Comment peut-on « être agi » ?

L’hypothèse Grivois-Proust-Jeannerod

(exposé au colloque "Geste, motif, action", Paris, 28 avril 2007)


         Y a-t-il un trouble générateur radical de « la » psychose ? Voilà sans doute une des questions les plus difficiles de la psychopathologie, et comme c’est aussi une question ultime (celle de l’essence de la folie, par-delà toute convenance classificatoire, toute affaire relative de contexte et de circonstances), elle est d’emblée métaphysique.

         L’hypothèse Grivois-Proust-Jeannnerod (GPJ) que je me propose d’examiner n’est plus tout à fait à la mode. Elle appartient à l’histoire de la psychiatrie cognitive, au sens où son ambition explicative, et l’association subtile de clinique, de spéculation philosophique et de conjectures neurophysiologiques sophistiquées qui la déterminait, n’ont pas reçu la sanction standard des travaux scientifiques qui est la citation récurrente par les travaux qui suivent. Dans les années 1990, elle s’est peu à peu effacée. Pourtant, elle continue, à mon avis, à influencer de loin les neurosciences psychiatriques, parce qu’elle a sans l’ombre d’un doute fixé la norme de ce à quoi devrait ressembler une théorie cognitive vraiment convaincante de la psychose. Comme telle, l’hypothèse GPJ est une fiction que je forge : aucun des auteurs qu’elle mentionne, à ma connaissance, n’a employé la formule. Chacun a ensuite évolué dans une direction à lui, mais sans perdre de vue les enjeux révélés par ce moment de convergence spécial, que je vais décrire, puis critiquer.

         Mais pourquoi cette association de noms ?

         Henri Grivois, tout d’abord, a en effet élaboré une conception de la psychose et surtout de l’entrée dans la psychose, considérée comme un moment réellement inaugural, — celui de la « psychose naissante », selon son expression. Correctement décrit, cet épisode inaugural permettrait d’identifier le « trouble générateur » de la psychose. Malgré ses dénégations, sa conception est nettement articulée à l’histoire de la psychiatrie « classique ». Elle s’efforce en effet de concevoir les phénomènes de l’entrée en psychose en termes de mécanismes à la fois mentaux et comportementaux, et d’en restituer la logique interne. En cela, cette théorie se démarque massivement des approches aujourd’hui dominantes, qui s’inscrivent toutes dans la postérité de la schizophrénie bleulérienne, passée à la moulinette psychométrico-épidémiologique du DSM, dont on démembre donc un à un les grands symptômes, en tentant de fournir pour chacun des explications cognitives suggestives, mais toujours partielles et en cela globalement insatisfaisantes. Grivois, ainsi, n’a pas cherché à expliquer le sentiment d’influence, et à côté de lui l’émoussement affectif, et encore à côté, les troubles de la conscience ou du langage, en abandonnant à la nature ou au bon sens le soin d’en synthétiser les formes dans quelque chose qui ressemblerait à une psychose en bonne et due forme. Il a cherché à capter le fait sémantique central de la psychose comme destruction du sentiment d’identité personnelle ou de soi, d’où découlent réellement les phénomènes que je viens de mentionner, ou du moins plusieurs parmi les plus significatifs[1].

         En effet, les mécanismes que Grivois donne à soupçonner ne sont pas juste compatibles avec une théorie abstraite de ce que la conscience devrait être. Ils mordent sur « l’effet que ça fait d’être soi » — ils cherchent à capter le cœur de ce qu’on appelle « folie », bien au-delà du nom ou de la catégorie, dans ce qu’on ressent immédiatement chez autrui quand il y sombre. Réciproquement, Grivois veut reconstruire la psychose dans son processus d’émergence réel, d’une façon qui révèlerait donc, a contrario, les mécanismes causaux cachés qui soutiennent le sentiment normal d’être soi.

         Là encore, la philosophie est à l’honneur, puisque cette genèse réelle du sentiment d’être soi retrouve des intuitions de Maine de Biran. Joëlle Proust, ainsi, en s’appuyant sur une interprétation-traduction très personnelle de « l’intention en action » (in action) selon John Searle[2], a fait remarquer que le contrôle de l’action, ce qui lui permet de rester à tout moment une action, impliquait en somme une coprésence continuée de l’intention à l’action, la dite intention ne pouvant certainement pas abandonner l’action qu’elle vectorise, une fois lancée, à son destin mécanique. Elle doit la guider effectivement, car la visée d’un but sans planifier ni contrôler en continu son exécution passera difficilement pour une action intentionnelle au sens fort. L’intention en action, avance Joëlle Proust, ce n’est rien d’autre que cette action qui ne cesse de s’autoréférer à l’intention préalable qu’on avait d’agir. Mais comme on voit dès à présent intuitivement (l’argument développé est plus complexe), le contrôle, le guidage et la coprésence logique de l’intention à l’action intentionnelle s’effectuant impliquent une sorte de circuit réflexif réel entre l’intention « préalable » et l’intention « en action ». Il est tentant dès lors de généraliser, et de dire que la réflexivité en question, cette autoréférence inhérente à l’intention, c’est la matière première du sentiment d’être soi-même l’agent de ce qu’on agit. Ou c’est ce qui fait que, moi, j’agis réellement mon action, et que, « du même mouvement », si j’ose dire, sont logiquement satisfaites les conditions qui régissent l’intentionnalité de mes actions. Du coup, nous ne pourrions éprouver que comme une dépossession du sens personnel d’agir (et c’est ce dont nous parle Grivois avec la « psychose naissante ») le fait de ressentir la moindre déhiscence entre ces deux niveaux de l’intention préalable et de l’intention en action. John Searle et Maine de Biran, se donnent ici la main par la grâce de la philosophie naturaliste de l’intentionnalité, avec pour gain conceptuel décisif l’idée que l’intentionnalité de l’agir est réellement et logiquement articulation continue de l’intention préablable (du plan moteur) et de l’intention en action (causant effectivement le mouvement du corps)[3].

         Toutefois, la spéculation néo-biranienne peut invoquer toute la réalité qu’elle veut. Elle resterait suspendue à l’absence de corrélat neurophysiologique. Car il se peut bien qu’il y ait une circularité logique définitoire entre l’intention préalable et l’intention en action, et que l’intentionnalité ne soit objectivement conceptualisable qu’au cœur d’un tel cercle. Mais tout cela ne fait pas exister empiriquement ce cercle au sein de nos mécanismes moteurs ! Voilà la limitation que Marc Jeannerod s’est proposé de surmonter, en articulant, grâce à un postulat fonctionnel audacieux (la « décharge corollaire »), d’une part, le contrôle de l’action motrice intentionnelle, et, de l’autre, l’effet subjectivant de ce contrôle. Par rapport à la postulation ci-dessus, inspirée de Searle et adaptée à Maine de Biran, le pas franchi est donc bien le suivant : on ne parle pas de ce qui devrait exister, s’il y a bien autoréférence de l’intention ; on montre ce qui matérialise fonctionnellement pareille réflexivité du guidage de l’intention en action par l’intention préalable. Du coup aussi, à supposer qu’il existe un tel mécanisme fonctionnel, son dysfonctionnement devenait le candidat idéal pour expliquer le trouble générateur de la psychose : la destruction du sentiment de soi, compris comme le sentiment d’être ultimement l’agent de ses actions. Il ne faut plus grand-chose pour passer ensuite des actions aux paroles, et de là aux pensées : en un mot, des troubles d’abord moteurs de la psychose aux troubles du langage, puis à ceux de la pensée, puis enfin à toute la sphère de l’intentionnalité mentale.

         Je formulerai donc ainsi l’hypothèse GPJ : a) les descriptions psychiatriques classiques des délires ratent leur trouble générateur primaire, qui est une perturbation psychomotrice de l’accordage infra-conscient de l’individu aux actions des autres qui l’entourent ; b) il en découle une dissociation entre le sentiment d’être l’agent de ses actions et les actions qu’on effectuent (« j’agis les actions des autres », les autres « m’agissent ») ; c) les faits typiques de la psychose (le sentiment d’influence, les hallucinations auditives, etc.) se laissent déduire de cette déconnection entre le sentiment personnel d’agentivité et les actions réelles, avec pour conséquence la ruine du sentiment de soi ; d) la crise logique et réelle de l’intentionnalité se produit à la jointure de l’intention préalable et de l’intention en action, comme destruction de leur articulation autoréférentielle ; e) entre ce trouble du contrôle moteur et la destruction du sentiment de soi, intervient un dysfonctionnement particulier, celui d’un mécanisme qu’il est nécessaire de postuler dans tout contrôle moteur en général, et son dysfonctionnement cause la psychose ; f) car ce dysfonctionnement matérialise précisément l’échec de l’articulation réflexive interne de l’intention préalable et de l’intention en action ; g) la signification, enfin, du délire ou du trouble de la conscience, n’intervient nulle part dans cet enchaînement, et il faut donc l’imputer à des biais cognitifs du sujet psychosé, qui délire sur ce qu’il ne comprend pas, ou à une couleur culturelle contingente, sans pertinence pour le mécanisme neurocognitif réel de la psychose.

         La force de cette hypothèse, c’est la solide chaîne causale qu’elle tend entre les corps en mouvement, à une extrémité, et le trouble vécu par la conscience psychosée, à l’autre. Mais cette chaîne causale est en même temps un véritable système logique, d’où se déduisent, au titre des réactions vécues du sujet à ce qui le frappe, des symptômes qui n’avaient jusque là, en psychiatrie, qu’une valeur descriptive — au premier chef, le sentiment d’influence (être agi par les autres, les faire agir). L’hypothèse GPJ n’arrive cependant à ce résultat impressionnant qu’avec le secours d’une réécriture conceptuelle étendue des manifestations « mentales » de la psychose (hallucinations, « signification personnelle » que prennent les événements les plus anodins, impression de « mission » donnant sens à l’insensé, etc.). Car il est essentiel de soutenir que, contre toute apparence et toute la tradition clinique, ces phénomènes relèvent d’un trouble de l’agir (ou de l’interagir), non d’un désordre du pur psychisme.

         Depuis Ey et l’organo-dynamisme, on n’avait plus vu un tel système psychiatrique aussi puissamment déductif, organisé autour d’une conjecture causale centrale. Mais là n’est pas toute la beauté de l’affaire. Elle réside encore dans le fait qu’à mon avis, l’hypothèse GPJ, même si elle n’apparaît désormais plus en tant que telle dans la psychiatrie cognitive actuelle, en constitue cependant un horizon indépassable[4]. S’il existe un jour une théorie cognitiviste validée de la psychose, je prends le pari qu’elle y ressemblera par nombre d’aspects essentiels, tout simplement parce qu’on pourra, sans nul doute, enrichir énormément chacune de ses trois composantes théoriques (1. une clinique de l’« interaction » infra-consciente naturelle entre congénères de la même espèce, 2. une philosophie de l’action qui naturalise l’intentionnalité, 3. une neurophysiologie fonctionnaliste du contrôle moteur), mais qu’elles sont toutes déjà là, toutes nécessaires qu’elles sont à l’essence du projet cognitiviste, et permettant donc déjà d’en apprécier les contours futurs.

         Je vais maintenant revenir sur les raisons et les intuitions cliniques particulièrement riches qui motivent cette belle théorie, en prélude à son évaluation critique.

I. Une clinique du « concernement » et de la « centralité »

 

« Philippe, 24 ans, est amené à l’Hôtel-Dieu par Police-Secours. Il a un contact très intense. Ce qu’il raconte s’efface devant ce qu’il mime : il tremble, il frissonne, fait osciller ses deux mains autour et au-devant de sa tête. Semble à la fois abattu et jubilant. L’instabilité cognitive est manifeste : qui sait quoi ? Est-ce moi, les autres ou n’y a-t-il rien à comprendre ? Il parle beaucoup et nous serons là d’emblée pour l’écouter.

Tôt le matin, Philippe prend le train pour se rendre à Paris. On lui sourit et il sourit, lui aussi, mais c’est bien lui, oui, bien sûr, qui entraîne les autres dans le mouvement. Il se sent ainsi tellement proche des autres et le mouvement s’amplifie tellement qu’il doit changer sans cesse de place et même de wagon entre chaque station. Il descend et attend le train suivant. Il s’angoisse et son angoisse, dit-il, se communique aussi aux autres. A plusieurs reprises, cependant, il emprunte un stylo à des voyageurs pour noter à nouveau des bribes d’une théorie nocturne du monde validée désormais selon lui, de façon inattendue par tous ces gens qui l’entourent.

Après le train, le métro, la rue, l’école : tout persiste et s’amplifie encore. Une vague idée de mission s’empare de lui. Il va à l’Elysée mais il recule devant les uniformes. Il retourne à son école, parle de ses découvertes, puis décide d’aller à l’IRCAM […] pour aller voir Pierre Boulez, le dieu du son. Et là, on appelle la Police — en partie sur une dérisoire histoire d’envie d’uriner qu’il ne peut satisfaire à l’IRCAM en l’absence de WC disponible pour les visiteurs — mais surtout parce qu’il dépose tout ce qu’il a sur lui n’ayant plus besoin de papiers d’identité, « un peu comme Dieu » il n’a besoin de rien, de personne. Son « cerveau en ébullition » l’empêche bientôt d’admettre la réciprocité quasi automatique de tous ces contacts, au contraire, selon lui, il les précède, il les organise. »[5]

         De telles scènes sont bien connues des services d’urgence. On pourra d’ailleurs tout de suite se demander ce que l’« urgence » que présente manifestement un patient dans cet état doit au dispositif social du « trouble à l’ordre public » qui intervient comme toujours en amont du psychiatre en sélectionnant déjà une certaine forme d’actions et d’actes et en laissant, toujours en amont, de côté d’autres manifestations moins motrices qui, elles, ne dérangent personne. Car la « psychose naissante », selon le mot de Grivois, avec son allure excito-motrice, attire la police. C’est donc toujours aussi à l’institution (qui l’endiguera) que naît la psychose, et pas juste avec le réel brut de l’événement. Et il convient de ne pas prendre un service d’urgences psychiatriques pour un lieu naturel où la folie débarquerait telle qu’en elle-même, vierge de tout processus de triage préalable tant de ses formes que de ses enjeux[6]. Comme je ne cesse de le marteler, il n’y a jamais d’action-en-soi, ni de motricité humaine pure objectivable hors de tout égard aux circonstances où elle vaut comme acte. Le contexte social ne cesse jamais d’encadrer la « scène » de la naturalisation médicale.

         En même temps, aucune de ces précautions sociologiques n’invalide l’observation de Philippe ni les régularités non-circonstancielles que Grivois détecte. Que la folie de Philippe ait un contexte n’empêche certainement pas de rechercher ce qui a ici un contexte, et à quelles régularités propres obéit le fait contextualisé. Ces régularités sont au nombre de quatre :

1. La composante excito-motrice est au premier plan : les classiques parlaient parfois, devant des tableaux similaires, de « manie atypique », au sens où les manifestations dissociatives y sont plus bruyantes que l’altération de l’humeur, qui est pourtant bien présente. Grivois ne souligne d’ailleurs pas l’anxiété, et un clinicien qui n’a jamais vu Philippe est surpris qu’on n’observe pas de crises de larmes soudaines, ni d’éclairs dépressifs fugitifs mais intenses.

2. Que Philippe soit fou, l’évidence, c’est un point-clé, en est universelle. Tous les regards se tournent vers qui traverse une telle crise. Il s’extrait de l’ambiance par mille signes subtils, et tout d’un coup, le malaise (qui n’est jamais seulement celui du seul individu qui va déclencher la psychose, mais de tout ceux qui l’entourent), vire à l’explosion. On est là aux antipodes de la contagion hystérique, qui se communique en un éclair de proche en proche : la thèse de Grivois implique qu’il n’y a absolument jamais de psychoses qui naissent en groupe, ni même deux individus qui entrent en psychose à la fois au même moment et au même endroit (classe, bureau, chambrée, etc.). C’est « un contre tous ». La discontinuité dans l’universel, en ce sens, est donc vitalement perçue : nul n’a besoin de réfléchir pour savoir si le fou est fou, et le fou ne s’aperçoit pas en réfléchissant qu’il se déconnecte de l’ordre commun. La panique nous saisit donc comme elle le saisit, et avec lui. « Vital », le déplaisant sentiment pré-réflexif d’une rupture de l’ambiance où le psychosé s’isole est déjà, en esquisse, biologiquement réel.

3. Philippe ne délire pas d’emblée. Le « délire d’emblée » est une expression consacrée dans le cas de la bouffée délirante aiguë (BDA), mais Grivois veut précisément en réfuter l’apparence phénoménologique. Au contraire, on ne sait pas quelle direction il va prendre : persécution, mégalomanie, folie mystique ? La « mission » de Philippe émerge lentement et confusément. On voit bien ici qu’elle synthétise a posteriori et comme par un raccroc une expérience en elle-même asémantique à la base. (J’ajoute qu’une fois installé, un tel sentiment de mission est généralement très difficile à altérer, c’est le noyau de la certitude délirante.)

4. Bouclant la boucle, on voit enfin que Philippe, avant toute « mission » riche de sens, s’institue déjà en maître du mouvement et des actions d’autrui : il les entraîne dans la danse en même temps qu’il se sent emporté par leurs gestes. Grivois, clairement, traite les expressions mimiques (les sourires) à la façon de gestes, et qui plus est, de gestes mimétiques. Ils font automatiquement écho aux gestes expressifs de l’entourage, ruinant à mesure le sentiment exclusif d’individualité, faisant glisser Philippe au centre du monde : tout-puissant un instant, et l’instant d’après, traqué sans plus d’abri.

         Il est difficile, devant cette manière d’articuler fonctionnellement les uns aux autres des phénomènes si connus des cliniciens, de nier que Grivois ait mis la main, avec sa « psychose naissante », sur l’état génétiquement causal des psychoses, et que toutes les subdivisions sans fin des psychiatres classiques (paranoïa, schizophrénie, manie, manie atypique, etc.) renvoient à un premier moment du genre de celui qu’exhibe Philippe. Grivois renouvelle là un thème délaissé en psychopathologie, celui de la « monopsychose », ou de l’origine commune des psychoses[7]. Mais il l’infléchit dans un sens plus étiologique et génétique que descriptif.

         Car pour Grivois, l’essence unitaire de tous ces phénomènes n’est plus un sens de la folie (par exemple une première douleur morale à la source de toutes les folies). Au contraire : commentant l’impression si constante de « signification personnelle » dans la psychose (tout interpelle le sujet, tout a quasiment la texture d’un message énigmatique en suspens qui le vise intimement), il lui substitue l’expression remarquable de « concernement », empruntée à Jean Starobinski[8]. Par là, l’accent est soustrait à la signification, et reporté sur le sentiment d’être visé personnellement. Grivois veut qu’on mesure à quel degré l’entrée dans la psychose est infra-cognitive, mais aussi infra-affective. C’est aussi peu une question d’humeur délirante que de méfiance préréflexive : tout cela vient s’ajouter quand la conscience tente de capter quelque chose du désordre primaire, et qu’il s’en fait savoir ou sentir quelque chose. Le concernement annonce le glissement en « centralité » du sujet psychosé. En d’autres termes, il prépare, avec de petits signes discrets ce basculement soudain, horriblement surprenant, où l’individu se retrouve occuper seul et singulièrement un point où il est devenu la référence de tout ce qui se passe et circule autour de lui, gestes, paroles, pensées, affects. Il se déchire dans l’expérience capitale d’un « tous moins un » (lui). Avec la signification personnelle, le sujet en fait que prendre acte du fait que cela, il y croit. C’est, insiste Grivois, à partir du moment où il croit à ce « tous moins lui » qu’il se fige dans la psychose, et qu’il entre dans la phase des délires traditionnels, avec idée de mission, ou de persécution, etc. C’est d’ailleurs là un levier thérapeutique : si l’on pouvait prévenir ce virage fatal dans la croyance, lequel virage « avère » l’expérience de centralité, alors on pourrait espérer un rétablissement de la santé psychomotrice plus ou moins spontané, une réconciliation avec l’ambiance, et une sortie de la psychose naissante[9]. Le point est décisif : le paradigme de Grivois, aux yeux de l’historien, c’est la bouffée délirante aiguë (BDA), héritière du « délire polymorphe des dégénérés » de Magnan[10] : tout serait BDA, au départ du moins, et les délires traditionnels, les formes stables de paranoïa, par exemple, seraient des évolutions malheureuses à partir de cette expérience dont Magnan avait souligné le caractère souvent labile et transitoire, puisque l’imprévisibilité du pronostic est le reflet de l’imprévisibilité pour lui-même dont le sujet fait l’expérience.

         C’est une thèse dont on ne soulignera jamais assez l’optimisme : elle consiste à remonter en deçà du point de rupture rabâché par la clinique classique, et si magnifiquement nommé par Lacan « mort du sujet », pour en faire l’effet sémantique, bien trop sémantique, d’une expérience asémantique primaire, et surtout, réversible. On gagnerait donc, affirme sans cesse Grivois, à ne pas offrir d’autorité au sujet en crise une hypothèse interprétative pour calmer son délire, là où, paradoxalement, la surabondance d’hypothèses qu’il émet sur ce qui lui arrive, toutes se combattant et se neutralisant, le protège mieux contre « la » croyance en quoi tout se cristalliserait. C’est une pierre jetée dans le jardin des théories psychodynamiques du délire, que Grivois juge au mieux inutiles, au pire toxiques. Notez qu’en outre, Grivois avance une des très rares conceptions du trouble mental où le but thérapeutique est la redditio ad integrum, le retour à la condition prémorbide. Car, plus souvent, les psychiatres recherchent juste une évolution favorable, où l’épisode laisse du moins des traces non-handicapantes.

         Mais le cas de Philippe se prête à un degré supplémentaire d’abstraction, qui autorise une certaine généralisation clinique, mieux, l’exploration d’une forme dynamique propre de la psychose naissante.

         Car même si Grivois se réfère à René Girard et à sa théorie du mimétisme[11], la partie la plus épistémologiquement exploitable de sa conception, à mon sens, est en effet celle qui fait droit à une « morphogenèse » de l’expérience de centralité et de concernement. C’est cette morphogenèse qui économise toute idée d’un sens de la psychose (œdipien, existentiel, etc.) Car il est assez facile, en recourant à une abstraction quasi-géométrique sur la dynamique en cause, d’en déduire la combinatoire des grandes formes de la pathologie psychotique d’un jeu sur la dynamique et la géométrie du centre et de la périphérie, de l’inclusion et de l’exclusion, etc. Grivois veut plutôt montrer que la stabilité de ces grandes formes morbides n’est rien d’autre que la clôture des cas de figure de la psychose naissante. Aussi, au lieu de dénigrer la grossièreté d’une approche qui saccage tant de subtilités cliniques dûment répertoriées par la tradition psychiatrique, je préfère en rester à l’ossature de l’argument morphogénétique, et reconnaître la robustesse d’ensemble du découpage clinique qui en découle. Soit donc le sujet, via le contrôle moteur d’autrui (au double sens du génitif : objectif et subjectif) tend à devenir comme le maître de l’univers ou, alternativement, son objet persécuté, et l’on a dès lors les tableaux traditionnels de la paranoïa ; soit, exactement à l’inverse, le sujet s’auto-expulse de l’accusation universelle (tua res agitur), et l’on a le pôle du raptus mélancolique, dont l’issue paroxystique est notamment la défenestration soudaine. Convoqué au centre du monde, mais alors tantôt comme maître, et tantôt comme victime universelle, ou bien éjecté du centre, puis du monde comme littéralement « immonde », le psychosé de Grivois peut occuper ces places successivement, mais nullement parce qu’il y aurait à croire le sens qu’il prête aux mutations morales qu’il éprouve en basculant d’un pôle à l’autre : non, cela, c’est son délire, c’est la sémantisation arbitraire qu’il projette sur son destin, tandis qu’il est souffre seulement d’une fine dérégulation de son ajustement mimétique aux gestes et aux intentions motrices de ceux qui l’environnent.

         Cette clinique est donc philosophiquement affine à l’entreprise naturaliste de réduction du mental : elle vise à faire d’anomalies du mimétisme moteur la cause profonde dont la téléologie propre s’exprimerait sous formes d’effets de sens dans la conscience et dans ces symptômes que nous appelons des troubles « mentaux », etc. Là où l’évidence naturelle nous baigne tous dans une musique de fond psychomotrice où nous communions dans la même ambiance infraconsciente, soudain, une saillance que tel sujet ne corrige plus le dépossède du sentiment de son agentivité propre. Une coïncidence (je souris, il sourit) se change en indistinction des intentions d’un agent l’autre et ce désordre s’amplifie jusqu’à devenir cognitivement intraitable. Il contamine alors la proprioception (i.e. la perception par l’agent de ses mouvements), sans même qu’il s’en rende compte, et ruine les bases psychomotrices de l’auto-identification continue de soi par soi. Bref, c’est pour des causes subpersonnelles qu’on perd son identité personnelle, jusqu’à imputer projectivement à un Autre persécuteur l’agentivité des actions dont on se sent dépossédé, quand on n’est pas soi-même cet Autre qui dépossède les autres de leur agentivité, et qui les agit de l’intérieur, « un peu comme Dieu », dit Philippe. Et cet « un peu comme Dieu » fait d’ailleurs écho à « Boulez, dieu du son » [12].

 

II. Sens et cause de la folie : de la description clinique à l’hypothèse étiologique.

 

         Disons le d’emblée : Grivois n’accepterait pas l’intégralité des développements que je vais maintenant exposer. Car si pour lui le sujet est dans ses mouvements, il n’y est pas tout entier — en tout cas, pas au prix de son histoire ni du contexte culturel et social. En revanche, Grivois n’a jamais abordé frontalement la question de savoir, si l’on admet le principe de son dérèglement asémantique primaire dans la psychose, quelle marge subsistait pour l’action en contexte du psychosé, en d’autres termes, pour l’action au sens de l’actus humanus (l’action qui n’existe qu’en société, non le pur geste moteur, mais l’acte tenu et sanctionné comme tel, et qui, éventuellement, peut n’être aucun mouvement du tout, comme s’abstenir, ne pas réclamer son dû, etc.). Car c’est un redoutable problème : si l’on conçoit les actions en ce sens, autrement dit, en fonction de leurs conditions d’identification sociale ou morale, alors tout ce qui est gagné par leur caractérisation interne en tant que désordres psychomoteurs semble s’évanouir. La folie semble bien en effet avoir des effets précisément sociaux ou culturels, et c’est là un peu plus que des effets d’interaction mimétique entre individus : la folie n’est pas ou n’est sûrement pas qu’une agitation catastrophique, elle altère le statut social, elle mobilise des représentations collectives sur le sacré ou le tragique, etc., bref, ce n’est pas simplement un ensemble de gestes moteurs et de comportements désordonnés qui nous dérangent et qui nous angoissent, et ce que disent les fous en délirant, la signification souvent extraordinaire qu’ils donnent à leurs états n’est pas du tout, ni dans tous les cas, dissipable comme confusion ou comme erreur manifeste. On serait bien impertinent de juger a priori vide de sens des mots et des attitudes dont c’est souvent la haute signification et même la vérité terrible qui nous interpelle. Ou alors, nous réagirions devant un épileptique en crise exactement comme devant Philippe qui devient fou. Non : c’est le prolongement plein de sens du trouble de l’agir en des actes pleins de conséquences morales sociales graves qui nous interdit de traiter Philippe en épileptique à la conscience troublée. Je veux surtout souligner qu’il y a un cercle logique dans le fait de concevoir la folie comme causée à partir d’un noyau asémantique (psychomoteur), et puis de retrouver à l’autre bout de la chaîne causale une clinique de la psychose qui n’y voit que du désordre mental essayant de se réparer comme il peut, et de l’excitation submaniaque.

         Il faut donc préciser. L’entrée dans la psychose interdit, semble-t-il, qu’on en dissocie les deux dimensions : l’aliénation mentale a des racines psychomotrices, d’ordre mimétique, qui s’éprouvent dans le contact générique des humains entre eux, « avant » toute vie sociale ou toute institution reposant sur des règles. C’est la raison pour laquelle on n’a pas besoin de partager la culture ni la langue d’un jeune Africain pour ressentir avec ses proches qu’il est en crise, que son faciès égaré transpire l’angoisse et la jubilation du contrôle moteur d’autrui. Car l’intuition que mon congénère/semblable devient fou est extraordinairement robuste ; elle n’exige pas de réflexion, la réflexion naîtrait plutôt à la suite de l’anxiété et du malaise qui s’empare de moi à son contact. Une force de l’argument de Grivois est justement celle-là : à la différence des anti-constructivistes actuels qui protestent contre l’idée d’une relativisation socioculturelle de la folie en parlant dans le vague d’une prétendue « évidence » du trouble mental pour le bon sens, Grivois indique le lieu pré-réflexif où le trouble mental d’autrui non seulement me trouble, mais, nous trouble. Mieux, il ne me trouble que parce qu’il nous trouble, et que toute l’interaction implicite, voire ce qu’on est bien tenté d’appeler l’interaction des intentions motrices implicites de nous à nous, s’affole dans la psychose naissante. Nul « bon sens », ici, ce qui rend la partie trop belle au constructiviste hypercritique ; mais un « affect » universel, lequel marque le caractère instantané et pré-réflexif de l’expérience collective de la psychose naissante, selon un mécanisme irrésistible qui évoque la panique[13].

         Mais en quoi l’autre est-il fou, voilà une question plus sémantique, qui prend en compte la dimension d’acte des actions et des gestes perturbés, et radicalement perturbants, de mon congénère/semblable. Là, sans la familiarité du lien social, la communauté de langue, la co-inscription dans des réseaux d’institutions complexes, il n’est pas moins intuitif que je n’ai pas accès à ce qui fait de l’agir troublé une « folie ». Grivois ne nierait pas cela. Son ambition n’est pas épistémologiquement réductionniste, mais clinique : il veut qu’on aille au trouble générateur de la psychose, au lieu, comme dans les approches psychiatriques traditionnelles, qu’on juge sur des signes dérivés, l’idée de « mission » divine, ou la persécution, etc. Pourtant cela ne suffit encore pas, à mon avis. En effet, nous avons d’autant plus aisément accès à ce qui est « présocial », voire « animal », dans une crise à la Grivois, que nous partageons avec Philippe une masse énorme d’implicite langagier et culturel : ce fond crevé par la saillance psychotique est indispensable pour percevoir cette saillance comme telle. Serions-nous devant des Grecs portant un épileptique au temple d’Esculape, il n’est pas clair que nous serions sûrs de ce qui arrive — en tout cas, que cet épileptique souffre ce que nous appelons « épilepsie », qui est un trouble cérébral, plutôt que d’une transe hystérique, ou d’une expression excessive de passion qui n’a pour sens que de défier la compréhension usuelle des proches. En somme, ce n’est pas parce que x (tels symptômes de « folie ») est dépourvu de signification sociale, que x est directement biologique ; et ce n’est pas non plus parce que x n’est pas biologique, tout en étant dépourvu de sens social, que x n’est pas réel. Il est difficile de traiter une crise de folie comme une réalité naturelle, ou comme quelque chose qu’on gagnerait à traiter comme une réalité naturelle, sans témoigner en même temps du genre de culture et de conception de la morale ou de la souffrance psychique on se réclame.

         La reprise cognitiviste de la théorie de Grivois par Jeannerod et Joëlle Proust constitue donc un franchissement. Elle implique que l’asémantisme radical de la psychose naissante s’explique causalement par un trouble neurobiologique. Par là, on arrive à un universel naturel (celui des propriétés du cerveau humain). Du coup, donc, la réalité transculturelle de la psychose ainsi caractérisée, non seulement fixe la référence du terme (ce qui est vraiment une psychose, c’est ce trouble neurobiologique-là), mais elle permet d’écarter comme des artefacts ou des « biais », chez les malades comme chez les psychiatres non-cognitivistes, l’attribution d’un sens subjectif, moral, ou bien encore social, aux phénomènes de la psychose. Ce qu’elle signifie n’a aucun rôle dans le déclenchement de la folie. Le franchissement tient à cela : la clinique de la psychose naissante est tenue pour acquise, elle sert désormais de base à une entreprise réductionniste en bonne et due forme : et ce qui est réduit, c’est ce qui était tenu jusqu’ici non seulement pour mental au sens étroit (les états vécus internes du fou), mais aussi au sens large (la signification contextuelle sociale et morale de ces contenus de sens). Mieux, non seulement on peut réduire certains états psychologiques (comme le sentiment d’influence ou de persécution), en les rapportant à leurs causes subpersonelles, mais on peut carrément éliminer les significations de plus haut niveau encore, morales ou sociales, comme de simples variations culturelles prises pour des « ingrédients causaux » de la folie parce qu’on ignore les véritables causes psychobiologiques de la psychose et qu’on bouche avec elles les trous d’une mauvaise compréhension clinique.

         Il faut donc décortiquer soigneusement les procédés argumentatifs de cette naturalisation, pour bien voir ce qui relève d’une part des tâches de la science (ce qu’on gagne comme savoir sur les phénomènes neurophysiologiques impliqués dans la psychose) et ce qui relève, mais sans que ce soit d’ailleurs un mal ou un scandale idéologique, des raisons de redécrire ainsi la folie, qui sont des raisons philosophiques, et qui ont une portée morale, et vraisemblablement aussi (mais je renvoie ici aux autres chapitres de ce livre), institutionnelle et politique.

III. De la naturalisation de l’intentionnalité à la neurophysiologie du contrôle moteur : expliquer la psychose comme test epistémologique.

 

         Joëlle Proust s’est ainsi intéressée en philosophe naturaliste à la psychose naissante[14]. Et toute anciennes qu’elles soient, ses spéculations me semblent encore plus convaincantes, dans leur première fraîcheur, que leurs avatars récents en psychopathologie cognitive. Car elle nous met clairement sous les yeux l’enjeu de la naturalisation de l’intentionnalité : montrer que ce qui est « logique » ou conceptuel est en même temps « réel », ou n’est absolument rien d’autre que le déploiement d’une causalité naturelle dans le cerveau en train de penser, avec pour contre-épreuve clinique (le « test épistémologique ») que le dysfonctionnement des systèmes cérébraux dédiés à ces tâches logiques produit exactement le genre de déraison qu’on appelle, dans la psychologie populaire, ou non-scientifique, la « folie ».

         L’idée de départ est la suivante : comment un agent distingue-t-il son action propre de l’effet qui résulte de l’action d’autrui sur lui ? Par exemple, comment distingue-t-il lever son bras intentionnellement, du fait que son bras se lève parce qu’on le lui lève, surtout, si on le lui lève au moment exact où il a conscience d’avoir l’intention de le lever ? Car s’il y a à la fois le geste « dehors » et l’intention « dedans », comment sait-il que leur concomitance est en l’espèce inappropriée, ou ne reflète justement pas l’intentionnalité du fait de lever le bras ? Si l’on a vu ce en quoi consiste le trouble générateur de la psychose selon Grivois, il ne suffit pas de répondre : mais parce que c’est l’agent lui-même qui lève le bras ! Car l’identité de l’agent comme sujet de son action est l’effet causal (donc l’effet contingent) d’une régulation normale de la relation d’ajustement permanent entre lui et les autres, sur fond de mimétisme. On ne peut plus la supposer a priori. Ce que je posais plus haut comme questions présuppose donc à tort que « je » sais que je suis l’agent de mes actes. Car ce point de vue de sens commun est l’aboutissement conscient de mécanismes subpersonnels dont la psychose naissante prouve qu’ils peuvent échouer. Le mimétisme intentionnel crée la possibilité d’une dépossession de l’agentivité même de mes actions, autrement dit, d’un sujet « agi », comme Philippe, qui sur la fin de l’observation bascule dans une autre position tout aussi paradoxale, celui d’être l’agent des actions intentionnelles des autres.

         Comment l’agent sain sait-il donc qu’il est bien l’auteur de ses actions ? Cette question est désormais reformulée ainsi : comment l’intentionnalité de son action ne se dissout-elle pas dans la série d’effets naturels qui la manifestent, ce qui pourrait, en quelque sorte, lui donner le sentiment que son geste, une fois lancé, se continue hors de lui porté par l’enchaînement de son mécanisme interne, à la façon dont j’appuie sur un bouton, et puis regarde ensuite un jeu compliqué de poulies et de rouages corporel, mon bras, porter à mes lèvres le Martini dry que « j’ » ai mélangé à la cuiller ? Reformulée ainsi, la question met en évidence que j’adhère à mon action, en même temps que je la poursuis et la guide, et que mon intention préalable se continue tout personnellement en intention en action, en sorte que j’ai l’intuition qu’un trou d’air dans ce pilotage ressemblerait à une catastrophe dépersonnalisante évocatrice, justement, de la psychose naissante (moins l’attribution de la cause de mon action à un Autre, soit ce qu’on appelle en jargon psychiatrique « xénopathie »).

         La psychose naissante créerait donc un cas où l’unité prétendument toute conceptuelle entre l’agent et les actions de son propre corps est ruinée. Elle montre que ce lien logique est en réalité aussi un lien réel. Ce que Philippe nous apprend, c’est que je pourrais réellement me tromper quand je crois que je suis celui qui sourit, ou bien que mes intentions meuvent mes lèvres et pas celles de mon voisin. En somme, je suis redevable d’une cause quand je dis que c’est moi qui souris à l’autre, et non autrui, dont les intentions de sourire m’agissent à mon corps défendant et m’obligent à lui sourire. Ces mimiques en écho, comme le sourire, ou les coups d’œil, sont tellement communes dans l’interaction quotidienne, qu’on voit mieux quelle étrangeté s’y insinue grâce aux conjectures de Grivois sur Philippe. Cette explication causale, en outre, doit faire place à l’expérience ordinaire et normale que, dans certains cas, je souris aussi parce qu’on me sourit, et que l’autre me sourit parce que je lui souris, sans que ce soit là pathologique, autrement dit, destructeur du sentiment d’agentivité et d’identité personnelles. En somme, là où le lien semble analytique entre l’agent et son action (du moins quand il s’agit de la perception des mouvements de son corps), la psychose naissante nous montre qu’il y aurait un effet causé, et que le lien habituel, normal, est contingent.

         La naturalisation de l’agentivité, c’est donc la  véritable théorie scientifique du « sujet ». Découvrir les lois physiques implémentées dans le cerveau qui régulent l’intentionnalité du mouvement du corps et son effet sur l’identité personnelle, c’est donner un contenu causal explicatif savant à ce qui est ordinairement considéré comme allant de soi (de mon action, je suis l’agent : qui d’autre ?). L’étrange formule « être agi » cesse alors de s’autoréfuter comme grammaticalement absurde. Ce n’est même plus un paradoxe. C’est le relevé d’un fait caché à la conscience normale. Ne sursautent que ceux qui prennent la grammaire logique de nos concepts pour la borne métaphysique du pensable, ignorants de tout ce que dont la nature a rempli le monde par delà les murs de leur philosophie toute de mots.

         L’hypothèse GPJ situe donc effectivement les faits qu’elle veut expliquer au cœur des enjeux ultimes de la rationalité naturaliste du mental  Mais l’étonnant, c’est qu’on peut mobiliser dans cette entreprise parmi les plus beaux acquis de la neuropsychologie, de la psychophysique et même de la psychologie sociale; l’hypothèse GPJ, à cet égard, n’est pas, comme trop souvent, l’application besogneuse de raisonnements tirés des sciences naturelles à des objets qui jusqu’ici échappaient à cette rhétorique. Il y ainsi deux prémisses empiriques à la démonstration de Proust :

1. On sait depuis longtemps que les psychotiques échouent aux tests d’inhibition latente, ainsi qu’à une batterie de tests analogues mesurant la réponse à l’amorçage négatif. Après s’être fait présenter un stimulus particulier de façon continue, des sujets sains mettent du temps à réagir quand on associe à ce stimulus de fond un stimulus pertinent pour la tâche à exécuter. En somme, nous tolérons mal qu’un stimulus distracteur devienne soudain un stimulus cible[15]. Les schizophrènes, non : tout se passe comme s’ils traitaient l’information plus vite, comme s’ils n’avaient pas d’effort mental à fournir pour dissocier le stimulus distracteur récurrent, comme bruit parasite à inhiber, du stimulus pertinent. Comme on a souvent remarqué, non seulement leurs capacités d’apprentissage ne sont donc pas entamées par la maladie, mais même parfois accrues. C’est un des liens neuropsychologiques intéressants qui existe avec l’excès supposé de dopamine dans leur cerveau, cette neurohormone étant considérée comme la molécule de la levée de l’inhibition et de la quête proactive de perceptions comme de plaisir. En tout cas, « l’excès de sens » vécu dans la psychose naissante se laisse intuitivement réduire, par là, à une perturbation de la quête proactive d’informations sensorielles, et à une désinhibition attentionnelle sur fond de dérégulation excito-motrice fine.

2. On sait également depuis longtemps que nombre d’hallucinations acoustico-verbales sont liées à la perte d’un contrôle moteur. Quand un psychotique entend des voix, il est aisé de montrer que son propre larynx adopte la configuration précise requise pour la prononciation des mots mêmes qu’il dit entendre venant du dehors, et s’adressant à lui. Du coup, il est tentant de dire qu’avoir des voix, ce n’est rien d’autre qu’ignorer qu’on se parle à soi-même et croire qu’un Autre vous parle, et en même temps, parle en vous, commentant et devinant « mystérieusement » vos pensées secrètes. Assurément : vous n’êtes pas privé de vos pensées, mais uniquement de l’agentivité de leur vocalisation, laquelle vous revient alors, voisée, comme « du dehors ».

(Remarque : un psychiatre du temps jadis s’arracherait les cheveux devant un pareil raisonnement. Car dans les descriptions habituelles, ce n’est jamais le seul caractère objectif ni extérieur des voix qui signe la psychose, c’est la visée insultante qu’elles véhiculent. Le sens mortifère dont se plaint le psychosé joue donc bien un rôle causal dans sa crise, si l’on va par là. A cela, le cognitiviste répond que c’est la dépossession de l’agentivité qui produit l’effet de persécution, comme si l’horreur d’être agi faisait supposer après coup au psychosé qu’une puissance néfaste « tire les ficelles », et lui veut du mal. Mais c’est très loin d’être clair, en clinique ! Parfois, oui, on observe que l’Autre en question, d’abord neutre, d’abord pur écho voisé, simple « commentaire des actes » comme disait Clérambault, se change peu à peu en persécuteur, devance mes intentions cachées, puis vole mes idées, etc[16]. Mais souvent, ce que se dit « sans le contrôler » le psychotique a tout de suite valeur d’insulte anéantissante. Or pourquoi le psychotique se dirait-il cela ? Pourquoi se fait-il déjà tout ce mal en pensée — compte non tenu de la perte de contrôle sur la vocalisation ? Comment la perte de contrôle a-t-elle ce pouvoir extraordinaire d’être associée à un contenu de sens moralement odieux ? Le mécanicisme anti-sémantique de l’approche cognitive juge la question accessoire ou fausse. Car le mal xénopathique ressenti par le psychosé doit être un effet en aval et dont il faut rendre compte indépendamment (cf. le point 4. ci-dessous). Mais j’ai plutôt l’impression que les faits cliniques sont ici sélectionnés précisément pour favoriser ce type d’explication…).

         Ces deux prémisses ne sont cependant pas entièrement originales, la première étant en fait commune à beaucoup d’hypothèses sur la psychose, et la seconde un fort ancien objet de débat en psychiatrie.

         L’apport génial de l’hypothèse GPJ consiste à ajouter à ce schéma global une entité fonctionnelle entièrement postulée, la « décharge corollaire » telle que Marc Jeannerod l’a conçue. Le point de départ est psychophysique : c’est l’aboutissement d’une réflexion sur le réflexe optocinétique : comment peut-il bien se faire que lorsque je bouge l’œil, ou la tête, causant un déplacement matériel de l’image de ce que je perçois sur la rétine, le monde lui reste immobile ? Dans les années 1950, de façon indépendante, Roger Sperry d’une part, Erich von Holst et Horst Mittelstaedt de l’autre, imaginèrent qu’il fallait supposer qu’au moment où une commande motrice (efférente) est envoyée par l’organisme, ou le robot, une copie de cette commande devait aussi être adressée au centre sensoriel (visuel, par exemple) responsable du contrôle de la bonne exécution de la commande. C’est seulement ainsi que nous pouvons distinguer entre les modifications de l’espace perçu qui ne dépendent pas de nous (le déplacement de la cible du regard) et ceux qui en dépendent (ma tête qui tourne à la poursuite de cette cible) ; autrement dit, entre l’exafférence, l’input qui nous provient d’un événement externe, et la réafférence, l’input qui vient de l’organisme lui-même et lui signale sa propre activité[17]. Mais c’est exactement ce qu’il nous fallait ! Car la décharge corollaire, en d’autres termes, l’envoi continuel de copies d’efférence vers le centre de contrôle qui, grâce à ces signaux, peut inhiber et anticiper l’exécution de la commande motrice, cette décharge corollaire n’est rien d’autre que le dispositif fonctionnel qui manifeste l’autocontrôle de l’agent sur ses actions. Cet autocontrôle est véritablement et réellement autonomisant pour le système équipé du dispositif fonctionnel de la décharge corollaire. Sans lui, il me serait tout à fait impossible de distinguer mon mouvement de celui des autres autour de moi. Il ne reste qu’à conclure : l’étiologie du trouble mimétique de la psychose naissante, c’est une anomalie fonctionnelle de la décharge corollaire. Le schizophrène, faute de la bonne copie d’efférence, confond son mouvement et celui des autres.

         De là, on peut revenir sur l’hallucination acoustico-verbale, sur l’effet d’excès de sens dans la quête proactive de perceptions, bref, sur tous les facteurs neuropsychologiques connus dans la schizophrénie et leur donner leur place adéquate dans le puzzle qui se complète sous nos yeux. La destruction du sentiment personnel d’agentivité vient d’être réduite à ses causes subpersonnelles.

         Mais qu’a-t-on découvert, au juste ?

         Eh bien ceci : ce postulat fonctionnel, c’est la face « réelle » de ce que Searle, lu par Joëlle Proust, considérait comme une propriété « logique » de l’intentionnalité, autrement dit, le caractère autoréférentiel de l’intention. Quand nous avons l’intention de faire ceci ou cela (cela marche bien avec les exemples à la Maine de Biran : lever le bras), nous sommes en effet dans un certain « état intentionnel ». Cet état (tout comme les actes de langage, explique Searle) a des « conditions de satisfaction », pour que l’intention aboutisse effectivement à une action intentionnelle, et qu’elle vaille comme intention. Or de ces conditions, deux au moins doivent être impérativement représentées dans l’état intentionnel — ici, ce sont non seulement le but, lever le bras, mais aussi que je sois cause, moi, du fait de lever le bras (qu’il ne se lève pas par accident, parce qu’on m’aura bousculé, au moment exact ou j’ai formé l’intention de le lever !). Comme donc ces conditions de satisfaction de l’action de lever le bras se réfèrent à l’action elle-même, Searle conclut que le contenu de l’état intentionnel est « auto-référentiel ». La logique de cette autoréférence et le réel physiologique de la décharge corollaire doivent donc, pour le naturaliste, s’emboîter exactement : la décharge corollaire n’a d’autre fonction que de matérialiser sous forme de boucle de rétrocontrôle le respect, par l’intention en action, puis donc par l’action intentionnelle en train de s’accomplir, des conditions de satisfaction de l’intention préalable qui la guide, et dont elle procède ; inversement, ce qui rend effectif cette logique de l’autoréférence, c’est son implémentation neurophysiologique radicale comme ce fait fonctionner l’intention dans l’intentionnalité générale de l’organisme.

IV. La resocialisation du trouble : qu’explique vraiment la dissonance cognitive ?

 

         La tâche réductionniste du psychiatre cognitiviste n’est pourtant pas achevée. Car il lui faut pour finir expliquer comment le délire se constitue comme plein de sens (Philippe a un sentiment de « mission », se rend à l’Elysée, etc.) sur la base d’un événement qui, lui, n’en a pas. Certes ce sens est flottant, au départ, comme si la première signification vécue du délire était qu’il doit bien en avoir une. Mais une fois qu’elle se fixe, que le psychosé attribue un sens au concernement, sa croyance devient inamovible, c’est le point d’émergence de la « certitude délirante » traditionnelle, ce trouble qu’on jugeait en général intellectuel et premier, et que l’hypothèse GPJ conçoit désormais comme dérivé d’un trouble fonctionnel de l’agir. Joëlle Proust, pour en rendre compte, met à contribution la « théorie de l’attribution » de Lee Ross et Richard Nisbett[18]. C’est la dernière touche de la démonstration, puisque sans jamais avoir eu recours à un contenu sémantique quelconque, on explique la genèse réelle du délire, ce phénomène éminemment sémantique et subjectif, comme la tentative parfaitement légitime et fondée de corriger la dissonance cognitive insupportable entre ce que le psychosé ressent effectivement (l’expérience de centralité) et le désaveu massif que lui infligent pourtant ceux avec qui il interagit — pour qui le psychosé est seul à éprouver ce qu’il éprouve.

         Le schéma général du raisonnement rejoint ici des eaux connues depuis fort longtemps en psychiatrie. C’est cette grande famille d’explications de la folie qui postulent à la fois un trouble biologique dépourvu de signification en amont, mais en aval un traitement normal des inputs internes incongrus causés par le dysfonctionnement cérébral. Le délire est en fait une tentative d’ajuster à la réalité le vécu anormal, de faire sens avec l’insensé, et non, comme on croit « naïvement », l’expression d’un rapport à la réalité lui-même anormal, et qui aurait juste des corrélats cérébraux (dont, en plus, on peut toujours mettre en doute qu’ils soient les causes plutôt que les effets de ce rapport anormal à la réalité). L’intérêt de ces conceptions a toujours été polémique : elles veulent combattre le caractère spirituel de l’expérience délirante, qui se cache souvent sous les dehors d’une clinique toute descriptive, agnostique quant au substrat biologique des symptômes[19]. Le progrès, toutefois, que revendique l’hypothèse GPJ, est double : elle précise que les perceptions internes incongrues qui sont véritablement en cause dans la psychose sont kinesthésiques, et liées à la perception des intentions motrices d’autrui (ce ne sont pas des anomalies générales de la perception sensorielle, ni même de la perception du corps, comme on trouve au 19ème siècle) ; et elle explique comment ces vécus aboutissent à une « normalisation » par le délire — par quel mécanisme de resocialisation, en somme, ce qui est d’abord éprouvé comme une déconnexion interne et radicalement privée de l’ambiance collective (de l’être-dans-la-foule, dit Grivois) redevient exprimable, voire rationalisable, au moyen de croyances faussées en leur fond, mais qui réconcilient néanmoins le psychosé avec ceux qui l’entourent.

         C’est ce second point qui doit désormais nous arrêter. Car je crois qu’en clarifiant avec acuité ce dont il s’est toujours agi, en psychiatrie, avec la solution du « délire normal » (mais sur fond de dysfonction biologique), il en pointe une limitation décisive.

         Dans la théorie de l’attribution, donc, qui a reçu de puissantes confirmations empiriques, l’introspection est très subtilement disqualifiée, dans la mesure où l’on peut montrer que nous n’avons justement pas, contrairement à ce que nous croyons, accès aux processus cognitifs qui se déroulent à l’intérieur de nous. En fait, s’il nous faut rendre compte de ces processus, nous n’avons pas d’autorité épistémique supérieure à celle de ceux qui nous observent du dehors. Du coup, lorsque nous ignorons quelles causes agissent sur nous et nous font modifier notre conduite, nous nous attribuons cette causalité, comme si nous étions responsables et les agents volontaires de l’action dans laquelle nous nous trouvons engagés. En psychologie sociale expérimentale, on a ainsi multiplié les situations où des sujets fortement sollicités en venaient à défendre des opinions opposées aux leurs. Comme ils n’arrivaient pas à concevoir l’effet de la pression sociale, ils affirmaient ensuite, contre toute évidence, que ces opinions nouvelles étaient celles qu’ils avaient toujours eues, « spontanément ». En somme, c’est tout le réseau de croyances et d’inférences du sujet qui est reconfiguré après coup, tandis que celui-ci, niant qu’on l’ait influencé, argumente souvent de bonne foi en faveur de son nouveau point de vue.

         Or, ce qu’on nous demande ici de croire, c’est, d’une part, qu’une dissonance cognitive dont la source est objectivement interne (c’est le ressenti de l’expérience de centralité) joue un rôle homologue à la pression sociale dans les expériences bien connues des psychologues de l’attribution ; et, d’autre part, que la teneur sémantique du délire de Philippe (je suis « un peu comme Dieu ») résulterait de la tentative de résorber la dissonance qui l’agite en forgeant une causalité qui rendrait compte de son sentiment d’agir les actions des autres, cause délirante qu’il adopterait en toute sincérité et qui modifierait systématiquement ses inférences passées. C’est fort difficile à admettre, à la fois parce qu’il faut à mon avis considérablement forcer la clinique des psychoses pour y retrouver des faits qui corroborent l’hypothèse, et parce que la théorie de l’attribution est ici sollicitée au-delà de ce qu’elle dit vraiment.

         En effet, il y a un mince paradoxe à invoquer l’exemple de la pression sociale externe en cas d’ignorance des causes qui nous motivent, et à la retourner contre elle-même en disant qu’un psychosé qui ignore les causes subpersonnelles de son état va tenter de corriger ce qu’il ressent comme dissonance en ne tenant justement aucun compte de cette pression sociale qui dément complètement qu’il soit « Dieu ». Il y a quelque chose de circulaire dans l’affirmation selon laquelle l’expérience de centralité est si forte que c’est le monde extérieur qui doit être tout entier réinterprété pour retrouver une certaine forme de conformité avec elle. Car le seul critère de cette force supérieure, c’est justement le fait à expliquer, le délire lui-même, qui se trouve, de fait, rarement modifiable une fois le sujet psychosé entré dans la phase productive où tout « fait sens » en direction et en faveur de cette réinterprétation infinie du monde. Bien pis : ces croyances délirantes sont remarquablement instables, au point que Joëlle Proust, dans le but de discréditer les techniques (psychodynamiques ?) usuelles qui, à ses yeux, ne font que pousser au délire au lieu de l’éteindre, refuse qu’on interprète quoi que ce soit au psychosé. Il y a en effet un danger que tout nourrisse cette réinterprétation du monde, et que l’autorité du thérapeute ne fige ce qu’on suppose assez instable pour précisément ne pas donner lieu à la fixation dans un délire. Je me demande vraiment à quoi ressemblerait une attitude qui parerait à toute interprétation supplémentaire de la part d’un psychotique en crise, ou en quoi pourrait consister une telle désinterprétation, si j’ose dire. Peut-être à suggérer au psychosé qu’il est dans un état de « psychose naissante » bien connu de la psychiatrie cognitive, et que (le sens de) ce qu’il vit n’a pas de sens ? Ou bien le laisser flotter dans la plus grande confusion sans rien dire ? (C’est à cette conséquence qu’on mesure le bon marché qui a été fait de l’angoisse et en général de la dimension affective de l’éclosion psychotique, tout au long de la preuve.) Quoiqu’il en soit, je crois que le recours à la théorie de l’attribution compromet tout l’édifice en rendant l’explication ad hoc : si les croyances délirantes sont  instables, voire accessibles à l’interprétation (ou la non-interprétation ?) du thérapeute, alors l’expérience de centralité n’était pas assez forte ; mais si elles sont stables et s’annexent les interprétations du thérapeute pour se renforcer, c’est que l’expérience de centralité l’a emporté. On peut ensuite choisir en fonction de ses goûts les interprétations qu’on juge toxiques ou salutaires, l’évaluation aura lieu a posteriori, et elle ne pourra pas mettre en péril le postulat causal de la centralité.

         Or ce problème retentit sur tout raisonnement invoquant l’idée d’une réaction délirante « normale » à un trouble neurophysiologique infraconscient. En mettant sur le tapis la théorie de l’attribution, l’hypothèse JPG exhibe en effet ce qui lui manque : un moyen de faire varier (quantitativement) la pression causale exercée sur le tissu des croyances. Les psychologues de la dissonance, en effet, s’efforcent de doser cette pression sociale, et comme ils peuvent dans une certaine mesure contrôler cette variable expérimentale, ils définissent, parfois avec succès, des seuils de déclenchement pour la révision des croyances et des attitudes. Or si l’hypothèse JPG est circulaire, c’est parce que le délire prouve d’un côté l’existence d’une correction de la dissonance, tandis que de l’autre, cette dissonance est causée par un trouble kinesthétique fin dont on ne sait rien du tout, sinon par le biais du comportement censé la corriger. Et de fait : il n’y a aucun moyen de savoir à quel degré les états subpersonnels impliqués dans la psychose naissance doivent agir pour déclencher la révision délirante des croyances, ni d’en faire varier la donnée en sorte qu’on puisse conjecturer quelles croyances, ou systèmes de croyances, et à partir de quel seuil, vont s’altérer et se reconfigurer[20]. A la différence des expériences de psychologie sociale où la « pression » extérieure sur les sujets est une variable publique, l’hypothèse JPG est coincée par le caractère radicalement privé de la « pression » interne des états subpersonnels sur la conscience d’agir. C’est pourquoi le type de causalité qu’elle leur attribue est inscrutable.

         Cela ne signifie pas que l’hypothèse JPG est fausse. Elle pourrait être vraie. Mais on ne peut pas démontrer de cette manière qu’on a réduit à ses causes la signification du délire. Ce n’est pas tout : je ne suis même pas sûr que la clinique de la psychose naissante fournisse la preuve empirique qu’un travail de résorption de la dissonance ait bien lieu. On confond ici la possibilité de voir ainsi les choses avec le fait qu’elles se donnent ainsi à voir objectivement.

         Car je crois que l’hypothèse JPG fait dire à la théorie de l’attribution ce qu’elle ne dit pas. Nisbett et Wilson distinguent en effet nettement les processus cognitifs qui causent et qui guident nos décisions, nos jugements, nos changements émotifs, etc., et les contenus mentaux qui sont, notamment, les significations, ou les contenus émotionnels, ou les intentions elles-mêmes. Il n’y a de dissonance à rectifier que pour les premiers : on se trompe sur pourquoi on a ces idées ou ces sentiments. Il n’y en a pas, à leurs yeux, pour les seconds : on ne se trompe pas sur le fait qu’on les a[21]. Or qu’on relise de près l’observation de Philippe. Où voit-on qu’il cherche une solution causale, ou qu’il travaille si peu que ce soit à résorber une dissonance ? La certitude inondante dont il fait état et les bascules soudaines qu’il ressent dans la perplexité et l’égarement ne sont pas des résultats déductifs, même d’un raisonnement dont il n’est pas conscient. Ce sont des faits affectifs massifs, qui se convertissent l’un dans l’autre en un éclair (« Semble abattu et jubilant »). Je ne vois pas là que des contenus mentaux, et pas le moindre processus cognitif. Certes, Philippe élabore « les bribes d’une théorie nocturne du monde », mais pourquoi privilégier cela sur la « vague mission » qu’il se devine ? Sur quoi s’appuie-t-on pour dire que l’idée de mission suit la théorie du monde, et non qu’elle la précède ? Car pourquoi, comme il est banal dans la psychose, la mission ne consisterait-elle pas à propager cette théorie ? Je n’entends pas réécrire le cas de Philippe. Mais sentez comme il est difficile de ne pas imaginer dans une crise de folie une architecture cachée, un jeu secret de causes et de raisons qui minimisera systématiquement la violence affective de l’épisode, comme si ce qu’on gagnait à modéliser la « genèse cognitive » de la centralité était perdu pour penser le déchaînement de la folie.

         Que la dimension affective (non-inférentielle) soit négligée, ce n’est peut être pas le plus important. Compte davantage, à mes yeux, le fait suivant : le « complément » qu’apporte la dissonance cognitive à l’idée d’une dysrégulation psychomotrice infraconsciente pourrait bien plutôt mettre en lumière le caractère fondamentalement sous-déterminé du rôle causal supposé des états subpersonnels impliqués dans la genèse de la psychose. De cela, témoigne le recours à la théorie de l’attribution sur des bases infalsifiables : « des causes qu’il ignore » font délirer Philippe comme il délire. Fort bien. Mais si la seule voie d’accès à ces causes est l’ensemble du comportement délirant présumé en corriger l’effet, alors nous ignorons autant que lui « les causes qu’il ignore ».

V. Quelle action ? Quel cerveau ? Quel silence ?

 

         L’hypothèse JPG est, comme on voit, un réseau serré et subtil d’observations cliniques, de conjectures neurophysiologiques et de raisonnements philosophiques naturalistes assurant leur cohésion d’ensemble. Bien sûr, depuis qu’elle a été formulée, la psychiatrie cognitive a connu d’importants développements : la mobilisation des neurones-miroirs dans la théorie de la schizophrénie (remplaçant le recours plus obscur au mimétisme), l’apport de la psychiatrie évolutionniste, avec la généralisation du raisonnement en « modules » à la Fodor, etc. Mais on peut assez facilement, à partir des ébauches anciennes que j’ai analysées ici, et précisément parce qu’elles nous donnent du recul et confirment la vigueur de certaines tendances, avancer deux conclusions sur la psychiatrie cognitive actuellement en formation, et sur les enjeux de la naturalisation de la psychose.

         La façon dont on comprend l’intentionnalité est tout d’abord décisive. On peut trouver des plus complexes l’argument déduit de Searle, et se hérisser qu’une philosophie dont le parti pris anti-cognitiviste notoire soit annexée ici à la cause qu’elle combat, il n’en reste pas moins qu’il indique le niveau de sophistication auquel se situe désormais la discussion. Car toute la question (agitée constamment dans ces pages) est de savoir si les critiques générales portées contre les stratégies de naturalisation de l’intentionnalité, que ses promoteurs présentent avec candeur comme un résultat scientifique factuel, ont des conséquences théoriques utiles sur les problèmes de la maladie mentale. Et c’est bien le lieu d’avouer que la critique est aisée, mais l’art difficile. Car ce que l’hypothèse JPG a de séduisant, c’est son incidence concrète sur des phénomènes qui de tout temps ont excité la curiosité, et aussi l’effroi. Il serait stupide de nier qu’elle jette là-dessus de nouvelles lueurs. Mais qu’a-t-on d’autre à dire sur l’expérience « d’être agi », si l’on récuse le coup de force enveloppé par la notion d’intention « en action » ? Il faudrait, c’est sûr, montrer patiemment que toute la clinique de la psychose est reformatée pour coïncider avec ce qu’on veut lui faire dire, et qu’on donne en outre au psychomoteur une extension telle, qu’on en vient finalement à identifier régressivement les actes, y compris les plus sociaux, les plus contextuels, à des actions, puis les actions à des gestes, ces gestes à des activations motrices, et ces activations motrices à des intentions implantées in fine dans les neurones. On peut douter fortement que les choses se passent ainsi. On n’est pas plus avancé pour dire comment elles se passent autrement. L’hypothèse JPG dévoile ainsi l’ampleur de la tâche qui attend l’intentionnaliste convaincu. Mais ce n’est pas moins mobilisateur que de mesurer ce qui demeure, encore aujourd’hui, si insatisfaisant dans les théories cognitivistes de la psychose, lesquelles n’ont, sur l’intentionnalité, pas avancé d’un pouce.

         Plus mordante peut-être, ma dernière observation portera non sur ce que dit la théorie de la psychose naturalisée, mais sur ce qu’elle fait — et justement, sur ce qu’elle fait au psychosé. Elle déporte le regard du clinicien vers sur ce qu’il sait, lui, que le fou ne sait pas : soit sur ce qui l’agit objectivement, tandis que lui « se sent » juste agi. Or il n’est nullement innocent de comprendre non ce que quelqu’un dit, mais les causes qui font qu’il vous dit ce qu’il vous dit. Bien sûr, le clinicien n’écoute pas le cerveau du malade, au lieu du malade. Il est même extrêmement empathique, et Grivois là-dessus ne saurait être attaqué (cette empathie, chez lui, remplace les stratégies interprétatives des psychiatres). En revanche, la référence au cerveau tend à vider de sa portée la signification qui s’énonce, et du coup, elle diminue la force d’interpellation de l’expérience psychotique. Il est acquis d’avance, en quelque sorte, que le fou n’a rien à dire de sa folie, ou du moins, bien sûr, rien d’autre que ce qui confirmera la conjecture (ici psychomotrice) sur ce qui cause qu’il dit ce qu’il dit. L’interprétation sociale, ou morale, ou qui vise la réarticulation de l’épisode à une histoire riche de sens, quelle qu’elle soit, est intrinsèquement exclue par la vision naturaliste des causes réelles du déclenchement de la psychose. C’est là une suite inévitable de la liquidation du point de vue relationnel ou contextuel sur l’intentionnalité. Or en découle non seulement des effets logiques sur la juste description des faits, mais une autre pratique de la folie. Lisez les derniers mots de Joëlle Proust, dans son travail inaugural sur l’hypothèse JPG : « L’interprétation, quand elle se fait sociale, ne cesse pas moins d’être une façon de systématiser dans un récit ce qui ne peut se dissoudre que l’inutilité du récit »[22]. S’il s’agit de nettoyer les écuries d’Augias de la psychopathologie interprétative qui projette gratuitement sur l’expérience des psychosés les représentations régnantes de ce qui exalte ou terrifie dans la folie, alors j’applaudis des deux mains. Mais s’il s’agit de rendre activement tout récit inutile, d’en éteindre même la possibilité, parce que l’affaire est décidée en amont de tout « sens » revendiqué avec certitude et passion, bref, s’il s’agit de réduire au silence la folie, les conséquences en sont si graves sur la manière dont je travaille chaque jour à rester proche des fous, qu’il me faut un petit peu plus qu’une éblouissante conjonction de philosophie, de clinique et de neurosciences pour renoncer aux postures traditionnelles du soin psychique.



[1] C’est sans doute une raison de l’effacement de l’hypothèse JPG dans le champ actuel de la psychopathologie cognitive : il est si impératif de suivre les classifications en vigueur (le DSM) que toute tentative de penser la logique de la psychose sans passer par ce découpage taxinomique, utile aussi bien aux généticiens qu’aux psychopharmacologues et aux épidémiologistes, ne pouvait être que prématurée.

[2] Searle (1983/1985), chapitre 3, et pour des développements plus récents, Pacherie (2003).

Traduire « in action » par « en action » accrédite l’idée que c’est l’intention qui se prolonge dans l’action comme un effort, qui, de mental, deviendrait physique, ou comme une puissance qui s’actualiserait. Mais il me semble qu’en anglais, « in action » signifie « dans le contexte de l’action », voire « au combat ». Entendu ainsi, il n’y a plus d’extension magique de l’intention dans le mouvement réel, dont elle est la raison d’être. Les liens logiques sont bien préservés entre ce qu’on a l’intention de faire et l’intentionnalité globale de l’action, mais ces liens ne sont absolument pas des connexions réelles entre l’intention préalable (dans ma tête) et l’intention en action (s’actualisant en un geste) — et encore moins la « face » logique des relais neurobiologiques entre le mental et le physique, comme si on avait affaire à l’endroit et à l’envers de la même réalité unitaire !

[3] Note sur Maine de Biran.  C’est à Maine de Biran que remonte en effet l’idée que l’identité personnelle est fondée dans et par l’exercice du mouvement volontaire. Contre Malebranche en effet, et par une sorte de retour à la conception cartésienne de l’union du corps et de l’âme, il crédite le sentiment de l’effort d’une valeur intuitive radicale, et cet effort est intentionnel : Malebranche (1676/2000 : 5, §§ II et III), Maine de Biran (1807/1995 : II, §§3 et 4). Le sentiment de l’effort n’accompagne pas juste le mouvement du corps, il en est cause, et il prime sur la distinction du corps et de l’âme, laquelle est posée par la raison. Quand Maine de Biran dit donc que le sentiment d’effort est l’application de la volonté à une résistance, on doit en retenir que se dessine ainsi un espace intérieur au corps propre, espace homogène, car en rapport direct à la constance formelle de l’effort volontaire. Mais dans cette constance, c’est le moi qui se constitue comme intentionnalité existante, en acte. Sans cet effort concret, on en reste au Je = Je fichtéen. Mais il en ressort une possibilité d’altération psychologique du sentiment du moi. Un des passages les plus troublants, à cet égard, pour les questions qui nous regardent, se trouve dans la théorie de « l’aperception immédiate », qui se fonde sur l’exercice actif de la voix et de l’ouïe : Maine de Biran (1807/1995 : III, §3, section 2). L’unité formelle de l’entendement renvoie à un effet propre au s’entendre-articuler, la voix étant l’effet d’une cause appliquant en l’espèce son effort, dit Maine de Biran, de la façon la plus pure. Il n’est pas difficile de voir qu’à ce compte, une altération réelle du s’entendre-parler produira aussi de la façon la plus pure un trouble de la conscience de soi. Or c’est ainsi qu’on décrit régulièrement l’hallucination acoustico-verbale : comme naissant d’une imputation erronée à autrui de ce que je suis en train d’articuler (la radiographie du larynx montre les organes de la phonation dans la position correspondant aux sons parlés que l’halluciné dit entendre). Quoiqu’il en soit, si l’hypothèse JPG est néo-biranienne, c’est surtout parce qu’elle sert à prolonger la théorie de l’intention selon Searle au-delà de, si j’ose dire, ses intentions… Searle, par exemple, suppose qu’il y aurait une différence « phénoménologique » entre un mouvement intentionnel, et le même mouvement, mais commandé du dehors par une impulsion au lieu cortical exact où cette intentionnalité s’amorce. Biraniser Searle, c’est dénoncer dans cette prétendue différence une distinction « de raison » entre le mental et le physique, alors que l’intention « préalable » se faisant intention « en action » liquide dans le fait d’agir tout dualisme.

[4] A ma connaissance, la forme sous laquelle s’est le mieux conservée l’hypothèse GPJ, c’est la théorie du « soi » défendue par Marc Jeannerod et Nicolas Georgieff, contre Christopher Frith , et qui explique la schizophrénie par un échec du monitoring des représentations partagées : Jeannerod & Georgieff (1998). Elle est régulièrement citée dans la littérature. Malheureusement, si elle est congruente avec les débats actuels des sciences cognitives, elle n’a plus du tout cette puissance d’évocation clinique ni cette dimension pratique que Grivois donnait à ses premières versions.

[5] Grivois (1992 : 27-28).

[6] Grivois est le médecin du documentaire de Raymond Depardon, Urgences (1987). Or, en France, il existe peu de service d’urgences psychiatriques stricto sensu : il y a en général un plateau d’urgences sur lequel on appelle un psychiatre en cas de besoin. Il est rare que le psychiatre soit là dès le début des troubles. Les conditions d’accueil importent donc : il va de soi qu’un psychanalyste qui voit un patient sur le divan entrer brusquement dans la folie (suite à une interprétation malheureuse, par exemple) ne retrouvera rien de la clinique de l’agitation motrice maniaque ici décrite. Il sera plus enclin à donner une « cause » d’ordre sémantique à ce qu’il observe.

[7] Grivois (1991).

[8] Starobinski (1976). Notez que J. Starobinski parle de « délire de concernement » pour reprendre l’expression plus typique de « délire de relation », dit encore délire des « sensitifs » de Kretschmer.

[9] Occasion de mentionner le travail entrepris indépendamment de Grivois par Marie-Jeanne Guedj à Sainte-Anne : elle a tenté de ne pas simplement enregistrer les phénomènes délirants ou de les traiter comme des signes de l’espèce de psychose dans laquelle le sujet est en train de tomber, mais d’accompagner des heures durant les sujets (d’ordinaire plutôt jeunes ou adolescents), de ne pas les laisser seuls dans leur expérience, et d’inhiber activement les tentatives prédélirantes de rationalisation. Car c’est un travail extrêmement volontariste que de combattre la fixation dans la centralité, autrement dit sa pétrification dans un « sens » : Guedj (1997).

[10] Sur ce délire chez Magnan, voir Bercherie (1980 : 107-109). Comme la psychiatrie récente a tendance à croire qu’elle découvre ce que personne n’avait jamais vu avant elle, je rappelle que la « psychose naissante » conjugue trois délires connus depuis des lustres : le délire d’influence (j’agis autrui et autrui m’agit), l’automatisme mental dit « moteur » de Clérambault (l’attraction mimétique motrice procédant d’un effet d’écho de mon action dans l’action d’autrui, avec des degrés croissants) et le délire des suppositions (imputation incontrôlée d’intentions à autrui). Pour Grivois, il faut tout prendre ensemble, dans une même dynamique ; pour les classiques, on observe souvent un seul de ces délires sans les autres, ce qui exclut tout tronc commun.

[11] Grivois paraît s’y référer parce que la théorie du mimétisme a une ambition étiologique. Or il y a un symptôme connu de la clinique des enfants, rapporté systématiquement par Lacan aux psychoses, qui est le transitivisme, où le sujet se prend littéralement pour l’autre, comme s’il était captivé, absorbé par l’image du semblable : Lacan (1946/1966), d’après Bülher, Hetzer & Tudor-Hart (1927). Mais le transitivisme ainsi entendu est chez Lacan, comme d’ailleurs chez tous les psychiatres qui l’ont remarqué dans les psychoses, une donnée de l’imaginaire. Ce n’est pas un mécanisme radicalement producteur ni central, ce qu’il est au contraire pour Grivois.

[12] Notez cependant que Grivois souligne la communication des mouvements et la perméabilité transpersonnelle des intentions, alors que Philippe parle tout autant, semble-t-il, de la contagion de l’angoisse. Privilégier le moteur sur l’affectif est un choix théorique. Notez aussi que dans le tableau qui nous est présenté, on ne voit pas de difficulté spéciale chez Philippe à inférer les contenus mentaux d’autrui, ou même à attribuer à autrui des états mentaux. Mais dans la schizophrénie pleinement déployée, c’est la règle. L’autre choix sous-jacent est le suivant : on traite la psychose naissante comme une situation étiologique, précisément parce qu’elle première, et, suppose-t-on, plus pure. On pourrait aussi dire l’inverse : que c’est un état sous-déterminé où la psychose n’est pas encore là au sens propre : autrement dit, comme trouble intellectuel, affectif, richement subjectivé, et non plus simplement psychomoteur et mimétique. Franchement, sur quels critères s’opère le choix ?

[13] Grivois & Dupuis (1995).

[14] Proust (1995).

[15] Tipper (1985) a été à l’origine de nombreux travaux expérimentaux sur ce problème.

[16] Car Clérambault, en effet, pressent qu’il faut démembrer la bouffée délirante aiguë, i.e. le délire de Magnan, et de là, toute la psychose hallucinatoire chronique (notre schizophrénie, pour aller vite). Il raisonne sur des lignes proches de Grivois : il souligne le caractère anidéique, non affectif et progressif du trouble générateur. La persécution est secondaire et accessoire. Son point de départ consiste en phénomènes d’échos, de redoublements parasites. Le sentiment d’extranéité, la xénopathie, donc, devient peu à peu malveillance, non par vice de la pensée, mais parce qu’il est naturel de réagir ainsi à un trouble basal. Là est la véritable cause de la dissociation du moi. Il a également l’intuition d’une anomalie neurologique dont le noyau est psychomoteur, une perception kinesthésique infraconsciente dont le désordre s’amplifierait à bas bruit et qui perturbe l’association intellectuelle normale en y suscitant un sentiment de facticité. En revanche, pour lui, l’automatisme mental est toujours triple, sans primat du moteur sur l’idéo-verbal et le sensitif (hallucinations sensorielles, étrangetés cénesthopathiques) : Clérambault (1942/1987 : 457-576, et notamment 540, 554).

[17] Jeannerod (1983).

[18] Nisbett & Wilson (1977), Nisbett et Ross (1980).

[19] Dans la tradition française, le représentant le plus connu de ce courant est Clérambault, et ce n’est évidement pas un hasard si Grivois rapporte souvent la psychose naissante à la théorie très mécaniste de « l’automatisme mental » développée dans son sillage.

[20] Je rejette avec vigueur l’idée que les neuroleptiques permettraient une telle manipulation des variables internes du modèle. Qu’ils réduisent la fréquence ou l’intensité des hallucinations et des « pensées bizarres », soit. Mais ils ne modifient pas ce qui importe ici : les attitudes subjectives, le style des inférences et les postulats du délire.

[21] Nisbett & Wilson (1977 : 255).

[22] Proust (1995 : 90). Je souligne.