Freud sans malaise ?
(version préliminaire d'un exposé pour le colloque de Karlsruhe "Immer noch Unbehagen in der Kultur? Zu Sigmund Freuds 150. Geburtstag", 1, 2 et 3 décembre 2006.
Quitte
à dissoner peut-être dans un concert d’éloges, je me propose dans cet exposé
de formuler sur le Malaise dans la civilisation les réserves les plus
fortes. Mes objections ne seront pas d’ordre directement politiques, elles
ne seront pas non plus purement psychanalytiques, mais d’abord conceptuelles
et philosophiques. En fait, je soutiens que le Malaise, dans ses lectures
usuelles, est aussi fourvoyant pour la compréhension des faits sociaux (psychosociologiques)
que Totem et Tabou pour l’ethnologie scientifique. Simplement,
si personne aujourd’hui ne tente de faire une ethnologie compatible avec Totem
et Tabou, énormément de gens supposent que le Malaise continue
à fournir une interprétation d’ensemble correcte du fait social. Enfin, si
le biologisme des pulsions si caractéristique des textes des années 20 est
considéré comme un égarement théorique à rectifier, et qu’on le rattache au
contexte scientifique de l’époque, nul ne se soucie de la source épistémologique
ultime de ce biologisme, qui est aussi celle de la construction étrange du
Malaise : le parti pris individualiste (au sens de l’individualisme
méthodologique) que Freud adopte unilatéralement dans sa lecture des faits
sociaux — et qu’il adopte en outrepassant complètement les normes fixées à
l’individualisme en sociologie par son contemporain Max Weber. Cet individualisme,
je vais dire pourquoi, se complique en outre d’un
fort biais naturaliste.
Ainsi,
je ne me propose pas de mettre en cause directement la psychanalyse dont Freud
exploite les ressources dans le Malaise, avec des développements aussi
difficiles que célèbres sur le surmoi et la pulsion de mort ; mais de
critiquer la philosophie de la psychanalyse que Freud se fabrique là
au fur et à mesure sans mesurer, à mon avis, la torsion spéciale que cette
philosophie, aussi invisible que non-critique, impose
à son propos — torsion dont l’effet se révèle éclatant avec l’exploration
décisive que Bion a entrepris des groupes, puis dans le jugement négatif qu’il
fut alors conduit à poser sur la théorisation freudienne du psychosocial.
J’avancerai dans cette direction car Bion, en digne kleinien, conserve le
concept de pulsion de mort : sa critique ne lui sert pas, comme à la
« gauche freudienne » (Fenichel), à la rejeter du même pas que le
contenu politiquement réactionnaire du Malaise. Bien plus, il juge
que les rectifications qu’il apporte enrichissent le projet originaire de
la « « psychologie des masses ».
Le
format réduit de mon intervention m’impose de resserrer beaucoup le propos.
Aussi vais-je simplement énumérer les cinq points essentiels qui m’ont retenus
dans le Malaise, et par lesquels, à mon sens, devrait cheminer toute
démonstration complète de la thèse critique que je viens de suggérer.
Touchant
le premier point, je me contenterai de marquer le glissement sensible que
Freud impose dès les premières pages du Malaise. Sceptique à l’égard
du « sentiment océanique », Freud l’est sans pouvoir complètement
nier le fait que les cultures orientales semblent avoir fait un choix inverse
du nôtre, mais pas moins justifiable dans la logique même de Freud. En effet,
pour qu’il y ait illusion de recouvrer le rapport primaire au grand tout,
il faut déjà l’avoir réellement perdu (et croire ensuite le regagner, hallucinatoirement).
Cela survit donc en nous par « clivage ». C’est cette partie clivée
qui alimente notre forme toute occidentale d’effusion religieuse, médiée par l’appel au Père, né de
la détresse originelle d’en avoir chu. Mais rien ne permet d’exclure, justement,
que le choix oriental de traiter en cela le moi comme illusion, voire comme
hallucination, le moi, et non le « tout » effusif d’où il procède,
serait en quoi que ce soit moins humain, ou psychiquement déviant
[2]
. C’est le choix de privilégier les intuitions individuelles
et individualisantes qui permet, en un second temps, de considérer le « sentiment
océanique » comme un retour du refoulé enraciné dans le clivage initial.
A cet égard, le choix de Freud est l’opposé exact du choix schopenhauerien :
dans la séparation individuante, Freud
C’est la démarche standard des sciences naturelles.
Il est un peu vain d’en faire le reproche à Freud, sauf qu’elle l’incline
irrésistiblement à juger plus scientifiques et plus rationnelles que les autres
toutes les démarches qui se modèlent sur cet idéal compositionnel et surtout
causal des « effets » de tout, et notamment, en sociologie, des
effets collectifs. A son époque, de tels paradigmes étaient carrément dominants.
On sait combien le prestige des explications par l’hypnose et la suggestion
était immense, qui permettaient de réduire des faits sociaux comme la religion,
par exemple, à des interactions interindividuelles de fascination, dans la
veine de Le Bon et de Tarde. C’est à mon sens encore l’individualisme biologisant
de Freud qui le conduit à embrasser le « psycholamarckisme », selon
le mot excellent de Frank Sulloway. Car l’idée que
la vie sociale en elle-même puisse transmettre culturellement et de génération
en génération des traits psychologiques aussi spécifiques que ceux attachés
à la vie pulsionnelle, c’est là une impossibilité formelle pour Freud. La
récurrence de tels schémas impose qu’ils procèdent de la constitution même
de la vie et des organismes individuels. On est frappé à cet égard que Freud
soit psycholamarckiste pour des raisons assez homologues à celles
de W. McDougall : autrement dit, contre la théorie du conditionnement
social (McDougall est le grand adversaire du behaviorisme watsonien, à l’époque
[4]
), contre l’idée, surtout, que l’univers des règles fixe
quoi que ce soit dans nos conduites avec la même force que les contraintes
causales exprimées en termes biologisants. Que Freud sache consciemment que le psycholamarckisme
est faux (il y en a la preuve dans sa correspondance avec Jones) ne souligne
que davantage la nécessité radicale qu’il attache au point de vue méthodologique
dont cette conception procède.
Comment
s’articulent cette méthodologie naturaliste et individualiste et le cœur vivant
de la théorie psychanalytique? Je suggérerai la chose suivante : dans
une conception de l’Œdipe tout à fait précise et
qu’en un sens, la vision profondément différente qu’en a donnée Lacan permet
de comprendre sous un jour nouveau. On a parfois remarqué, en effet, que l’enfant
phallique lacanien était radicalement séduit, et donc soumis au désir maternel,
et que ce désir maternel ne trouvait sa régulation, dans la métaphore paternelle,
qu’en référence au père symbolique. Au contraire, chez Freud, l’enfant œdipien
est un agent fort vigoureux, la pulsion agressive qui le régit le tourne activement
vers la mère à posséder sexuellement, et le meurtre du père n’a de symbolique
que son ancrage archaïque : tout comme l’inceste, il est et demeure une
sorte bien réelle de possibilité, appelant une contre-action
inhibitrice puissante. Mais c’est précisément là le motif bien connu du père
de l’individualisme sociologique dans la pensée occidentale : Hobbes.
Il faut supposer, dans l’état de nature, dont l’enfance est le prototype éternellement
recommencé, une vigueur agressive de l’individu originaire, qui va rencontrer
du coup la loi civile comme une contrainte externe à laquelle il ne sera jamais
que partiellement prédisposé, sans qu’on puisse jamais éradiquer le penchant
à la violence lié au fait qu’un individu est véritablement, en essence présocial,
et donc asocial. Car comme dit Freud, très purement individualiste à cet égard :
« la liberté individuelle n’est pas un bien de culture »
[5]
. Non, elle a son fondement dans l’indépendance de l’organisme
pulsionnel.
Voyez
ce passage fameux du De cive :
« Si
vous ne donnez aux enfants tout ce qu’ils désirent, ils pleurent, ils se fâchent,
ils frappent leurs nourrices, et la nature les porte à en user de la sorte.
Cependant, ils ne sont pas à blâmer, et on ne dit pas qu’ils sont mauvais,
premièrement, parce qu’ils ne peuvent point faire de dommage, en après, à
cause qu’étant privé de l’usage de la raison, ils sont exempts de tous les
devoirs des autres hommes. Mais s’ils continuent de faire la même chose lorsqu’ils
sont plus avancés en âge, et lorsque les forces leurs sont venues avec lesquelles
ils peuvent nuire, c’est alors que l’on commence de les nommer, et qu’ils
sont méchants en effet. De sorte que je dirais volontiers, qu’un méchant homme
est le même qu’un enfant robuste (malus est puer robustus),
ou qu’un homme qui a l’âme d’un enfant ; et que la méchanceté n’est autre
chose que le défaut de raison en un âge auquel elle a accoutumé de venir aux
hommes, par un instinct de la nature, qui doit être alors
cultivée par la discipline, et qui se trouve déjà assez instruite par
l’expérience des dangers et des infortunes passées »
[6]
.
La
traduction de malus est puer robustus est
un lieu de dispute traditionnel. Faut-il lire « le méchant est
un enfant robuste », « un méchant est un enfant robuste »,
« un enfant méchant est un enfant robuste » ? Bayle,
Rousseau, Diderot, Helvétius se sont partagés sur ce point. Freud, qui ignore
sans doute ces polémiques, n’en retrouve pas moins le point de départ. Dès
le moment où c’est un organisme individuel qui composera la société avec d’autres
et sous la contrainte, et que la vie sociale est en soi une renonciation pulsionnelle
(quand bien même la venue de la raison aux hommes serait aussi liée
à « un instinct de la nature »), on ne peut plus comprendre la pulsionnalité de l’enfant que, circulairement, comme une preuve
du bien-fondé de la genèse hobbesienne du social. La loi socialisante sera
donc une contrainte de forme conventionnelle et révisable. On sait d’ailleurs,
dans la correspondance avec Ferenczi, que Freud n’a absolument jamais estimé
que la loi de la prohibition de l’inceste avec la mère fut autre chose qu’une convention historique révisable
[7]
. Il se trouve que dans l’état psychique actuel des hommes,
perpétrer cet inceste conduirait à une décharge intolérable de culpabilité,
écrit-il. Mais il s’aventure aussi à juger qu’une analyse poussée à son terme,
ou bien d’autres circonstances socio-historiques, éviteraient cette culpabilité.
On est aux antipodes, à cet égard, de la contrainte structurante a priori
dont est investie, chez Lacan, la loi symbolique (au sens structuraliste)
de l’échange.
De
plus, Freud y insiste : avant la culture, et permettant d’en profiter,
il faut supposer des facteurs strictement intrapsychiques, et notamment, une
mobilité touchant spécifiquement les objets et les buts de la pulsion. Qu’on
mesure bien cette difficulté : si l’on faisait de la vie sociale en elle-même
la cause explicative de la variabilité des objets et des buts de la pulsion,
c’est l’individuation corporelle, ou mieux, organismique, des patients qu’on
mettrait en péril. Fantasmes et sublimations ne seraient plus que des effets
induits par la demande d’autrui et les représentations culturelles actuelles
sur un substrat vivant forcé et aliéné jusqu’au tréfonds de ses besoins.
Seulement
voilà : à donner trop à l’individu organique et pulsionnel, Freud se
trouve dans la position gênante de savoir pourquoi même en général la culture
serait nécessaire, et pourquoi la culture même existe en plus de la vie pulsionnelle,
et la contraint du dehors.
C’est
en ce point que les paradoxes et les explications ad hoc semblent se
multiplier dans le Malaise. J’en mentionnerai seulement quelques unes,
suffisamment parlantes par elles-mêmes. Tout d’abord, comment Freud peut-il
croire que la religion compense la douleur individuelle en la transfigurant
en délire collectif ? On ne voit pas pourquoi la religion ferait plus
qu’ajouter à la souffrance individuelle une nouvelle dimension de la culpabilité.
De plus, Freud reconnaît vite que les consolations religieuses éventuelles
sont manifestement illusoires aux yeux des hommes eux-mêmes, dès qu’ils les
rapportent aux souffrances qu’ils endurent. Mais alors, pourquoi la religion ?
Pourquoi l’inutilité de la religion ? L’impossibilité de rendre
compte du statut intrinsèquement collectif des représentations religieuses
culmine d’ailleurs à la fin du Malaise avec le recours complètement
ad hoc à un « surmoi social » pour exprimer les contraintes
morales que des sociétés entières font peser sur elles-mêmes. Mais on voit
sans mal la difficulté : si l’on a besoin d’un tel surmoi social, qu’est-ce
qui empêche de penser que lui seul suffit : que l’individualisation est
donc un résultat de l’existence sociale (et encore, d’un certain
type de socialisation individualisante qui n’est nullement universel, mais
le propre de nos sociétés occidentales) ? Autrement dit, qu’il y a une
injonction spécifique à nos sociétés à « être soi-même », qu’on
ne trouverait pas ailleurs (dans une société de caste, par exemple),
et que les formes cliniquement pertinentes de la culpabilité et de l’angoisse
n’ont aucune base biologique déterminante, mais qu'ils résultent de l’individualisation
forcée, dans notre culture/civiliation, du rapport aux règles sociales ?
Ou encore ceci : Freud se demande pourquoi l’espèce humaine serait la seule engagée dans le combat pour la culture. Sa réponse est qu’il ne le sait pas. Mais il est bizarre de se poser une telle question comme si elle était susceptible d’une réponse empirique, momentanément peut-être inaccessible, je veux dire, d’une explication en terme de destin naturel de l’espèce, alors que c’est la définition même de l’humain, son concept. Que Freud considère qu’on pourrait « savoir » une chose pareille (simplement, on ne le sait pas) est éloquent. Cela témoigne de l’équivoque qui affecte depuis le départ la Kultur : son concept vise-t-il à élucider l’hominisation de l’homme, ou son humanisation ? Si c’est l’hominisation, le contraire de l’homme est l’animal ; et l’histoire du genre homo ne peut être que celle du déploiement anhistorique de ses virtualités naturelles (auxquelles on rattache la religion, l’ordre politique, etc.). En revanche, si c’est l’humanisation, c’est l’inhumain ; et seul l’homme peut-être inhumain, nul animal, et c’est alors l’homme en société qui produit l’homme individuel, y compris le mal et l’agression.
Il
en ressort de nouvelles contradictions que Freud enregistre, et dont il dit
encore ne pas savoir quoi faire. Quelles sont en effet les origines du surmoi ?
Elles sont irrémédiablement doubles et dangereusement contradictoires :
d’une part, il y a la cause endogène du surmoi, par retournement de l’agression
innée, liée à la pulsion de mort, contre l’individu lui-même, d’autre part,
l'angoisse devant l’autorité sociale et intériorisation des imagos parentales.
Mais comme les lecteurs de Freud l’ont noté, et au premier chef W.R.
Fairbairn, les deux causes ne sont pas indispensables,
l’une, si elle existe, peut fort bien dispenser de l’autre. Aussi lorsque
Freud les entrelace en les renforçant mutuellement l’une par l’autre, on peut
aussi faire commencer le cercle générateur du surmoi dans la relation à l’objet
externe, puis réalimenter la culpabilité et l’auto-agression en comptant de façon contingente sur le facteur
pulsionnel intrapsychique et intra-individuel que
le naturalisme freudien, tout biologisant qu’il est, plaçait à l’origine.
Or dans ce cas, et ma référence à Fairbairn n’est
pas innocente, c’est de fil en aiguille l’idée même de pulsion de mort qui
s’évanouit.
Enfin
Freud se trouve contredit par la logique même de son propre développement.
Assurément dit-il, il est difficile de comprendre comment les premières sociétés
humaines, unies par le travail et la sexualité, n’auraient pas été au fond
parfaitement heureuses. Il sait que les sociétés primitives, dans l'ethnographie
disponible ne son temps, et à l’inverse de ce que lui dicte son argument,
connaissent relativement peu le poids accablant des règles sociales culpabilisantes.
Il ne peut pas dire non plus à la fois que les contraintes répressives sur
la sexualité sont en leur fond arbitraires, reprenant son argument de 1908,
et que cet arbitraire s’impose de façon cruelle et nécessaire contre la poussée
pulsionnelle de nos organismes. Ou plutôt si, il le peut, mais au prix d’une
vision contre-intuitive de cette répression sexuelle :
en traitant les valeurs attachées aux interdits comme des coercitions concrètes,
ce qui est absurde, car ce n’est pas parce que les sociétés interdisent tel
ou tel comportement sexuel en le dévalorisant que ces comportements n’ont
pas lieu et parfois, à grande échelle !
[8]
Voilà qui compromet la férocité toute mythique de la horde
primitive et des groupes de frères coupables qui lui auraient succédés. Bref :
Freud, à chaque pas, bute sur l’obstacle traditionnel des genèses individualistes
de la société humaine, qui est que l’homme n’est pas d’abord « un loup
pour l’homme », mais qu’il le devient,
parce que rien, pour citer cette fois Spinoza, n’est « plus utile
à l’homme que l’homme », et que c’est du refusement
(Versagung) de cette utilité que naît la
plus haute détresse et ces conduites bestiales qui font que le mal, chez les
humains, est en essence un mal social.
« Si
l’on accepte de concevoir l’homme comme un animal de groupe, la conception
apparemment paradoxale selon laquelle le groupe est davantage que la somme
de ses membres ne présente plus de difficultés ». Après avoir pris ainsi
le contre-pied de toute méthodologie individualiste, W.R.
Bion continue : « J’ai l’impression que jusqu’à un certain
point, Freud n’a pas su intégrer à sa théorie des groupes l’apport révolutionnaire
qu’il faisait à l’explication des névroses en en cherchant l’origine, non
pas dans l’individu lui-même mais dans les relations objectales »
[9]
. Bion s’explique : Freud a voulu déduire le groupe
du transfert ; ce qu’il faut faire, c’est l’inverse, et comprendre comment
le transfert est une certaine forme de groupe ou de sous-groupe se formant
dans un groupe. On ne saurait mieux récuser les préjugés de Le Bon dont Freud
est imprégné, et notamment l’idée qu’un groupe réclamerait par principe des
illusions dont il ne peut se passer. Bien au contraire, il existe des groupes
« de travail », et des formes de conflit intragroupe dont les phénomènes
d’irrationalité sont un cas particulier. Plus profondément, comme note Bion,
le premier à effectivement investiguer des groupes, « Freud voit le groupe
comme une répétition des relations d’objets partiels. Il s’ensuit que pour
lui le comportement des groupes se rapprocherait du modèle de comportement
des névrose, tandis que pour moi, il se rapprocherait de celui des psychoses »
[10]
. Une conséquence décisive de cette approche alternative,
c’est qu’il faut aller plus loin que la simple extension œdipienne
de la pulsionnalité individuelle que décrit Freud,
et qu’il fixe dans Totem et tabou puis dans le Malaise, avec
l’invention du surmoi, puis celui de la pulsion de mort. Il faudrait arriver
à penser que même l’Œdipe à des composants plus
élémentaires et qui le produisent. Et la vérification qu’en suggère Bion,
c’est l’explication autrement plus riche d’autres types de groupes et de dislocation
des unités groupales que Freud a recensés (comme la panique qui saisit une
armée en déroute, ou la scission sectaire).
Mais
peu importe ici : je voulais seulement souligner combien il n’y a aucune
espèce de problème en psychanalyse à partir de l’homme comme animal social.
On y économise les apories constitutives de l’individualisme, compliquées
encore par un naturalisme biologisant qui relève des choix philosophiques
extrinsèques de Freud. Mais ce point de vue, que je ne peux bien sûr qu’esquisser
ici à gros traits, n’est pas sans incidence, au-delà de la stricte discussion
philosophique, sur les utilisations idéologiques du Malaise dans ce
qui prolifère de nos jours sous les espèces douteuses d’une sociologie psychanalytique
qui prétend, malgré Lacan et même au nom de Lacan, redonner vie à la « psychologie
des masses » — en un mot, insuffler à Lacan l’esprit naturaliste et individualiste
de Freud, en naturalisant son concept d’« ordre symbolique », et
en inventant le mythe extravagant d’un individu hypermoderne que la jouissance
pulsionnelle tournerait contre le lien social comme contre son ennemi. A cette
mythologie se rattache encore ce qu’A. Ehrenberg a excellemment nommé le « mythe
de l’affaiblissement de la règle sociale » : la croyance, quand
on ne comprend plus les mutations des formes d’individualisation imposées
par la vie sociale, que la vie sociale elle-même est en train de se dissoudre,
le socius de se délabrer, et autres billevesées
catastrophistes. Qu’il y ait en effet des mutations inégalement plaisantes
des voies et procédés de l’individualisation dans les sociétés individualistes
(qui, je le rappelle, ne sont pas toutes les sociétés), c’est si vrai que
c’en est plat. Mais c’est une affaire qui se décide par l’observation, et
dont la portée ne saurait être que locale. Non : ce que je dénonce, c’est
l’exploitation psychanalytique du Malaise pour construire une sociologie
transcendantale de la subjectivité moderne, radicalement pessimiste, qui croit
dur comme fer qu’il pourrait exister quoi que ce soit comme un individu asocial
réel, et qui en appelle à l’ordre symbolique exactement comme Hobbes à la
loi civile pour tempérer du dehors une pulsionnalité et une jouissance sinon (auto-)destructrice
[11]
. C’est le ressort de jugements sur la vie sociale qui revendiquent
l’autorité, non de la psychanalyse, mais d’une certaine philosophie
de la psychanalyse qui domine le Malaise. Que Lacan mobilise une conception
du social intimement durkheimienne aux antipodes de l’individualisme, nul
n’en a cure : l’effet de prophétisme et la plus-value mondaine qu’on
en retire emporte tout.
En
faisant passer le scalpel de l’analyse par les points que j’ai énumérés, on
constate enfin, et c’est à mes yeux capital, que la récusation des conséquences
politiques réactionnaires ou bien du biologisme freudien n’implique jamais
qu’on renonce en tant que telle à l’idée de pulsion de port, ni à l’analyse
clinique du surmoi. C’est sur cela pourtant qu’ont achoppé les lecteurs de
Freud, et j’espère avoir rendu plausible qu’il était possible de l’éviter.
[1] C’est même de ce point de vue d’un « état de nature » psychanalytique qu’on peut comprendre pourquoi Kultur se laisse conceptuellement traduire (philologiquement, c’est une autre affaire) tantôt par civilisation, tantôt par culture. Le même cas se produit avec « l’état civil » selon Rousseau, notamment, avec la même ampleur de sens.
[2] Il en ressort que c’est une toute autre conception théorique de la relation de séparation-individuation, que celle qui passe par le Père, et celle qui passe par le sein. Autrement dit, je doute fort que la référence au sein soit « empiriquement » plus importante en clinique dans certaines structures, ou bien « archaïques » et renvoyant à des couches du psychisme que Freud n’aurait pas explorées. Non : il s’agit d’un autre concept de la relation elle-même : de la relation à l’Autre et de la relation au Tout que le sujet individué aurait constitué avec cet Autre. Les arrangements syncrétiques ou pragmatiques produisent plutôt de la confusion, à cet égard. Le choix pour le Père est un choix pour l’artificialisation radicale du rapport à l’Autre ; Freud juge que seul il rend compte du fait de la culture en tant que culture. Mais alors, on ne comprend plus le départ constamment pris dans la vie pulsionnelle de l’individu organique.
[3] Que Freud juge en somme pathologique la voie orientale ou effusive, et l’annulation du moi-illusion, on le mesure à l’assimilation implicite qu’il fait entre le sentiment religieux-océanique, et la narcose. Or la narcose est un concept physiologique du plaisir et de la douleur. On comprend alors pourquoi, sur l’échelle du grand temps de la nature et de la vie, plus aucune distinction civilisationnelle entre sociétés esclavagistes ou sociétés libres, par exemple, ne compte vraiment. Les esclaves avaient « leur » narcose, si je peux dire. C’est l’action sociale (et les différences qu’elle cause) qui est balayée d’un revers de main naturaliste.
[4] W. McDougall (1871-1938) était l’auteur d’un célèbre traité de psychologie sociale, The Group Mind, paru en 1920. Analysé par Jung, il est ironiquement connu pour avoir démontré précisément la fausseté de l’hypothèse psycholamarckiste à cause de la grande qualité de ses procédures expérimentales. Introducteur de l’idée d’une évolution des instincts, il est à l’origine de l’éthologie moderne.
[5] Freud, op.cit., p.283.
[6]
T. Hobbes, De Cive/Le citoyen, ou les fondements
de la politique, trad. franç. de S. Sorbière, éd. de S. Goyard-Fabre, Paris, Garnier-Flammarion,
1982, p.73.
[7]
Freud à Marie Bonaparte, lettre du 30 avril 1932, citée
in E. Jones, Sigmund Freud : Life and
Work, Londres, Hogarth Press,
III, p.484. Voir aussi J. Forrester, Dispatches from the
Freud Wars : Psychoanalysis and its Passions, Harvard University
Press, 1997, pp.83-84.
[8] On notera à cet égard qu’en sociologie, l’individualisme méthodologique de Max Weber se garde bien du genre de naturalisme biologisant qui meut Freud. Car pour Weber, les valeurs sont des raisons causales de l’action. On peut donc être individualiste méthodologiquement en sociologie sans être en plus naturaliste et vitaliste.
[9]
R. Bion, Experiences in
Groups, trad. franç. Recherches sur les petits groupes, Paris,
PUF, 1965, pp.89-90.
[10] Ibid., p.124.
[11] D’où le jugement critique que Robert Castel avait porté il y a longtemps sur les virtualités du Malaise pour une sociologie psychanalytique de convenance, qui pousserait plus loin que Freud ne le fait lui-même le projet de psychanalyser le lien social comme simple extension de la psychanalyse des individus : Le psychanalysme, Paris, Maspéro, 1973, entre autres, pp.329-364.