La Traumdeutung offrait-elle, en 1900, une solution aux problèmes de la psychopathologie?

(Conférence à Lille au colloque "Le moment 1900", le 20 octobre; la version définitive a été publiée dans Le moment 1900 en philosophie, Frédéric Worms (dir.), Presses du Septentrion, Lille, 2004)

A travers un bref parcours des apories de la psychopathologie des névroses au tournant du siècle, je défendrai l'idée que la Traumdeutung répondait effectivement à des difficultés épistémologiques et techniques formulés avant et en-dehors de la psychanalyse, et auxquels Freud a voulu parer: les effets de la suggestion (notamment dans le traitement de l'hystérie), le vécu "en première personne" des contenus mentaux névrotiques (notamment chez l'obsédé), et le caractère subjectif de la perte de la réalité dans le délire (en un sens très général).

L'originalité de la conception freudienne de l'inconscient se mesure au fait que la solution qu'elle offre n'aboutit pas à une juxtaposition de procédés cliniques et thérapeutiques centrés chacun sur un type particulier de "psychonévrose": Freud démontre leur coordination systématique, passible d'une explication unitaire à partir d'un concept d'inconscient distinct du subconscient des médecins et des psychologues d'alors. Il le construit, comme on sait, sur la base d'une analyse des "idées incidentes" dans l'association libre, compliquée par le recours aux rêves des malades, examinés au-delà de leurs symptômes explicites. Le rêve est ici au premier plan, on va voir pourquoi, mais il faut aussi examiner les actes manqués et même déjà dans la Traumdeutung, la forme particulière d'esprit (Witz) des patients, qui ne fournissent de preuves cliniques que lorsqu'ils covarient. Une telle notion unitaire des troubles névrotiques et de la dynamique de leur traitement implique, à l'arrière-plan, une philosophie de l'esprit, qui s'impose à l'horizon d'une solution synthétique à plusieurs dilemmes médicaux de l'époque. En général, on ne s'intéresse pas au fait que Freud a un concept très précis du mental, de la connexion des actes de l'esprit, et que ce n'est pas du tout une exagération ni un anachronisme de dire qu'il a une "philosophie de l'esprit". Le souci, louable, d'éviter que la psychanalyse ne soit une sorte de philosophie aboutit du coup à ne rien comprendre des procédés démonstratifs de la Traumdeutung, donc du dialogue que Freud a entretenu avec les psychopathologues de son temps, et des raisons qu'il a eu de penser que sa manière de voir valait mieux que la leur.

Plutôt que la rupture que la Traumdeutung représente, comme texte fondateur pour la psychanalyse, j'étudierai donc l'enracinement de la démarche freudienne dans les débats de l'époque, pour conclure en réfutant quelques critiques récents qui opposent à Freud des faits qu'il aurait méconnus, voire falsifiés, chez ses contemporains (liés notamment aux paradoxes et aux miracles de la suggestion hypnotique).

Quand on parle du moment 1900, on est obligé de préciser de quelle Traumdeutung on parle. La première édition est en effet assez différente, de ton et de contenu, des suivantes. Tout d'abord, elle était explicitement adressée aux neuropathologues, d'où le long chapitre 1, tellement négligé par les exégètes, ainsi que la longue bibliographie, qui situe très bien Freud dans le champ psychologique et médical. C'est l'échec, d'ailleurs relatif, de la Traumdeutung dans ce champ, contrastant avec le succès de la psychanalyse dans les milieux littéraires, ou chez des médecins marginaux aux intérêts plus sociaux, qui va pousser Freud à autonomiser de plus en plus en plus sa théorie, et à lui donner un contenu plus anthropologique et plus moral, dont les développements sur le symbolisme, ou l'éthique à déduire de la cure, sont les témoins les plus évidents (en 1909 et en 1914). Il est quand même assez extraordinaire de voir que la théorie du symbolisme est absente de l'édition de 1900, qu'elle est presque entièrement de la main de Stekel en 1909 et en 1911, et qu'elle est maintenue, mais en fait désavouée, dans l'édition de 1914. La réduction de la psychanalyse au symbolisme sexuel des rêves, qui a tant susciter de doutes, apparaît pour l'historien des sciences le fruit du travail des épigones, et pas du tout le cœur de la doctrine. En revanche, il vaut la peine de signaler que c'est en 1922, et pas avant, que Freud retirera de son texte les longs deux essais de Rank sur les mythes et sur l'écriture créatrice qu'il y avait agrégés en 1914, et dont l'intention, évidemment, n'avait plus rien à voir avec celle de l'édition originale de 1900. La Traumdeutung de 1909 reflète ensuite, et c'est un point qui a son importance dans la critique épistémologique du freudisme, les effets de sa propre popularisation sur les patients. La section sur les rêves contraires au désir, qui clôt le chapitre 4, le prouve. Les patients, sachant fort bien ce que Freud allait interpréter, lui racontaient des rêves d'insatisfaction patente, contraires donc à la théorie du rêve "satisfaction de désir" dont ils étaient largement informés. On peut ainsi dire que 1900 est la date à partir de laquelle le patrimoine psychique de l'humanité s'est enrichi d'un nouveau phénomène: les rêves rêvés pour démentir leur interprétation psychanalytique. Dès 1909, un autre phénomène a donc aussi fait son apparition dans l'histoire, à suivre la même logique: les rêves rêvés pour donner raison à Freud, alors qu'on pense qu'il a tort; mais Freud est moins prolixe sur ce sujet. Comme on peut étendre ce raisonnement des rêves aux symptômes, il y a des conséquences un peu moins amusantes à en tirer: il y a des souffrances configurées d'une manière telle que la cure psychanalytique est condamnée d'avance à l'échec, tout simplement parce qu'elles se constituent pour démentir l'interprétation psychanalytique qu'on pourrait en donner. Toujours est-il que la Traumdeutung s'est mise, après 1900, à dénaturer l'objet même de son étude, en y intervenant comme un facteur déformant, ses thèses, ou bien des déformations semi-savantes du freudisme, devenant "parties prenantes" dans les phénomènes oniriques (on rêve à ce que le psychanalyste va interpréter de nos rêves, que l'on y croit ou pas!), ou dans les descriptions conditionnées par la culture du mal-être psychique. Enfin la dernière altération substantielle de la Traumdeutung 1900, eu égard à ce que nous croyons savoir de son sens, c'est l'aveu en 1909 du statut si subjectif du livre pour Freud: "réaction à la mort de son père". A ce moment, la théorie de Freud, se pensant comme une réaction "œdipienne", trouve un motif causal défini de l'intérieur de son propre champ conceptuel et clinique. C'est le point de départ de ce qu'on a stigmatisé comme le "mythe des origines" de la psychanalyse: l'acte unique qu'aurait été l'auto-analyse de Freud. Quoi qu'on en pense, il n'en reste pas moins que l'exégèse de la Traumdeuutung, mesurée à cette aune, est devenu un exercice de lecture irrésistiblement rétrospectif. On lit la Traumdeutung à partir des positions dans lesquelles elle nous a installés, positions théoriques, psychologiques, culturelles.

Vous comprenez du coup les fausses évidences qui guettent le lecteur actuel du livre. Plusieurs éléments indispensables à la simple compréhension n'apparaissent pas avant 1914: l'explication pratique de la technique d'interprétation freudienne (dans la note sur Artémidore du chapitre 1, où Freud explique que ce qu'il interprète n'est pas le rêve, mais l'interprétation spontanée que le rêveur en donne) et la mise en évidence du rôle absolument crucial des rêves immoraux (sous-jacent à l'idée que le rêve est un acte). Néanmoins, ces éléments, s'ils ne sont pas explicitement lisibles en 1900, sont contextuellement présents. Lorsque Freud manifestera sa méfiance à l'égard de l'interprétation symbolique (suspecte de fournir une nouvelle clé des songes psychanalytique), il n'aura par exemple aucun mal à rappeler qu'elle doit rester une "méthode auxiliaire", les interprétations spontanées des patients ayant toujours la priorité sur cette mécanique imaginaire impersonnelle. Si donc on fait l'effort de réinsérer Freud dans le contexte de la psychopathologie de son temps, et particulièrement de la psychopathologie des névroses, on s'aperçoit qu'il devait, pour obtenir une certaine crédibilité scientifique, faire face à trois ordres de difficultés que je vais maintenant détailler.

  1. Peut-on résoudre les apories de la suggestion dans le traitement des névroses? En effet, très avant dans le siècle (jusqu'à 1919 environ), le concurrent essentiel du psychanalyste en matière de psychothérapie restera le médecin qui contresuggestionne les malades (en général des hystériques) et qui entretient avec eux un rapport bien caractérisé par Janet comme étant une "direction de conscience" dans laquelle les considérations moralisatrices et spirituelles ne font jamais défaut. On a tellement reproché à la psychanalyse d'être une forme de suggestion, qui suggère aux malades l'efficacité de sa méthode et lui attribue ses effets curatifs (alors qu'elle n'est efficace que parce que les malades y croient, comme les sauvages croient à leur sorcier, non parce qu'elle est une description objective de la pathogénèse des névroses), qu'il vaut certainement la peine de rappeler dans quelles impasses se débattaient les contemporains. Tout d'abord, la suggestion abolit tout cadre nosographique: si on peut suggérer à quelqu'un la suppression de ses symptômes, ou leur modification, et si, en outre, c'est par suggestion ou par autosuggestion que le malade a acquis sa névrose, alors il y a autant de névroses que de malades, autant de types d'hystéries que de théoriciens qui la suggèrent à leurs patients et qui s'acharnent à la "découvrir" chez eux, et même le concept de guérison devient contradictoire; en effet, la suggestibilité elle-même devient la disposition morbide, sur laquelle on joue, mais dont on ne sort pas. Même quand le malade s'améliore, on n'a jamais affaire qu'à une sorte de réaction pathoplastique intrinsèquement fragile. Tout cela est d'ailleurs congruent avec la vulgate constitutionnaliste du temps: le névrosé est un dégénéré. Une autre série de problèmes en découle: dès le moment où on n'a pas affaire à une guérison par suggestion, mais à une suggestion de guérison, combien de temps doit durer la suggestion thérapeutique? Peut-elle même cesser? Janet avait bien noté la dépendance quasi toxicomaniaque des névrosés ainsi "guéris" vis-à-vis de leur directeur de conscience. Le maintien du rapport thérapeutique devenait tel qu'à l'évidence, il avait pris la place de la maladie. Mais du coup, n'était-il pas la maladie elle-même? Toute théorie de la suggestion, en psychopathologie, à un moment ou un autre, est obligée d'avouer qu'elle s'autodétruit. Elle n'a de valeur que négative et critique: pour démontrer que les cadres théoriques et pratiques dans lesquels on conçoit et recueille les données cliniques sont parties prenantes dans la fabrication de ces "données". Ce sentiment était vif chez les amis et les collègues magnétiseurs de Freud, au moins depuis 1890, surtout chez Bernheim et chez Delboeuf, encore plus radical à cet égard. Freud n'est pas le premier à s'être demandé sur quoi, si tout repose sur la suggestion, repose la suggestion elle-même. On va voir que ces auteurs avaient déjà jeté les bases de ce que Freud va tellement systématiser, que leur provenance est occultée, et qu'il est devenu pour un lecteur contemporain impossible de mesurer la pertinence de la réponse freudienne aux interrogations de son temps.
  2. La texture subjective du vécu névrotique nous tourne maintenant vers un autre registre pathologique, celui des obsessions et des impulsions. Disons d'abord qu'elles étaient un véritable défi à la psychothérapie en 1900, puisque les obsédés sont notoirement résistants à toute manœuvre suggestive ou hypnotique. On ne pouvait guère leur proposer qu'un traitement physique de l'épuisement nerveux, ou attendre avec résignation l'aggravation des symptômes vers des formes de folie bien connues des aliénistes. Or Freud, depuis 1896, a pris position dans ce champ de façon très déterminée. C'est même ce pour quoi il est le plus connu des psychiatres contemporains (il le restera d'ailleurs pour ce motif bien après 1900: le congrès des aliénistes et neurologues de Grenoble, en 1904, qui porte sur les obsessions, ne parle pas de la théorie du rêve, mais débat en long et en large de sa conception de la névrose d'angoisse et de la neurasthénie). Freud appartient à ce mouvement général des cliniciens de la névrose obsessionnelle qui attachent à l'époque une importance de plus en plus grande au caractère vécu "en première personne" par l'obsédé. Il s'agissait alors de rompre avec la conception psychiatrique des obsessions et des impulsions, qui sur fond de dégénérescence mentale manifestée par l'instabilité émotionnelle et l'angoisse, n'y voyait qu'une intrusion de pensées forcées, et se posait avant tout la question de la transition vers le délire. Grâce à Janet, qui propose le concept de "psychasthénie", puis au grand psychiatre Séglas, l'idée d'une vie morale et intellectuelle spécifique de l'obsédé, en un mot d'une intentionnalité à l'œuvre dans l'obsession qui rende compte du sens des symptômes, et surtout de leur coloration éthique (l'obsédé, dit Janet, est avant tout un "scrupuleux", et le reste en dérive logiquement) va peu à peu s'imposer contre les thèses des aliénistes Pitres et Régis (curieusement, ils seront un peu plus tard les introducteurs de la pensée freudienne en France). Dans cette bataille nosographique, Freud occupait une position médiane: il reste très attaché au fond émotif, donc somatique, de l'angoisse, qui domine le tableau des obsessions. C'est en s'appuyant sur l'angoisse que les émotivistes voulaient réduire les rationalisations des obsédés à des accidents superficiels; quand on leur pointait que les obsédés étaient néanmoins remarquablement moraux et intelligents (pour des dégénérés), ils répondaient que c'étaient des "dégénérés supérieurs", dont les qualités naissaient de la surcompensation des déficits. L'angoisse reste en tout cas un vrai problème, car c'est un affect, pas une représentation. Les intentionnalistes comme Janet ou Séglas, ont tendance à la réduire à la neurasthénie sous-jacente, pour purifier le tableau plus intellectuel et plus spirituel qu'ils font de l'obsédé. Mais Freud est aussi attentif à la texture subjective et rationnelle de l'obsession. Séparer la névrose d'angoisse (causée par une décharge sexuelle frustrante dont le type est le coïtus interruptus) de la neurasthénie, est donc dans ce contexte pré-Traumdeutung, une façon d'isoler l'angoisse comme affect, certes, mais surtout comme réponse à une disposition de désir, qui donne à cet affect un contexte où il fait sens. On ne peut plus tout à fait dire que cette angoisse n'est jamais que le résultat d'une constitution tarée, une irruption émotive inopinée. J'insiste sur ce point parce qu'on répète ad nauseam que la théorie freudienne est sortie d'une réflexion centrée sur l'hystérie. C'est vrai; mais les notions décisives de séparabilité de l'affect et de la représentation, de conversion de la libido en angoisse, et comme on va voir, de défense rationalisante, sont inintelligibles si on ne tient pas compte de l'examen freudien des obsessions. Disons même que c'est la certitude d'avoir découvert une approche cohérente qui soumette à la même rationalité hystérie et obsession qui assure intimement Freud, en 1900, de la fécondité de sa démarche. Car l'hystérie, on savait en général la traiter (par suggestion hypnotique), même si on ne la comprenais pas; en revanche, personne, avant Freud, n'avait jamais fait état d'une guérison ou même d'une sédation de l'obsession obtenue par des moyens psychologiques. Bien au contraire, l'aporie que je pointais plus haut, celle d'une dépendance radicale de l'obsédé vis-à-vis de son médecin, prenait dans ce cas une tournure extrême. Le "traitement moral" (par réassurance et soutien de la volonté affaiblie du malade) était constamment menacé de dériver en une longue et stérile discussion des rationalisations du patient. L'impasse typique dont on fait état à l'époque, c'est tout simplement que les obsédés sont de parfaits théoriciens de leur maladie, au point qu'en lieu et place de tableaux cliniques objectifs, on trouve en général des extraits de journaux intimes dans lesquels l'auto-analyse des obsédés est présentée comme le reflet exact de ce dont il souffre. Or ils se décrivent eux-mêmes comme des "mois divisés", des consciences morales en lutte contre un subconscient infecté de pensées odieuses et d'élans coupables. On ne peut donc rien leur dire de leur état qu'ils ne savent déjà: ils maîtrisent leur état mental. "Je suis conscient d'un côté que je suis inconscient de l'autre", disait un malade de Séglas. Il sait; il n'y a donc aucun levier, clinique, théorique ou thérapeutique, qui permette au médecin de secouer la complétude rationalisante de la névrose obsessionnelle, alors qu'à l'évidence, la souffrance angoissée du malade n'est pas le moins du monde pacifiée par toutes ces défenses intellectuelles et morales.
  3. La question de la perte de la réalité dans la folie est (et est toujours) la dernière grande question psychopathologique. Mais Freud en 1900 n'est pas un psychiatre. L'hétérogénéité de la névrose et de la psychose ne lui est pas apparue dans tout son tranchant. Il s'appuie donc sur une figure de transition très particulière entre la névrose et la folie au sens des aliénistes, qui est l'hallucination hystérique, pour réfléchir à la question. Ce type d'hallucination a des traits bien particuliers: elle est surtout visuelle (pas auditive, comme dans la paranoïa, ou cénesthésique, comme dans les schizophrénies), elle a un cachet onirique évident (c'est un drame où l'halluciné est un acteur), et si elle est souvent dramatique avec un contenu sexuel et violent, elle n'est généralement pas persécutive. De plus, elle est transitoire, suivi d'un retour complet à la normale fréquemment avec amnésie de l'épisode. Bref, elle a de l'hallucination psychotique un trait et un seul: le malade croit à ce qu'il hallucine, autrement dit il croit que ce qu'il vit est vrai. Rappelons que Freud avait déjà donné une explication des paralysies motrices hystériques en 1893, qui était passée inaperçue au moins parce que le numéro des Archives de neurologie dans lequel il l'avait publiée était aussi celui où Janet, le favori de Charcot, résumait sa thèse sur l'hystérie. Après les troubles moteurs, il était cohérent de s'attaquer aux troubles perceptifs, et surtout, de tenter de produire une explication des hallucinations qui les mettent sur le même plan que les paralysies. En effet, vers 1900, se développe toute une théorie de l'hystérie résistante, où le délire imaginatif prend le pas sur les symptômes moteurs, et qui sert à accueillir, si l'on peut dire, les malades qui n'ont pas le bon goût de céder à la suggestion. L'aliéniste Dupré invente à cette époque la constitution "mythomaniaque" pour rendre compte des phénomènes, et pour un clinicien moderne, il est évident que les tableaux qu'il décrit rentrent pour une part dans le cadre de notre schizophrénie, et pour une autre restent du registre des états hystériques dits "crépusculaires" qui sont toujours passagers. L'enjeu est facile à mesurer: si l'on peut dire que l'hallucination hystérique ne réclame pas davantage étiologiquement que la paralysie hystérique (si ce ne sont l'une et l'autre que des "investissements" de désir sexuel sur des représentations symboliques du corps propre), alors l'hallucination hystérique n'est pas tellement plus grave que le fait névrotique plus banal de la paralysie, et surtout, c'est la même procédure thérapeutique qui pourrait s'y appliquer. De là, et c'est un projet qui fascinera très vite Bleuler, l'inventeur de la schizophrénie, et son élève Jung, on pourrait vouloir comprendre le sens des délires psychotiques plus graves, qui ont une affinité de texture avec l'hallucination hystérique, et souvent le même symbolisme sexuel intense (sauf qu'ils ont, malheureusement, tout un cortège de phénomènes associés qui réduit l'analogie à peu de choses).

Voilà les quelques points vifs de la problématique psychopathologique contemporaine auxquels Freud s'est attaqué dans la Traumdeutung. Je vais tenter de faire sentir, en reprenant ces trois points successivement, le pourquoi de la déception freudienne au vu de la réception de son livre. Aujourd'hui, il est convenu de dénoncer l'exagération de Freud: en 1900, le livre eut beaucoup de recensions, et fort souvent élogieuses. On le taxe ainsi de refaire l'histoire pour se fabriquer une posture de héros solitaire et méconnu, contraire à la réalité, mais stratégiquement avantageux sous l'angle du "mythe des origines" de la psychanalyse. Je considère cette lecture à la fois comme très représentative de l'historiographie critique actuelle du freudisme, et comme profondément imbécile. Elle résulte d'une vision de la psychanalyse qui ne s'intéresse qu'aux causes de son succès social, en la présumant tellement fausse sur le plan scientifique, et même parfois simplement conceptuel, qu'il faut supposer une vaste folie collective, voire une illusion intéressée, pour l'expliquer. Or je crois au contraire que Freud avait de bonnes raisons de se considérer déçu, en 1900, de ses lecteurs neuropathologues, auxquels il avait rendu hommage, et dont il acceptait et la clinique et les apories avec le souci d'apporter sa pierre à l'édifice.

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Concernant le premier point, il importe de bien rappeler que dans le contexte des polémiques sur "ce qui se passe vraiment" dans l'état de suggestion hypnotique, les maîtres de Freud en matière d'hypnose, Bernheim et Delboeuf, avaient atteint dans les années 1890 une position qu'on pourrait qualifier de prémonitoire (si on la compare par exemple à ce que les travaux les plus contemporains sur la suggestion et l'hypnose nous apprennent). Elle tient en trois points: 1) on ne peut en réalité suggérer à quelqu'un avec quelque chance de succès (ou du moins avec des effets observables, même si c'est une simple lutte) que ce qu'il désire faire ou entendre (et même s'entendre suggérer); 2) les rêves sont une manière privilégiée d'accéder à ce que les gens désirent et qu'on pourrait donc tenter de leur suggérer (Freud cite d'ailleurs souvent Tissié dans la Traumdeutung, dont les travaux sur la thérapie hypnotique appuyée sur les rêves, peu prisés dans les milieux scientifiques, avaient néanmoins obtenu une certaine popularité); 3) la notion de "subconscient" avait une telle diffusion culturelle, qu'elle devenait pour les sujets hypnotisés une manière de rationaliser a posteriori leur conduite censément forcée sous la conduite des magnétiseurs (en conséquence, l'explication par le subconscient pouvait parfaitement faire partie du phénomène global de la suggestion, et ne pas constituer la preuve de l'existence de ce subconscient). Freud, dans la Traumdeutung, notamment dans son premier chapitre, sélectionne minutieusement les positions théoriques qui vont lui permettre d'avancer ses réponses. On ne peut certainement pas lui attribuer les idées des prédécesseurs que je viens de citer, mais sûrement la systématisation à laquelle il se livre, et qui consiste à dire que tous les rêves ne sont que des manifestations de désir, même ceux qui sont obscurs ou inintelligible, et que tous, pour la même raison, témoignent de ce que le sujet ferait ou aurait fait, non seulement si rien ne s'était matériellement opposé à la réalisation de ce désir, mais surtout si on le lui avait suggéré. D'autre part, la rationalisation par le subconscient, cette espèce d'évidence fausse que les névrosés pouvaient effectivement utiliser pour rationaliser a posteriori leur conduite, n'empêchait pas l'expérience très singulière, centrale pour Freud, que les gens font involontairement ce qu'ils désire, quand ils sont hypnotisés. En ce sens, même s'ils rationalisent en fonction des opportunités explicatives dispensées par le milieu médical et la culture ambiante, ils rationalisent quelque chose qu'ils ressentent: la dimension conflictuelle extrêmement subtile du vécu de l'obéissance à la suggestion. Je l'ai développé ailleurs, il faut voir dans les réflexions de Freud sur le rêve immoral (qui m'angoisse parce qu'il présente comme désirable des situations auxquelles je m'opposerais plutôt avec toute la force morale de ma volonté), l'élaboration d'un critère d'identification du "désir" pertinent dans le cadre de la théorie psychanalytique: ce que je désire, c'est ce que je ne veux surtout pas, et je le veux d'autant moins que j'en ressens plus vivement en moi le désir. Ce n'est pas n'importe quel état de l'esprit descriptible de façon lâche en termes de désir, ou d'envie, mais spécifiquement le désir "contre-volontaire". Face au rêve immoral, on se trouvait en effet devant deux écoles. Les uns, tenant de l'idée selon laquelle le rêve est un état nocturne de désagrégation mentale, ne pouvait rendre compte du fait du sens immoral du rêve et de l'angoisse du rêveur qui se réveille en se demandant comment il peut faire des rêves de ce genre. Comment un hasard des associations peut-il culpabiliser? Les autres, tenants de l'intelligence et de l'intentionnalité du rêve, se demandaient comment accuser le rêveur d'avoir des rêves immoraux contraires à ses propres valeurs morales et à sa conduite ordinaire consciente. Est-on immoral par ses désirs ou seulement par sa volonté, demandait déjà Platon? La division de l'esprit qui s'esquisse ici n'a plus rien à voir avec l'acceptation (culturellement déterminée, au sens large) de l'existence d'un "subconscient", mais avec ses motifs: elle exhibe ce qu'il y a rationaliser. A cet égard, on peut tout à fait concéder à Mikkel Borch-Jacobsen, un des virulents critiques des illusions psychanalytiques, que les gens qui parlent de leur "inconscient" comme la raison causale de leurs actions ou de leurs symptômes, dans un contexte culturel plus imprégné de freudisme que d'hypnotisme, ne font que s'autosuggérer une guérison psychanalytique (avec son cortège complexe de raisons et de justifications), sans aller objectivement plus loin que leurs lointains ancêtres hypnotisés du 19ème siècle. Bien évidemment, il n'y a à proprement parler de cure que dans la critique des voies sur lesquelles on s'autosuggère une guérison psychanalytiquement correcte; cela dit assez la difficulté de la confrontation permanente avec le réel sur lequel on bute dans la névrose, de la résolution du transfert, et de l'abandon de la complaisance morbide qu'on transporte dans la relation thérapeutique elle-même.

Avant de fouiller davantage dans cette direction, il convient de souligner que pour Freud, toujours dans cette magistrale section 6 du chapitre 1, le rêve trahit une "disposition" du rêveur (c'est le mot kantien Anlage qui vient alors sous sa plume), et que cette disposition n'est inconscient que parce que et dans la mesure seulement où elle est contre-volontaire. Une telle disposition fait sens avec les images du rêve, images dont elle n'est pas la cause en tant qu'images, mais en tant que significations. En réalité, contrairement à une méprise courante (on la trouve chez Adolf Grünbaum), Freud n'explique pas la genèse du rêve comme phénomène imagé nocturne (ce n'est pas cela que cause le désir refoulé), mais, à partir de ces images, qui ont pour cause les excitations du corps ou les traces mnésiques de la veille, leur signification. Le point essentiel est le suivant: cette disposition n'est identifiable que si le rêve covarie avec d'autres formations psychiques, dont les symptômes, les traits d'esprits, les actes manqués, etc. En elle-même, elle n'est pas vraiment déductible d'un rêve seul.

Il en ressort des conséquences considérables pour la pratique de la cure des névrosés. Il s'agit effectivement toujours d'induire l'espoir de la guérison (pièce essentielle des pratiques suggestives contemporaines), mais en ne répondant pas à la demande pressante de suggestion (ou du moins en la décevant toujours par quelque biais, ce qui ne va jamais sans l'imputation d'être un escroc). Du cri: "Dites-moi ce qui ne va pas, ce que je dois faire!", on redescend ainsi, par "régression", à ce qui motive l'appel et la demande de dépendance et d'amour qui le porte, sur lequel butait Janet. La névrose devient ainsi au sens strict névrose "de transfert", se jouant dans le "rapport" qui fait le cadre de l'ambiance suggestive de la cure. La résolution du rapport transférentiel reçoit donc une définition cohérente: c'est de céder sur la demande de suggestion, une fois ses tenants et ses aboutissants affectifs complètement dénudés, dans les fixations héritées de l'enfance et les ancrages corporels du symptôme. Le cri n'est pas capable de créer réellement l'être aimé qui y répondrait vraiment, mais pas non plus l'être haï qui étoufferait radicalement le sujet en y répondant, ce qui rend capable d'envoyer promener une bonne fois ses avatars (dont le psychanalyste, après toutes les figures qu'il aura incarnées tour à tour). En général, il suffit d'écouter tout le bonheur qu'un patient se promet d'obtenir par sa cure pour comprendre de quoi il est malade. Mais bien sûr, en tirer les conséquences altère la signification du mot de guérison: ce ne sera jamais un retour à la normale, mais bien souvent, au contraire, une renonciation à (la maladie de) guérir qui fait mesurer au moins autant le charme de "se retrouver" enfin soi-même que la solitude sans miroir qui en est le prix. Il faut néanmoins ici se garder de toute grandiloquence éthique: je veux surtout souligner sur quelles assomptions repose la solution technique de Freud à la perpétuation de la "direction de conscience" janétienne par la suggestion, et combien les concepts dans lesquels cette solution s'exprime sont de façon irréductible des concepts intentionnels parce que moraux (autrement dit, l'intentionnalité y compte en tant qu'intentionnalité) non susceptibles de naturalisation ou de mécanisation.

Touchant maintenant le second point, je rappellerai que la Traumdeutung a été rédigée en même temps que Freud poursuivait la cure de E., un obsédé dont l'identité, pour le moment n'a pas été établie, et dont la correspondance avec Fliess fait régulièrement état. Bien des certitudes de Freud dérivent à mon sens des progrès de ce malade, obtenus de façon purement psychologique, ce qui était à l'époque rare sinon unique. La doctrine de la contre-volonté, du vécu conscient de la maladie et de l'ignorance des désirs refoulés finira d'ailleurs, chez Freud, par culminer dans la thèse que la névrose obsessionnelle déploie la logique même du rêve et que ses symptômes en manifestent le travail de façon exemplaire.

La théorie du déplacement de l'affect de représentations en représentations, dans la névrose obsessionnelle (par opposition à la conversion somatique, dans l'hystérie, ou à la projection de l'angoisse dans un objet extérieur, dans la phobie) vient ensuite répondre à la difficulté soulevée par les polémiques contemporaines entre émotivistes et spiritualistes. Oui, dit Freud, le vécu de l'obsédé est bien un vécu intrinsèquement subjectif, mais dans le désir et l'affect, pas dans les représentations réflexives qu'il se donne de son état. L'accent doit être mis sur la régression de l'agir au penser: l'impulsion est le degré faible de cette régression, et l'obsession son degré fort. Paradoxalement, cette idée selon laquelle l'action est première et la représentation seconde et aussi plus facilement compatible avec les théories émotivistes de l'époque, que la théorie morale de Janet, qui centre les phénomènes sur le scrupule. L'angoisse demeure bien, ainsi au premier plan. Dans "L'homme aux rats", Freud dira même que parler de "représentation" est déjà pour l'obsédé une manière de rationaliser son angoisse; que la représentation est ce sur quoi, pour ainsi dire, il se précipite afin d'intellectualiser de manière défensive l'émergence affective et insupportable d'un affect de désir angoissant. Quel que soit la conscience que l'obsédé a de sa propre division, il est vrai qu'il se sait divisé, mais il ne sait pas ce qui le divise. L'analyse des rêves des obsédés est le détour qui permet d'y accéder, et de manifester ce sur quoi s'exercent le doute et maîtrise rationalisante.

Les conséquences pour le traitement sont là encore considérables. L'obsédé ne formule pas en effet une demande de suggestion (puisqu'il ne peut croire à la suggestion), mais une demande de "traitement moral", autrement dit, comme s'en plaignaient les thérapeutes contemporains, un appel à renforcer par de nouvelles raisons les rationalisations défensives qui lui rendent l'existence supportable. La dépendance à l'égard du médecin pouvait là encore prendre des proportions vertigineuses, chaque raison de dissiper doutes et angoisses donnant mécaniquement prise à de nouveaux doutes angoissés. Sous cet angle, l'obsédé fournit à Freud l'illustration d'une modalité singulière du transfert. Il ne s'agit plus, comme dans l'hystérie, de réactualiser à travers la complaisance suggestible une "scène" originaire de séduction (avec ces montages de souvenirs et de pseudo-souvenirs idiosyncrasiques où se condensent toutes les figures sexualisées de la demande); la névrose obsessionnelle exhibe au contraire la plus totale ambivalence à l'égard de l'autorité censée répondre à la demande. Les rêves d'obsédés (dont plusieurs de Freud lui-même) vont ainsi fournir les figures cauchemardesques du Père, qui incarne à la fois la toute-puissance protectrice qui ferait pièce à la Mère et à son amour étouffant, mais aussi destructrice, parce qu'elle anéantit par une "castration" fantasmatique et meurtrière les désirs incestueux de l'enfant. C'est en faisant l'expérience que de tels rêves le mettent en scène comme ambivalent (et que, donc, rassurer l'obsédé, c'est lui tendre une main pour qu'elle soit mordue), que Freud va prendre conscience que la cure altère la vie onirique des malades, et que le transfert fait littéralement entrer le praticien dans le symptôme, comme partie prenante. S'opposer à la rationalisation, en pointer au contraire les échecs, et répondre en surprenant par ses interprétations l'obsédé qui intellectualise et anticipe, va donc devenir la norme du traitement. Il s'agit chaque fois de montrer ce qui est rationalisé et de libérer l'affect captif. On ne saurait trouver plus antinomique au traitement moral spiritualiste et rationaliste que les stratégies freudiennes avec les obsédés, son attention aux jeux sonores des mots et des noms propres, aux analogies les plus extravagantes des situations érotiques. Ce sont presque toujours les interprétations des rêves d'obsédés qui nous semblent ainsi les plus irrationnelles, et les plus typiques du forçage freudien.

Enfin, touchant la perte de la réalité, on ne peut que tenter (je crains que ce ne soit une tâche herculéenne, tellement l'interprétation usuelle du chapitre 7 est fixée dans les esprits) que dissiper une erreur manifeste de lecture. L'appareil y , en effet, n'est pas du tout censé expliquer le rêve en général, mais quelque chose de beaucoup plus précis: l'hallucination des images du rêve avec sa texture de souvenir. Freud en prévient le lecteur, bien des rêves, comme celui d'Irma au moins jusqu'à son moment final (la vaste condensation sur la formule de la triméthylamine), ou bien les rêves comme "Norekdal" ou "Autodidasker", se passent fort bien de l'appareil y . Rêver, c'est tenir pour actuel le passé, dans la mesure où le sommeil, en inhibant l'action motrice, désinhibe la pensée. De ce point de vue, les rêveries diurnes des hystériques ont toutes les caractéristiques du rêve, moins le sommeil (elles sont de façon assez palpable des actualisations imagées de désir, rêves d'amour ou d'ambition). L'appareil y aide à comprendre comment les images oniriques peuvent être aussi vives, et sa construction suit le fameux rêve de l'enfant mort qui réveille son père en lui disant: "Ne vois-tu pas que je brûle?" Lire dans cette construction une théorie neuropsychologique spéculative de la fabrication des images oniriques est un contresens total. En revanche, l'onirisme hystérique, qui aujourd'hui encore pose le problème parfois délicat du diagnostic différentiel entre psychose et hystérie dite "crépusculaire" a des traits visuels précis, et surtout, un fondement cliniquement évident dans le réseau des souvenirs et des préoccupations angoissées du malade. Partir de l'onirisme normal pour expliquer l'onirisme pathologique était donc un geste naturel, d'autant que les contemporains s'intéressaient parfois plus à l'opposition non entre deux types d'onirisme, mais entre deux types de sommeil, pour analyser les états confuso-oniriques de l'hystérie extrême.

La difficulté pour Freud est de donner un sens acceptable au concept de condensation (Verdichtung, Kompression). Brutalement formulé, la condensation sur les images (qu'il faut distinguer de la condensation sur les mots) consiste à dire qu'en écrasant les uns sur les autres des significations surdéterminées, l'esprit finit par créer des images, des tableaux. On ne voit guère comment, sinon d'une façon tellement métaphorique que le pouvoir heuristique même de la condensation s'en trouve compromis. Là encore, il faut tenter d'en revenir au processus de transformation intrapsychique que Freud cherche à décrire, et à ses corrélats cliniques. Il s'agit tout simplement d'un nouveau critère d'identification du désir, quelque chose comme: "Plus j'y pense, plus je le visualise, plus je le désire". La texture de l'image onirique, ce qui fait d'ailleurs qu'elle survit à la sortie du sommeil et interroge le rêveur, c'est qu'elle le hante. Penser l'image onirique comme hantise permet d'appréhender en quoi, comme un fantôme, ou comme un "revenant", elle fait retour malgré le rêveur dans la conscience. C'est là une idée de l'image bien plus précise que l'idée de réminiscence, incapable de capter combien l'image peut s'imposer à la conscience. Or de tels phénomènes de hantise, intermédiaires entre l'image vraie et la simple croyance évocatrice, ont un répondant connu dans la clinique des névroses: ce sont les images obsédantes, quasi hallucinatoires, des obsédés (un phallus en érection se superpose à l'image du crucifix lorsque l'obsédé se met en prière, par exemple). Ces images, lorsqu'elles sont décrites par les malades, peuvent soulever la question de l'hallucination pure (intrusive, totalement objectivée, déchirant complètement l'espace des attentes normales du sujet); mais lorsqu'on les explore, on s'aperçoit que la croyance du sujet dans l'image est tout à fait impliquée dans sa production; autrement dit, lorsqu'il déploie sa défense habituelle ("N'y pensons plus!" accompagné d'un rituel conjuratoire quelconque), l'image s'évanouit. Bien sûr, dans les hallucinations psychotiques vraies, il n'est pas question de se débarrasser ainsi des phénomènes. Assurément, l'image fait ensuite retour, et on peut même dire qu'elle ne disparaît jamais tout à fait de la préoccupation anxieuse de l'obsédé, même quand elle n'a pas la texture d'une image qui s'impose, mais celle d'un souvenir de cette image, ou d'une pensée au sujet de cette image, mais elle s'insère toujours dans la dialectique du désir et de la contre-volonté dont j'ai fait état plus haut. Sa réactualisation, en un mot, est directement fonction de la défense qui provoque le retour du refoulé dans le refoulement lui-même ("N'y pensons plus!"). L'hystérie dite "crépusculaire" est labile (quelques jours au plus), si spectaculaire que soient l'onirisme et la croyance terrifiée aux scènes sexuelles et violentes qui s'y déroulent, précisément parce que le sens des images hallucinatoires est clair par rapport à l'histoire passée du malade, à ses traumatismes vécus, ses attentes déçues, ses espoirs. Je suggérerais volontiers ceci. C'est une propriété conceptuelle de la croyance "que p", qu'elle est équivalente à la croyance "que p est vrai". Il est impossible de croire à quelque chose sans croire aussi que ce à quoi on croit est vrai. Tenter de croire à quelque chose en croyant que c'est faux est impossible. Aussi, dans la dynamique du désir contre-volontaire, ce que je ne veux pas croire, c'est précisément ce que je désire croire. L'hallucination consiste donc ici à croire à l'incroyable, ou à forcer la croyance par une image quasi réelle qui pourtant n'emporte pas tout à fait la conviction. C'est pourquoi dans les névroses, à la différence des psychoses constituées, les expériences hallucinatoires ne sont que des expériences quasi hallucinatoires: non seulement l'intentionnalité motivante du contenu de sens des images est directement accessible à partir de la continuité de l'existence personnelle, mais le sujet se sait toujours impliqué (serait-ce contre son gré conscient) dans la production du phénomène. Il n'est jamais que momentanément débordé. L'analyse de ce que Freud appelle une condensation revient donc à démêler les fils motivants, ou les significations conflictuelles où l'économie du refoulement joue à plein ("Plus j'y pense…", avec ce réseau de surdéterminations, de coïncidences, de rapprochements qui tourne à l'obsession, bref, qui ne cesse de se déplier en moi sur un mode associatif semi-automatique, n'est susceptible de s'actualiser en une image que sur le fond d'un "N'y pense donc pas!", autrement dit, "ne pense pas à ce à quoi tu penses tant!").

Ce qui trouble la juste compréhension de ces passages cruciaux du chapitre 7, c'est une double difficulté. Tout d'abord, la notion de "préconscient", explicitement construite pour faire pièce aux doctrines psychologiques contemporaines du "subconscient". Le tour de force est permanent, et Freud a tout simplement mobilisé le meilleur de la psychophysique de son temps (ainsi que les mécanismes de l'Entwurf) pour ridiculiser les appareils psychiques plus sommaires de Janet, de Morton Prince, ou de Grasset, également destinés à des explications en pathologie mentale, mais avec infiniment moins de bonheur. Du coup, Freud assume avec le préconscient une charge trop lourde, largement extra-clinique: notamment, celle de rendre compte des phénomènes de l'automatisme psychologique mnésique des philosophes français de l'époque (Dugas, Leroy, etc.). Il a sans doute considéré que cela insérait d'autant mieux la Traumdeutung dans le débat neuropathologique, mais c'est pour le lecteur un labyrinthe de références implicites dont il ne sort qu'avec peine. La seconde difficulté est plus épineuse. En fait, Freud s'apercevra vite que si le rêve fournit un point de départ pour penser, dans certains cas, la perte de la réalité, l'extension de la doctrine de l'onirisme à l'hallucination psychotique est très hasardeuse. Le moi du schizophrène est sans défense ni retrait possible devant ce qui l'assaille, et la perplexité psychotique n'est pas du même ton que le doute obsessionnel, par exemple. Certes, quand la seconde topique aura offert à Freud la possibilité de concevoir de façon très réaliste la sujétion du moi (Ich) à l'égard du ça, la perte de la réalité sera à nouveau "expliquée". Mais c'est là une solution toute verbale, qui ramène la perte de la réalité à une propriété analytique de l'appareil psychique si l'on définit la psychose comme la domination du ça sur le moi. Il me semble que la solution, s'il y en a, à ce problème, oblige à reconsidérer la position épistémologique fondamentale de Freud (qui commande sa sémantique, mais aussi son ontologie des éléments de l'esprit): il conçoit l'inconscient, dès la Traumdeutung, sur un mode réaliste, tout comme il a une conception réaliste du monde extérieur. Mais cela introduit des tensions insupportables dans la théorie, parce qu'on est amené à transformer des instances explicatives qui clarifient le sens des données cliniques, en objets mentaux d'un type nouveau, censés interagir causalement, et dont la clinique recueille les effets.

En parlant des "solutions" freudiennes au problème de la psychopathologie de son temps, je ne prétends donc pas dire que ces solutions étaient les bonnes. En tous cas, il suffit de marquer que Freud s'adressait bien à des difficultés formulées en-dehors de sa théorie, par ses collègues, et qu'il était donc en droit d'espérer un retour beaucoup plus précis et argumenté à son livre que de simples mentions, même laudatives. En 1909, lors de la seconde édition, Freud décida de s'émanciper des attentes qu'il avait placé dans la réaction des médecins et des neuropathologues: d'où l'aveu de la mort du père, l'idée que le livre est une "réaction" à cette mort. Cela veut simplement dire qu'apprendre la psychanalyse, c'est appliquer à Freud et aux rêves qu'il communique la méthode même qu'il expose dans la Traumdeutung. Si on le fait, comme l'a montré Didier Anzieu (et on n'a pas forcément besoin pour cela de renseignements extérieurs), on s'aperçoit du degré presque insupportable de confidence que Freud a consenti. La "scène primitive" de son enfance se trouve, par exemple, en toutes lettres dans le texte, pour qui sait lire, et recoller les morceaux disjoints de l'auto-analyse des rêves. C'est comme si l'idée du "travail du rêve" était la liste des procédés que Freud a employé pour dissimuler ce qui lui paraissait inavouable, et pourtant crucial, pour se comprendre lui-même, avec ce tour particulier que la liste des dits procédés est fournie au lecteur. Cela change la couleur générale du texte (c'est l'origine du "mythe du héros" chez les premiers disciples et historiographes, qui ont systématiquement négligé l'insertion de la Traumdeutung dans le débat psychiatrique), et rejette la version initiale dans les limbes. En y revenant, on mesure mieux les décalages.