Etude de la leçon 17 des Concepts fondamentaux de la psychanalyse

(avec quelques bribes de la discussion au séminaire de Marcel Czermak,

Ecole psychanalytique de Sainte-Anne, 17 mai 2000)

Pour L. C.

La progression de Lacan sur le Vorstellungsrepräsentanz étant assez obscure, je prends le parti de commencer par la fin de la leçon, puisque Lacan lui-même y pointe "les choses que je voulais vous dire et que je ne vous avais pas dites." Cette fin porte sur Pavlov et la question de la représentation animale, sur l'existence d'une Vorstellung sans Repräsentanz.

Il me semble qu'on peut avec le recul comparer avec fruit ces spéculations avec un texte tout récent de neurosciences cognitives, Comment l'esprit vient aux bêtes (Gallimard, 1997): le but qu'y poursuit Joëlle Proust consiste à réussir à dissocier la représentation du langage, autrement dit à soutenir que la "pensée" en un sens recevable du terme (qui a des conséquences pour ce que l'homme en connaît) peut être là sans le langage. En cela, elle prend le contre-pied de la thèse célèbre de Descartes. Ce que son raisonnement a de remarquable, c'est qu'il généralise et donne une portée centrale à une observation un peu anecdotique sous la plume de Lacan, en 1964, qui observait la possibilité pour un animal de réagir à des stimuli conditionnants assez précis dans des registres sensoriels distincts (100 excitations visuelles puis 100 excitations auditives déclenchent la même réaction). Joëlle Proust attribue ainsi au cœur de son dispositif à l'"intermodularité" le pouvoir d'isoler une "fréquence pure" (= 100), autrement dit une représentation complexe, mais qui, en outre, s'avère capable de revenir corriger les entrées sensorielles en fonction de ce qui a été stocké en mémoire lors de conditionnements précédents. Avec cette fonction de correction intermodulaire, la question qui se pose n'est donc plus seulement celle du "réalisme du nombre", comme s'exprime Lacan, valable au niveau de la représentation animale, mais encore celle de la construction d'un proto-référent de cette représentation. En effet, la correction intermodulaire des stimuli "proximaux", ceux que j'enregistre à l'extrémité de mes capteurs sensoriels, autorise la construction d'un stimulus "distal", qui est là-bas dans l'espace extérieur, et sur lequel, argumente-t-elle, se règle référentiellement la représentation de l'objet qui cause la série articulée et le parallélisme attendu de mes excitations proximales. Par là, il est possible que les représentations animales ne soient pas des purs échos mimétiques de ce qui se passe hors de l'organisme, mais qu'elles soient vraies ou fausses selon la pertinence des corrections intermodulaires dont elles sont susceptibles (elles sont vraies ou fausses de cet objet distal, sur lequel la perception se "calibre" et se "recalibre"). En ce sens, ce sont donc des représentations non-verbales, mais néanmoins hautement structurées, puisque, mettons, si le stimulus proximal auditif tombe à 95 impulsions, un animal proprement conditionné réagira quand même tant que les stimuli visuels demeurent calibrés comme il convient). Au réalisme du nombre, et du fait même qu'on a affaire à des "représentations", se joint donc un réalisme de l'espace extérieur. Car il faut que cet espace ait des propriétés formelles qui le rende a priori représentable dans différents registres sensoriels. Par exemple, il ne faut pas qu'un unique point de l'espace puisse être de deux couleurs différentes, ou qu'il soit un centre de dispersion pour plusieurs fréquences non-homogènes, etc.

Mais après un tel préambule, on voit le problème: jusqu'à quel point pouvons-nous penser cette "représentation" chez les animaux sans la logique du Vorstellungsrepräsentanz? Celle-ci, qui est spécifiquement humaine, émerge rapidement à l'horizon des expressions de Joëlle Proust, et dans tout ce qu'elle assume dans les protocoles expérimentaux qui isolent les faits de recalibrage perceptif en cognition animale. Ainsi, les représentations animales sont (proto)-référentielles (elles se "réfèrent" à l'objet distal, sans avoir une structure linguistique ou propositionnelle forte). Mais comment a lieu la ré-identification de ce qui est à corriger dans différents registres sensoriels? Sans un équivalent animal de la loi de Leibniz ("Sont identiques les termes qui peuvent être substitués l'un à l'autre salva veritate", sans, autrement dit un dispositif auquel Lacan avait recours pour isoler la permutation signifiante), on ne voit pas comment la représentation proto-référentielle auditivo-visuelle d'une fréquence = 100 peut entrer de façon intermodulaire dans une logique de correction et de recalibrage. Il ne s'agit pas d'ailleurs de savoir si l'animal sait qu'il y a "du 100 quelque chose" dans ses stimuli proximaux, mais juste de ce qu'on suppose d'opératoire dans le traitement représentationnel pour qu'il soit cause de la réaction conditionnée. Du coup, me semble-t-il, Joëlle Proust est aussi obligée de supposer une (pré)structuration de l'espace objectif qui contient déjà, a priori, sa discrétisation signifiante par des traits classants. Elle distingue ainsi l'espace ordinaire et l'"espace*", qui n'est qu'un ensemble à la Carnap de "classes d'équilocalité" qui définissent l'espace par des traits formels eux-mêmes non-spatiaux: pas deux couleurs au même point, etc.), pour rendre compte de la capacité représentationnelle interne du système à se corriger et à se référer à l'objet distal.

Est-ce là une limite épistémologique des neurosciences cognitives appliquées aux animaux? Est-ce plutôt une limite métaphysique liée à l'opacité radicale de la perception animale, si on la suppose (comme il est naturel) non-verbale?

Pour Lacan, c'est clairement les 2; en fait, suggère-t-il ici, c'est une limite structurale: c'est un moyen de voir qu'il y a de l'impossible à penser autrement qu'en se soumettant, ou plutôt en étant soumis d'avance au Vorstellungsrepräsentanz. La structure, en un mot le jeu langagier humain des Vorstellungsrepräsentanz, c'est le réel comme l'impossible à concevoir autrement. Toute élaboration de la Vorstellung sans son Repräsentanz est après-coup rendue impénétrable. C'est une manière, en tous cas, de comprendre pourquoi Lacan avance que c'est nous, les expérimentateurs, qui suppléons le signifiant dans la représentation animale: comme un artefact de structure à l'expérimentabilité, lié au fait que nous en parlons.

De là, on commence à comprendre que dire ce qu'est le Vorstellungsrepräsentanz, c'est montrer comment il opère. Et pour cela, on ne peut donc pas en rester à son usage canonique, qui est de dire, comme Lacan au premier paragraphe, qu'il est refoulé. Sinon, on ne définit rien, on se contente de faire équivaloir Vorstellungsrepräsentanz et refoulé, et c'est là une définition nominale (par une propriété qui n'est peut-être pas essentielle), pas une définition réelle ni génétique. Or le passage par l'éthologie cognitive permet d'isoler ce qu'il en serait chez l'homme d'un autre rapport au Vorstellungsrepräsentanz que le refoulement: c'est la psychosomatique.

Je remonte toujours d'avant en arrière dans la réponse de Lacan aux questions posées, et notamment à celle d'André Green.

Dans la psychosomatique, le S1 n'est ni forclos, ni refoulé. Il est bien là. Mais le lien interne du S1 au S2 est cassé. Le sujet, pour le dire ainsi, est représenté par un signifiant, mais pas pour un autre. Mais l'aphanisis, dont Lacan précise la teneur verbale en laissant derrière lui les approximations eulériennes (2 cercles se recouvrant en partie) de la leçon précédente, c'est justement cela: "pas de … sans …", à entendre dans l'association libre comme un "pas de S1 (représentant du sujet) sans un S2 (qui commande le fading)", comme "pas de bourse sans la vie", "pas de liberté sans la mort", etc. Lacan, plus tard, réexploitera le thème verbal du "pas sans…" dans son examen de l'angoisse: elle n'est pas sans objet. Il me semble crucial de ne pas dissocier la mise en place théorique du mathème de l'aliénation/séparation de ce frisson d'implicite dans lalangue, auquel il convient de rester sensible. Ce n'est pas de la théorisation ou de la modélisation, c'est de l'entente, à fleur d'association. Quoi qu'il en soit, l'aphanisis, en pareil cas, si S1 et S2 sont déconnectés, n'a pas lieu. Le sujet est comme coincé dans le "sens" de sa maladie, ou bien alternativement dans son "être" de sujet malade (ou de sujet à sa maladie), et tout le "non-sens" intermédiaire (cf. schéma p.192) manque réellement. Je ferai juste remarquer ceci. Il est en général toujours facile d'entendre le sens du symptôme psychosomatique, et c'est même dramatiquement facile, parce que de ce sens-là, on ne peut pas bouger, on y "est", sans plus. Il y a une "pétrification" de la fonction aphanisique du Vorstellungsrepräsentanz.

Jean Guir, à ce sujet, dans le chapitre final de Psychosomatique et cancer (Point Hors-ligne, 1983), sur lequel je me règle, parle de "gélification", et aussi d'"holophrasisation". Je vais dire pourquoi plus bas.

Mais tout d'abord, attention: le S1 pétrifié, isolé du S2 (lui-même pétrifié plus loin), ce n'est pas la représentation animale. C'est encore du Vorstellungsrepräsentanz. Autrement dit, on est encore dans l'induction d'un désir, et il y a donc une certaine perte d'objet, mais elle est inopérante psychanalytiquement.

Des traits essentiels de cette situation (là encore, à entendre dans le tissage singulier de l'association libre et de la réponse à la relance par le praticien) et qui sont recensés par Jean Guir, je retiens ceux-ci:

Il faut, en somme, et pour forcer l'aphanisis thérapeutique, vraiment interpréter à mort, avec une audace qui écarte les timides du signifiant, parce que les malades ne peuvent opérer d'eux-mêmes le glissement décisif: cela implique donc à fond le désir de l'analyste, et sa certitude de l'inconscient, même là où il n'est pas vraiment supposer savoir. Ce désir (du coup revendiqué dans une sorte de pureté absolue) de l'analyste, c'est celui qui se repère dans le schéma de l'interprétation (p.226), en d(A), dans le lieu d'intersection de X et S, comme un travail sur des "signifiants irréductibles", qui sont "faits de non-sens". C'est cela qui rend le sujet certes libre à l'égard de tous les sens qu'on veut, tandis qu'il n'est libre qu'au prix d'une détermination radicale de sa subjectivité, assujettie au signifiant dans son noyau non sensical.

On peut mettre toutes ces indications en réserve, parce qu'elles permettent de comprendre, dans le corps de la leçon, la portée de ce dont il s'agit avec la séparation et l'aliénation.

Ce qui est également crucial, dans ces réponses à André Green, c'est l'idée qu'un "besoin" vient à être intéressé dans ce désordre du Vorstellungsrepräsentanz. On songe par exemple à la défécation dans la rectocolite hémorragique ulcéreuse. Là, nul coupure de l'objet, mais un saignement, un écoulement de la vie dans l'excrément. Mais la question de Green sur le stade du miroir n'est pas du tout idiote: après tout, il y a des cas en psychosomatique ou le besoin organique vital est apparemment moins intéressé (les dermatoses). Là, il semble que le problème ait trait au regard, comme dans une exhibition en séance de plaques de peau rougie: j'en avais ressenti l'impression d'une ocelle fascinante, l'œil de ce jeune patient me fixant en train de le fixer. L'effet en miroir, ici, pétrifiait le transfert (qui avait tous les traits notés par Jean Guir), exhibant, si j'ose dire, l'intransférable, en maintenant le suspens spéculaire sans nul tiers. Et il y a assurément de tels moments de pur face à face avec les patients psychosomatiques. C'est pourquoi je présume que l'expression "court-circuit" employée par Lacan est à prendre au sens exact du concept dans le graphe du désir. Lacan vise, je crois, la possibilité de faire dégénérer l'holophrase, dans les bases du schéma complet, dans un rapport muet du moi au moi idéal (et alors que la parole qui s'adresse est élan vers l'Autre, même si c'est, de façon inchoative, parler "à la cantonade"). En somme, le cri de douleur est là, mais il ne crie pas "J'ai mal" à l'Autre au niveau de l'énoncé. Donc le retour interprétatif: "Tu ne peux pas me souffrir" est impossible au niveau de l'énonciation.

On arrive à partir de cette fin à restituer un peu mieux les enjeux de l'analyse du Vorstellungsrepräsentanz dans le corps de la leçon.

Dans la leçon précédente: on a "Pas de bourse sans la vie" (donc la vie sans la bourse). Ici: "Pas de liberté sans la vie" (donc la vie sans la liberté: choix de l'esclave kojévien), et "Pas de liberté sans la mort" (donc la liberté comme mort: choix de Sygne de Coûfontaine, le maître). Dans la leçon suivante: "Pas de Fort sans Da (et même sans Dasein: telle est la fonction de la bobine comme objet transitionnel, i.e. comme objet (a)).

Manifestement, Lacan donne dans cette leçon un rôle de pivot à la liberté. Mais c'est bien sûr comme facteur létal, référé à la fameuse lecture que Hegel donne de la Terreur dans la Phénoménologie de l'esprit (trad. Jean-Pierre Lefebvre, Aubier, 1991, p.394). J'en rappelle les linéaments, pour extraire ce qui importe ici pour l'"aliénation", la "séparation", le "pas de… sans…" et le Vorstellungsrepräsentanz.

Que la liberté soit absolue, implique qu'elle soit la même pour tous: qui dit droit dit égalité des droits (plus aucun rapport de force, donc plus aucune différence de force, l'élément de la force étant par principe différentiel). Donc, la société vise une égalité telle qu'aucune tête ne doit dépasser (c'est la déduction métaphysique de la guillotine!). Toute individualité concrète, tout désir particulier est automatiquement suspect (Hegel comment la sinistre "Loi des suspects"); car forcément non encore résolu dans la liberté négative absolue, et donc non-universel. Au contraire, on connaît la position exactement inverse et symétrique de Nietzsche: comme la "vie" (au même sens métaphysique que celui avoué par Hegel) implique le différentiel des forces, aller dans le sens de la vie, c'est justifier le déni du droit égalisateur: morale de la masse des esclaves. Hegel analyse ainsi l'autodestruction de la Convention dans la Terreur robespierriste: la liberté y est sans objet concret ni particulier, ce n'est pas une liberté "de ceci ou de cela". Elle ne travaille donc pas, c'est une liberté identifiée avec la pure jouissance d'un maître, l'universel du peuple républicain étant le maître dans la république absolument égalitaire où tous se sont fondus sans esprit de retour. Le maître, alors, pour de bon, et plus comme dans la métaphore romantique de la dialectique du maître et du serviteur, c'est la Mort. En un mot, le maître qu'est la pure et abstraite "volonté générale" rousseauiste (se) donne la mort par principe, parce qu'il ne saurait être que la volonté de rien d'autre que sa généralité abstraite, ou mieux, mesurée à l'aune de l'objectivité de son ravage, volonté du rien. A la fin, la seule chose qui puisse arrêter ce cours absolument négatif de l'histoire, c'est le "service des biens", autrement dit la Convention thermidorienne qui choisit pour devise non plus "Liberté, égalité, fraternité", mais "Liberté, égalité, propriété". Il me semble que c'est la réponse de Hegel à ce qu'on a parfois décelé de paranoïaque dans la figure rousseauiste de ce "Moi commun" de la volonté générale, "personne morale" inventée par l'acte de tous passant contrat avec lui, et qui est élaboré dans le Contrat social (I,6). Aucun individu réel (désirant) ne saurait être assez transparent en son cœur pour s'y fondre.

On peut se servir de cet exemple pour saisir en quoi le Maître relève d'une position signifiante. Lacan défend en effet sa traduction de Vorstellungsrepräsentanz (pp. 200-201) en travaillant le statut du représentant. Pensez au "représentant du peuple" conventionnel. Le Vorstellungsrepräsentanz de l'universel abstrait régit l'assassin de masse de la Terreur, qui ne jouit même pas subjectivement des exécutions qu'il ordonne "au nom de la République française, une et indivisible". Ses "significations" à lui sont totalement éteintes en ce qu'il est un pur représentant. Mais il n'est représentatif de rien que de sa représentance abstraite, de la "volonté générale" qui de doit être celle de personne de particulier. On voit sur le vif en quoi le Vorstellungsrepräsentanz est représentant "non représentatif". Il ne tient sa représentance que d'une logique qui dépasse en le mettant à sa place le sujet qu'il assujettit. Le "représentant en mission", doté des pleins pouvoirs, est donc logiquement voué à la mort même à laquelle il s'est dévoué (comme Robespierre l'incorruptible meurt sur l'échafaud). Aphanisis ultime.

Le désir de la liberté absolue, voilà, en conséquence, où se mesure l'aliénation. Celle-ci, précisément en tant que liberté, impose un biais sur le choix, parce que la liberté, face à l'Autre, doit-elle même être choisie (et librement!) contre ses propres conditions (la vie ou la mort). Libérons-nous de la liberté, suggère Lacan, dans la mesure où elle est la voie vers un tel choix forcé, qui nous accule soit à la position mortelle du Maître, soit à celle, mutilée, de l'Esclave. L'idée de Lacan (après Kojève) est d'ordre éthico-politique: il trouver une voie pour échapper à la liberté absolue rousseauiste (où tous deviennent suspects, et qui est l'horizon totalitaire de l'égalitarisme juridique absolu ), mais sans que l'objet qui nous esclavagise soit pour autant la propriété privée bourgeoise, ou le "service des biens" (solution historique après la Terreur, malgré les propositions judicieuses de Sade).

Après cette mise en place existentielle du dilemme de la liberté (elle-même à choisir contre la vie ou contre la mort, et aliénante en ce sens), arrive le moment difficile de la leçon: la distinction du signifiant unaire et du binaire. Le unaire, c'est S1, mais un S1 qui est déjà lui même, si l'on peut dire, renvoi à un S0, et un S2 qui est, en fait, (S1,S2). Pour bien entendre comment le signifiant unaire n'est pas la moitié d'un binaire, ou son simple commencement, il faut se représenter les séries successives suivantes, qui ont le même nombre d'éléments:

Aussi, S2 n'est pas un second signifiant, mais le second du premier, ou encore celui qui le secondarise, et assure son rejet refoulant dans les dessous (Unterdrückung). C'est cette "secondarisation" (je supplée ce mot pour la clarté) qui est l'opération de l'aphanisis. Le S1 sous lequel tombait le sujet est refoulé par le signifiant binaire (S1, (S1,S2)) = S2. Ce signifiant binaire est la prise du sujet dans l'Autre (ou sa saisie par l'Autre). Ce n'est plus en lui désormais que le sujet a sa vérité, mais dans l'Autre (en un inconscient qui hors de lui).

Ceci pose de nouvelles difficultés, qui conduisent Lacan à discuter Descartes (ou plus précisément l'interprétation de Descartes qui était alors à la mode, celle de Martial Guéroult). En effet, comment opère le Vorstellungsräpresentanz dans l'analyse de la subjectivité? Comment s'opère le décompte essentiel qu'il rend possible, et qui est une expérience pure de "certitude", la position du sujet glissant sous cette succession de signifiant, et s'assurant dans l'Autre toujours décomplété de la vérité de son savoir, réduit à la cellule du cogito?

Comme on sait, il faut que le contenu du savoir certain soit en fait quasi nul, pure intuition de la certitude dans le passage au terme suivant de la série mathématique déductive, où toute anticipation synthétique, donc imaginaire, où l'on pourrait entendre encore quelque chose d'un sujet de chair, s'évanouit. Ce privilège de l'analyse sur la synthèse marque la rupture du raisonnement algébrique cartésien par rapport aux méthodes de résolution géométrique des Anciens. Ce que Descartes y récuse, ce n'est pas leur fausseté; les solutions des Anciens sont correctes. Mais ils partent d'une construction totale, dont ont peut déduire par simple inspection synoptique que les contraintes imposées par le problème sont bien respectées. Mais quant à savoir comment la construction finale a été obtenue, mystère. On la produit d'un coup. Descartes va même jusqu'à suspecter les anciens d'avoir connu la méthode analytique, qui résout le problème en le décomposant en étapes successives, énumérées selon les conditions, mais de l'avoir tue, pour conserver le style mystifiant et prodigieux de la pure construction synthétique. Ce qui compte, c'est donc la démarche par étapes, le pas à pas absolument simple, où une opération élémentaire me garantit totalement la progression vers la solution, et surtout, sa vérité.

D'où l'exemple de la série cardinale/ordinale (1+(1+(1+(…)))… [corriger l'édition de Jacques-Alain Miller en ajoutant … après les parenthèses]. On ne sait combien ça fait au total, mais on sait comment parcourir la série. Lacan dit: Dieu, qui détermine librement les vérités éternelles par un décret de sa volonté, détermine le total. L'homme n'a besoin que l'application de son esprit pour faire se succéder correctement les opérations d'addition (mais à la condition expresse d'avoir d'abord opéré en réduisant les coordonnées du problème à celle d'une computation algébrique adéquate, ce qui est le tour de force cartésien, qui dépasse ici Viète et presque tous ses contemporains, sauf Fermat). Les "longues chaînes de raison", dans le Discours de la méthode, dont se servent les géomètres, reposent toujours sur l'intuition d'une évidence d'une étape à la suivante (et les équations sont le moyen de faire apparaître le jeu des substitutions par succession d'opérations élémentaires sur de purs symboles littéraux). Le sujet cogitant, comme le voit Lacan, n'a qu'à se soumettre, s'assujettir à la série pure des S1 S2, d'étape en étape; mais ainsi, il est subjectivé à l'état pur (réduit à rien dans ses anticipations du sens total, ou de la vérité ultime de la somme) du fait de s'y soumettre. Que 2+2 fasse 4 ou 5, Dieu (l'Autre) en décide, la certitude cogitative, ou le bout de vérité vraie qui m'échoit par là, sera identique pour l'homme qui a bien appliqué son esprit à la déduction selon la règle, quoi que soit cette vérité dont la teneur ultime est décidée ailleurs (en Dieu).

Mais comment se débrouiller avec le fait que si l'homme apparaît d'un côté comme "sens", de l'autre, celui de l'"être", il s'évanouit (fading)? Quel lien entre cette perte de sens et cette reconquête d'un être plus réel, plus substantiel (celui d'une res cogitans qui est mon essence émergeant du moment du cogito)? Lacan reconsidère le problème en proposant de penser l'aphanisis cartésienne au lieu de réunion aliénant du sens et de l'être (pas d'être sans sens, pas de sujet sans savoir de la vérité, moyennant quoi, on a un peu moins que la vérité toute, la simple certitude, et un peu moins que l'être, le pur acte de l'âme cogitante). Mais il convient de pas perdre ici le contact clinique avec la psychosomatique, qui reste à l'arrière-plan de cette théorie du Vorstellungsrepräsentanz subjectivant: il est notoire qu'une prothèse psychique classique de ce genre de patients, c'est leur habileté à éviter les conflits, à ne jamais choisir, justement, mais à plaire aux camps opposés et à déployer toute leur intelligence à ne pas avoir l'un sans l'autre, mais encore la fonction parfois impressionnante qu'ils confèrent au savoir. S2 est chez eux comme une encyclopédie greffée à leur appareil psychique par divers points de suture institutionnels, souvent socialement gratifiants, mais d'artifice, et où tous les savoirs coexistent, au prix bien sûr qu'aucun engagement intellectuel résolu n'est permis.

Tout cela est capital pour comprendre l'acte cartésien qu'est la quête de la certitude. Il repose sur la "séparation" de l'Autre et du sujet. Là où les cercles eulériens échouent à se recouvrir (on peut déjà dire à se nouer), dessinant l'espace d'une intersection, le sujet vient se réduire à un point de vie intense, celui de sa résolution, de son vif désir d'agir avec assurance en cette vie, et que Lacan pointe sous le terme d'"ascèse", qui est en même temps accès à un bout de vérité, celui de la certitude cogitative. L'engagement cogitatif est perte de savoir pour expérimenter la vie pure, la joie de la (re-)trouvaille dans la certitude vécue, et d'ailleurs, dit son chroniqueur, Descartes ne lisait jamais un livre en entier, il se contentait du début pour voir s'il trouverait la solution seul, tout à la joie de s'en assurer par lui-même. En même temps, il est perte de vie, perte de l'imagination sensible, du corps, pour accéder à une vérité qui est si vraie que Dieu lui-même ne pourrait, en faisant que 2=2 fasse 5, m'ôter la délectation de m'en assurer en appliquant soigneusement la "méthode". L'homme cartésien, tel que le voit Lacan quand il approuve (il n'approuve pas tout), renonce au "sens" comme vérité de la vérité; il garde alors les "petites lettres", qui sont le moyen du non-sens par lequel je nettoie mes anticipations imaginaires, et grâce auxquelles je m'assure en progressant (et d'une façon telle que même les imbéciles, dit Descartes, ont accès à la certitude algébrique, s'ils avancent bien pas à pas!); la vérité de la vérité, la vérité toute, il la délègue à l'Autre divin. C'est la fin de toute analogia entis. Plus de "sens du sens", parce que plus de vérité de la vérité, sinon dans l'Autre divin, qui reste ouvert et divisé par l'abîme intérieur de sa liberté de créer la vérité (laquelle, redoutable point de bascule, ne nous concerne alors plus...).

Le prix à payer, dit Lacan, inspiré par une interprétation de Guéroult qu'il subvertit à ses fins, c'est qu'il faut en plus de la certitude qui naît dans l'opération littérale et minimale du glissement de S1 vers S2, "que Dieu ne soit pas trompeur". Je crois que c'est faux, ce n'est pas "en plus". Descartes n'est pas un inconséquent qui dérogerait à la règle de l'évidence, ni ferait un saut avec des preuves extrinsèques de l'existence de Dieu (la lecture de Guéroult a été d'ailleurs abandonnée). Mais ça n'a guère d'importance. Ce qui importe, c'est que Descartes montre qu'en fait nous ne nous fabriquons qu'un fantôme d'objection en imaginant un Dieu trompeur (un malin génie). Cela va, me semble-t-il aussi, bien mieux dans le sens de Lacan: le moment de l'objection sceptique est incontournable pour la plupart des gens, sauf Descartes. Le malin génie ne prouve qu'une chose, c'est que nous ne pouvons donner de valeur à l'idée de Dieu trompeur, que ce n'est pas nous comprendre nous-mêmes que d'en soulever l'éventualité. La résolution inscrite dans l'acte initial du cogito enveloppe déjà une certitude où la véracité divine est implicitement acquise. Une meilleure lecture de Descartes consisterait à dire, dans un court-circuit exact, "Je doute donc Dieu existe"; en effet, en doutant, je sais que mon idée enveloppe de l'imperfection; donc j'ai une idée du parfait en doutant et en m'arrachant à ce doute par l'acte déclaratif ("Aio", dit Descartes: "j'énonce"), du cogito. Avec l'idée du parfait logiquement comprise dans l'acte de douter puis de ne plus douter, dans l'écart même de l'acte, surgit l'Autre divin cause en moi de l'idée de parfait. Il n'y a ici aucune rupture argumentative, comme Guéroult a cru, mais le même cercle logique qu'on analyse toujours plus finement. Et c'est pourquoi, contrairement à ce qu'avance Lacan dépisté par Guéroult, ce qui compte n'est pas tant l'infinité, que la perfection divine (qui est assurément infinie).

En revanche, dans cette séparation gît la solution au problème de la liberté aliénante: de l'un à l'autre, de S1 à S2, il y a le désir, porté par le Vorstellungsrepräsentanz.

La psychosomatique selon Jan Guir peut encore nous guider. Ce qui fait joint du sujet à l'Autre, c'est le désir, qui n'est visiblement dans le schéma eulérien désir de l'un que s'il est désir de l'Autre. Or le premier Autre, c'est l'Autre maternel. Et ceci soulève une possibilité un peu spéculative mais intéressante de par ses retombées cliniques: et si la mère ne désire pas? On pourrait alors conjecturer que la métaphore paternelle avorte dans la psychosomatique parce que la mère ne fait apparaître nul manque entre S1 et S2: c'est l'exemple des stratégies disjonctives affolantes du propos maternel que rapporte Fritz Zorn, dans Mars (Gallimard, 1982): "il y a ceci ou cela". Tout s'équivaut, rien n'est interdit, et ça porte sur un objet du besoin: "Il y a des spaghettis à dîner, ou de la salade de cervelas", "Je partirai vendredi prochain à Zurich par le train de 10h30, ou je resterai à la maison". C'est face à ce nivellement qu'on mesure l'importance de pouvoir demander ce que veut dire la mère quand elle dit ce qu'elle dit; ici, c'est tout bonnement impossible. Il y aurait alors une autre déficience décisive de la métaphore paternelle, bien distincte, quoique pas exclusive, bien sûr, de ce qui se passe au niveau de la forclusion du Nom du Père. Disons du moins que l'avortement du graphe dans le court-circuit spéculaire, que je mentionnais plus haut, se fonde ici, quand l'Autre primitif empêche l'holophrase de s'élancer dans le manque mystérieux du désir de l'Autre, faute de mère qui désire. Que veut-elle? Mais aussi bien, d(A) signale le lieu du désir de l'analyste, qui vient s'insérer délibérément dans le transfert (qui a toujours lieu non d'une personne vers l'autre, mais de signifiants vers d'autres). Jean Guir a, à cet égard, une attitude d'une radicalité stupéfiante: on a le sentiment, à le lire, que là où le patient psychosomatique n'a pu articuler ce "Che vuoï?" fondateur, un désir d'analyste presque insensé viendrait suppléer le non-sens dont la mère en désirant mystérieusement n'a pas fait don à l'enfant.

Quoi qu'il en soit, la remarque de Lacan sur le désir de Descartes (cet "extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance dans cette vie") sonne juste: il ne s'agit pas tant de vérité que de désir de distinguer le vrai et le faux, et de finalité d'abord éthique. De fait, dit Lacan, l'"erreur" de Descartes aura tenu à une chose: considérer la mise en évidence de ce sujet = 0 du cogito comme un savoir. Que la certitude, en un mot, ait été pour lui un savoir au-delà et comme en sus de l'acte pur qu'il avait su dégagé (par un forçage réel, sans aucun doute, et qui fut perçu comme tel par ses contemporains). C'est là une interprétation traditionnelle, mais exégétiquement fausse. En fait, le cogito, dans la phrase même que cite Lacan, c'est l'accomplissement de la résolution d'agir en voyant clair. Cela, certes, a des effets de savoir , mais moins dans le sens de la science spéculative, que dans le sens de la technique, ou de l'augmentation de la puissance. Lacan ici conjugue Koyré et Guéroult en voyant dans Descartes l'instituteur de la science moderne. Or Descartes est un penseur bien plus pratique qu'on ne le dit. Heidegger est un guide plus sûr, quand il place au fondement du cartésianisme la "résolution" exemplaire du Dasein, ou son Entschlossenheit. C'est ce que je veux maintenant illustrer en parlant un peu de la doctrine de la liberté chez Descartes. On peut aller dans cette direction en examinant ce que Lacan dit de Montaigne, et de la façon dont, selon Lacan, Descartes surmonte une difficulté matérielle cruciale de l'éthique sceptique.

Le scepticisme de Montaigne consiste à être pyrrhonien. Assurément, c'est une posture "héroïque". Qu'on songe à la mort de Pyrrhon, dans Diogène Laërce, niant la vérité des sens, et continuant son chemin alors qu'un trou s'ouvrait devant lui. Voilà donc un homme qui refuse la plus mince incursion du savoir vrai dans le flux de la vie pure. En tant que sceptique, Pyrrhon se dérobe par là à la jouissance de l'Autre (autrement dit à ce savoir qui saurait la vérité de la vérité) avec une radicalité mortelle. Montaigne en reprend le flambeau: il faut aller dans le sens de cette vie pure, contre le savoir même et surtout vrai. Chez les sceptiques, cette position s'appuie sur une méditation exceptionnellement profonde de l'idée de temps: le temps, dans la succession absolue qu'il impose, anéantit l'apparence à mesure qu'il la déploie. Sentir cette négativité comme une force absolue, se fondre dans l'instant pur, voilà notre vraie force, la force absolue de la succession. Ou la vie ou la vérité, voilà donc le choix forcé: on choisit la vie sans la vérité, et donc on meurt. Mais on meurt toujours; et sans avoir cru à aucune vérité impérissable, on jouit de l'instant aussi longtemps qu'il nous porte en vie dans l'instant suivant. Ainsi, de cette très pure aliénation, Montaigne fait émerger le moi dans son aphanisis originaire. Mais si Montaigne ne meurt pas comme Pyrrhon, il le dit, c'est qu'il est chrétien: Dieu veille, mais on ne sait pas comment. Dieu garantit la vie (pas la vérité, dont il nous délivre du souci en nous renvoyant à notre condition humiliée, à nos savoirs pitoyables de contradictions aussi également et indécidablement soutenues par la raison). Suivons donc la coutume de notre pays, sans jamais chercher à en pénétrer les raisons.

Descartes, au contraire, c'est le pôle non de l'aliénation, mais de la séparation. Car la résolution du "désir extrême", c'est de concentrer l'esprit sur cette zone qui est à la fois dans la vie et dans la vérité, à leur intersection, dans l'expérience vitale du cogito. Moins de vie, donc, que Montaigne, mais plus de vérité (de ce bout de la vérité qu'est la certitude) que lui. Moins de savoir en même temps (au sens d'une infinité de savoirs contradictoire dont l'Autre de Montaigne jouit) que dans la culture ambiante, mais vivante dans la joie intellectuelle de la trouvaille savante, de la découverte, de l'invention et de l'ingenium découvreur. Le problème de Descartes, ainsi, encore une fois, ce n'est pas de savoir, c'est de trouver par soi-même, de s'éprouver trouvant par soi même. C'est centrer sa vie sur la trouvaille. C'est cela, vivre vraiment; comme on voit, le rapport avec la naissance de la science moderne est mince.

Deux points pour conclure.

1) Comment être libre, quand on est cartésien? Lisez l'extraordinaire lettre à Mesland du 9 février 1645. La résolution qui est d'ordinaire rabattue sur les seuls effets de savoir du cogito est là mise en œuvre par l'expérience de la liberté d'indifférence. Dans la liberté d'indifférence entre des parties qui nous motivent puissamment, il nous est plus facile d'aller dans le sens de ce qui nous semble bien pour telle ou telle raison. Mais nous pouvons aussi jouir de notre capacité à ne pas agir, du suspens considéré comme une "puissance positive"; car nous nous replions alors sur le fait que nous pouvons agir de nous-mêmes. Ou le bien et je suis libre ou le mal dont je suis aussi libre, et je succombe: on voit ici le point de vue de l'aliénation (qui a fasciné Paul). Mais Descartes remarque que si je fais le bien parce que ma raison m'y incline, un peu de ma liberté d'indifférence absolue est perdue: je n'ai fait que ce que je devais (sous le commandement de la raison, ou celui des autres, c'est toujours un commandement extérieur). Mais il peut-être avantageux pour moi, et pour ma liberté d'indifférence future, par exemple, de faire présentement ce que la raison commande. Aussi, là encore, prévaut le point de vue de la séparation. Quand je ne sais pas, et que de puissantes raisons me motivent des deux côtés, il reste un espace où je jouis du suspens de ma décision, j'ai la jouissance de vivre ma liberté, jouissance qui dépend justement de ma division (d'un "pas de bien sans la liberté du mal"). La référence au Vorstellungsrepräsentanz (au "pas de… sans …") est la condition de l'homme fini et qui se sait fini (mortel). Du coup, quand j'agis, j'agis à fond, parce que tout ce qui est à perdre (autrement dit, tout ce qui n'est pas la vie essentielle qui s'abrite et palpite dans ma pure résolution) est déjà perdu, et perdu d'avance, chez l'homme vraiment libre (résolu). Me voilà donc, si j'ai délibéré selon ces lignes de pensée, à jamais délivré du remords, car ayant fait ce que je désirais, et insensible, en cela, aux reproches ultérieurs d'un Autre dont tout le savoir, fut-il vrai, ne peut condamner l'acte d'une liberté qui est la condition pour que je me tourne vers la raison et le bien en conscience (i.e. résolument).

2) Ensuite, la question de la leçon à la fin. Dieu n'a-t-il rien à voir dans "notre science"? Lacan dit alors que la psychanalyse est une science, c'en une des très rares occurrences. Peut-être est-ce une question sur les voies qui conduisent un psychanalyste à se prendre pour Dieu. Si ce que j'ai dit est juste, cela implique une limitation importante: ce qui oblige l'hystérique à guérir pour être analyste, c'est qu'il lui faut céder sur la croyance de posséder un savoir sur la jouissance.

Discussion

Plusieurs points ont soulevé des interventions de la salle, que j'ai prise pour certaines à la volée, et que je joins à cet exposé.

  1. Parler de psychosomatique comme je le fais ici, c'est voir une structure. Mais il y a aussi bien là, et peut-être seulement, un phénomène. Après tout, dans toute analyse, le reste à symboliser vient immanquablement se fixer sur le corps dans telle ou telle manifestation dite psychosomatique, dont le contexte global demeure cohérent sur le plan symbolique. Voir dans "la" psychosomatique une impasse spéciale, ce peut être aussi une sorte de résistance de l'analyste. Il n'est pas évident que dans cette leçon, Lacan en fasse une structure à part. Il indique peut-être simplement pourquoi il peut y avoir, du fait de la logique du Vorstellungsrepräsentanz, non seulement du refoulement, mais ponctuellement des phénomènes psychosomatiques qui en sont justement pas dissociables du reste des associations. Toutefois, il y a aussi des situations où ce que je disjoins avec force, les phénomènes psychosomatiques vitaux, et ceux qui ne le sont pas, et demeurent dans le registre spéculaire, sont au contraire étroitement connectés dans le réel. Ainsi, on a évoqué le fait troublant de la survenue d'uvéites lors de poussées de rectocolite hémorragique ulcéreuse.
  2. L'expression "interpréter à mort" a suscité des objections de fond. Je l'avais choisie pour deux raisons. D'abord, faire écho, et indiquer l'horizon d'une réponse possible au fameux "J'ai été éduqué à mort" de Fritz Zorn. Mais surtout, il me semblait que le travail de la lettre, autrement dit du caput mortuum du signifiant, était au cœur de la problématique que Jean Guir élaborait. Il y a chez lui un triturage sauvage des holophrases, ou des "paroles gelées" des patients qu'il décrit, pour lequel l'expression me semblait correcte. Mais si on peut à la limite deviner (raten) de quoi il retourne quand on interprète le signifiant, on ne sait jamais ce qui va se passer quand on touche à la lettre; là, c'est une zone éminemment dangereuse, voire mortelle, ou psychosante.
  3. Ne pas oublier enfin que la question du comptage réel subsiste, indépendamment de ce que je peux raconter des neurosciences contemporaines. Je n'ai pas parlé des débiles. Il y a pourtant des débiles calculateurs. Quel est l'usage des représentations qui est le leur? Ne peut-on reprendre à zéro ce que j'avançais, en le centrant plus adéquatement sur cette question des débiles, et de la modalité de leur prise dans le Vorstellungsrepräsentanz? Enfin, il ne faut jamais oublier non plus qu'il existe des rythmes, qui sont vitaux, et qui ne sont adressés à personne. Dans les voix, les gestes, ça compte. C'est aussi un point sur lequel le sujet parlant peut peut-être être laissé en paix.