La Madeleine de Janet, ou comment s'écrit l’expérience de l’extase

 

(exposé au colloque "L'écriture et l'extase", à la Sorbonne, le 19 octobre 2006)


            Il est de bon ton, du haut d’un savoir supposé freudien et avec le facile recul du temps, de se moquer des travaux que médecins et psychologues, après Charcot, ont consacré à celles qu’on appelait alors les « extatiques » à une époque où pullulent comme jamais mystiques stigmatisées et miraculeuses (car le 19ème siècle finissant est leur âge d’or). On oublie un peu vite que c’est en s’appuyant précisément sur les textes et les témoignages qu’ils ont eu l’intelligence de recueillir, qu’on s’autorise à les juger stupides. La « Madeleine Lebouc » de Janet est un exemple remarquable, puisque les milliers de pages qu’a laissées la « stigmatisée de la Salpêtrière » sont l’essentiel du matériau que Janet mobilise dans De l’angoisse à l’extase, qu’elles ont été détruites ou perdues, et qu’à part une poignée de lettres, sans les citations de Janet, nous ne pourrions pas voir autrement Madeleine.

Nous connaissons grâce à l’admirable travail de Jacques Maître l’identité véritable et les détails de sa vie. Elle s’appelait Pauline Lair Lamotte, née à Mayenne en 1853, décédée en 1918, dans la même ville. A 20 ans, elle découvre l’atroce misère des ouvriers anglais, épouse la cause franciscaine la plus intransigeante en plein essor du capitalisme industriel, rejoint en 1873 les prolétaires de Montmartre survivants de la Commune, abandonne famille, revenus, et jusqu’à son nom. Voyez cette lettre que Jacques Maître date de 1888 :

« Depuis plus de 10 ans, je m’appelle Madeleine Lebouc. Dieu m’ayant donné une vocation spéciale et m’appelant à souffrir pour moi et pour tous mes frères, je porte le nom qui convient. Tu sais que dans l’Ancien Testament, le bouc émissaire était chargé de tous les péchés du peuple d’Israël. Eh bien, cher Père, tu me comprendras, j’en sui sûre. Oui, j’ai pris sur moi les péchés des hommes. Dieu m’a fait connaître qu’Il voulait que je m’unisse au Sacrifice de Jésus Victime… »[1]

Toutes les coordonnées de ce à quoi je vais en venir sont là : elle est d’un même geste et l’objet mauvais qui s’expulse lui-même de la société des hommes, et prise dans l’élan d’une union dont l’initiative vient d’un Autre dont le message est à la fois intime et indiscutable.

Elle partage le sort des plus pauvres parmi les plus pauvres, et va jusqu’à se laisser enfermer avec les prostituées de Saint-Lazare pour échapper à la sollicitude des siens, qui veulent l’arracher à son dévouement total et invisible aux malades miséreuses. Elle vit 20 ans ainsi, couturière au jour la journée, donnant tout, accompagnée spirituellement par le Père Conrad qui meurt en 1893. Thérèse Martin commence à faire parler d’elle, et ce religieux, à ce qu’on sait, ne jugeait pas la comparaison déplacée de Madeleine à la mystique de Lisieux.

La mort du Père Conrad déclenche chez Madeleine une crise de folie persécutive puis de « délire mystique » accompagné de phénomènes corporels étonnants, qui va la remettre dix années, jusqu’en 1903, entre les mains des psychiatres — et de Janet enfin, qui en fera un cas exemplaire de « folie psychasthénique », sur la base de cycles où alternent épisodes de doute et de torture morale (entre obsession et mélancolie) et épisodes d’extase et de modifications sensorimotrices majeures (frisant la grande hystérie). Les stigmates de François d’Assise font leur apparition sur ses mains et ses chevilles ; à l’âge de 37 ans, elle se met à marcher sur la pointe des pieds, avec un sentiment d’imminente lévitation ; son alimentation tombe à quasi rien (c’est l’inédie médiévale). Guérie de ses symptômes, les jugeant sources d’immodestie et de toutes façons accessoires en regard de son expérience spirituelle, elle consent à rejoindre sa sœur, son ange gardien indéfectible, et vit à nouveau en franciscaine de cœur, au service des cancéreuses les plus répugnantes, des pauvresses du Mans et de Mayenne, jusqu’à la fin.

2000 grandes pages : c’est ainsi que Janet décrit les documents qu’elle lui aura remis entre les années passées dans son service et son laboratoire (où elle fut dûment étalonnée, la proportion d’azote dans ses selles et l’extension millimétrique de ses anomalies de peau ayant fait l’objet de constats et mesures assidus), et la veille de son décès. Elle y montre un puissant talent d’introspection, y justifie sans cesse l’irréductibilité de ses états mystiques, mais aussi de ses souffrances spirituelles quand elle se sent délaissée de Dieu, aux hypothèses psychologisantes de Janet, mais elle y livre aussi des vers lyrico-religieux de facture sulpicienne, bien du goût de l’époque. Il semble ainsi que Madeleine soit passée des travaux de sa période ouvrière, dans le monde et au service ces pauvres, à une activité d’écriture tout à fait dévorante. Dans ce dialogue avec Janet, elle avait ainsi conscience que ses textes servaient de matériel à la reconstruction pathographique de son cas, en vue d’illustrer une théorie à son sujet, celle de son médecin, mais de son côté à elle, ces mêmes textes donnaient une forme pensable au réel corporel et psychique tout extraordinaire qui l’agitait :

« Moi qui avait tellement la pudeur de l’âme, comment ai-je pu m’ouvrir de la sorte avec vous comme je ne l’avais fait avec personne ?... Toute petite, je considérais la conscience comme un sanctuaire où seul Dieu avait le droit de pénétrer et je vous y ai fait entrer !... Quand je vous écris, je crois que c’est la volonté de Dieu et après je me dis que je suis folle et j’ai des envies de tout déchirer. »[2]

            Puis, à la fin de sa vie :

« Donc, mon père, tout en répétant que je n’aime pas qu’on parle de moi, je dois me résigner au sacrifice de mon désir le plus cher, celui de rester cachée, dans l’intérêt de la religion et de l’étude [je souligne]. La pauvreté d’esprit que Dieu me demande exige que ne garde rien de ma propriété. Mes écrits ne m’appartiennent plus et vous avez le droit, mon père, d’en faire ce que vous voulez. »[3]

            C’est le caractère de compromis (instable) de cette auto-description psychologique et spirituelle proliférante que je voudrais brièvement examiner, en articulant étroitement, même si c’est de manière conjecturale, ces « écrits » aux expériences extatiques de Madeleine.

 

            Mais pour cela, il faut une clarification préliminaire. Le cas Madeleine est en effet un locus classicus de la casuistique psychiatrique. Est-ce une psychose, ou pas ? Est-ce un délire mystique comme il s’en observe dans la paranoïa ? Les états dits de « sécheresse » et de « torture » sont-ils des symptômes de mélancolie anxieuse ? Ou est-ce un emballement imaginaire de type hystérique sur un matériau religieux, avec des jouissances sexuelles et des somatisations symboliques à crever  les yeux ? En quoi les doutes et les scrupules de Pauline se démarquent-ils des symptômes obsessionnels classiques ? Le concept janétien de « folie psychasthénique » offre-t-il un intermédiaire recevable entre ces possibilités ?

            Il est difficile de ne pas inféoder ces questions à une ambition, une fois encore, pathographique. La force de Jacques Maître est d’avoir, contre Janet, restitué l’ancrage spirituel tout à fait ordinaire autour de 1900 des thèmes que brasse Pauline. En fait, le recours à l’histoire et à la sociologie dénaturalise « l’état mental » supposé de Pauline ; il démontre que l’effet psychopathologique résulte directement de la mise entre parenthèses de cet arrière-plan contemporain. Or bien sûr, ce n’est pas par ignorance, chez Janet, du contexte politico-religieux (i.e. de la crise du catholicisme ultramontain lors de la consolidation de la IIIème République). Ce n’est pas non plus parce que Janet aurait négligé qu’une maladie mentale est aussi un fait social. C’est aussi à cause de la posture si singulière de Pauline, qui s’installe elle-même aux marges où la socialité la plus élémentaire s’évanouit réellement, dans une détresse et une misère qu’elle partage non seulement avec sincérité, mais dans sa réalité déshumanisante même : là où la pauvreté devient si absolue, que le corps social excrète là les « déchets humains » de l’industrialisation capitaliste triomphante, que poussent à l’abîme Monsieur Thiers et l’armée versaillaise. Toutefois, suffit-il de penser que Pauline manifeste sa souffrance dans le code recevable en son temps et dans son milieu : celui d’une expérience mystique qui serait l’envers du renoncement des chrétiens à l’action politique, en ranimant l’idéal franciscain auprès des prolétaires ?

            Parler de code risque en effet de ne pas rendre ce qui lui est dû à la voix de Pauline, qui a su interpeller des directeurs de conscience, tel le Père Conrad et quelques autres, comme Prosper de Martigné, qui n’étaient pas des naïfs[4]. Car il ne suffit pas de parler avec les grands signifiants de son époque (ce que font aussi les grands délirants) ; Madeleine, et c’est ce à quoi Janet se montre assurément sourd, rend ces grands signifiants de la tradition mystique spécialement parlants dans le contexte de misère sordide auquel elle s’est confrontée. En d’autres termes, et c’est la juste réserve clinique qu’il fut avoir ici, elle ne reconstitue pas grâce à ces grands signifiants (Sainte-Famille « oedipienne », sacrifice du Bouc émissaire christique, etc.) un univers propre là où le rapport avec le monde, son corps, le soi, serait irrémédiablement détruit ; mais elle vit avec toute la force de son imaginaire le retour angoissant des objets horribles, dont le moi se préserve ordinairement en repoussant dans un fantasme inconscient l’évocation odieuse. Ainsi, les déjections des malades et des mourants qu’elle soigne me font souvenir de ces absorptions extatiques de crachats et de sanies dont on a le témoignage chez les mystiques du 17ème siècle ; mais si on n’a pas témoignage de tels excès chez Pauline, l’appui indéfectible qu’elle donne à telle pauvre prostituée, ou à sa compagne Rosalie Bourland, dont elle fermera les yeux après l’agonie atroce, répond au même mécanisme — une sorte d’identification imaginaire avec ce qui ne peut pas se présenter tel quel à l’esprit, avec l’objet immonde que le monde, pour rester monde, expulse hors de soi.

            Jean-Claude Maleval, devant le cas, a donc sans doute bien fait de récuser le mot de psychose, fut-elle « psychose hystérique », et l’usage confusionnel du terme de « délire », pour reprendre le concept plus subtil de « delirium » : la flambée imaginative extatique et les communications surnaturelles, divines ou démoniaques, dont elle pâtit, ne participent pas à une entreprise psychotique de réfection subjective du rapport à la réalité[5]. Mais plutôt, comme un phénomène d’inquiétante étrangeté poussé à son paroxysme et soutenu de représentations religieuses extrêmement cohérentes en elles-mêmes, ce qu’elle vit reflète-t-il l’incursion tout à fait inopinée des objets fantasmatiques d’habitude refoulés dans le champ de la conscience. Et Janet d’ailleurs ne semble pas s’y être trompé, puisque les descriptions qu’il a laissées, et sur quoi seules on peut s’appuyer pour le contredire, enregistrent la qualité oniroïde marquée des expériences de Pauline. Un autre trait frappant de Madeleine touche à ses voluptés. Il y a bien sûr des expériences de jouissance ineffables dans les franches psychoses. Janet note cependant que celles-ci, chez Madeleine, sont associées, nous dit-il, à un sophisme singulier : en substance, dit Madeleine, c’est si bon que ce ne peut être que bien. (Je vous laisse rêver à ce que ça doit donc être.) Tout, dès lors, aurait ici la texture de retrouvailles inespérées, aux antipodes des sentiments de déchaînement incoercible qui grèvent régulièrement les voluptés psychotiques. Janet connaissait de toutes façons les travaux des aliénistes du temps, et jamais il n’assimile son cas à une psychose hallucinatoire chronique à la Gilbert Ballet, par exemple. Les hallucinations sont d’ailleurs massivement visuelles, et quand elles sont auditives, on n’y détecte pas le caractère d’insulte intime pathognomonique de la paranoïa. Au contraire, dans les dialogues intrapsychiques de l’extase, Madeleine vit une « histoire continuée », où ses identifications religieuses se succèdent, à la Vierge, au Christ, etc. La guérison finale, attestée par la famille, et bien nette, pèse elle aussi rétrospectivement lourd sur le diagnostic.

 

            Ceci posé, je vois une seconde fausse fenêtre à refermer. Je doute fort que Janet ait ici manqué quelque chose que Freud aurait, s’il avait vu Madeleine, mieux perçu. Il est vrai que De l’angoisse à l’extase contient un des rares passages où Janet est à deux doigts d’avouer le bien-fondé des conceptions de son concurrent viennois.

« Dieu m’a mise, murmure-t-elle pendant l’extase, dans un singulier endroit, dans une sorte d’armoire comme on enferme un objet précieux, une statue ; mon état tout passif me permet de rester dans la position où il m’a mise, je me sens bien au chaud et je ne souffre pas du manque d’air. Mon esprit est bien vivant dans ce tabernacle et je songe au sacrifice à accomplir »[6].

Janet voit ici l’expression, exemplaire du symbolisme freudien, d’une inclusion utérine dans le corps maternel. C’est franchement superficiel. De toutes façons, Janet ne remet jamais en question ses postulats sur cette base, qui sont l’application méthodique à la clinique du pragmatisme de James. La dissociation freudienne de la représentation et de l’affect est une idée qui lui reste intrinsèquement étrangère. Plus évocateur est le procédé mis en œuvre par Janet avec Madeleine (apparemment sans connaître l’analogie avec Freud) : il l’allonge sur un divan, lui-même se plaçant dans un fauteuil dans une pénombre propice, et il lui demande de dire ce qui lui traverse l’esprit. Il semble que dans ce contexte, Madeleine ait commencé à appeler Janet « Mon Père ».

Or je suppose qu’il y a là plus ou autre chose qu’une relève analogique du rôle du Père Conrad (son confesseur et directeur de conscience) par Janet. Il y va du lien transférentiel qui fraie la voie à la transmission des écrits de Madeleine. Paradoxalement, c’est aussi une des voies de l’authentification de l’expérience mystique comme à travers et malgré l’agnosticisme affiché de Janet. En effet, Madeleine obéit absolument à Janet, lui remet la direction de sa conscience fort au-delà de toute exigence purement thérapeutique et donc contingente :

« La volonté de Dieu est devenue votre volonté, mon pauvre esprit malade se repose sur vous du soin de disposer de moi-même pour le moment présent et de diriger l’avenir […] La volonté de Dieu se trouve incarnée en vous et vous êtes pour moi comme son image. »[7]

Ce que j’éclaire du passage suivant, tirée d’une lettre à sa sœur :

« N.-S. s’est plu dans ses apparitions à faire des commandements à des saintes qui ne pouvaient obtenir ensuite pour les exécuter les permissions des supérieurs. Elles se soumettaient et désobéissaient plutôt à N.-S. à qui elles se plaignaient de cette contradiction et N.-S. leur disait qu’elles avaient bien fait d’obéir à leurs supérieurs et, après les avoir ainsi éprouvées, il tournait ensuite la volonté des supérieurs qui ne s’opposaient plus à ses ordres. »[8]

            En somme, Madeleine, qui redoute comme la mort l’influence hypnotique de Janet, et qui veut rester libre dans son obéissance, compte, au-delà de Janet, qui n’est qu’une « image », sur Dieu même pour en limiter l’arbitraire menaçant. C’est le semblable choisi pour supérieur qui se retrouve ainsi, lui, la marionnette des desseins insondables de l’Autre divin, tandis que la sainte garde sa conscience pour elle et ne veut rien, échappant ainsi à toute faute. Etrange transfert : il implique l’abandon entre les mains de Janet de Madeleine elle-même comme objet de science à travers ses écrits spirituels, tout en faisant, par l’abandon total qui en est fait, de ces écrits mêmes les preuves de leur nature spirituelle authentique aux yeux de Dieu. Derrière le maître, il y a le maître du maître, par qui je suis libre tout en obéissant sans limites. Aussi Janet erre-t-il du tout au tout en concluant que « les obsessions de direction » (entendez les scrupules infinis de l’obéissance) se sont transformés en « délire d’Union avec Dieu »[9]. C’est l’inverse : c’est faire un avec l’Autre, comme position subjective ultime de Madeleine, qui régit son rapport à Janet, et qui dirige le directeur dans la direction du désir de sa malade soumise.

            Voilà le premier facteur à prendre en considération, je suppose, pour appréhender la fonction des « écrits » dans leur relation et dans l’expérience extatique.

            Le second, je l’ai déjà indiqué, mais en passant : c’est l’identification de Madeleine au rebut dernier de l’humanité. Cette identification est amoureuse et surtout à double fin. Pour une part, il s’agit de la solution mystique bien décrite déjà chez Freud, qui consiste à prendre l’amour même pour objet de l’amour. C’est la voie universalisante, celle de François d’Assise et du « Cantique des créatures ». Mais comment cet amour de l’amour peut-il coïncider avec ce qu’il faut bien appeler « l’amour de sa propre abjection » (j’emprunte là une formule d’un autre mystique, Jean-Joseph  Surin) comme condition de l’amour inconditionnel porté à autrui dans son abjection dernière ? Freud ne dit rien là-dessus. Il faut d’autres hypothèses. En voici une : ce qui intéresse le mystique, c’est la créature comme signe de la cause divine qui a causé son existence. Comme signe, en somme, de l’amour du créateur pour sa créature, amour qui devient tel qu’il transfigure l’effet par la cause, au point que le même dernier rebut abject de la création y brille, au titre de l’amour qui l’a placé là, comme un joyau. L’amour de l’amour, en ce sens, n’est pas sa propre vérité. C’est le sujet lui-même qui « se fait » la créature d’une cause aimante, laquelle trahit le très peu d’amour qui, de fait, a présidé à son existence réelle. L’amour-objet qu’aime le mystique, c’est ainsi sa propre projection narcissique masquant ce qui lui a été dévoilé précocement (et Jacques Maître l’a bien mis en évidence dans la famille de Pauline) : qu’il n’était qu’un enfant déjeté, indigne sous le regard maternel. L’Union est alors passionnément recherchée avec ce qui s’est fait le plus rejetant, et qui revient dans le dos du sujet, sous la forme d’une persécution rampante.  Si Madeleine débute en effet sa carrière psychiatrique par un délire de persécution, à la mort du Père Conrad, elle n’a d’autre issue que la fuite dans une Union toujours plus étroite avec ce principe méconnaissable qui en même temps la rejette, et inverse la valeur des signes d’élection en signes de damnation, suscitant un doute rongeur et interminable dont les coordonnées lui échappent et la bouleversent.

            On peut alors former une dernière conjecture sur le contenu de ses écrits spirituels.

            Je laisse de côté les récits de vision, qui me semblent relever des interrogatoires à but pathographique de Janet, pour me consacrer aux textes dont Madeleine a choisi la forme : ses vers spirituels. Comme dans toute la littérature de genre, l’intensification du lyrisme prime sur toute considération d’intelligibilité. Or s’ils ressemblent aux poèmes de Thérèse Martin, c’est en cela : ils s’efforce de produire comme une onde musicale qui se propage en cherchant, par delà le lecteur, à toucher au point de communion a priori. Cette poussée de l’intérieur n’a pas à se figurer le dehors où elle s’épanche. Elle est même d’autant plus « intérieure » qu’elle s’en dispense. Et plus elle y réussit, plus aussi elle est purement « mystique », c’est-à-dire, car il ne faut pas oublier que le mot mystique fut à l’origine péjoratif, impénétrable —  ou verbalement virginal. Les puérilismes si régressifs qui nous heurtent, et qui chez Thérèse Martin ont fait l’objet d’une censure sévère, qui n’a pas été épargnée à Madeleine, reflètent cette qualité d’un langage d’avant-dire : d’une langue rendue à son sens d’organe sensible chaudement enclose dans une bouche muette, et qui, de l’Autre à qui tout discours s’adresse, ne veut retenir que la béatitude extasiée d’un Dieu-Mère, ou comme une vision étrange le dévoile à Madeleine, d’un Christ s’auto-engendrant dans son propre corps de femme[10]. Ecrire, c’est prolonger l’onde de cette béatitude silencieuse, épouser le seul contour intérieur de la poussée narcissique et de sa jouissance. Si l’écrit a une valeur déclarative, s’il a donc aussi une face extérieure adressée, eh bien c’est à qui s’en saisit d’en payer les frais, et il en fera ce qu’il veut (une pathographie de mystique, par exemple) ; ce faisant, Madeleine en est sûre, il n’aura montré qu’insensibilité et incommunication.

            L’écriture et l’extase se croisent donc, chez Madeleine Lebouc, au confluent de trois aspirations : l’identification narcissique à l’objet immonde que tout rejette ; la relation unitive imaginaire qui contrebalance le sentiment persécutif, quand Dieu lui témoigne l’indifférence glaçante où transparaît l’imago maternelle néfaste ; l’expansion sans dehors de sa jouissance narcissique, qui se choisit pour son objet propre et s’universalise. Le langage de la mystique prête à cette tresse à trois brins ses symboles et ses images, et c’est dans un transfert bien particulier, où Janet, directeur, confesseur et médiateur, n’aura jamais aperçu le sens de la confiance qui lui était faite, c’est dans ce transfert abandonnique (s’abandonnant à l’abandon) que Madeleine Lebouc s’est forgé le nom propre nouveau sous lequel pouvait enfin s’effacer la malheureuse Pauline.



[1] J. Maître, Une inconnue célèbre : La Madeleine Lebouc de Janet, Anthropos, Paris, 1993, p.220.

[2] J. Maître, ibid., p.275.

[3] P. Janet, De l’angoisse à l’extase I, Alcan, Paris, 1926, p.14

[4] Il est frappant que l’argument récurrent pour différencier Madeleine de Thérèse de Lisieux soit la sainteté reconnue par l’Eglise à la seule seconde. C’est le fond du numéro des Etudes Carmélitaines de 1931 consacré à l’affaire. Comme si on ne pouvait être légitimement mystique qu’au sein de l’Eglise, et « faussement mystique » donc psychiquement malade en dehors ! Mais qui niera que Madame Guyon soit une mystique, et des plus grandes, au motif que le quiétisme est une hérésie ?

[5] La polémique vise le concept de « psychose hystérique » exposé par S. Follin, J. Chazaud et L. Pilon, dans leur célèbre article « Cas cliniques de psychoses hystériques », L’évolution psychiatrique (1981) 26 : 257-286. Sur ce sujet, avec une référence appuyée à Madeleine, on lira donc J.-C. Maleval, Folies hystériques et psychoses dissociatives, Payot, Paris, 1981 ainsi que son article avec D. Cremniter, « Délire psychotique ou delirium névrotique. Essai de différenciation structurelle », Bulletin de psychologie (1987) 40, 378 : 21-36.

[6] P. Janet, op. cit., p.62.

[7] J. Maître, op.cit., pp.274-5.

[8] J. Maître, op.cit., pp.273.

[9] P. Janet, De l’angoisse à l’extase II, Alcan, Paris, 1928, p.89.

[10] P. Janet, ibid., I., p.63 et passim.