autorité à l’égal de son père tout-puissant. La structure intime de son être s’est alors défaite : Lacan (1966 : 577-579).

[66] C’est pourquoi la redéfinition du « champ de la réalité », tendu entre le sujet et l’Autre dans le schéma R, est complétée par la théorie de l’objet (a), qui justement, ne fait pas partie de la réalité, sauf quand il s’y manifeste sous la forme, par exemple, des objets persécutifs ou hallucinatoires de la psychose : Lacan (1966 : 553-4). On retrouve ici, par un autre angle d’approche, des intuitions de Bion.

[67] Voir les réécritures éloquentes du cas Dora sur un schéma R simplifié in Lacan (1981) et (1998).

[68] Lacan (1966 : 53).

[69] Deacon (1997).

[70] Bazan (2007).

[71] Il ne faut pas oublier en effet que les machines, chez Freud, sont systématiquement des symboles des organes génitaux. Si j’allais au bout de ma pensée, je dirais donc que l’appareil psychique, et plus encore la manière dont il s’appareille à autrui, ne peut être rien d’autre qu’une trace, voire une « écriture » du rapport que nous tentons compulsivement et inconsciemment d’établir avec l’autre sexué. Va dans ce sens la célèbre étude de Tausk : les « machines » psychotiques qui influencent la pensée du dehors ne sont rien d’autre que des projections délirantes des désirs sexuels des malades. C’est leurs organes génitaux symboliquement déformés et méconnaissables qui les attaquent, suscitant justement en eux des sensations sexuelles épouvantables : Tausk (1919). Ce serait donc le lieu de dire que la psychanalyse réussit là où la paranoïa échoue. Elle réussit quoi, cependant ? A penser le réel du sexe psychique, qui n’a rien à voir avec ce que nous saisissons imaginairement du sexe à partir de la projection de la forme de notre corps sur autrui.