La dépression est-elle universelle?
Catherine Lutz
Préface de Vinciane Despret, "Quest-ce que l'ethnopsychologie?"
Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, à paraître en novembre 2004
41+80 pages, bibliographie générale.
La
jument du baron s’extirpera-t-elle jamais du marais ? L’ethnopsychiatrie
de la dépression et ses impasses
Catherine Lutz, qui enseigne l’anthropologie à l’université Brown, avait écrit en 1985 un essai remarqué, et dont le titre, « La dépression et la traduction des mots d’émotion », devient dans sa récente traduction La dépression est-elle universelle ? Mais c’est qu’il s’agit aussi d’un livre différent, préfacé par Vinciane Despret, et où la contribution de Lutz sert à illustrer une thèse ethnopsychologique générale : nos théories des émotions seraient infiltrées d’ethnothéories occidentales non-critiquées, lesquelles rendraient non seulement obscur le jeu des émotions tel qu’il fonctionne loin de nos sphères culturelles, mais nous priveraient même (parce qu’on tend à les juger « primitives », ce qui relève d’un racisme latent) de la ressource qu’offriraient ces conceptions alternatives pour clarifier chez nous la nature et la fonction de nos (ethno-)psychologies prétendument objectives (psychanalytiques, cognitivistes, etc.).
C’est là un avatar, psychologique, du constructivisme social, version radicale.
Il n’existerait donc nulle essence de la dépression (serait-elle modulée en aval par les cultures), fondée sur la psychobiologie de l’espèce humaine, ni sur un inconscient universel ; au contraire, l’intertraduction (car il faut procéder dans les deux sens pour le révéler) du lexique de la dépression, de culture à culture, révèle des présupposés méconnus qui bloquent à ce point la compréhension du mal-être de l’Autre, de ce qu’il en vit et de ce qu’il en fait en société, que ce blocage nous instruirait sur la dépendance radicale de nos (ethno-)théories de la dépression à notre propre ordre social et à nos valeurs. En cela, l’objectivation cognitiviste, par exemple, refléterait uniquement la préservation forcenée d’« évidences » socialement conditionnées touchant ce que doit être (pour nous) une « véritable » dépression : un état interne, validé par introspection, exprimant le retentissement d’une perte ayant-du-sens-pour-moi. Citant Julian Leff, l’ethnopsychiatre britannique, Lutz montre ainsi, de façon tout à fait exemplaire, qu’il finit par traiter comme inférieures psychologiquement les populations chez qui les règles familiales et sociales interdisent d’expliciter ses émotions tristes, et à qui, en outre, la culture ne fournit pas de moyens expressifs d’accéder à une différenciation fine des états psychiques. Ce serait, pour Leff, un progrès (thérapeutique, sinon civilisationnel…) que d’encourager les gens soumis à de telles contraintes socio-culturelles à, si j’ose dire, « exprimer ce qu’ils ont en eux qui les affecte », plutôt, par exemple que de « les somatiser… faute de mieux » [1] . Les Chinois neurasthéniques examinés par Arthur Kleinman, qu’on devine en filigrane, deviennent par là un beau sujet de polémique [2] .
Il n’est pas question de soumettre à l’examen qu’il mérite le raisonnement qui préside à cette analyse. L’argument, par son relativisme extrême et par tout ce qu’il présuppose de « donné » (qui est fort douteux) pour mettre en scène ce qui serait « construit », s’auto-détruit à mesure en se relativisant lui-même. On savourera ainsi l’assertion selon laquelle existerait une ethnopsychologie « euro-américaine », dont l’unité socio-intellectuelle est garantie par un collage de références à la Courteline [3] . Pire, comme l’avoue Despret : « … la réflexivité elle-même fait partie de notre culture, tout autant que la confiance que nous lui accordons pour nous rapprocher de la vérité. Ce qui nous met finalement dans la position du Baron de Munchaüsen, qui voyant sa jument embourbée dans un marais, tira sur sa crinière, tout en restant en selle, pour la désembourber » [4] .
Mais même si Lutz ignore la complexité conceptuelle du problème
de l’émotion (dans l’ethnopsychologie « euro-américaine
» !), elle avance quelques idées subversives ; car, c’est vrai,
on ne se rend pas compte à quel point nos théories dites cognitives,
par exemple, sont, contrairement à des titres faussement insolents,
des hommages aveugles à Descartes, à l’idée de l’émotion
« intime », donc asociale, état mental « privé
», et non relation dépendante d’un contexte. La cérébralisation
des états psychiques a sans nul doute blindé contre la critique
ce qui restait encore accessible à Hobbes (ainsi que les usages naïfs
du concept d’inconscient). Quand il s’agit de dépression, on ne peut
que déplorer l’appauvrissement que ce paradigme cartésien caché
impose à la clinique. En effet, traiter la dépression comme
un état clos sur soi (hors-social, hors-narration) est carrément
devenu la norme de la dépression vraie (autrement dit, à base
biologique, qu’on soit Chinois, Américain ou Ifaluk). Mais ce qui paraît
à tant de psychiatres un progrès pourrait s’avérer in
fine n’être qu’un biais de description logique, sinon idéologique.
Lutz s’en émeut, et en cela, elle a raison. Reste qu’elle se réfute
elle-même en partant non de l’analyse conceptuelle de l’émotion,
mais d’une comparaison interculturelle qui sombre dans le constat de sa propre
relativité, et peut juste pressentir en quoi la dépression est
« sociale ».