(exposé au colloque "Geste, motif, action", Paris, 28 avril 2007)
Y a-t-il un trouble générateur radical de « la »
psychose ? Voilà sans doute une des questions les plus difficiles de la
psychopathologie, et comme c’est aussi une question ultime (celle de l’essence
de la folie, par-delà toute convenance classificatoire, toute affaire relative de
contexte et de circonstances), elle est d’emblée métaphysique.
L’hypothèse Grivois-Proust-Jeannnerod (GPJ) que je me
propose d’examiner n’est plus tout à fait à la mode. Elle appartient à
l’histoire de la psychiatrie cognitive, au sens où son ambition explicative, et
l’association subtile de clinique, de spéculation philosophique et de
conjectures neurophysiologiques sophistiquées qui la déterminait, n’ont pas
reçu la sanction standard des travaux scientifiques qui est la citation
récurrente par les travaux qui suivent. Dans les années 1990, elle s’est peu à
peu effacée. Pourtant, elle continue, à mon avis, à influencer de loin les
neurosciences psychiatriques, parce qu’elle a sans l’ombre d’un doute fixé la
norme de ce à quoi devrait ressembler une théorie cognitive vraiment
convaincante de la psychose. Comme telle, l’hypothèse GPJ est une fiction que
je forge : aucun des auteurs qu’elle mentionne, à ma connaissance, n’a
employé la formule. Chacun a ensuite évolué dans une direction à lui, mais sans
perdre de vue les enjeux révélés par ce moment de convergence spécial, que je
vais décrire, puis critiquer.
Mais pourquoi cette association de noms ?
Henri Grivois, tout d’abord, a en effet élaboré une
conception de la psychose et surtout de l’entrée dans la psychose, considérée
comme un moment réellement inaugural, — celui de la « psychose naissante »,
selon son expression. Correctement décrit, cet épisode inaugural permettrait d’identifier
le « trouble générateur » de la psychose. Malgré ses dénégations, sa
conception est nettement articulée à l’histoire de la psychiatrie « classique ».
Elle s’efforce en effet de concevoir les phénomènes de l’entrée en psychose en termes
de mécanismes à la fois mentaux et comportementaux, et d’en restituer la logique
interne. En cela, cette théorie se démarque massivement des approches
aujourd’hui dominantes, qui s’inscrivent toutes dans la postérité de la schizophrénie
bleulérienne, passée à la moulinette psychométrico-épidémiologique du DSM, dont
on démembre donc un à un les grands symptômes, en tentant de fournir pour
chacun des explications cognitives suggestives, mais toujours partielles et en
cela globalement insatisfaisantes. Grivois, ainsi, n’a pas cherché à expliquer
le sentiment d’influence, et à côté de lui l’émoussement affectif, et encore à
côté, les troubles de la conscience ou du langage, en abandonnant à la nature
ou au bon sens le soin d’en synthétiser les formes dans quelque chose qui
ressemblerait à une psychose en bonne et due forme. Il a cherché à capter le fait
sémantique central de la psychose comme destruction du sentiment d’identité
personnelle ou de soi, d’où découlent réellement les phénomènes que je viens de
mentionner, ou du moins plusieurs parmi les plus significatifs[1].
En effet, les mécanismes que Grivois donne à soupçonner ne
sont pas juste compatibles avec une théorie abstraite de ce que la conscience
devrait être. Ils mordent sur « l’effet que ça fait d’être soi » — ils
cherchent à capter le cœur de ce qu’on appelle « folie », bien
au-delà du nom ou de la catégorie, dans ce qu’on ressent immédiatement chez
autrui quand il y sombre. Réciproquement, Grivois veut reconstruire la psychose
dans son processus d’émergence réel, d’une façon qui révèlerait donc, a
contrario, les mécanismes causaux cachés qui soutiennent le sentiment
normal d’être soi.
Là encore, la philosophie est à l’honneur, puisque cette
genèse réelle du sentiment d’être soi retrouve des intuitions de Maine de
Biran. Joëlle Proust, ainsi, en s’appuyant sur une interprétation-traduction
très personnelle de « l’intention en action » (in action)
selon John Searle[2], a
fait remarquer que le contrôle de l’action, ce qui lui permet de rester à tout
moment une action, impliquait en somme une coprésence continuée de l’intention
à l’action, la dite intention ne pouvant certainement pas abandonner l’action
qu’elle vectorise, une fois lancée, à son destin mécanique. Elle doit la guider
effectivement, car la visée d’un but sans planifier ni contrôler en continu son
exécution passera difficilement pour une action intentionnelle au sens fort. L’intention
en action, avance Joëlle Proust, ce n’est rien d’autre que cette action qui ne
cesse de s’autoréférer à l’intention préalable qu’on avait d’agir. Mais
comme on voit dès à présent intuitivement (l’argument développé est plus
complexe), le contrôle, le guidage et la coprésence logique de
l’intention à l’action intentionnelle s’effectuant impliquent une sorte de
circuit réflexif réel entre l’intention « préalable » et
l’intention « en action ». Il est tentant dès lors de généraliser, et
de dire que la réflexivité en question, cette autoréférence inhérente à l’intention,
c’est la matière première du sentiment d’être soi-même l’agent de ce qu’on
agit. Ou c’est ce qui fait que, moi, j’agis réellement mon action, et que,
« du même mouvement », si j’ose dire, sont logiquement satisfaites
les conditions qui régissent l’intentionnalité de mes actions. Du coup, nous ne
pourrions éprouver que comme une dépossession du sens personnel d’agir (et
c’est ce dont nous parle Grivois avec la « psychose naissante ») le
fait de ressentir la moindre déhiscence entre ces deux niveaux de l’intention
préalable et de l’intention en action. John Searle et Maine de Biran, se
donnent ici la main par la grâce de la philosophie naturaliste de
l’intentionnalité, avec pour gain conceptuel décisif l’idée que
l’intentionnalité de l’agir est réellement et logiquement articulation
continue de l’intention préablable (du plan moteur) et de l’intention en action
(causant effectivement le mouvement du corps)[3].
Toutefois, la spéculation néo-biranienne peut invoquer toute
la réalité qu’elle veut. Elle resterait suspendue à l’absence de corrélat neurophysiologique.
Car il se peut bien qu’il y ait une circularité logique définitoire entre
l’intention préalable et l’intention en action, et que l’intentionnalité ne
soit objectivement conceptualisable qu’au cœur d’un tel cercle. Mais tout cela
ne fait pas exister empiriquement ce cercle au sein de nos mécanismes
moteurs ! Voilà la limitation que Marc Jeannerod s’est proposé de
surmonter, en articulant, grâce à un postulat fonctionnel audacieux (la
« décharge corollaire »), d’une part, le contrôle de l’action motrice
intentionnelle, et, de l’autre, l’effet subjectivant de ce contrôle. Par
rapport à la postulation ci-dessus, inspirée de Searle et adaptée à Maine de
Biran, le pas franchi est donc bien le suivant : on ne parle pas de ce qui
devrait exister, s’il y a bien autoréférence de l’intention ; on montre ce
qui matérialise fonctionnellement pareille réflexivité du guidage de
l’intention en action par l’intention préalable. Du coup aussi, à supposer qu’il
existe un tel mécanisme fonctionnel, son dysfonctionnement devenait le candidat
idéal pour expliquer le trouble générateur de la psychose : la destruction
du sentiment de soi, compris comme le sentiment d’être ultimement l’agent de
ses actions. Il ne faut plus grand-chose pour passer ensuite des actions aux paroles,
et de là aux pensées : en un mot, des troubles d’abord moteurs de la
psychose aux troubles du langage, puis à ceux de la pensée, puis enfin à toute
la sphère de l’intentionnalité mentale.
Je formulerai donc ainsi l’hypothèse GPJ : a) les
descriptions psychiatriques classiques des délires ratent leur trouble
générateur primaire, qui est une perturbation psychomotrice de l’accordage
infra-conscient de l’individu aux actions des autres qui l’entourent ; b) il
en découle une dissociation entre le sentiment d’être l’agent de ses actions et
les actions qu’on effectuent (« j’agis les actions des autres », les
autres « m’agissent ») ; c) les faits typiques de la psychose (le
sentiment d’influence, les hallucinations auditives, etc.) se laissent déduire
de cette déconnection entre le sentiment personnel d’agentivité et les actions
réelles, avec pour conséquence la ruine du sentiment de soi ; d) la crise
logique et réelle de l’intentionnalité se produit à la jointure de l’intention
préalable et de l’intention en action, comme destruction de leur articulation autoréférentielle ;
e) entre ce trouble du contrôle moteur et la destruction du sentiment de soi,
intervient un dysfonctionnement particulier, celui d’un mécanisme qu’il est
nécessaire de postuler dans tout contrôle moteur en général, et son dysfonctionnement
cause la psychose ; f) car ce dysfonctionnement matérialise précisément l’échec
de l’articulation réflexive interne de l’intention préalable et de l’intention en
action ; g) la signification, enfin, du délire ou du trouble de la
conscience, n’intervient nulle part dans cet enchaînement, et il faut donc l’imputer
à des biais cognitifs du sujet psychosé, qui délire sur ce qu’il ne comprend
pas, ou à une couleur culturelle contingente, sans pertinence pour le mécanisme
neurocognitif réel de la psychose.
La force de cette hypothèse, c’est la solide chaîne causale
qu’elle tend entre les corps en mouvement, à une extrémité, et le trouble vécu
par la conscience psychosée, à l’autre. Mais cette chaîne causale est en même
temps un véritable système logique, d’où se déduisent, au titre des réactions vécues
du sujet à ce qui le frappe, des symptômes qui n’avaient jusque là, en
psychiatrie, qu’une valeur descriptive — au premier chef, le sentiment
d’influence (être agi par les autres, les faire agir). L’hypothèse GPJ n’arrive
cependant à ce résultat impressionnant qu’avec le secours d’une réécriture
conceptuelle étendue des manifestations « mentales » de la psychose
(hallucinations, « signification personnelle » que prennent les
événements les plus anodins, impression de « mission » donnant sens à
l’insensé, etc.). Car il est essentiel de soutenir que, contre toute apparence
et toute la tradition clinique, ces phénomènes relèvent d’un trouble de l’agir
(ou de l’interagir), non d’un désordre du pur psychisme.
Depuis Ey et l’organo-dynamisme, on n’avait plus vu un tel système
psychiatrique aussi puissamment déductif, organisé autour d’une conjecture causale
centrale. Mais là n’est pas toute la beauté de l’affaire. Elle réside encore
dans le fait qu’à mon avis, l’hypothèse GPJ, même si elle n’apparaît désormais
plus en tant que telle dans la psychiatrie cognitive actuelle, en constitue
cependant un horizon indépassable[4].
S’il existe un jour une théorie cognitiviste validée de la psychose, je prends
le pari qu’elle y ressemblera par nombre d’aspects essentiels, tout simplement
parce qu’on pourra, sans nul doute, enrichir énormément chacune de ses trois
composantes théoriques (1. une clinique de l’« interaction »
infra-consciente naturelle entre congénères de la même espèce, 2. une
philosophie de l’action qui naturalise l’intentionnalité, 3. une
neurophysiologie fonctionnaliste du contrôle moteur), mais qu’elles sont toutes
déjà là, toutes nécessaires qu’elles sont à l’essence du projet cognitiviste,
et permettant donc déjà d’en apprécier les contours futurs.
Je vais maintenant revenir sur les raisons et les intuitions
cliniques particulièrement riches qui motivent cette belle théorie, en prélude
à son évaluation critique.
« Philippe,
24 ans, est amené à l’Hôtel-Dieu par Police-Secours. Il a un contact très
intense. Ce qu’il raconte s’efface devant ce qu’il mime : il tremble, il
frissonne, fait osciller ses deux mains autour et au-devant de sa tête. Semble
à la fois abattu et jubilant. L’instabilité cognitive est manifeste : qui
sait quoi ? Est-ce moi, les autres ou n’y a-t-il rien à comprendre ?
Il parle beaucoup et nous serons là d’emblée pour l’écouter.
Tôt
le matin, Philippe prend le train pour se rendre à Paris. On lui sourit et il
sourit, lui aussi, mais c’est bien lui, oui, bien sûr, qui entraîne les autres
dans le mouvement. Il se sent ainsi tellement proche des autres et le mouvement
s’amplifie tellement qu’il doit changer sans cesse de place et même de wagon
entre chaque station. Il descend et attend le train suivant. Il s’angoisse et
son angoisse, dit-il, se communique aussi aux autres. A plusieurs reprises,
cependant, il emprunte un stylo à des voyageurs pour noter à nouveau des bribes
d’une théorie nocturne du monde validée désormais selon lui, de façon
inattendue par tous ces gens qui l’entourent.
Après
le train, le métro, la rue, l’école : tout persiste et s’amplifie encore.
Une vague idée de mission s’empare de lui. Il va à l’Elysée mais il recule
devant les uniformes. Il retourne à son école, parle de ses découvertes, puis
décide d’aller à l’IRCAM […] pour aller voir Pierre Boulez, le dieu du son. Et
là, on appelle la Police — en partie sur une dérisoire histoire d’envie
d’uriner qu’il ne peut satisfaire à l’IRCAM en l’absence de WC disponible pour
les visiteurs — mais surtout parce qu’il dépose tout ce qu’il a sur lui n’ayant
plus besoin de papiers d’identité, « un peu comme Dieu » il n’a
besoin de rien, de personne. Son « cerveau en ébullition » l’empêche bientôt
d’admettre la réciprocité quasi automatique de tous ces contacts, au contraire,
selon lui, il les précède, il les organise. »[5]
De telles scènes sont bien connues des services d’urgence.
On pourra d’ailleurs tout de suite se demander ce que l’« urgence »
que présente manifestement un patient dans cet état doit au dispositif social du
« trouble à l’ordre public » qui intervient comme toujours en amont
du psychiatre en sélectionnant déjà une certaine forme d’actions et d’actes et
en laissant, toujours en amont, de côté d’autres manifestations moins motrices
qui, elles, ne dérangent personne. Car la
« psychose naissante », selon le mot de Grivois, avec son allure
excito-motrice, attire la police. C’est donc toujours aussi à l’institution
(qui l’endiguera) que naît la psychose, et pas juste avec le réel brut de l’événement.
Et il convient de ne pas prendre un service d’urgences psychiatriques pour un lieu
naturel où la folie débarquerait telle qu’en elle-même, vierge de tout
processus de triage préalable tant de ses formes que de ses enjeux[6].
Comme je ne cesse de le marteler, il n’y a jamais d’action-en-soi, ni de
motricité humaine pure objectivable hors de tout égard aux circonstances où
elle vaut comme acte. Le contexte social ne cesse jamais d’encadrer la « scène »
de la naturalisation médicale.
En même temps, aucune de ces précautions sociologiques
n’invalide l’observation de Philippe ni les régularités non-circonstancielles
que Grivois détecte. Que la folie de Philippe ait un contexte n’empêche
certainement pas de rechercher ce qui a ici un contexte, et à quelles
régularités propres obéit le fait contextualisé. Ces régularités sont au nombre
de quatre :
1. La composante excito-motrice est au premier plan :
les classiques parlaient parfois, devant des tableaux similaires, de
« manie atypique », au sens où les manifestations dissociatives y sont
plus bruyantes que l’altération de l’humeur, qui est pourtant bien présente.
Grivois ne souligne d’ailleurs pas l’anxiété, et un clinicien qui n’a jamais vu
Philippe est surpris qu’on n’observe pas de crises de larmes soudaines, ni d’éclairs
dépressifs fugitifs mais intenses.
2. Que Philippe soit fou, l’évidence, c’est un
point-clé, en est universelle. Tous les regards se tournent vers qui traverse
une telle crise. Il s’extrait de l’ambiance par mille signes subtils, et tout
d’un coup, le malaise (qui n’est jamais seulement celui du seul individu qui va
déclencher la psychose, mais de tout ceux qui l’entourent), vire à l’explosion.
On est là aux antipodes de la contagion hystérique, qui se communique en un
éclair de proche en proche : la thèse de Grivois implique qu’il n’y a
absolument jamais de psychoses qui naissent en groupe, ni même deux individus
qui entrent en psychose à la fois au même moment et au même endroit (classe, bureau,
chambrée, etc.). C’est « un contre tous ». La discontinuité dans l’universel,
en ce sens, est donc vitalement perçue : nul n’a besoin de réfléchir pour
savoir si le fou est fou, et le fou ne s’aperçoit pas en réfléchissant qu’il se
déconnecte de l’ordre commun. La panique nous saisit donc comme elle le saisit,
et avec lui. « Vital », le déplaisant sentiment pré-réflexif d’une rupture
de l’ambiance où le psychosé s’isole est déjà, en esquisse, biologiquement
réel.
3. Philippe ne délire pas d’emblée. Le « délire
d’emblée » est une expression consacrée dans le cas de la bouffée
délirante aiguë (BDA), mais Grivois veut précisément en réfuter l’apparence
phénoménologique. Au contraire, on ne sait pas quelle direction il va
prendre : persécution, mégalomanie, folie mystique ? La
« mission » de Philippe émerge lentement et confusément. On voit bien
ici qu’elle synthétise a posteriori et comme par un raccroc une
expérience en elle-même asémantique à la base. (J’ajoute qu’une fois installé, un
tel sentiment de mission est généralement très difficile à altérer, c’est le
noyau de la certitude délirante.)
4. Bouclant la boucle, on voit enfin que Philippe,
avant toute « mission » riche de sens, s’institue déjà en maître du
mouvement et des actions d’autrui : il les entraîne dans la danse en même
temps qu’il se sent emporté par leurs gestes. Grivois, clairement, traite les
expressions mimiques (les sourires) à la façon de gestes, et qui plus est, de
gestes mimétiques. Ils font automatiquement écho aux gestes expressifs de
l’entourage, ruinant à mesure le sentiment exclusif d’individualité, faisant glisser
Philippe au centre du monde : tout-puissant un instant, et l’instant
d’après, traqué sans plus d’abri.
Il est difficile, devant cette manière d’articuler fonctionnellement
les uns aux autres des phénomènes si connus des cliniciens, de nier que Grivois
ait mis la main, avec sa « psychose naissante », sur l’état
génétiquement causal des psychoses, et que toutes les subdivisions sans fin des
psychiatres classiques (paranoïa, schizophrénie, manie, manie atypique, etc.) renvoient
à un premier moment du genre de celui qu’exhibe Philippe. Grivois renouvelle là
un thème délaissé en psychopathologie, celui de la « monopsychose »,
ou de l’origine commune des psychoses[7].
Mais il l’infléchit dans un sens plus étiologique et génétique que descriptif.
Car pour Grivois, l’essence unitaire de tous ces phénomènes
n’est plus un sens de la folie (par exemple une première douleur morale
à la source de toutes les folies). Au contraire : commentant l’impression
si constante de « signification personnelle » dans la psychose (tout
interpelle le sujet, tout a quasiment la texture d’un message énigmatique en
suspens qui le vise intimement), il lui substitue l’expression remarquable de
« concernement », empruntée à Jean Starobinski[8].
Par là, l’accent est soustrait à la signification, et reporté sur le sentiment
d’être visé personnellement. Grivois veut qu’on mesure à quel degré l’entrée dans
la psychose est infra-cognitive, mais aussi infra-affective. C’est aussi peu
une question d’humeur délirante que de méfiance préréflexive : tout cela
vient s’ajouter quand la conscience tente de capter quelque chose du désordre
primaire, et qu’il s’en fait savoir ou sentir quelque chose. Le concernement
annonce le glissement en « centralité » du sujet psychosé. En
d’autres termes, il prépare, avec de petits signes discrets ce basculement
soudain, horriblement surprenant, où l’individu se retrouve occuper seul et
singulièrement un point où il est devenu la référence de tout ce qui se passe
et circule autour de lui, gestes, paroles, pensées, affects. Il se déchire dans
l’expérience capitale d’un « tous moins un » (lui). Avec la
signification personnelle, le sujet en fait que prendre acte du fait que cela, il
y croit. C’est, insiste Grivois, à partir du moment où il croit à ce
« tous moins lui » qu’il se fige dans la psychose, et qu’il entre
dans la phase des délires traditionnels, avec idée de mission, ou de persécution,
etc. C’est d’ailleurs là un levier thérapeutique : si l’on pouvait
prévenir ce virage fatal dans la croyance, lequel virage « avère »
l’expérience de centralité, alors on pourrait espérer un rétablissement de la
santé psychomotrice plus ou moins spontané, une réconciliation avec l’ambiance,
et une sortie de la psychose naissante[9].
Le point est décisif : le paradigme de Grivois, aux yeux de l’historien,
c’est la bouffée délirante aiguë (BDA), héritière du « délire polymorphe
des dégénérés » de Magnan[10] :
tout serait BDA, au départ du moins, et les délires traditionnels, les formes
stables de paranoïa, par exemple, seraient des évolutions malheureuses à partir
de cette expérience dont Magnan avait souligné le caractère souvent labile et transitoire,
puisque l’imprévisibilité du pronostic est le reflet de l’imprévisibilité pour
lui-même dont le sujet fait l’expérience.
C’est une thèse dont on ne soulignera jamais assez
l’optimisme : elle consiste à remonter en deçà du point de rupture rabâché
par la clinique classique, et si magnifiquement nommé par Lacan « mort du
sujet », pour en faire l’effet sémantique, bien trop sémantique, d’une
expérience asémantique primaire, et surtout, réversible. On gagnerait donc,
affirme sans cesse Grivois, à ne pas offrir d’autorité au sujet en crise une
hypothèse interprétative pour calmer son délire, là où, paradoxalement, la
surabondance d’hypothèses qu’il émet sur ce qui lui arrive, toutes se
combattant et se neutralisant, le protège mieux contre « la »
croyance en quoi tout se cristalliserait. C’est une pierre jetée dans le jardin
des théories psychodynamiques du délire, que Grivois juge au mieux inutiles, au
pire toxiques. Notez qu’en outre, Grivois avance une des très rares conceptions
du trouble mental où le but thérapeutique est la redditio ad integrum,
le retour à la condition prémorbide. Car, plus souvent, les psychiatres
recherchent juste une évolution favorable, où l’épisode laisse du moins des
traces non-handicapantes.
Mais le cas de Philippe se prête à un degré supplémentaire
d’abstraction, qui autorise une certaine généralisation clinique, mieux,
l’exploration d’une forme dynamique propre de la psychose naissante.
Car même si Grivois se réfère à René Girard et à sa théorie
du mimétisme[11],
la partie la plus épistémologiquement exploitable de sa conception, à mon sens,
est en effet celle qui fait droit à une « morphogenèse » de
l’expérience de centralité et de concernement. C’est cette morphogenèse qui
économise toute idée d’un sens de la psychose (œdipien, existentiel, etc.) Car il
est assez facile, en recourant à une abstraction quasi-géométrique sur la
dynamique en cause, d’en déduire la combinatoire des grandes formes de la
pathologie psychotique d’un jeu sur la dynamique et la géométrie du centre et
de la périphérie, de l’inclusion et de l’exclusion, etc. Grivois veut plutôt
montrer que la stabilité de ces grandes formes morbides n’est rien d’autre que
la clôture des cas de figure de la psychose naissante. Aussi, au lieu de
dénigrer la grossièreté d’une approche qui saccage tant de subtilités cliniques
dûment répertoriées par la tradition psychiatrique, je préfère en rester à
l’ossature de l’argument morphogénétique, et reconnaître la robustesse
d’ensemble du découpage clinique qui en découle. Soit donc le sujet, via le
contrôle moteur d’autrui (au double sens du génitif : objectif et
subjectif) tend à devenir comme le maître de l’univers ou, alternativement, son
objet persécuté, et l’on a dès lors les tableaux traditionnels de la paranoïa ;
soit, exactement à l’inverse, le sujet s’auto-expulse de l’accusation
universelle (tua res agitur), et l’on a le pôle du raptus mélancolique,
dont l’issue paroxystique est notamment la défenestration soudaine. Convoqué au
centre du monde, mais alors tantôt comme maître, et tantôt comme victime
universelle, ou bien éjecté du centre, puis du monde comme littéralement
« immonde », le psychosé de Grivois peut occuper ces places
successivement, mais nullement parce qu’il y aurait à croire le sens qu’il
prête aux mutations morales qu’il éprouve en basculant d’un pôle à
l’autre : non, cela, c’est son délire, c’est la sémantisation arbitraire
qu’il projette sur son destin, tandis qu’il est souffre seulement d’une fine
dérégulation de son ajustement mimétique aux gestes et aux intentions motrices
de ceux qui l’environnent.
Cette clinique est donc philosophiquement affine à
l’entreprise naturaliste de réduction du mental : elle vise à faire
d’anomalies du mimétisme moteur la cause profonde dont la téléologie propre
s’exprimerait sous formes d’effets de sens dans la conscience et dans ces symptômes
que nous appelons des troubles « mentaux », etc. Là où l’évidence
naturelle nous baigne tous dans une musique de fond psychomotrice où nous
communions dans la même ambiance infraconsciente, soudain, une saillance que tel
sujet ne corrige plus le dépossède du sentiment de son agentivité propre. Une
coïncidence (je souris, il sourit) se change en indistinction des intentions
d’un agent l’autre et ce désordre s’amplifie jusqu’à devenir cognitivement intraitable.
Il contamine alors la proprioception (i.e. la perception par l’agent de
ses mouvements), sans même qu’il s’en rende compte, et ruine les bases psychomotrices
de l’auto-identification continue de soi par soi. Bref, c’est pour des causes
subpersonnelles qu’on perd son identité personnelle, jusqu’à imputer
projectivement à un Autre persécuteur l’agentivité des actions dont on se sent
dépossédé, quand on n’est pas soi-même cet Autre qui dépossède les autres de
leur agentivité, et qui les agit de l’intérieur, « un peu comme
Dieu », dit Philippe. Et cet « un peu comme Dieu » fait
d’ailleurs écho à « Boulez, dieu du son » [12].
Disons le d’emblée : Grivois n’accepterait pas
l’intégralité des développements que je vais maintenant exposer. Car si pour
lui le sujet est dans ses mouvements, il n’y est pas tout entier — en tout cas,
pas au prix de son histoire ni du contexte culturel et social. En revanche,
Grivois n’a jamais abordé frontalement la question de savoir, si l’on admet le
principe de son dérèglement asémantique primaire dans la psychose, quelle marge
subsistait pour l’action en contexte du psychosé, en d’autres termes, pour
l’action au sens de l’actus humanus (l’action qui n’existe qu’en société,
non le pur geste moteur, mais l’acte tenu et sanctionné comme tel, et qui,
éventuellement, peut n’être aucun mouvement du tout, comme s’abstenir, ne pas
réclamer son dû, etc.). Car c’est un redoutable problème : si l’on conçoit
les actions en ce sens, autrement dit, en fonction de leurs conditions d’identification
sociale ou morale, alors tout ce qui est gagné par leur caractérisation interne
en tant que désordres psychomoteurs semble s’évanouir. La folie semble bien en
effet avoir des effets précisément sociaux ou culturels, et c’est là un peu
plus que des effets d’interaction mimétique entre individus : la folie n’est
pas ou n’est sûrement pas qu’une agitation catastrophique, elle altère le
statut social, elle mobilise des représentations collectives sur le sacré ou le
tragique, etc., bref, ce n’est pas simplement un ensemble de gestes moteurs et
de comportements désordonnés qui nous dérangent et qui nous angoissent, et ce
que disent les fous en délirant, la signification souvent extraordinaire qu’ils
donnent à leurs états n’est pas du tout, ni dans tous les cas, dissipable comme
confusion ou comme erreur manifeste. On serait bien impertinent de juger a
priori vide de sens des mots et des attitudes dont c’est souvent la haute
signification et même la vérité terrible qui nous interpelle. Ou alors, nous
réagirions devant un épileptique en crise exactement comme devant Philippe qui
devient fou. Non : c’est le prolongement plein de sens du trouble de
l’agir en des actes pleins de conséquences morales sociales graves qui nous interdit
de traiter Philippe en épileptique à la conscience troublée. Je veux surtout
souligner qu’il y a un cercle logique dans le fait de concevoir la folie comme
causée à partir d’un noyau asémantique (psychomoteur), et puis de retrouver à
l’autre bout de la chaîne causale une clinique de la psychose qui n’y voit que
du désordre mental essayant de se réparer comme il peut, et de l’excitation
submaniaque.
Il faut donc préciser. L’entrée dans la psychose interdit,
semble-t-il, qu’on en dissocie les deux dimensions : l’aliénation mentale
a des racines psychomotrices, d’ordre mimétique, qui s’éprouvent dans le
contact générique des humains entre eux, « avant » toute vie sociale ou
toute institution reposant sur des règles. C’est la raison pour laquelle on n’a
pas besoin de partager la culture ni la langue d’un jeune Africain pour ressentir
avec ses proches qu’il est en crise, que son faciès égaré transpire l’angoisse
et la jubilation du contrôle moteur d’autrui. Car l’intuition que mon
congénère/semblable devient fou est extraordinairement robuste ; elle
n’exige pas de réflexion, la réflexion naîtrait plutôt à la suite de l’anxiété
et du malaise qui s’empare de moi à son contact. Une force de l’argument de Grivois
est justement celle-là : à la différence des anti-constructivistes actuels
qui protestent contre l’idée d’une relativisation socioculturelle de la folie
en parlant dans le vague d’une prétendue « évidence » du trouble
mental pour le bon sens, Grivois indique le lieu pré-réflexif où le trouble
mental d’autrui non seulement me trouble, mais, nous trouble.
Mieux, il ne me trouble que parce qu’il nous trouble, et que toute
l’interaction implicite, voire ce qu’on est bien tenté d’appeler l’interaction
des intentions motrices implicites de nous à nous, s’affole dans la psychose
naissante. Nul « bon sens », ici, ce qui rend la partie trop belle au
constructiviste hypercritique ; mais un « affect » universel,
lequel marque le caractère instantané et pré-réflexif de l’expérience collective
de la psychose naissante, selon un mécanisme irrésistible qui évoque la panique[13].
Mais en quoi l’autre est-il fou, voilà une
question plus sémantique, qui prend en compte la dimension d’acte des actions
et des gestes perturbés, et radicalement perturbants, de mon
congénère/semblable. Là, sans la familiarité du lien social, la communauté de
langue, la co-inscription dans des réseaux d’institutions complexes, il n’est
pas moins intuitif que je n’ai pas accès à ce qui fait de l’agir troublé une « folie ».
Grivois ne nierait pas cela. Son ambition n’est pas épistémologiquement
réductionniste, mais clinique : il veut qu’on aille au trouble générateur
de la psychose, au lieu, comme dans les approches psychiatriques
traditionnelles, qu’on juge sur des signes dérivés, l’idée de « mission »
divine, ou la persécution, etc. Pourtant cela ne suffit encore pas, à mon avis.
En effet, nous avons d’autant plus aisément accès à ce qui est « présocial »,
voire « animal », dans une crise à la Grivois, que nous partageons avec
Philippe une masse énorme d’implicite langagier et culturel : ce fond crevé
par la saillance psychotique est indispensable pour percevoir cette saillance
comme telle. Serions-nous devant des Grecs portant un épileptique au temple d’Esculape,
il n’est pas clair que nous serions sûrs de ce qui arrive — en tout cas, que
cet épileptique souffre ce que nous appelons « épilepsie », qui est
un trouble cérébral, plutôt que d’une transe hystérique, ou d’une expression
excessive de passion qui n’a pour sens que de défier la compréhension usuelle des
proches. En somme, ce n’est pas parce que x (tels symptômes de
« folie ») est dépourvu de signification sociale, que x est directement
biologique ; et ce n’est pas non plus parce que x n’est pas biologique,
tout en étant dépourvu de sens social, que x n’est pas réel. Il est
difficile de traiter une crise de folie comme une réalité naturelle, ou comme
quelque chose qu’on gagnerait à traiter comme une réalité naturelle, sans
témoigner en même temps du genre de culture et de conception de la morale ou de
la souffrance psychique on se réclame.
La reprise cognitiviste de la théorie de Grivois par
Jeannerod et Joëlle Proust constitue donc un franchissement. Elle implique que
l’asémantisme radical de la psychose naissante s’explique causalement par un
trouble neurobiologique. Par là, on arrive à un universel naturel (celui des
propriétés du cerveau humain). Du coup, donc, la réalité transculturelle de la
psychose ainsi caractérisée, non seulement fixe la référence du terme (ce qui
est vraiment une psychose, c’est ce trouble neurobiologique-là), mais elle permet
d’écarter comme des artefacts ou des « biais », chez les malades
comme chez les psychiatres non-cognitivistes, l’attribution d’un sens subjectif,
moral, ou bien encore social, aux phénomènes de la psychose. Ce qu’elle
signifie n’a aucun rôle dans le déclenchement de la folie. Le
franchissement tient à cela : la clinique de la psychose naissante est
tenue pour acquise, elle sert désormais de base à une entreprise réductionniste
en bonne et due forme : et ce qui est réduit, c’est ce qui était tenu
jusqu’ici non seulement pour mental au sens étroit (les états vécus internes du
fou), mais aussi au sens large (la signification contextuelle sociale et morale
de ces contenus de sens). Mieux, non seulement on peut réduire certains états
psychologiques (comme le sentiment d’influence ou de persécution), en les
rapportant à leurs causes subpersonelles, mais on peut carrément éliminer les
significations de plus haut niveau encore, morales ou sociales, comme de
simples variations culturelles prises pour des « ingrédients
causaux » de la folie parce qu’on ignore les véritables causes
psychobiologiques de la psychose et qu’on bouche avec elles les trous d’une mauvaise
compréhension clinique.
Il faut donc décortiquer soigneusement les procédés
argumentatifs de cette naturalisation, pour bien voir ce qui relève d’une part
des tâches de la science (ce qu’on gagne comme savoir sur les phénomènes
neurophysiologiques impliqués dans la psychose) et ce qui relève, mais sans que
ce soit d’ailleurs un mal ou un scandale idéologique, des raisons de redécrire
ainsi la folie, qui sont des raisons philosophiques, et qui ont une portée
morale, et vraisemblablement aussi (mais je renvoie ici aux autres chapitres de
ce livre), institutionnelle et politique.
Joëlle Proust s’est ainsi intéressée en philosophe
naturaliste à la psychose naissante[14].
Et toute anciennes qu’elles soient, ses spéculations me semblent encore plus
convaincantes, dans leur première fraîcheur, que leurs avatars récents en
psychopathologie cognitive. Car elle nous met clairement sous les yeux l’enjeu
de la naturalisation de l’intentionnalité : montrer que ce qui est
« logique » ou conceptuel est en même temps
« réel », ou n’est absolument rien d’autre que le déploiement d’une
causalité naturelle dans le cerveau en train de penser, avec pour
contre-épreuve clinique (le « test épistémologique ») que le
dysfonctionnement des systèmes cérébraux dédiés à ces tâches logiques produit
exactement le genre de déraison qu’on appelle, dans la psychologie populaire, ou
non-scientifique, la « folie ».
L’idée de départ est la suivante : comment un agent
distingue-t-il son action propre de l’effet qui résulte de l’action d’autrui
sur lui ? Par exemple, comment distingue-t-il lever son bras intentionnellement,
du fait que son bras se lève parce qu’on le lui lève, surtout, si on le lui
lève au moment exact où il a conscience d’avoir l’intention de le lever ?
Car s’il y a à la fois le geste « dehors » et l’intention
« dedans », comment sait-il que leur concomitance est en l’espèce
inappropriée, ou ne reflète justement pas l’intentionnalité du fait de lever le
bras ? Si l’on a vu ce en quoi consiste le trouble générateur de la
psychose selon Grivois, il ne suffit pas de répondre : mais parce que
c’est l’agent lui-même qui lève le bras ! Car l’identité de l’agent comme
sujet de son action est l’effet causal (donc l’effet contingent) d’une
régulation normale de la relation d’ajustement permanent entre lui et les
autres, sur fond de mimétisme. On ne peut plus la supposer a priori. Ce
que je posais plus haut comme questions présuppose donc à tort que
« je » sais que je suis l’agent de mes actes. Car ce point de vue de
sens commun est l’aboutissement conscient de mécanismes subpersonnels dont la
psychose naissante prouve qu’ils peuvent échouer. Le mimétisme intentionnel
crée la possibilité d’une dépossession de l’agentivité même de mes actions,
autrement dit, d’un sujet « agi », comme Philippe, qui sur la fin de
l’observation bascule dans une autre position tout aussi paradoxale, celui
d’être l’agent des actions intentionnelles des autres.
Comment l’agent sain sait-il donc qu’il est bien l’auteur de
ses actions ? Cette question est désormais reformulée ainsi : comment
l’intentionnalité de son action ne se dissout-elle pas dans la série d’effets
naturels qui la manifestent, ce qui pourrait, en quelque sorte, lui donner le
sentiment que son geste, une fois lancé, se continue hors de lui porté par l’enchaînement
de son mécanisme interne, à la façon dont j’appuie sur un bouton, et puis
regarde ensuite un jeu compliqué de poulies et de rouages corporel, mon bras,
porter à mes lèvres le Martini dry que « j’ » ai mélangé à la
cuiller ? Reformulée ainsi, la question met en évidence que j’adhère à mon
action, en même temps que je la poursuis et la guide, et que mon intention préalable
se continue tout personnellement en intention en action, en sorte que j’ai
l’intuition qu’un trou d’air dans ce pilotage ressemblerait à une catastrophe
dépersonnalisante évocatrice, justement, de la psychose naissante (moins
l’attribution de la cause de mon action à un Autre, soit ce qu’on appelle en
jargon psychiatrique « xénopathie »).
La psychose naissante créerait donc un cas où l’unité
prétendument toute conceptuelle entre l’agent et les actions de son propre
corps est ruinée. Elle montre que ce lien logique est en réalité aussi un
lien réel. Ce que Philippe nous apprend, c’est que je pourrais réellement me
tromper quand je crois que je suis celui qui sourit, ou bien que mes intentions
meuvent mes lèvres et pas celles de mon voisin. En somme, je suis redevable
d’une cause quand je dis que c’est moi qui souris à l’autre, et non autrui,
dont les intentions de sourire m’agissent à mon corps défendant et m’obligent à
lui sourire. Ces mimiques en écho, comme le sourire, ou les coups d’œil, sont
tellement communes dans l’interaction quotidienne, qu’on voit mieux quelle
étrangeté s’y insinue grâce aux conjectures de Grivois sur Philippe. Cette explication
causale, en outre, doit faire place à l’expérience ordinaire et normale que,
dans certains cas, je souris aussi parce qu’on me sourit, et que l’autre me sourit
parce que je lui souris, sans que ce soit là pathologique, autrement dit,
destructeur du sentiment d’agentivité et d’identité personnelles. En somme, là
où le lien semble analytique entre l’agent et son action (du moins quand il
s’agit de la perception des mouvements de son corps), la psychose naissante
nous montre qu’il y aurait un effet causé, et que le lien habituel, normal, est
contingent.
La naturalisation de l’agentivité, c’est donc la véritable théorie scientifique du « sujet ».
Découvrir les lois physiques implémentées dans le cerveau qui régulent
l’intentionnalité du mouvement du corps et son effet sur l’identité
personnelle, c’est donner un contenu causal explicatif savant à ce qui est
ordinairement considéré comme allant de soi (de mon action, je suis
l’agent : qui d’autre ?). L’étrange formule « être agi » cesse
alors de s’autoréfuter comme grammaticalement absurde. Ce n’est même plus un
paradoxe. C’est le relevé d’un fait caché à la conscience normale. Ne
sursautent que ceux qui prennent la grammaire logique de nos concepts pour la borne
métaphysique du pensable, ignorants de tout ce que dont la nature a rempli le
monde par delà les murs de leur philosophie toute de mots.
L’hypothèse GPJ situe donc effectivement les faits qu’elle
veut expliquer au cœur des enjeux ultimes de la rationalité naturaliste du
mental Mais l’étonnant, c’est qu’on peut mobiliser dans cette entreprise
parmi les plus beaux acquis de la neuropsychologie, de la psychophysique et même
de la psychologie sociale; l’hypothèse GPJ, à cet égard, n’est pas, comme trop
souvent, l’application besogneuse de raisonnements tirés des sciences
naturelles à des objets qui jusqu’ici échappaient à cette rhétorique. Il y
ainsi deux prémisses empiriques à la démonstration de Proust :
1. On sait depuis longtemps que les psychotiques
échouent aux tests d’inhibition latente, ainsi qu’à une batterie de tests analogues
mesurant la réponse à l’amorçage négatif. Après s’être fait présenter un
stimulus particulier de façon continue, des sujets sains mettent du temps à
réagir quand on associe à ce stimulus de fond un stimulus pertinent pour la
tâche à exécuter. En somme, nous tolérons mal qu’un stimulus distracteur
devienne soudain un stimulus cible[15].
Les schizophrènes, non : tout se passe comme s’ils traitaient
l’information plus vite, comme s’ils n’avaient pas d’effort mental à fournir
pour dissocier le stimulus distracteur récurrent, comme bruit parasite à
inhiber, du stimulus pertinent. Comme on a souvent remarqué, non seulement
leurs capacités d’apprentissage ne sont donc pas entamées par la maladie, mais
même parfois accrues. C’est un des liens neuropsychologiques intéressants qui
existe avec l’excès supposé de dopamine dans leur cerveau, cette neurohormone
étant considérée comme la molécule de la levée de l’inhibition et de la quête
proactive de perceptions comme de plaisir. En tout cas, « l’excès de
sens » vécu dans la psychose naissante se laisse intuitivement réduire,
par là, à une perturbation de la quête proactive d’informations sensorielles, et
à une désinhibition attentionnelle sur fond de dérégulation excito-motrice
fine.
2. On sait également depuis longtemps que nombre
d’hallucinations acoustico-verbales sont liées à la perte d’un contrôle moteur.
Quand un psychotique entend des voix, il est aisé de montrer que son propre
larynx adopte la configuration précise requise pour la prononciation des mots
mêmes qu’il dit entendre venant du dehors, et s’adressant à lui. Du coup, il
est tentant de dire qu’avoir des voix, ce n’est rien d’autre qu’ignorer qu’on
se parle à soi-même et croire qu’un Autre vous parle, et en même temps, parle
en vous, commentant et devinant « mystérieusement » vos pensées
secrètes. Assurément : vous n’êtes pas privé de vos pensées, mais uniquement
de l’agentivité de leur vocalisation, laquelle vous revient alors, voisée,
comme « du dehors ».
(Remarque :
un psychiatre du temps jadis s’arracherait les cheveux devant un pareil
raisonnement. Car dans les descriptions habituelles, ce n’est jamais le seul caractère
objectif ni extérieur des voix qui signe la psychose, c’est la visée insultante
qu’elles véhiculent. Le sens mortifère dont se plaint le psychosé joue donc
bien un rôle causal dans sa crise, si l’on va par là. A cela, le cognitiviste
répond que c’est la dépossession de l’agentivité qui produit l’effet de
persécution, comme si l’horreur d’être agi faisait supposer après coup au
psychosé qu’une puissance néfaste « tire les ficelles », et lui veut
du mal. Mais c’est très loin d’être clair, en clinique ! Parfois, oui, on
observe que l’Autre en question, d’abord neutre, d’abord pur écho voisé, simple
« commentaire des actes » comme disait Clérambault, se change peu
à peu en persécuteur, devance mes intentions cachées, puis vole mes idées,
etc[16].
Mais souvent, ce que se dit « sans le contrôler » le psychotique a tout
de suite valeur d’insulte anéantissante. Or pourquoi le psychotique se dirait-il
cela ? Pourquoi se fait-il déjà tout ce mal en pensée — compte non tenu de
la perte de contrôle sur la vocalisation ? Comment la perte de contrôle
a-t-elle ce pouvoir extraordinaire d’être associée à un contenu de sens moralement
odieux ? Le mécanicisme anti-sémantique de l’approche cognitive juge la question
accessoire ou fausse. Car le mal xénopathique ressenti par le psychosé doit
être un effet en aval et dont il faut rendre compte indépendamment (cf.
le point 4. ci-dessous). Mais j’ai plutôt l’impression que les faits cliniques
sont ici sélectionnés précisément pour favoriser ce type d’explication…).
Ces deux prémisses ne sont cependant pas entièrement
originales, la première étant en fait commune à beaucoup d’hypothèses sur la
psychose, et la seconde un fort ancien objet de débat en psychiatrie.
L’apport génial de l’hypothèse GPJ consiste à ajouter à ce
schéma global une entité fonctionnelle entièrement postulée, la « décharge
corollaire » telle que Marc Jeannerod l’a conçue. Le point de départ est
psychophysique : c’est l’aboutissement d’une réflexion sur le réflexe optocinétique :
comment peut-il bien se faire que lorsque je bouge l’œil, ou la tête, causant
un déplacement matériel de l’image de ce que je perçois sur la rétine, le monde
lui reste immobile ? Dans les années 1950, de façon indépendante, Roger
Sperry d’une part, Erich von Holst et Horst Mittelstaedt de l’autre,
imaginèrent qu’il fallait supposer qu’au moment où une commande motrice (efférente)
est envoyée par l’organisme, ou le robot, une copie de cette commande
devait aussi être adressée au centre sensoriel (visuel, par exemple)
responsable du contrôle de la bonne exécution de la commande. C’est seulement ainsi
que nous pouvons distinguer entre les modifications de l’espace perçu qui ne
dépendent pas de nous (le déplacement de la cible du regard) et ceux qui en
dépendent (ma tête qui tourne à la poursuite de cette cible) ; autrement
dit, entre l’exafférence, l’input qui nous provient d’un événement externe, et
la réafférence, l’input qui vient de l’organisme lui-même et lui signale sa
propre activité[17].
Mais c’est exactement ce qu’il nous fallait ! Car la décharge corollaire,
en d’autres termes, l’envoi continuel de copies d’efférence vers le centre de
contrôle qui, grâce à ces signaux, peut inhiber et anticiper l’exécution de la
commande motrice, cette décharge corollaire n’est rien d’autre que le
dispositif fonctionnel qui manifeste l’autocontrôle de l’agent sur ses actions.
Cet autocontrôle est véritablement et réellement autonomisant pour le système
équipé du dispositif fonctionnel de la décharge corollaire. Sans lui, il me
serait tout à fait impossible de distinguer mon mouvement de celui des autres
autour de moi. Il ne reste qu’à conclure : l’étiologie du trouble
mimétique de la psychose naissante, c’est une anomalie fonctionnelle de la
décharge corollaire. Le schizophrène, faute de la bonne copie d’efférence, confond
son mouvement et celui des autres.
De là, on peut revenir sur l’hallucination
acoustico-verbale, sur l’effet d’excès de sens dans la quête proactive de
perceptions, bref, sur tous les facteurs neuropsychologiques connus dans la
schizophrénie et leur donner leur place adéquate dans le puzzle qui se complète
sous nos yeux. La destruction du sentiment personnel d’agentivité vient d’être
réduite à ses causes subpersonnelles.
Mais qu’a-t-on découvert, au juste ?
Eh bien ceci : ce postulat fonctionnel, c’est la face
« réelle » de ce que Searle, lu par Joëlle Proust, considérait comme
une propriété « logique » de l’intentionnalité, autrement dit, le
caractère autoréférentiel de l’intention. Quand nous avons l’intention de faire
ceci ou cela (cela marche bien avec les exemples à la Maine de Biran :
lever le bras), nous sommes en effet dans un certain « état
intentionnel ». Cet état (tout comme les actes de langage, explique
Searle) a des « conditions de satisfaction », pour que l’intention
aboutisse effectivement à une action intentionnelle, et qu’elle vaille comme
intention. Or de ces conditions, deux au moins doivent être impérativement représentées
dans l’état intentionnel — ici, ce sont non seulement le but, lever le
bras, mais aussi que je sois cause, moi, du fait de lever le bras (qu’il
ne se lève pas par accident, parce qu’on m’aura bousculé, au moment exact ou
j’ai formé l’intention de le lever !). Comme donc ces conditions de
satisfaction de l’action de lever le bras se réfèrent à l’action elle-même,
Searle conclut que le contenu de l’état intentionnel est
« auto-référentiel ». La logique de cette autoréférence et le réel
physiologique de la décharge corollaire doivent donc, pour le naturaliste,
s’emboîter exactement : la décharge corollaire n’a d’autre fonction
que de matérialiser sous forme de boucle de rétrocontrôle le respect, par l’intention
en action, puis donc par l’action intentionnelle en train de s’accomplir, des
conditions de satisfaction de l’intention préalable qui la guide, et dont elle
procède ; inversement, ce qui rend effectif cette logique de
l’autoréférence, c’est son implémentation neurophysiologique radicale comme ce
fait fonctionner l’intention dans l’intentionnalité générale de l’organisme.
La tâche réductionniste du psychiatre cognitiviste n’est
pourtant pas achevée. Car il lui faut pour finir expliquer comment le délire se
constitue comme plein de sens (Philippe a un sentiment de
« mission », se rend à l’Elysée, etc.) sur la base d’un événement
qui, lui, n’en a pas. Certes ce sens est flottant, au départ, comme si la
première signification vécue du délire était qu’il doit bien en avoir une. Mais
une fois qu’elle se fixe, que le psychosé attribue un sens au concernement, sa
croyance devient inamovible, c’est le point d’émergence de la « certitude
délirante » traditionnelle, ce trouble qu’on jugeait en général
intellectuel et premier, et que l’hypothèse GPJ conçoit désormais comme dérivé
d’un trouble fonctionnel de l’agir. Joëlle Proust, pour en rendre compte, met à
contribution la « théorie de l’attribution » de Lee Ross et Richard
Nisbett[18].
C’est la dernière touche de la démonstration, puisque sans jamais avoir eu
recours à un contenu sémantique quelconque, on explique la genèse réelle du délire,
ce phénomène éminemment sémantique et subjectif, comme la tentative
parfaitement légitime et fondée de corriger la dissonance cognitive
insupportable entre ce que le psychosé ressent effectivement (l’expérience de
centralité) et le désaveu massif que lui infligent pourtant ceux avec qui il
interagit — pour qui le psychosé est seul à éprouver ce qu’il éprouve.
Le schéma général du raisonnement rejoint ici des eaux
connues depuis fort longtemps en psychiatrie. C’est cette grande famille
d’explications de la folie qui postulent à la fois un trouble biologique
dépourvu de signification en amont, mais en aval un traitement normal
des inputs internes incongrus causés par le dysfonctionnement cérébral. Le
délire est en fait une tentative d’ajuster à la réalité le vécu anormal, de
faire sens avec l’insensé, et non, comme on croit « naïvement »,
l’expression d’un rapport à la réalité lui-même anormal, et qui aurait juste
des corrélats cérébraux (dont, en plus, on peut toujours mettre en doute qu’ils
soient les causes plutôt que les effets de ce rapport anormal à la réalité).
L’intérêt de ces conceptions a toujours été polémique : elles veulent
combattre le caractère spirituel de l’expérience délirante, qui se cache
souvent sous les dehors d’une clinique toute descriptive, agnostique quant au
substrat biologique des symptômes[19].
Le progrès, toutefois, que revendique l’hypothèse GPJ, est double : elle
précise que les perceptions internes incongrues qui sont véritablement en cause
dans la psychose sont kinesthésiques, et liées à la perception des intentions
motrices d’autrui (ce ne sont pas des anomalies générales de la perception
sensorielle, ni même de la perception du corps, comme on trouve au 19ème
siècle) ; et elle explique comment ces vécus aboutissent à une
« normalisation » par le délire — par quel mécanisme de
resocialisation, en somme, ce qui est d’abord éprouvé comme une déconnexion
interne et radicalement privée de l’ambiance collective (de l’être-dans-la-foule,
dit Grivois) redevient exprimable, voire rationalisable, au moyen de croyances
faussées en leur fond, mais qui réconcilient néanmoins le psychosé avec ceux
qui l’entourent.
C’est ce second point qui doit désormais nous arrêter. Car
je crois qu’en clarifiant avec acuité ce dont il s’est toujours agi, en
psychiatrie, avec la solution du « délire normal » (mais sur fond de
dysfonction biologique), il en pointe une limitation décisive.
Dans la théorie de l’attribution, donc, qui a reçu de
puissantes confirmations empiriques, l’introspection est très subtilement
disqualifiée, dans la mesure où l’on peut montrer que nous n’avons justement
pas, contrairement à ce que nous croyons, accès aux processus cognitifs qui se
déroulent à l’intérieur de nous. En fait, s’il nous faut rendre compte de ces
processus, nous n’avons pas d’autorité épistémique supérieure à celle de ceux
qui nous observent du dehors. Du coup, lorsque nous ignorons quelles causes
agissent sur nous et nous font modifier notre conduite, nous nous attribuons
cette causalité, comme si nous étions responsables et les agents volontaires de
l’action dans laquelle nous nous trouvons engagés. En psychologie sociale
expérimentale, on a ainsi multiplié les situations où des sujets fortement
sollicités en venaient à défendre des opinions opposées aux leurs. Comme ils
n’arrivaient pas à concevoir l’effet de la pression sociale, ils affirmaient
ensuite, contre toute évidence, que ces opinions nouvelles étaient celles
qu’ils avaient toujours eues, « spontanément ». En somme, c’est tout
le réseau de croyances et d’inférences du sujet qui est reconfiguré après coup,
tandis que celui-ci, niant qu’on l’ait influencé, argumente souvent de bonne
foi en faveur de son nouveau point de vue.
Or, ce qu’on nous demande ici de croire, c’est, d’une part,
qu’une dissonance cognitive dont la source est objectivement interne (c’est le ressenti
de l’expérience de centralité) joue un rôle homologue à la pression sociale
dans les expériences bien connues des psychologues de l’attribution ; et,
d’autre part, que la teneur sémantique du délire de Philippe (je suis « un
peu comme Dieu ») résulterait de la tentative de résorber la dissonance
qui l’agite en forgeant une causalité qui rendrait compte de son sentiment
d’agir les actions des autres, cause délirante qu’il adopterait en toute
sincérité et qui modifierait systématiquement ses inférences passées. C’est
fort difficile à admettre, à la fois parce qu’il faut à mon avis considérablement
forcer la clinique des psychoses pour y retrouver des faits qui corroborent
l’hypothèse, et parce que la théorie de l’attribution est ici sollicitée
au-delà de ce qu’elle dit vraiment.
En effet, il y a un mince paradoxe à invoquer l’exemple de
la pression sociale externe en cas d’ignorance des causes qui nous motivent, et
à la retourner contre elle-même en disant qu’un psychosé qui ignore les causes
subpersonnelles de son état va tenter de corriger ce qu’il ressent comme
dissonance en ne tenant justement aucun compte de cette pression sociale qui
dément complètement qu’il soit « Dieu ». Il y a quelque chose de
circulaire dans l’affirmation selon laquelle l’expérience de centralité est si
forte que c’est le monde extérieur qui doit être tout entier réinterprété pour
retrouver une certaine forme de conformité avec elle. Car le seul critère de
cette force supérieure, c’est justement le fait à expliquer, le délire
lui-même, qui se trouve, de fait, rarement modifiable une fois le sujet
psychosé entré dans la phase productive où tout « fait sens » en
direction et en faveur de cette réinterprétation infinie du monde. Bien
pis : ces croyances délirantes sont remarquablement instables, au point
que Joëlle Proust, dans le but de discréditer les techniques (psychodynamiques ?)
usuelles qui, à ses yeux, ne font que pousser au délire au lieu de l’éteindre,
refuse qu’on interprète quoi que ce soit au psychosé. Il y a en effet un danger
que tout nourrisse cette réinterprétation du monde, et que l’autorité du thérapeute
ne fige ce qu’on suppose assez instable pour précisément ne pas donner lieu à
la fixation dans un délire. Je me demande vraiment à quoi ressemblerait une
attitude qui parerait à toute interprétation supplémentaire de la part d’un
psychotique en crise, ou en quoi pourrait consister une telle
désinterprétation, si j’ose dire. Peut-être à suggérer au psychosé qu’il est
dans un état de « psychose naissante » bien connu de la psychiatrie
cognitive, et que (le sens de) ce qu’il vit n’a pas de sens ? Ou bien le laisser
flotter dans la plus grande confusion sans rien dire ? (C’est à cette
conséquence qu’on mesure le bon marché qui a été fait de l’angoisse et en
général de la dimension affective de l’éclosion psychotique, tout au long de la
preuve.) Quoiqu’il en soit, je crois que le recours à la théorie de
l’attribution compromet tout l’édifice en rendant l’explication ad hoc :
si les croyances délirantes sont
instables, voire accessibles à l’interprétation (ou la
non-interprétation ?) du thérapeute, alors l’expérience de centralité
n’était pas assez forte ; mais si elles sont stables et s’annexent les
interprétations du thérapeute pour se renforcer, c’est que l’expérience de
centralité l’a emporté. On peut ensuite choisir en fonction de ses goûts les
interprétations qu’on juge toxiques ou salutaires, l’évaluation aura lieu a posteriori,
et elle ne pourra pas mettre en péril le postulat causal de la centralité.
Or ce problème retentit sur tout raisonnement invoquant
l’idée d’une réaction délirante « normale » à un trouble
neurophysiologique infraconscient. En mettant sur le tapis la théorie de
l’attribution, l’hypothèse JPG exhibe en effet ce qui lui manque : un
moyen de faire varier (quantitativement) la pression causale exercée sur le
tissu des croyances. Les psychologues de la dissonance, en effet, s’efforcent
de doser cette pression sociale, et comme ils peuvent dans une certaine mesure
contrôler cette variable expérimentale, ils définissent, parfois avec succès,
des seuils de déclenchement pour la révision des croyances et des attitudes. Or
si l’hypothèse JPG est circulaire, c’est parce que le délire prouve d’un côté
l’existence d’une correction de la dissonance, tandis que de l’autre, cette
dissonance est causée par un trouble kinesthétique fin dont on ne sait rien du
tout, sinon par le biais du comportement censé la corriger. Et de fait :
il n’y a aucun moyen de savoir à quel degré les états subpersonnels impliqués
dans la psychose naissance doivent agir pour déclencher la révision délirante
des croyances, ni d’en faire varier la donnée en sorte qu’on puisse conjecturer
quelles croyances, ou systèmes de croyances, et à partir de quel seuil, vont
s’altérer et se reconfigurer[20].
A la différence des expériences de psychologie sociale où la
« pression » extérieure sur les sujets est une variable publique,
l’hypothèse JPG est coincée par le caractère radicalement privé de la
« pression » interne des états subpersonnels sur la conscience d’agir.
C’est pourquoi le type de causalité qu’elle leur attribue est inscrutable.
Cela ne signifie pas que l’hypothèse JPG est fausse. Elle
pourrait être vraie. Mais on ne peut pas démontrer de cette manière qu’on a
réduit à ses causes la signification du délire. Ce n’est pas tout : je ne
suis même pas sûr que la clinique de la psychose naissante fournisse la preuve
empirique qu’un travail de résorption de la dissonance ait bien lieu. On
confond ici la possibilité de voir ainsi les choses avec le fait qu’elles se
donnent ainsi à voir objectivement.
Car je crois que l’hypothèse JPG fait dire à la théorie de
l’attribution ce qu’elle ne dit pas. Nisbett et Wilson distinguent en effet
nettement les processus cognitifs qui causent et qui guident nos décisions, nos
jugements, nos changements émotifs, etc., et les contenus mentaux qui sont,
notamment, les significations, ou les contenus émotionnels, ou les intentions
elles-mêmes. Il n’y a de dissonance à rectifier que pour les premiers : on
se trompe sur pourquoi on a ces idées ou ces sentiments. Il n’y en a
pas, à leurs yeux, pour les seconds : on ne se trompe pas sur le fait
qu’on les a[21].
Or qu’on relise de près l’observation de Philippe. Où voit-on qu’il cherche une
solution causale, ou qu’il travaille si peu que ce soit à résorber une
dissonance ? La certitude inondante dont il fait état et les bascules
soudaines qu’il ressent dans la perplexité et l’égarement ne sont pas des
résultats déductifs, même d’un raisonnement dont il n’est pas conscient. Ce
sont des faits affectifs massifs, qui se convertissent l’un dans l’autre en un
éclair (« Semble abattu et jubilant »). Je ne vois pas là que des
contenus mentaux, et pas le moindre processus cognitif. Certes, Philippe élabore
« les bribes d’une théorie nocturne du monde », mais pourquoi
privilégier cela sur la « vague mission » qu’il se devine ? Sur
quoi s’appuie-t-on pour dire que l’idée de mission suit la théorie du monde, et
non qu’elle la précède ? Car pourquoi, comme il est banal dans la
psychose, la mission ne consisterait-elle pas à propager cette théorie ?
Je n’entends pas réécrire le cas de Philippe. Mais sentez comme il est
difficile de ne pas imaginer dans une crise de folie une architecture cachée,
un jeu secret de causes et de raisons qui minimisera systématiquement la
violence affective de l’épisode, comme si ce qu’on gagnait à modéliser la
« genèse cognitive » de la centralité était perdu pour penser le déchaînement
de la folie.
Que la dimension affective (non-inférentielle) soit
négligée, ce n’est peut être pas le plus important. Compte davantage, à mes
yeux, le fait suivant : le « complément » qu’apporte la
dissonance cognitive à l’idée d’une dysrégulation psychomotrice infraconsciente
pourrait bien plutôt mettre en lumière le caractère fondamentalement sous-déterminé
du rôle causal supposé des états subpersonnels impliqués dans la genèse de la
psychose. De cela, témoigne le recours à la théorie de l’attribution sur des
bases infalsifiables : « des causes qu’il ignore » font délirer
Philippe comme il délire. Fort bien. Mais si la seule voie d’accès à ces causes
est l’ensemble du comportement délirant présumé en corriger l’effet, alors nous
ignorons autant que lui « les causes qu’il ignore ».
L’hypothèse JPG est, comme on voit, un réseau serré et
subtil d’observations cliniques, de conjectures neurophysiologiques et de
raisonnements philosophiques naturalistes assurant leur cohésion d’ensemble.
Bien sûr, depuis qu’elle a été formulée, la psychiatrie cognitive a connu
d’importants développements : la mobilisation des neurones-miroirs dans la
théorie de la schizophrénie (remplaçant le recours plus obscur au mimétisme),
l’apport de la psychiatrie évolutionniste, avec la généralisation du
raisonnement en « modules » à la Fodor, etc. Mais on peut assez
facilement, à partir des ébauches anciennes que j’ai analysées ici, et
précisément parce qu’elles nous donnent du recul et confirment la vigueur de
certaines tendances, avancer deux conclusions sur la psychiatrie cognitive
actuellement en formation, et sur les enjeux de la naturalisation de la psychose.
La façon dont on comprend l’intentionnalité est tout d’abord
décisive. On peut trouver des plus complexes l’argument déduit de Searle, et se
hérisser qu’une philosophie dont le parti pris anti-cognitiviste notoire soit
annexée ici à la cause qu’elle combat, il n’en reste pas moins qu’il indique le
niveau de sophistication auquel se situe désormais la discussion. Car toute la
question (agitée constamment dans ces pages) est de savoir si les critiques
générales portées contre les stratégies de naturalisation de l’intentionnalité,
que ses promoteurs présentent avec candeur comme un résultat scientifique
factuel, ont des conséquences théoriques utiles sur les problèmes de la maladie
mentale. Et c’est bien le lieu d’avouer que la critique est aisée, mais l’art
difficile. Car ce que l’hypothèse JPG a de séduisant, c’est son incidence
concrète sur des phénomènes qui de tout temps ont excité la curiosité, et aussi
l’effroi. Il serait stupide de nier qu’elle jette là-dessus de nouvelles lueurs.
Mais qu’a-t-on d’autre à dire sur l’expérience « d’être agi », si l’on
récuse le coup de force enveloppé par la notion d’intention « en
action » ? Il faudrait, c’est sûr, montrer patiemment que toute la
clinique de la psychose est reformatée pour coïncider avec ce qu’on veut lui
faire dire, et qu’on donne en outre au psychomoteur une extension telle, qu’on
en vient finalement à identifier régressivement les actes, y compris les
plus sociaux, les plus contextuels, à des actions, puis les actions à des
gestes, ces gestes à des activations motrices, et ces activations motrices à
des intentions implantées in fine dans les neurones. On peut douter
fortement que les choses se passent ainsi. On n’est pas plus avancé pour dire
comment elles se passent autrement. L’hypothèse JPG dévoile ainsi l’ampleur de la
tâche qui attend l’intentionnaliste convaincu. Mais ce n’est pas moins mobilisateur
que de mesurer ce qui demeure, encore aujourd’hui, si insatisfaisant dans les théories
cognitivistes de la psychose, lesquelles n’ont, sur l’intentionnalité, pas
avancé d’un pouce.
Plus mordante peut-être, ma dernière observation portera non
sur ce que dit la théorie de la psychose naturalisée, mais sur ce qu’elle fait
— et justement, sur ce qu’elle fait au psychosé. Elle déporte le regard du clinicien
vers sur ce qu’il sait, lui, que le fou ne sait pas : soit sur ce qui l’agit
objectivement, tandis que lui « se sent » juste agi. Or il n’est
nullement innocent de comprendre non ce que quelqu’un dit, mais les
causes qui font qu’il vous dit ce qu’il vous dit. Bien sûr, le clinicien
n’écoute pas le cerveau du malade, au lieu du malade. Il est même extrêmement
empathique, et Grivois là-dessus ne saurait être attaqué (cette empathie, chez
lui, remplace les stratégies interprétatives des psychiatres). En revanche, la
référence au cerveau tend à vider de sa portée la signification qui s’énonce,
et du coup, elle diminue la force d’interpellation de l’expérience psychotique.
Il est acquis d’avance, en quelque sorte, que le fou n’a rien à dire de sa
folie, ou du moins, bien sûr, rien d’autre que ce qui confirmera la conjecture
(ici psychomotrice) sur ce qui cause qu’il dit ce qu’il dit. L’interprétation
sociale, ou morale, ou qui vise la réarticulation de l’épisode à une histoire
riche de sens, quelle qu’elle soit, est intrinsèquement exclue par la vision
naturaliste des causes réelles du déclenchement de la psychose. C’est là une suite
inévitable de la liquidation du point de vue relationnel ou contextuel sur
l’intentionnalité. Or en découle non seulement des effets logiques sur la juste
description des faits, mais une autre pratique de la folie. Lisez les
derniers mots de Joëlle Proust, dans son travail inaugural sur l’hypothèse
JPG : « L’interprétation, quand elle se fait sociale, ne cesse pas
moins d’être une façon de systématiser dans un récit ce qui ne peut
se dissoudre que l’inutilité du récit »[22].
S’il s’agit de nettoyer les écuries d’Augias de la psychopathologie
interprétative qui projette gratuitement sur l’expérience des psychosés les
représentations régnantes de ce qui exalte ou terrifie dans la folie, alors j’applaudis
des deux mains. Mais s’il s’agit de rendre activement tout récit inutile, d’en
éteindre même la possibilité, parce que l’affaire est décidée en amont de tout « sens »
revendiqué avec certitude et passion, bref, s’il s’agit de réduire au silence
la folie, les conséquences en sont si graves sur la manière dont je travaille chaque
jour à rester proche des fous, qu’il me faut un petit peu plus qu’une
éblouissante conjonction de philosophie, de clinique et de neurosciences pour
renoncer aux postures traditionnelles du soin psychique.
[1] C’est sans doute une raison de l’effacement de l’hypothèse JPG dans le champ actuel de la psychopathologie cognitive : il est si impératif de suivre les classifications en vigueur (le DSM) que toute tentative de penser la logique de la psychose sans passer par ce découpage taxinomique, utile aussi bien aux généticiens qu’aux psychopharmacologues et aux épidémiologistes, ne pouvait être que prématurée.
[2] Searle (1983/1985), chapitre 3, et pour des développements plus récents, Pacherie (2003).
Traduire « in action » par « en action » accrédite l’idée que c’est l’intention qui se prolonge dans l’action comme un effort, qui, de mental, deviendrait physique, ou comme une puissance qui s’actualiserait. Mais il me semble qu’en anglais, « in action » signifie « dans le contexte de l’action », voire « au combat ». Entendu ainsi, il n’y a plus d’extension magique de l’intention dans le mouvement réel, dont elle est la raison d’être. Les liens logiques sont bien préservés entre ce qu’on a l’intention de faire et l’intentionnalité globale de l’action, mais ces liens ne sont absolument pas des connexions réelles entre l’intention préalable (dans ma tête) et l’intention en action (s’actualisant en un geste) — et encore moins la « face » logique des relais neurobiologiques entre le mental et le physique, comme si on avait affaire à l’endroit et à l’envers de la même réalité unitaire !
[3] Note sur Maine de Biran. C’est à Maine de Biran que remonte en effet l’idée que l’identité personnelle est fondée dans et par l’exercice du mouvement volontaire. Contre Malebranche en effet, et par une sorte de retour à la conception cartésienne de l’union du corps et de l’âme, il crédite le sentiment de l’effort d’une valeur intuitive radicale, et cet effort est intentionnel : Malebranche (1676/2000 : 5, §§ II et III), Maine de Biran (1807/1995 : II, §§3 et 4). Le sentiment de l’effort n’accompagne pas juste le mouvement du corps, il en est cause, et il prime sur la distinction du corps et de l’âme, laquelle est posée par la raison. Quand Maine de Biran dit donc que le sentiment d’effort est l’application de la volonté à une résistance, on doit en retenir que se dessine ainsi un espace intérieur au corps propre, espace homogène, car en rapport direct à la constance formelle de l’effort volontaire. Mais dans cette constance, c’est le moi qui se constitue comme intentionnalité existante, en acte. Sans cet effort concret, on en reste au Je = Je fichtéen. Mais il en ressort une possibilité d’altération psychologique du sentiment du moi. Un des passages les plus troublants, à cet égard, pour les questions qui nous regardent, se trouve dans la théorie de « l’aperception immédiate », qui se fonde sur l’exercice actif de la voix et de l’ouïe : Maine de Biran (1807/1995 : III, §3, section 2). L’unité formelle de l’entendement renvoie à un effet propre au s’entendre-articuler, la voix étant l’effet d’une cause appliquant en l’espèce son effort, dit Maine de Biran, de la façon la plus pure. Il n’est pas difficile de voir qu’à ce compte, une altération réelle du s’entendre-parler produira aussi de la façon la plus pure un trouble de la conscience de soi. Or c’est ainsi qu’on décrit régulièrement l’hallucination acoustico-verbale : comme naissant d’une imputation erronée à autrui de ce que je suis en train d’articuler (la radiographie du larynx montre les organes de la phonation dans la position correspondant aux sons parlés que l’halluciné dit entendre). Quoiqu’il en soit, si l’hypothèse JPG est néo-biranienne, c’est surtout parce qu’elle sert à prolonger la théorie de l’intention selon Searle au-delà de, si j’ose dire, ses intentions… Searle, par exemple, suppose qu’il y aurait une différence « phénoménologique » entre un mouvement intentionnel, et le même mouvement, mais commandé du dehors par une impulsion au lieu cortical exact où cette intentionnalité s’amorce. Biraniser Searle, c’est dénoncer dans cette prétendue différence une distinction « de raison » entre le mental et le physique, alors que l’intention « préalable » se faisant intention « en action » liquide dans le fait d’agir tout dualisme.
[4] A ma connaissance, la forme sous laquelle s’est le mieux conservée l’hypothèse GPJ, c’est la théorie du « soi » défendue par Marc Jeannerod et Nicolas Georgieff, contre Christopher Frith , et qui explique la schizophrénie par un échec du monitoring des représentations partagées : Jeannerod & Georgieff (1998). Elle est régulièrement citée dans la littérature. Malheureusement, si elle est congruente avec les débats actuels des sciences cognitives, elle n’a plus du tout cette puissance d’évocation clinique ni cette dimension pratique que Grivois donnait à ses premières versions.
[5] Grivois (1992 : 27-28).
[6] Grivois est le médecin du documentaire de Raymond Depardon, Urgences (1987). Or, en France, il existe peu de service d’urgences psychiatriques stricto sensu : il y a en général un plateau d’urgences sur lequel on appelle un psychiatre en cas de besoin. Il est rare que le psychiatre soit là dès le début des troubles. Les conditions d’accueil importent donc : il va de soi qu’un psychanalyste qui voit un patient sur le divan entrer brusquement dans la folie (suite à une interprétation malheureuse, par exemple) ne retrouvera rien de la clinique de l’agitation motrice maniaque ici décrite. Il sera plus enclin à donner une « cause » d’ordre sémantique à ce qu’il observe.
[7] Grivois (1991).
[8] Starobinski (1976). Notez que J. Starobinski parle de « délire de concernement » pour reprendre l’expression plus typique de « délire de relation », dit encore délire des « sensitifs » de Kretschmer.
[9] Occasion de mentionner le travail entrepris indépendamment de Grivois par Marie-Jeanne Guedj à Sainte-Anne : elle a tenté de ne pas simplement enregistrer les phénomènes délirants ou de les traiter comme des signes de l’espèce de psychose dans laquelle le sujet est en train de tomber, mais d’accompagner des heures durant les sujets (d’ordinaire plutôt jeunes ou adolescents), de ne pas les laisser seuls dans leur expérience, et d’inhiber activement les tentatives prédélirantes de rationalisation. Car c’est un travail extrêmement volontariste que de combattre la fixation dans la centralité, autrement dit sa pétrification dans un « sens » : Guedj (1997).
[10] Sur ce délire chez Magnan, voir Bercherie (1980 : 107-109). Comme la psychiatrie récente a tendance à croire qu’elle découvre ce que personne n’avait jamais vu avant elle, je rappelle que la « psychose naissante » conjugue trois délires connus depuis des lustres : le délire d’influence (j’agis autrui et autrui m’agit), l’automatisme mental dit « moteur » de Clérambault (l’attraction mimétique motrice procédant d’un effet d’écho de mon action dans l’action d’autrui, avec des degrés croissants) et le délire des suppositions (imputation incontrôlée d’intentions à autrui). Pour Grivois, il faut tout prendre ensemble, dans une même dynamique ; pour les classiques, on observe souvent un seul de ces délires sans les autres, ce qui exclut tout tronc commun.
[11] Grivois paraît s’y référer parce que la théorie du mimétisme a une ambition étiologique. Or il y a un symptôme connu de la clinique des enfants, rapporté systématiquement par Lacan aux psychoses, qui est le transitivisme, où le sujet se prend littéralement pour l’autre, comme s’il était captivé, absorbé par l’image du semblable : Lacan (1946/1966), d’après Bülher, Hetzer & Tudor-Hart (1927). Mais le transitivisme ainsi entendu est chez Lacan, comme d’ailleurs chez tous les psychiatres qui l’ont remarqué dans les psychoses, une donnée de l’imaginaire. Ce n’est pas un mécanisme radicalement producteur ni central, ce qu’il est au contraire pour Grivois.
[12] Notez cependant que Grivois souligne la communication des mouvements et la perméabilité transpersonnelle des intentions, alors que Philippe parle tout autant, semble-t-il, de la contagion de l’angoisse. Privilégier le moteur sur l’affectif est un choix théorique. Notez aussi que dans le tableau qui nous est présenté, on ne voit pas de difficulté spéciale chez Philippe à inférer les contenus mentaux d’autrui, ou même à attribuer à autrui des états mentaux. Mais dans la schizophrénie pleinement déployée, c’est la règle. L’autre choix sous-jacent est le suivant : on traite la psychose naissante comme une situation étiologique, précisément parce qu’elle première, et, suppose-t-on, plus pure. On pourrait aussi dire l’inverse : que c’est un état sous-déterminé où la psychose n’est pas encore là au sens propre : autrement dit, comme trouble intellectuel, affectif, richement subjectivé, et non plus simplement psychomoteur et mimétique. Franchement, sur quels critères s’opère le choix ?
[13] Grivois & Dupuis (1995).
[14] Proust (1995).
[15] Tipper (1985) a été à l’origine de nombreux travaux expérimentaux sur ce problème.
[16] Car Clérambault, en effet, pressent qu’il faut démembrer la bouffée délirante aiguë, i.e. le délire de Magnan, et de là, toute la psychose hallucinatoire chronique (notre schizophrénie, pour aller vite). Il raisonne sur des lignes proches de Grivois : il souligne le caractère anidéique, non affectif et progressif du trouble générateur. La persécution est secondaire et accessoire. Son point de départ consiste en phénomènes d’échos, de redoublements parasites. Le sentiment d’extranéité, la xénopathie, donc, devient peu à peu malveillance, non par vice de la pensée, mais parce qu’il est naturel de réagir ainsi à un trouble basal. Là est la véritable cause de la dissociation du moi. Il a également l’intuition d’une anomalie neurologique dont le noyau est psychomoteur, une perception kinesthésique infraconsciente dont le désordre s’amplifierait à bas bruit et qui perturbe l’association intellectuelle normale en y suscitant un sentiment de facticité. En revanche, pour lui, l’automatisme mental est toujours triple, sans primat du moteur sur l’idéo-verbal et le sensitif (hallucinations sensorielles, étrangetés cénesthopathiques) : Clérambault (1942/1987 : 457-576, et notamment 540, 554).
[17] Jeannerod (1983).
[18] Nisbett & Wilson (1977), Nisbett et Ross (1980).
[19] Dans la tradition française, le représentant le plus connu de ce courant est Clérambault, et ce n’est évidement pas un hasard si Grivois rapporte souvent la psychose naissante à la théorie très mécaniste de « l’automatisme mental » développée dans son sillage.
[20] Je rejette avec vigueur l’idée que les neuroleptiques permettraient une telle manipulation des variables internes du modèle. Qu’ils réduisent la fréquence ou l’intensité des hallucinations et des « pensées bizarres », soit. Mais ils ne modifient pas ce qui importe ici : les attitudes subjectives, le style des inférences et les postulats du délire.
[21] Nisbett & Wilson (1977 : 255).
[22] Proust (1995 : 90). Je souligne.