Freud sans malaise ?

 

(version préliminaire d'un exposé pour le colloque de Karlsruhe "Immer noch Unbehagen in der Kultur? Zu Sigmund Freuds 150. Geburtstag", 1, 2 et 3 décembre 2006.

 


 

            Quitte à dissoner peut-être dans un concert d’éloges, je me propose dans cet exposé de formuler sur le Malaise dans la civilisation les réserves les plus fortes. Mes objections ne seront pas d’ordre directement politiques, elles ne seront pas non plus purement psychanalytiques, mais d’abord conceptuelles et philosophiques. En fait, je soutiens que le Malaise, dans ses lectures usuelles, est aussi fourvoyant pour la compréhension des faits sociaux (psychosociologiques) que Totem et Tabou pour l’ethnologie scientifique. Simplement, si personne aujourd’hui ne tente de faire une ethnologie compatible avec Totem et Tabou, énormément de gens supposent que le Malaise continue à fournir une interprétation d’ensemble correcte du fait social. Enfin, si le biologisme des pulsions si caractéristique des textes des années 20 est considéré comme un égarement théorique à rectifier, et qu’on le rattache au contexte scientifique de l’époque, nul ne se soucie de la source épistémologique ultime de ce biologisme, qui est aussi celle de la construction étrange du Malaise : le parti pris individualiste (au sens de l’individualisme méthodologique) que Freud adopte unilatéralement dans sa lecture des faits sociaux — et qu’il adopte en outrepassant complètement les normes fixées à l’individualisme en sociologie par son contemporain Max Weber. Cet individualisme, je vais dire pourquoi, se complique en outre d’un fort biais naturaliste.

            Ainsi, je ne me propose pas de mettre en cause directement la psychanalyse dont Freud exploite les ressources dans le Malaise, avec des développements aussi difficiles que célèbres sur le surmoi et la pulsion de mort ; mais de critiquer la philosophie de la psychanalyse que Freud se fabrique là au fur et à mesure sans mesurer, à mon avis, la torsion spéciale que cette philosophie, aussi invisible que non-critique, impose à son propos — torsion dont l’effet se révèle éclatant avec l’exploration décisive que Bion a entrepris des groupes, puis dans le jugement négatif qu’il fut alors conduit à poser sur la théorisation freudienne du psychosocial. J’avancerai dans cette direction car Bion, en digne kleinien, conserve le concept de pulsion de mort : sa critique ne lui sert pas, comme à la « gauche freudienne » (Fenichel), à la rejeter du même pas que le contenu politiquement réactionnaire du Malaise. Bien plus, il juge que les rectifications qu’il apporte enrichissent le projet originaire de la « « psychologie des masses ».

           

            Le format réduit de mon intervention m’impose de resserrer beaucoup le propos. Aussi vais-je simplement énumérer les cinq points essentiels qui m’ont retenus dans le Malaise, et par lesquels, à mon sens, devrait cheminer toute démonstration complète de la thèse critique que je viens de suggérer.

  1. Il ne suffit pas, tout d’abord, de critiquer dans Freud le biologisme des pulsions, ni même sa métaphysique vitaliste (Laplanche). Il faut remonter à son postulat méthodologique individualiste, autrement dit, à l’idée que les touts sociaux résultent de l’interaction entre des organismes individuels, traversés, chez Freud, par le conflit des pulsions de vie et de mort. Le psycholamarckisme freudien (Sulloway), en un mot, l’idée que les caractères psychologiques acquis par les individus se transmettent à des individus de génération en génération, en dérive.
  2. Le centre névralgique de cette conception du naturaliste et individualiste du social se trouve dans la conception de l’enfant promue dans le Malaise. Cet enfant vigoureux et agressif est l’agent du meurtre du père et de l’inceste avec la mère. Il est, dès l’origine, de l’individu donc de l’humanité, toute la nature présociale à l’œuvre et qui le restera inévitablement dans la vie de la culture/civilisation la plus haute [1] . Ce motif est directement hobbesien. Il implique que la loi (la loi de la culture, mais aussi bien la loi civilisante et/ou humanisante) reste dans une relative extériorité et contingence par rapport à l’organisme pulsionnel initial.
  3. Les paradoxes internes de cette position naturaliste et individualiste expliquent les impasses que Freud avoue dans sa propre progression logique : les explications ad hoc et la multiplication suspecte de doublons conceptuels (surmoi « individuel » et surmoi « social », etc.), qui tous attestent de l'impuissance à déduire le social de l'individuel.
  4. L’abord des groupes selon W.R. Bion prouve que cette conception individualiste et naturaliste est indépendante du reste des concepts psychanalytiques freudiens. Car l’homme n’est concevable que comme animal social, et non pas comme organisme individuel subissant la loi de sa socialisation. La conséquence cruciale pour la pulsion de mort est qu’elle a pour point d’application non plus l’organisme, comme chez Freud, ni non plus, comme chez Melanie Klein son unité psychique (moi ou soi), mais l’individu-en-relation, donc l’appareil psychique au sens de Bion, autrement dit, ce qui nous « appareille » toujours déjà d’avance « à autrui ».
  5. Ceci n'implique aucunement, chez Bion, de nier la cruauté de l'homme. Mais cela ouvre la voie à quelque chose de bien différent: sur le plan clinique, une toute autre manière d'envisager le transfert et l'identification projective (elle-même à distinguer de celle de Melanie Klein); sur le plan métapsychologique, une prise en compte bien plus précise du contexte politique dans lequel quelque chose comme un "working group" (extensible potentiellement à toute l'humanité) est possible.
  6. L’indépendance formelle du naturalisme méthodologique freudien et du jeu autonome de ses concepts permet de décanter efficacement ce qui relève bien de la psychanalyse, de l’effet de traîne idéologique aujourd’hui manifeste dans les interprétations à la fois pessimistes, anti-modernes et réactionnaires de sa pensée. Incidemment, je doute qu’on puisse enrégimenter Lacan, pour des raisons liées à la compréhension toute différente qu’il avait du fait social, dans cette critique sociologisante ou pseudo-sociologique, en tous cas si malvenue, du monde moderne.

 

Touchant le premier point, je me contenterai de marquer le glissement sensible que Freud impose dès les premières pages du Malaise. Sceptique à l’égard du « sentiment océanique », Freud l’est sans pouvoir complètement nier le fait que les cultures orientales semblent avoir fait un choix inverse du nôtre, mais pas moins justifiable dans la logique même de Freud. En effet, pour qu’il y ait illusion de recouvrer le rapport primaire au grand tout, il faut déjà l’avoir réellement perdu (et croire ensuite le regagner, hallucinatoirement). Cela survit donc en nous par « clivage ». C’est cette partie clivée qui alimente notre forme toute occidentale d’effusion religieuse, médiée par l’appel au Père, de la détresse originelle d’en avoir chu. Mais rien ne permet d’exclure, justement, que le choix oriental de traiter en cela le moi comme illusion, voire comme hallucination, le moi, et non le « tout » effusif d’où il procède, serait en quoi que ce soit moins humain, ou psychiquement déviant [2] . C’est le choix de privilégier les intuitions individuelles et individualisantes qui permet, en un second temps, de considérer le « sentiment océanique » comme un retour du refoulé enraciné dans le clivage initial. A cet égard, le choix de Freud est l’opposé exact du choix schopenhauerien : dans la séparation individuante, Freud privilégie le même moi que Schopenhauer dissout comme un effet superficiel du tout. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un choix conceptuel, pas du repérage d’une illusion intrinsèque, d'un fait empirique de l'esprit humain. Au contraire, il faut garder en réserve l’option inverse : que l’effet de moi individuel soit lui-même quelque chose d’essentiellement illusoire. Il semble qu’on ait là une indication sur les différences substantielles qu’on observe entre Freud et Lacan touchant l’identité moïque des individus et aussi leur jugement contraire sur les sagesses orientales (chinoises, bouddhiques) [3] . Une fois ce choix individualiste mis au jour, il faut lui reconnaître son assise dans les idées de Freud sur la rationalité. Matérialiste conséquent, Freud considère que la psychanalyse est d’abord une analyse, et il pense en termes d’éléments dont la composition produit les touts.

C’est la démarche standard des sciences naturelles. Il est un peu vain d’en faire le reproche à Freud, sauf qu’elle l’incline irrésistiblement à juger plus scientifiques et plus rationnelles que les autres toutes les démarches qui se modèlent sur cet idéal compositionnel et surtout causal des « effets » de tout, et notamment, en sociologie, des effets collectifs. A son époque, de tels paradigmes étaient carrément dominants. On sait combien le prestige des explications par l’hypnose et la suggestion était immense, qui permettaient de réduire des faits sociaux comme la religion, par exemple, à des interactions interindividuelles de fascination, dans la veine de Le Bon et de Tarde. C’est à mon sens encore l’individualisme biologisant de Freud qui le conduit à embrasser le « psycholamarckisme », selon le mot excellent de Frank Sulloway. Car l’idée que la vie sociale en elle-même puisse transmettre culturellement et de génération en génération des traits psychologiques aussi spécifiques que ceux attachés à la vie pulsionnelle, c’est là une impossibilité formelle pour Freud. La récurrence de tels schémas impose qu’ils procèdent de la constitution même de la vie et des organismes individuels. On est frappé à cet égard que Freud soit psycholamarckiste pour des raisons assez homologues à celles de W. McDougall : autrement dit, contre la théorie du conditionnement social (McDougall est le grand adversaire du behaviorisme watsonien, à l’époque [4] ), contre l’idée, surtout, que l’univers des règles fixe quoi que ce soit dans nos conduites avec la même force que les contraintes causales exprimées en termes biologisants. Que Freud sache consciemment que le psycholamarckisme est faux (il y en a la preuve dans sa correspondance avec Jones) ne souligne que davantage la nécessité radicale qu’il attache au point de vue méthodologique dont cette conception procède.

 

            Comment s’articulent cette méthodologie naturaliste et individualiste et le cœur vivant de la théorie psychanalytique? Je suggérerai la chose suivante : dans une conception de l’Œdipe tout à fait précise et qu’en un sens, la vision profondément différente qu’en a donnée Lacan permet de comprendre sous un jour nouveau. On a parfois remarqué, en effet, que l’enfant phallique lacanien était radicalement séduit, et donc soumis au désir maternel, et que ce désir maternel ne trouvait sa régulation, dans la métaphore paternelle, qu’en référence au père symbolique. Au contraire, chez Freud, l’enfant œdipien est un agent fort vigoureux, la pulsion agressive qui le régit le tourne activement vers la mère à posséder sexuellement, et le meurtre du père n’a de symbolique que son ancrage archaïque : tout comme l’inceste, il est et demeure une sorte bien réelle de possibilité, appelant une contre-action inhibitrice puissante. Mais c’est précisément là le motif bien connu du père de l’individualisme sociologique dans la pensée occidentale : Hobbes. Il faut supposer, dans l’état de nature, dont l’enfance est le prototype éternellement recommencé, une vigueur agressive de l’individu originaire, qui va rencontrer du coup la loi civile comme une contrainte externe à laquelle il ne sera jamais que partiellement prédisposé, sans qu’on puisse jamais éradiquer le penchant à la violence lié au fait qu’un individu est véritablement, en essence présocial, et donc asocial. Car comme dit Freud, très purement individualiste à cet égard : « la liberté individuelle n’est pas un bien de culture » [5] . Non, elle a son fondement dans l’indépendance de l’organisme pulsionnel.

            Voyez ce passage fameux du De cive :

« Si vous ne donnez aux enfants tout ce qu’ils désirent, ils pleurent, ils se fâchent, ils frappent leurs nourrices, et la nature les porte à en user de la sorte. Cependant, ils ne sont pas à blâmer, et on ne dit pas qu’ils sont mauvais, premièrement, parce qu’ils ne peuvent point faire de dommage, en après, à cause qu’étant privé de l’usage de la raison, ils sont exempts de tous les devoirs des autres hommes. Mais s’ils continuent de faire la même chose lorsqu’ils sont plus avancés en âge, et lorsque les forces leurs sont venues avec lesquelles ils peuvent nuire, c’est alors que l’on commence de les nommer, et qu’ils sont méchants en effet. De sorte que je dirais volontiers, qu’un méchant homme est le même qu’un enfant robuste (malus est puer robustus), ou qu’un homme qui a l’âme d’un enfant ; et que la méchanceté n’est autre chose que le défaut de raison en un âge auquel elle a accoutumé de venir aux hommes, par un instinct de la nature, qui doit être alors  cultivée par la discipline, et qui se trouve déjà assez instruite par l’expérience des dangers et des infortunes passées » [6] .

            La traduction de malus est puer robustus est un lieu de dispute traditionnel. Faut-il lire « le méchant est un enfant robuste », « un méchant est un enfant robuste », « un enfant méchant est un enfant robuste » ? Bayle, Rousseau, Diderot, Helvétius se sont partagés sur ce point. Freud, qui ignore sans doute ces polémiques, n’en retrouve pas moins le point de départ. Dès le moment où c’est un organisme individuel qui composera la société avec d’autres et sous la contrainte, et que la vie sociale est en soi une renonciation pulsionnelle (quand bien même la venue de la raison aux hommes serait aussi liée à « un instinct de la nature »), on ne peut plus comprendre la pulsionnalité de l’enfant que, circulairement, comme une preuve du bien-fondé de la genèse hobbesienne du social. La loi socialisante sera donc une contrainte de forme conventionnelle et révisable. On sait d’ailleurs, dans la correspondance avec Ferenczi, que Freud n’a absolument jamais estimé que la loi de la prohibition de l’inceste avec la mère fut autre chose qu’une convention historique révisable [7] . Il se trouve que dans l’état psychique actuel des hommes, perpétrer cet inceste conduirait à une décharge intolérable de culpabilité, écrit-il. Mais il s’aventure aussi à juger qu’une analyse poussée à son terme, ou bien d’autres circonstances socio-historiques, éviteraient cette culpabilité. On est aux antipodes, à cet égard, de la contrainte structurante a priori dont est investie, chez Lacan, la loi symbolique (au sens structuraliste) de l’échange.

            De plus, Freud y insiste : avant la culture, et permettant d’en profiter, il faut supposer des facteurs strictement intrapsychiques, et notamment, une mobilité touchant spécifiquement les objets et les buts de la pulsion. Qu’on mesure bien cette difficulté : si l’on faisait de la vie sociale en elle-même la cause explicative de la variabilité des objets et des buts de la pulsion, c’est l’individuation corporelle, ou mieux, organismique, des patients qu’on mettrait en péril. Fantasmes et sublimations ne seraient plus que des effets induits par la demande d’autrui et les représentations culturelles actuelles sur un substrat vivant forcé et aliéné jusqu’au tréfonds de ses besoins.

            Seulement voilà : à donner trop à l’individu organique et pulsionnel, Freud se trouve dans la position gênante de savoir pourquoi même en général la culture serait nécessaire, et pourquoi la culture même existe en plus de la vie pulsionnelle, et la contraint du dehors.

 

            C’est en ce point que les paradoxes et les explications ad hoc semblent se multiplier dans le Malaise. J’en mentionnerai seulement quelques unes, suffisamment parlantes par elles-mêmes. Tout d’abord, comment Freud peut-il croire que la religion compense la douleur individuelle en la transfigurant en délire collectif ? On ne voit pas pourquoi la religion ferait plus qu’ajouter à la souffrance individuelle une nouvelle dimension de la culpabilité. De plus, Freud reconnaît vite que les consolations religieuses éventuelles sont manifestement illusoires aux yeux des hommes eux-mêmes, dès qu’ils les rapportent aux souffrances qu’ils endurent. Mais alors, pourquoi la religion ? Pourquoi l’inutilité de la religion ? L’impossibilité de rendre compte du statut intrinsèquement collectif des représentations religieuses culmine d’ailleurs à la fin du Malaise avec le recours complètement ad hoc à un « surmoi social » pour exprimer les contraintes morales que des sociétés entières font peser sur elles-mêmes. Mais on voit sans mal la difficulté : si l’on a besoin d’un tel surmoi social, qu’est-ce qui empêche de penser que lui seul suffit : que l’individualisation est donc un résultat de l’existence sociale (et encore, d’un certain type de socialisation individualisante qui n’est nullement universel, mais le propre de nos sociétés occidentales) ? Autrement dit, qu’il y a une injonction spécifique à nos sociétés à « être soi-même », qu’on ne trouverait pas ailleurs (dans une société de caste, par exemple), et que les formes cliniquement pertinentes de la culpabilité et de l’angoisse n’ont aucune base biologique déterminante, mais qu'ils résultent de l’individualisation forcée, dans notre culture/civiliation, du rapport aux règles sociales ?

Ou encore ceci : Freud se demande pourquoi l’espèce humaine serait la seule engagée dans le combat pour la culture. Sa réponse est qu’il ne le sait pas. Mais il est bizarre de se poser une telle question comme si elle était susceptible d’une réponse empirique, momentanément peut-être inaccessible, je veux dire, d’une explication en terme de destin naturel de l’espèce, alors que c’est la définition même de l’humain, son concept. Que Freud considère qu’on pourrait « savoir » une chose pareille (simplement, on ne le sait pas) est éloquent. Cela témoigne de l’équivoque qui affecte depuis le départ la Kultur : son concept vise-t-il à élucider l’hominisation de l’homme, ou son humanisation ? Si c’est l’hominisation, le contraire de l’homme est l’animal ; et l’histoire du genre homo ne peut être que celle du déploiement anhistorique de ses virtualités naturelles (auxquelles on rattache la religion, l’ordre politique, etc.). En revanche, si c’est l’humanisation, c’est l’inhumain ; et seul l’homme peut-être inhumain, nul animal, et c’est alors l’homme en société qui produit l’homme individuel, y compris le mal et l’agression.

Il en ressort de nouvelles contradictions que Freud enregistre, et dont il dit encore ne pas savoir quoi faire. Quelles sont en effet les origines du surmoi ? Elles sont irrémédiablement doubles et dangereusement contradictoires : d’une part, il y a la cause endogène du surmoi, par retournement de l’agression innée, liée à la pulsion de mort, contre l’individu lui-même, d’autre part, l'angoisse devant l’autorité sociale et intériorisation des imagos parentales. Mais comme les lecteurs de Freud l’ont noté, et au premier chef W.R. Fairbairn, les deux causes ne sont pas indispensables, l’une, si elle existe, peut fort bien dispenser de l’autre. Aussi lorsque Freud les entrelace en les renforçant mutuellement l’une par l’autre, on peut aussi faire commencer le cercle générateur du surmoi dans la relation à l’objet externe, puis réalimenter la culpabilité et l’auto-agression en comptant de façon contingente sur le facteur pulsionnel intrapsychique et intra-individuel que le naturalisme freudien, tout biologisant qu’il est, plaçait à l’origine. Or dans ce cas, et ma référence à Fairbairn n’est pas innocente, c’est de fil en aiguille l’idée même de pulsion de mort qui s’évanouit... Car Freud la situe dans l'individu pulsionnel.

Enfin Freud se trouve contredit par la logique même de son propre développement. Assurément dit-il, il est difficile de comprendre comment les premières sociétés humaines, unies par le travail et la sexualité, n’auraient pas été au fond parfaitement heureuses. Il sait que les sociétés primitives, dans l'ethnographie disponible ne son temps, et à l’inverse de ce que lui dicte son argument, connaissent relativement peu le poids accablant des règles sociales culpabilisantes. Il ne peut pas dire non plus à la fois que les contraintes répressives sur la sexualité sont en leur fond arbitraires, reprenant son argument de 1908, et que cet arbitraire s’impose de façon cruelle et nécessaire contre la poussée pulsionnelle de nos organismes. Ou plutôt si, il le peut, mais au prix d’une vision contre-intuitive de cette répression sexuelle : en traitant les valeurs attachées aux interdits comme des coercitions concrètes, ce qui est absurde, car ce n’est pas parce que les sociétés interdisent tel ou tel comportement sexuel en le dévalorisant que ces comportements n’ont pas lieu et parfois, à grande échelle ! [8] Voilà qui compromet la férocité toute mythique de la horde primitive et des groupes de frères coupables qui lui auraient succédés. Bref : Freud, à chaque pas, bute sur l’obstacle traditionnel des genèses individualistes de la société humaine, qui est que l’homme n’est pas d’abord « un loup pour l’homme », mais qu’il le devient,  parce que rien, pour citer cette fois Spinoza, n’est « plus utile à l’homme que l’homme », et que c’est du refusement (Versagung) de cette utilité que naît la plus haute détresse et ces conduites bestiales qui font que le mal, chez les humains, est en essence un mal social.

 

« Si l’on accepte de concevoir l’homme comme un animal de groupe, la conception apparemment paradoxale selon laquelle le groupe est davantage que la somme de ses membres ne présente plus de difficultés ». Après avoir pris ainsi le contre-pied de toute méthodologie individualiste, W.R. Bion continue : « J’ai l’impression que jusqu’à un certain point, Freud n’a pas su intégrer à sa théorie des groupes l’apport révolutionnaire qu’il faisait à l’explication des névroses en en cherchant l’origine, non pas dans l’individu lui-même mais dans les relations objectales » [9] . Bion s’explique : Freud a voulu déduire le groupe du transfert ; ce qu’il faut faire, c’est l’inverse, et comprendre comment le transfert est une certaine forme de groupe ou de sous-groupe se formant dans un groupe. On ne saurait mieux récuser les préjugés de Le Bon dont Freud est imprégné, et notamment l’idée qu’un groupe réclamerait par principe des illusions dont il ne peut se passer. Bien au contraire, il existe des groupes « de travail », et des formes de conflit intragroupe dont les phénomènes d’irrationalité sont un cas particulier. Plus profondément, comme note Bion, le premier à effectivement investiguer des groupes, « Freud voit le groupe comme une répétition des relations d’objets partiels. Il s’ensuit que pour lui le comportement des groupes se rapprocherait du modèle de comportement des névrose, tandis que pour moi, il se rapprocherait de celui des psychoses » [10] . Une conséquence décisive de cette approche alternative, c’est qu’il faut aller plus loin que la simple extension œdipienne de la pulsionnalité individuelle que décrit Freud, et qu’il fixe dans Totem et tabou puis dans le Malaise, avec l’invention du surmoi, puis celui de la pulsion de mort. Il faudrait arriver à penser que même l’Œdipe à des composants plus élémentaires et qui le produisent. Et la vérification qu’en suggère Bion, c’est l’explication autrement plus riche d’autres types de groupes et de dislocation des unités groupales que Freud a recensés (comme la panique qui saisit une armée en déroute, ou la scission sectaire).

 

Mais peu importe ici : je voulais seulement souligner combien il n’y a aucune espèce de problème en psychanalyse à partir de l’homme comme animal social. On y économise les apories constitutives de l’individualisme, compliquées encore par un naturalisme biologisant qui relève des choix philosophiques extrinsèques de Freud. Mais ce point de vue, que je ne peux bien sûr qu’esquisser ici à gros traits, n’est pas sans incidence, au-delà de la stricte discussion philosophique, sur les utilisations idéologiques du Malaise dans ce qui prolifère de nos jours sous les espèces douteuses d’une sociologie psychanalytique qui prétend, malgré Lacan et même au nom de Lacan, redonner vie à la « psychologie des masses » — en un mot, insuffler à Lacan l’esprit naturaliste et individualiste de Freud, en naturalisant son concept d’« ordre symbolique », et en inventant le mythe extravagant d’un individu hypermoderne que la jouissance pulsionnelle tournerait contre le lien social comme contre son ennemi. A cette mythologie se rattache encore ce qu’A. Ehrenberg a excellemment nommé le « mythe de l’affaiblissement de la règle sociale » : la croyance, quand on ne comprend plus les mutations des formes d’individualisation imposées par la vie sociale, que la vie sociale elle-même est en train de se dissoudre, le socius de se délabrer, et autres billevesées catastrophistes. Qu’il y ait en effet des mutations inégalement plaisantes des voies et procédés de l’individualisation dans les sociétés individualistes (qui, je le rappelle, ne sont pas toutes les sociétés), c’est si vrai que c’en est plat. Mais c’est une affaire qui se décide par l’observation, et dont la portée ne saurait être que locale. Non : ce que je dénonce, c’est l’exploitation psychanalytique du Malaise pour construire une sociologie transcendantale de la subjectivité moderne, radicalement pessimiste, qui croit dur comme fer qu’il pourrait exister quoi que ce soit comme un individu asocial réel, et qui en appelle à l’ordre symbolique exactement comme Hobbes à la loi civile pour tempérer du dehors une pulsionnalité et une jouissance sinon (auto-)destructrice [11] . C’est le ressort de jugements sur la vie sociale qui revendiquent l’autorité, non de la psychanalyse, mais d’une certaine philosophie de la psychanalyse qui domine le Malaise. Que Lacan mobilise une conception du social intimement durkheimienne aux antipodes de l’individualisme, nul n’en a cure : l’effet de prophétisme et la plus-value mondaine qu’on en retire emporte tout.

En faisant passer le scalpel de l’analyse par les points que j’ai énumérés, on constate enfin, et c’est à mes yeux capital, que la récusation des conséquences politiques réactionnaires ou bien du biologisme freudien n’implique jamais qu’on renonce en tant que telle à l’idée de pulsion de port, ni à l’analyse clinique du surmoi. C’est sur cela pourtant qu’ont achoppé les lecteurs de Freud, et j’espère avoir rendu plausible qu’il était possible de l’éviter.

 



[1] C’est même de ce point de vue d’un « état de nature » psychanalytique qu’on peut comprendre pourquoi Kultur se laisse conceptuellement traduire (philologiquement, c’est une autre affaire) tantôt par civilisation, tantôt par culture. Le même cas se produit avec « l’état civil » selon Rousseau, notamment, avec la même ampleur de sens.

[2] Il en ressort que c’est une toute autre conception théorique de la relation de séparation-individuation, que celle qui passe par le Père, et celle qui passe par le sein. Autrement dit, je doute fort que la référence au sein soit « empiriquement » plus importante en clinique dans certaines structures, ou bien « archaïques » et renvoyant à des couches du psychisme que Freud n’aurait pas explorées. Non : il s’agit d’un autre concept de la relation elle-même : de la relation à l’Autre et de la relation au Tout que le sujet individué aurait constitué avec cet Autre. Les arrangements syncrétiques ou pragmatiques produisent plutôt de la confusion, à cet égard. Le choix pour le Père est un choix pour l’artificialisation radicale du rapport à l’Autre ; Freud juge que seul il rend compte du fait de la culture en tant que culture. Mais alors, on ne comprend plus le départ constamment pris dans la vie pulsionnelle de l’individu organique.

[3] Que Freud juge en somme pathologique la voie orientale ou effusive, et l’annulation du moi-illusion, on le mesure à l’assimilation implicite qu’il fait entre le sentiment religieux-océanique, et la narcose. Or la narcose est un concept physiologique du plaisir et de la douleur. On comprend alors pourquoi, sur l’échelle du grand temps de la nature et de la vie, plus aucune distinction civilisationnelle entre sociétés esclavagistes ou sociétés libres, par exemple, ne compte vraiment. Les esclaves avaient « leur » narcose, si je peux dire. C’est l’action sociale (et les différences qu’elle cause) qui est balayée d’un revers de main naturaliste.

[4] W. McDougall (1871-1938) était l’auteur d’un célèbre traité de psychologie sociale, The Group Mind, paru en 1920. Analysé par Jung, il est ironiquement connu pour avoir démontré précisément la fausseté de l’hypothèse psycholamarckiste à cause de la grande qualité de ses procédures expérimentales. Introducteur de l’idée d’une évolution des instincts, il est à l’origine de l’éthologie moderne.

[5] Freud, op.cit., p.283.

[6] T. Hobbes, De Cive/Le citoyen, ou les fondements de la politique, trad. franç. de S. Sorbière, éd. de S. Goyard-Fabre, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, p.73.

[7] Freud à Marie Bonaparte, lettre du 30 avril 1932, citée in E. Jones, Sigmund Freud : Life and Work, Londres, Hogarth Press, III, p.484. Voir aussi J. Forrester, Dispatches from the Freud Wars : Psychoanalysis and its Passions, Harvard University Press, 1997, pp.83-84.

[8] On notera à cet égard qu’en sociologie, l’individualisme méthodologique de Max Weber se garde bien du genre de naturalisme biologisant qui meut Freud. Car pour Weber, les valeurs sont des raisons causales de l’action. On peut donc être individualiste méthodologiquement en sociologie sans être en plus naturaliste et vitaliste.

[9] R. Bion, Experiences in Groups, trad. franç. Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965, pp.89-90.

[10] Ibid., p.124.

[11] D’où le jugement critique que Robert Castel avait porté il y a longtemps sur les virtualités du Malaise pour une sociologie psychanalytique de convenance, qui pousserait plus loin que Freud ne le fait lui-même le projet de psychanalyser le lien social comme simple extension de la psychanalyse des individus : Le psychanalysme, Paris, Maspéro, 1973, entre autres, pp.329-364.