« Vers midi, le 20 août 1995 » : l’épiphanie transsexuelle de Dee McCloskey

(paru dans Savoirs et cliniques n°2 (2003) pp.97-112)

Traditionnellement, on hésite en psychiatrie à classer le transsexualisme entre une perversion et une psychose. On sait combien l’étiquetage pathologique de ces phénomènes est délicat : non seulement les transsexuels la récusent, mais dans bien des cas, la quasi normalité dans le comportement, voire les performances remarquables de certains individus, discréditent la stigmatisation médicale. Or, qu’en est-il du point de vue de la reconstruction subjective lors de la transsexualisation ? En partant du récit autobiographique de Donald/Deirdre McCloskey, Crossing, je suggère qu’il faut prendre ensemble toutes les dimensions du cas (incluant les réflexions d’ordre théorique de cette économiste) pour saisir comment la transsexualisation est parfois, selon le mot de Lacan, une « solution élégante ».

It is customary for psychiatrists not to be quite sure whether transsexualism should be taken as a perversion or as a psychosis. The labelling of these symptoms as pathological is usually awkward. Not only transsexuals reject it, but in many cases, the medical stigmatization loses its credit, when compared to the subjects’ rather normal behavior, or even to their astonishing achievements. But what to think, from the point of view of the subjective reconstruction taking place in the very process of transsexualization ? Starting from Donald/Deirdre McCloskey’s autobiographical narrative, Crossing, I suggest that we ought to apprehend the manifold dimensions of the case as a whole (viz. including her theoretical accounts as an economist) in order to understand how transsexualization can sometimes be, as Lacan puts it, a « crafty solution ».


Parler en clinicien d’un personnage vivant pose au psychanalyste des problèmes bien particuliers. On imagine mal en effet comment des mots comme psychose, ou perversion, du moins dans un certain registre, pourraient être entendus comme autre chose que des insultes, ou des erreurs médicales aux conséquences pénibles, par quelqu’un qui livre au public l’histoire de sa vie, précisément afin de faire valoir combien son expérience transcende toute la stigmatisation liée à ces catégories. Ajoutez, pour faire bonne mesure, que le dit personnage a longuement enseigné l’économie à la prestigieuse université de Chicago, qu’il est University Professor en sciences humaines à l’université d’État de l’Illinois, où il ne donne aucun signe de faiblesse d’esprit, qu’il a été présidente de l’Economic History Association, un enseignant rigoureux et avisé en même temps qu’une polémiste redoutable, une théoricienne et un artisan notable de la cliométrie, la défricheuse de nouveaux sentiers (ses travaux sur la rhétorique de l’économie font autorité) ¾ et qu’au fond, puisqu’il s’agit de cela, les médecins (qui l’ont pourtant interné à trois reprises) l’ont finalement laissé tranquille, abandonnant l’espoir de psychiatriser son vœu transsexuel, et permettant que de Donald McCloskey naisse, radieuse et exubérante sur la couverture de son autobiographie, Crossing. A Memoir, Deirdre McCloskey.

Pourtant, si l’on prend au sérieux la thèse, essentielle à la psychanalyse, que la folie, dans certaines formes pures, ou encore la perversion, ne sont pas intrinsèquement des déficits (comme une maladie lésionnelle), mais un fragment irréductible de l’expérience humaine, et qu’il y a par conséquent plusieurs façons d’être humain ¾ qu’elles nous plaisent ou non ¾, il me semble qu’on peut échapper à l’inconvenance, mais aussi au ridicule, en se risquant à l’exercice que je vais tenter.

Je reprendrai simplement les termes que Freud employa, en rédigeant son essai sur le Président Schreber, à une époque où il ignorait si ce dernier était mort, ou s’il était en mesure de lire l’interprétation de son cas : « Il est possible que le Dr Schreber vive encore aujourd’hui et qu’il se soit retiré si loin du système délirant incarné par lui en 1903, qu’il ressente comme pénibles ces remarques sur son livre ». Freud, toutefois, en appelle « à ses propres arguments », Schreber ayant fermement soutenu que son état, avec ses convictions religieuses si étranges et sa vocation à devenir une femme, n’était en aucun cas un motif pour lui retirer ses droits ni pour l’interner - et que tout s’expliquait rationnellement dans ses Mémoires. Or, après avoir fait l’éloge des facultés intellectuelles de Schreber, que fait Freud ? Il accepte la texture rationnelle des justifications offertes (le propos schrébérien n’est nullement indigne des spéculations gnostiques ou philosophico-mystiques de la tradition), et dans les renvois, les parallèles, les points obscurs détectés par Schreber dans sa propre pensée, dans les hypothèses qu’il soulève puis écarte, bref, dans ce réseau serré d’inférences qui le rendent si éminemment lisible, il se demande qui parle, autrement dit, quelle position subjective particulière Schreber a pu occuper à tel ou tel moment, et pourquoi les solutions qu’il a retenues ont eu le pouvoir étonnant de le réconcilier avec l’existence.

Donald/Deidre MacCloskey n’a pas moins son mot à dire sur ce qui a fait de lui ce qu’elle est devenue. Bien davantage, on ne saurait oublier que, pour envisager autrement ce qu’elle raconte, encore faut-il partir de ce qu’elle nous expose avec une si complète franchise. Aussi l’autre éclairage que je propose entend-il respecter littéralement à la fois sa réflexion et son évolution finale (que je ne connais, en réalité, que par son Memoir, ne l’ayant jamais vue). A la limite, privé des ressources de la pathologie médicale, aucun désordre psychiatrique ne permettant de trancher objectivement dans les hésitations (tandis qu’ils ont durement frappé Schreber), on est d’autant plus obligé de préciser d’où une semblable carrière psychique prend son sens. Car McCloskey ne se contente pas de raconter le happy end de sa transsexualisation. Il lui importe aussi de faire valoir son point de vue comme partie prenante dans un tel succès, avec les étapes de sa construction mentale et morale telles qu’il les a vécus. C’est évidemment un écart d’appréciation sur un tel « point de vue », sur le succès final et sa genèse, qui, en quelques endroits cruciaux, je vais le montrer, causera un réel dissentiment entre les cliniciens et McCloskey. Si un jour, d’ailleurs, elle tombait sur ces pages, je ne voudrais pas qu’il y ait quoi que ce soit à reprendre dans mon effort en vue de nommer exactement la teneur d’un tel dissentiment. Car ce dernier en révèle autant sur la position subjective de ceux qui tiennent, et qui tiendront toujours, je le crains, le transsexuel pour une sorte singulière de « fou », que sur la revendication exceptionnelle de liberté qui accompagne un « changement de sexe », et sur ses chances futures de normalisation sociale.

*

Une brève anamnèse, donc, campera le décor de la déchirure existentielle, qui, « vers midi, le 20 août 1995 », fit définitivement basculer Donald vers Deirdre, et va servir d’ancre à mes analyses.

McCloskey est né en 1942. De son enfance, il ne juge digne de communiquer que les soins affectueux d’une mère assez artiste, et l’éloignement relatif de son père, un professeur de sciences politiques. Un détail : il accompagnait sa mère essayer des robes dans un sous-sol de grand magasin, sous le regard silencieux des hommes à quelque distance. C’était en 1947. MacCloskey est bègue - handicap qu’il n’a jamais surmonté et qui l’expose aux vexations qu’on imagine. Incidemment, on apprend qu’il refusa de suivre les cours de danse classique auxquels sa mère l’avait inscrit. Ce qui le retient dans ce détail, c’est uniquement sa réticence de petit garçon, rien de l’intention de sa mère. L’année 1953 est celle où tout se noue. Il a onze ans. Une jeune sœur vient de naître (avec qui les rapports vont devenir terriblement conflictuels au moment de sa transsexualisation, parce que, universitaire et psychologue, elle tentera à plusieurs reprises d’utiliser ses titres pour le faire interner comme maniaque). Un soir, il vient d‘avoir sa première éjaculation, dans un rêve où il se voit en femme, tandis qu’en-bas, sa mère s’occupe du nouveau-né. Il s’habille alors avec les vêtements de sa mère : « Il n’y avait pas le moindre désir de jouir (lust) mâle là-dedans, sauf dans ce qui en résulta. Ce n’était pas de la curiosité pour que ce qui se cachait sous les vêtements de femme. C’était une curiosité concernant l’être (about being) ». Il grandit avec ce secret, sans plus rien dire de sa sœur. A partir de 13 ans, raconte-t-il, il aura chaque soir avant de s’endormir deux prières : ne plus bégayer et être une femme. Les aventures de George/Christine Jorgensen, le célèbre transsexuel, qui inondent la presse en 1953, le frappent profondément. Il traverse cependant à l’époque un épisode psychopathique. Il s’introduit en secret dans les maisons du voisinage pour essayer les crinolines, l’accessoire par excellence des jeunes filles des années 50, avec leurs chaussures, etc. Jamais il ne se fait prendre. En revanche, un jour, il a quinze ans, son père, qu’il n’a pas entendu arriver, manque de le découvrir. Il a à peine le temps d’arracher ce qu’il porte, et son père le découvre debout au milieu d’un tas de vêtements féminins épars. « Son père n’était pas du genre à mettre son nez partout (watchful) dans de pareilles questions ¾ un homme sur son quant-à-soi (a private man) qui tenait à ce que soit accordé aux autres leur droit à une vie privée (privacy) ». McCloskey n’a jamais su ce qu’il a pensé de cette scène, ni ce qu’il en a cru ou déduit. Le père meurt à 53 ans (je ne sais pas précisément quand, mais Donald est étudiant) ; cette mort n’émeut pas outre mesure le jeune homme qui, au contraire, s’attachera plus tard à déceler dans sa conduite plutôt égoïste à l’égard de sa mère, soudain forcée, malgré ses goûts, de retravailler pour les entretenir, la source d’un malaise qui ne l’a plus quitté. Il se décrit cependant comme le « baby-sitter » de sa sœur et de son frère. Les études se poursuivent, et le travestissement aussi. Combien de fois s’est-il travesti ? Peut-être 5000 fois, chaque épisode s’achevant quasiment toujours en se masturbant. En même temps, comme McCloskey vit de la manière virile qui s’harmonise avec son apparence physique (celle d’un joueur de football américain), dans l’angoisse et la culpabilité, il détruit sa garde-robe en « purges » répétées. Peine perdue, chaque fois, il la reconstitue. Il se marie en 1965. Sa femme, au départ infirmière, finira par enseigner cette spécialité à l’université. Que pense-t-il de ce mariage ? Sans doute teintée par l’amertume d’un divorce longtemps différé, douloureux, mais inévitable, il se fait un moment la remarque que pour sa femme un diplômé de Harvard était au fond « une bonne prise » ¾ alors que son beau-père, apprendra-t-il, lui avait déconseillé de l’épouser, sentant du louche. Mais il a des bonheurs. McCloskey « n’était pas malheureux dans sa vie masculine ». Un fils naît en 1969, puis une fille en 1975. La carrière universitaire suit son cours, le travestissement aussi, dont sa femme ne sait soit rien, soit pas grand-chose (c’est un hobby qu’elle prend avec indulgence, pourvu qu’il ne soit pas homosexuel !). Il découvre Internet en 1994 et, aussitôt, les réseaux de transvestistes, l’ivresse des pseudonymes, des rendez-vous et du partage des expériences ¾ les nuits sans sommeil, enfiévrées, et les achats d’accessoires se multiplient. Il sort travesti, loin de chez lui, et son couple entre en crise parce qu’il a tout révélé à sa femme et réclame le droit de vivre comme bon lui semble. Elle s’y oppose, mais alors son humeur devient volatile, l’excitation et l’insomnie plus vives ; et rien ne se calme avant qu’elle n’ait cédé. Mais il n’est pas question de la quitter, et il consent à se prêter à une thérapie conjugale.

Sur ces entrefaites, Donald (qui se fait appeler « Jane ») rejoint des amis transvestistes dans l’Illinois. « Robin », cette nuit-là, leur fait part de sa décision d’aller jusqu’au bout et de se faire opérer. « Nikki », sous hormones depuis 4 ans, déjà magnifiquement féminisé, est de la partie. Il reprend la route le lendemain, vers Iowa City.

Et là, soudain, le 5 août, les pensées affluent :

« Je suis un travesti (cross-dresser) hétérosexuel de 53 ans, marié depuis 30 ans, avec deux enfants maintenant grands, un professeur d’économie et d’histoire. Je ne veux pas devenir une femme.

Bien sûr que non. Juste une marotte. On se calme.

Voyons voir : route à péage Est-Ouest. Il pensait qu’il connaissait bien le chemin.

Quelle nuit. La dernière danse au Temptation’s à 4 heures du matin. Le personnel à l’épicerie qui nous repère dans nos habits. C’est si facile à dire : les sourires, les mines ahuries. C’est principalement de ma faute si on s’est fait détecter (being read), puisque Robin passe bien et Nikki encore mieux. Et puis le babillage jusqu’à l’aube dans l’appartement de Robin. On s’est follement amusées, sans faire de mal à personne.

Essaye juste encore, se dit-il, la voiture l’emmenant vers l’Ouest et le Mississipi. Quel effet ça ferait d’être en fait une femme ? (How would it feel to actually be a woman ?)

[…]

Je ne suis pas un transsexuel. Je ne veux pas mettre des vêtements de l’autre sexe (to cross) tout le temps, être une femme. […] Ces huit derniers mois, j’ai pas mal causé avec des transsexuels, c’est vrai. Juste par curiosité.

Une femme, de grands enfants. Moi encore Tarzan, pas Jane (Me still Tarzan, not Jane). On peut en venir à bout (to work it out, avec la nuance d’apurer les comptes). Si ma femme veut bien être raisonnable. Juste raisonnable.

Mais voyons.

Essaye encore. Une expérience de pensée (a mental experiment).

Juste y penser.

Vers De Kalb, la seule ville entre les dernières banlieues de Chicago et le Mississipi, après 20 miles de juste y penser.

Attends :

Mon Dieu.

Je peux devenir une femme.

J’ai toujours voulu ça. J’ai appris par hasard que je peux.

Je ne suis pas un travesti hétérosexuel. Tout ce temps. Je suis un transsexuel.

Je peux être une femme, se dit-il. Et il pleura de soulagement, la voiture se conduisant toute seule (as the car drove itself). Je suis une femme, dit-il. Oui !

Elle répéta, je suis une femme, et fondit en larmes ».

Il est midi.

Plus tard, McCloskey emploiera pour ce moment le mot d’épiphanie. Il le regrettera : trop religieux. Mais son destin, il ne le savait pas encore, allait justement l’orienter vers son réveil spirituel. Bien plus tard encore, baptisée sous son nouveau prénom de « Deirdre », elle cessera de regretter cette tonalité spirituelle. Or de quoi s’agit-il ? «… des moments où la connaissance de soi (self-knowledge) devient davantage qu’un flot confus et ondulant (a swirl) de faits ». « Pour parler de façon non-religieuse, comprenez bien, c’est se connaître soi-même au lieu de savoir des choses sur vous. Il connaissait la digue. Le 20 août 1995 un peu après midi, la digue s’est rompue, et l’eau de sa vie s’est déversée en vagues (swirled out) dans la plaine. Il s’est connu lui-même. Elle-même ». De ce morceau fascinant, il dira encore ailleurs qu’il marquait la naissance de sa « conviction », un instant qu’il a pu reconnaître, sous d’autres formes, comme celle du « verre qui se casse soudain », chez d’autres transsexuels aux destins parallèles. Il présente plusieurs traits à mes yeux significatifs d’un tournant dans la structure subjective, où un psychanalyste peut, peut-être, reconnaître à la fois la décomposition et la recomposition de la texture subjective de l’expérience.

Celle-ci, aux traces qu’on en a en surface, et complétée par le contexte, se décline dans trois registres.

Le premier tient à la date de l’épiphanie :

« Il s’interrogea : Est-il significatif que cette crise se soit produite à proximité de la date anniversaire de la crise cardiaque mortelle de mon père, à l’âge de 53 ans ? » Sa femme déclara plus tard à un psychiatre, d’après les pièces d’un procès-verbal, que « Donald ne pensait pas vivre au-delà de 53 ans », et le psychiatre, dans le style tendancieux de son métier, en fit tout une histoire de "danger pour lui-même" qui ne sortait que de sa tête. Non. « C’était la fin d’un été libre pour une délibération d’abord tacite, puis explicite». Un peu plus loin, on apprend également que le rendez-vous imposé par sa sœur et sa femme auprès d’un psychiatre - dans le but de le faire hospitaliser pour état maniaque - avait été pris pour l’anniversaire de ses propres 53 ans. (Je note juste que c’est en 1953 que se produit le premier épisode de travestissement, ainsi que la découverte des possibilités de transsexualisation, avec l’affaire Jorgensen). Quelque chose d’extrêmement fort, semble-t-il, manque ici à l’appel. Il ne fait aucun doute que la teneur de ce qui peut manquer est rigoureusement inaccessible dans l’instant où cela fait défaut, et que le sentiment de liberté, d’indéterminisme dans le virage psychique vers la féminisation de l’être, occupe toute la scène mentale. Nous n’avons pas d’autres représentations de telles crises que celle, poétiquement traduite par McCloskey en termes de « libération », qu’il s’agisse de la digue qui se rompt soudain, ou de la pure spontanéité telle qu’elle se vit de l’intérieur. Mais la référence au père mort, évoqué pour être aussitôt écarté comme hors-sujet, prépare en tous cas cette expérience, suprêmement éprouvante, que va bientôt connaître McCloskey : mourir à ses enfants en tant que père. Car pour son fils aîné, la décision de se faire opérer, de devenir femme, relève de la « trahison » - avivée par la naissance de ses propres enfants, et la question que son fils se pose sur sa propre paternité (Qu’est-ce qu’être père ? Puis-je l’être, si ce que j’ai eu pour père, c’est cet homme qui veut m’imposer comme signature dans ses lettres : « Deirdre et papa » ?). Avec sa fille, les choses ne vont pas mieux. Voyez ceci :

« Un an de silence, puis elle [i.e. Donald/Deirdre] revint pleine d’espoir de Hollande. Maintenant que je suis de retour, je peux sûrement recoller les morceaux de ma famille. Sûrement, ils m’aimeront comme ils m’aimaient avant. Une nuit, quelques semaines après le retour de Deirdre en Iowa, un e-mail apparut dans la liste, venant de son fils. C’est merveilleux… il écrit… Dieu soit loué ! […] Non, disait le message. Je me suis marié la semaine dernière. Grande cérémonie. Tu n’étais évidemment pas invité. C’est tout ce que j’ai à dire. […]. Six mois plus tard, son fils lui retourna une ultime lettre de Deirdre, même pas ouverte, incapable de supporter la plainte de Deirdre, et lui écrivit avec passion, cette fois-ci pour la dernière fois. Tu m’as trahi, dit-il. L’amour est un échange. […] Deirdre pensa qu’elle aurait plus d’espoir avec sa fille d’un peu plus de vingt ans. Les gens disaient, ce sera plus facile avec une fille. […] elle ne répondit pas. Elle avait appris la transsexualisation deux mois après son frère, tard en automne juste, avant que Deirdre n’allât à San Francisco et ensuite pour l’année nouvelle en Hollande. Elle avait envoyé une lettre, suppliant son père de ne pas faire ce qu’il projetait. Elle voyait ça, alors, comme une rupture du devoir (a failure of duty). Jusqu’où s’étend le devoir ? se serait bien demandé Deirdre. Pour leur épargner une blessure qu’ils définissent eux-mêmes (their self-defined hurt) sur la base de ce qui les gêne, faut-il que je sacrifie ma vie ? […] Un moment, Deirdre regarda la loi sur l’assistance obligatoire aux enfants et envisagea de lui couper les vivres. Une fois, elle le fit, et la banque ne fit qu’empirer les choses en ne reprenant pas les versements quand elle se dit qu’il valait mieux les reprendre, et elle paya alors tout avec les intérêts, honteuse d’un acte si peu stoïque. »

            En fait, on pourrait bien conjecturer que ce qui fait ici défaut, et défaut impossible à identifier par celui qui est plutôt subjectivement pris dans sa béance, c’est l’égard dû à un père qui garantit l’invulnérabilité de la paternité à travers les générations : un père, autrement dit, immortel et symbolique, un père auquel, comme père, on survit donc toujours, et qui fixe le cadre sûr de la venue au monde des enfants, puis des enfants des enfants. Or bien sûr, il n’y a pas de mots objectivement adéquats pour désigner une pareille chose, ni celui de la trahison et de l’échange d’amour trompé (car il ne s’agit pas de cette chose contingente qui s’appelle l’amour et qui suppose non l’asymétrie de la paternité, mais la réciprocité), ni même celui, moralisateur, du devoir (car quel devoir est-ce là, fonction de quel droit, reposant sur quel contrat, négocié quand ?). Dans ces moments si pénibles, il est au contraire patent que tous sont pour McCloskey sur le même plan, des individus égaux, confrontant leurs prétentions, et où ce qui entre en balance, c’est ici une simple gêne, et là un péril mortel. Qui hésiterait, rationnellement ? Mais si un père est mort (dans la figure de ce père de la réalité familiale auquel McCloskey n’aurait pas été, semble-t-il, bien sûr de survivre) c’est en lui, et nulle part ailleurs, qu’il est mort. Et les effets ne s’en matérialisent pas uniquement dans la réponse négative à l’interrogation (« Est-il significatif que cette crise se soit produite le jour anniversaire, etc. »), réponse négative qui est plutôt une non-réponse ; ils se matérialisent en outre dans le ravage que le fils de McCloskey éprouve, au point de refuser que son propre père rencontre jamais son petit-fils. C’est avec beaucoup de peine, raconte McCloskey, qu’il a pu ou dû consentir à cette déchirure. Et en un raccourci saisissant, où toutes sortes d’aspects jusque-là éclatés se nouent, il s’apercevra, des années plus tard, que son fils avait « assumé le rôle de l’homme dans la famille, pour sa mère et sa sœur », là où lui avait fait défaut - exactement comme il avait abandonné son père à l’hôpital, voit-il soudain, puis sa mère avec les petits. On ne saurait dire mieux que le père en cause dans ces catastrophes n’est pas dans la tête des uns ou des autres, comme une image ou un modèle, mais entre les individus, en tiers, assurant la continuité de leur filiation et donnant son retentissement psychique à leur insertion dans une généalogie.

            Dès ce moment, aucune solution ne s’esquisse, l’identité des plans s’imposant comme une exigence absolue, sinon d’avouer : « C’est la tragédie : les deux côtés ont raison, bien que les deux fassent souffrir. Le péché est dans le monde ». Et seule une issue religieuse lui paraît acceptable (se faire baptiser comme « Deirdre », reconnaître l’existence indépassable du mal, avoir foi dans l’idée que l’amour résoudra tout, ces trois aspects s’emboîtant rigoureusement). Le Dieu chez qui McCloskey trouve son appui ne peut cependant pas transcender ce clivage, cet égal poids des droits à être aimé pour ce qu’on est vraiment et à ne pas trahir l’amour pour ce qu’on a été aux yeux de ses enfants. A l’inverse, c’est un Dieu qui lui a rendu enfin sa féminité intérieure confortable (« …who made me inside in my comfort a woman »). Car McCloskey est terriblement sensible au fait que ce soit aussi « par amour » que ses enfants, sa femme ou sa sœur veuillent l’empêcher de faire ce que bon lui semble. Son Dieu est donc asymptotiquement réconciliation (et amour). C’est, si j’ose dire, le Dieu de l’indulgence maternelle - d’autant qu’on est obligé de lui supposer précisément le genre d’acceptation que McCloskey trouve chez sa mère : la liberté de choix et le bien-être du fils primant, pour elle, sur son identité sexuelle. De ce point, elle contraste absolument avec sa femme, à qui il déclare : « J’ai dit : comme femme, tu es une ratée pitoyable (a pathetic failure). Tu ne sais pas ce qu’aimer veut dire ».

            En un sens, pour reprendre les mots de McCloskey pour décrire son propre père, il s’agit là d’une véritable privatisation de la paternité. Comme on va voir, elle s’harmonise exactement avec les conceptions théoriques de celle qui se définit comme une « féministe post-moderne adepte des marchés libres », mais en cela « résolument conservatrice ».

            Un second aspect essentiel de l’épiphanie de McCloskey touche la relation en miroir qu’il entretient alors avec ses compagnons de travestissement. Depuis plusieurs mois, Donald l’a remarqué, il questionnait tous les transsexuels rencontrés dans les réunions amicales, les groupes de soutien, et ces congrès où la difficulté à gérer l’identité sexuelle en crise attire les spécialistes qui offrent leur compétence (chirurgiens, endocrinologues et psychothérapeutes). Mais c’était « comme un anthropologue », voire, nuance à respecter, « un anthropologue qui pourrait devenir un indigène ». Il s’agit là d’un étonnant mécanisme d’anticipation imaginaire. Malgré l’épiphanie, si exactement datée, McCloskey peut ainsi affirmer « En bref : je me suis toujours [je souligne] sentie plus féminine que masculine ». La décision de « Robin », dans la nuit du 4 août, de renoncer définitivement à la masculinité, l’évidente fascination de « Jane » (McCloskey) pour la perfection des apparences de « Nikki » sous hormones, tout cela pèse de son poids de condition déclenchante sur la crise. Mais je doute fort qu’on puisse réduire à une sorte d’influence mimétique quelque chose qui touche à ce degré le sentiment de soi. Non, il y faut un facteur supplémentaire, que McCloskey décrit fort bien : il faut que le jumeau idéal dans lequel il anticipe sa féminisation lui parle, et qu’il énonce précisément les pensées que, jusqu’alors, Donald n’articulait pas explicitement. C’est seulement ainsi, dans la conjonction d’une image fascinante avec ces esquisses intérieures qu’on entend tout d’un coup du dehors, avec leur pleine charge de vérité, qu’on peut concevoir un basculement aussi radical. D’où la valeur cruciale dans le récit de l’épiphanie, du « J’ai toujours voulu ça. J’ai appris par hasard que je peux » ¾ alors que ladite volonté ne cristallise qu’après-coup, l’attirance se changeant en vœu positif anhistorique, prédéterminé, au moment où par Internet il comprend que même son apparence physique extrêmement masculine n’est pas un obstacle à la transsexualisation.

            Sans doute assiste-t-on, dans cette crise, à un véritable renversement d’image. Je suis frappé de la soudaine disparition de « Jane », le pseudonyme de travesti de Donald, au profit de « Deirdre », qui va devenir le prénom de Donald transsexualisé (je vais expliquer sur quel fondement). La formule : « Moi Tarzan, pas Jane » nomme bien ce clivage, qui repose sur les stéréotypes de la virilité dans leur symétrie figée à ceux de la féminité. McCloskey y est aussi sensible : cette barbe qu’il lui coûtera si cher d’épiler, pourquoi l’a-t-il laissé pousser ? Afin que son fils ait sous les yeux un homme, un vrai ¾ autrement dit, l’image typique d’un vrai père, qui « le fasse rentrer dans l’alignement » (to bring him into line). Et il y a peu de pages de Crossing où il ne rappelle le « style macho » de ses cours et de ses conférences. Tant que « Jane » reste l’image là-bas dans le miroir devant laquelle McCloskey, travesti, se masturbe silencieusement, l’équilibre est sauf. Mais si, un pas plus loin, son équivalent imaginaire plus achevé ouvre la bouche, et prononce, à voix haute et comme à la place du sujet, les paroles qui hantaient confusément son silence, alors il s’opère comme un transvasement de la subjectivité dans son reflet féminin. Donald tombe comme la dépouille mortelle de cette crise psychique. Dans les métaphores de son épiphanie, McCloskey continue ainsi le « flottement » (swirl) à la James ou à la Woolf de son flux de conscience interne, dans l’expérience inondante qui l’a submergé (swirled out) du dehors quand la digue - qui séparait quoi, sinon Jane et Donald ? - s’est rompue.

            Que cette expérience ait des couleurs mortelles n’est pas pour surprendre (« … l’eau de sa vie s’est déversée en vague …», ce qui se lit autant comme une mort subjective que comme une libération). Mais c’est le caractère explicitement régressif de l’expérience qui doit surtout arrêter le lecteur. Car qu’est-ce que « devenir femme », concrètement ? Où en puiser le premier modèle ? La réponse est curieuse : dans l’inversion éthique des qualités viriles de l’âge mûr, vertus d’affirmation de soi, vertus incarnées à l’épée, comme souligne McCloskey, ancien escrimeur, par l’art de jeter en avant sa lame. Les inverser, c’est revenir à « l’humilité féminine », «[…] en recouvrant le caractère que j’avais quand j’étais enfant ». Il est fort possible que l’enfance à laquelle il songe soit l’enfance d’avant la naissance de la jeune sœur, et cet instant décisif où le premier travestissement se produit, alors que la mère s’occupe d’elle - avec tout un contexte psychologique sur lequel on peut spéculer, et que la cruauté de leurs futurs rapports révélerait a posteriori. Mais ce n’est sûrement pas tout. Car, ce que vise cet effort d’humilité, c’est anéantir le trait dominant du discours masculin : il ne cesse de dire je (« io », s’amuse McCloskey, qui pointe ce travers en italien). Il est frappant de voir cet âge d’avant le « moi » servir de noyau dur pour l’édification d’une authenticité féminine qui, McCloskey ne se leurre pas, ne sera jamais parfaite « à 100% ». De ce point de vue nouveau (de l’autre côté du miroir), une certaine haine de la masculinité peut désormais transparaître (« Jetez quelques gouttes d’androcur dans l’eau des villes …», suggère-t-il en riant). Mais on peut sérieusement douter que la féminisation à laquelle aspire McCloskey, à ce moment de sa vie, fasse mieux que reconduire les partages binaires qui ont scandé son existence. Il s’agit toujours de rejoindre un groupe, une catégorie conçue par agglutination de traits comportementaux dont l’apprentissage ne se justifie que parce que la féminité est investie de qualités de douceur et d’amour dont la virilité est dépourvue : « On devient une femme en étant traitée comme une de la tribu. » Tout ceci accroît la nécessité de se regarder sans cesse dans la glace, de se contrôler, et absorbe une énergie considérable. Le lecteur de Crossing, je pense, ne peut à cet égard que s’étonner de la dépense faramineuse de temps et d’intelligence consacrée à des détails futiles, dont la féminité intrinsèque demeure obscure, mais qui témoigne de l’angoisse permanente d’un regard qui le percerait à jour. Le souci de rectifier l’erreur de l’enfance, le mauvais aiguillage du destin qui a englouti l’innocence primitive dans la machine à faire du garçon, puis de l’homme, donne en tous cas à ce processus son point de départ.

            Plus discrète, mais suffisamment digne d’être notée, une troisième et dernière facette de l’épiphanie atteint la perception du monde extérieur et des automatismes du corps. Donald note sa surprise devant sa difficulté à s’orienter sous l’orage de ses pensées : « Il pensait qu’il connaissait bien le chemin. » Un peu plus tard, au moment explosif de la naissance de sa conviction, il a cette remarque étrange : « Et il pleura de soulagement, la voiture se conduisant toute seule (as the car drove itself). » Cette absence à soi dans l’instant où la digue se rompt n’est nullement incompatible avec l’état de subexcitation, tellement criant pour l’entourage qu’il va servir de base pour tenter de l’hospitaliser de force. À cet égard, on doit bien se souvenir que les états maniaques ne sont jamais identifiés comme tels par les gens qui les traversent. Au contraire, l’afflux de vie, d’appétits de toutes sortes, et le déchaînement idéique leur font plus souvent interpréter l’expérience comme une guérison joyeuse et tonique - l’idée qu’il faille prendre un médicament leur paraissant littéralement absurde. McCloskey, manifestement dans un état mixte, puisque son excitation inclut une crise de larmes soudaine, ne déroge pas à cette règle. On peut mal se faire une idée du tableau qu’il a présenté dans ces moments, vu que Crossing réfute toute psychiatrisation de son cas, sauf par quelques touches du décor. Par exemple, une scène où il se réveille à trois heures du matin pour commander toutes sortes de sous-vêtements féminins. Quant à l’insomnie, non seulement il ne la nie pas, mais il l’impute aux réticences de sa femme à le laisser se travestir chez eux. Simplement, aux États-Unis, il est quasiment impossible d’hospitaliser sous contrainte quelqu’un qui refuse de se soumettre à un traitement (les conditions sont nettement plus strictes qu’en France) ; un état maniaque sans désordre public aboutit donc rapidement à une sortie. McCloskey, qui prête aux intentions thérapeutiques de sa sœur une valeur persécutive, y voit pour sa part l’aveu qu’on ne lui a découvert aucune pathologie. Mais cela ne le réconcilie nullement avec la psychiatrie !

            En tous cas, l’épiphanie d’août a une valeur précipitante indéniable. En novembre, McCloskey change légalement son prénom. En juin 1996, il se fait opérer en Australie, par un médecin qui n’adhère pas aux protocoles officiels de la Harry Benjamin Gender Dysphoria Association, et qui ne lui réclame donc pas deux ans de vie en femme avant la chirurgie.

            Je pense que pour un lecteur de Lacan, une pareille désintrication des dimensions symboliques, imaginaires et réelles de la subjectivité donne à réfléchir. Un étayage pervers (transvestiste) extrêmement solide et ancien est balayé en quelques jours, peut-être même en quelques minutes. Comme l’appel du destin, l’anniversaire redouté de la mort du père marque la forclusion de cette instance. La « régression topique au stade du miroir » précipite le sujet vers le sentiment d’être mort soi-même comme homme - comme si c’était désormais le reflet féminin dans la glace qui contemplait Donald, et qu’il ne s’y reconnaissait plus, sinon comme dans une très ancienne erreur qu’il faille régresser à l’enfance pour réparer. La réintégration du sujet métamorphosé dans son corps, abandonné un bref instant comme un véhicule en pilotage automatique, s’opère alors par la féminisation la plus intime qui soit, avec le sentiment qu’elle a toujours été là, et vient non pas de frapper le sujet, mais de le révéler à soi. Bien sûr, une telle situation montre combien la phénoménologie apparente des perversions est trompeuse. Le grain très fin de l’expérience dont McCloskey nous informe se démarque totalement des hypothèses psychosociologiques de Richard Docter, cité d’ailleurs dans Crossing, pour qui la transsexualisation tardive des transvestistes s’analyse comme la correction d’une « dissonance cognitive » entre leur self masculin et leur self féminin. Cela pose la redoutable question de savoir ce qui se passe au juste chez certains transvestistes, quand, à description clinique et objective égale, les uns (la vaste majorité) jamais ne se transsexualisent, et les autres si. Peut-on discerner certaines lignes de force masquées, qui distinguent leurs économies psychiques ? La nature du scénario masturbatoire du travesti (que je répugne à appeler dans tous les cas un fantasme, inquiet de l’étayage anti-psychotique qu’il représente parfois) est évidemment en cause. Qu’est-ce qui protège le transvestiste de passer « de l’autre côté du miroir », sinon un ferme enracinement dans la jouissance pénienne, qui se déploie du côté réel et non du côté virtuel ? Mais est-ce assez ? N’est-ce pas prêter à une prédisposition physiologique ad hoc un pouvoir exorbitant ? Il me semble qu’on aura du mal à se dispenser d’une instance qui mette en fonction cette jouissance comme jouissance masculine, et qui ferme la gueule ouverte de l’image, lui interdisant d’avaler celui qui s’y reflète. On devrait peut-être alors valoriser, dans le diagnostic différentiel, la possibilité pour le sujet d’exister en tiers dans ce jeu de reflets. Et l’on devrait peut-être également donner une portée pronostique aux sentiments de passivation homosexuelle qui contaminent l’expérience, pas seulement quand la question du transvestiste est : « Que suis-je en femme ? » (c’est le cas avec McCloskey, nous dit-il), mais surtout quand l’irruption de cette imagerie homosexuelle supplémentaire est vigoureusement déniée, le sujet se sentant parasité dans sa jouissance. Un facteur important de cet avalement par l’image se déduit de l’affinité du stade oral freudien avec l’imprégnation tactile globale du corps. Je suis persuadé que nombre de phénomènes discrets liés à la volupté de l’enveloppement par des tissus (la soie et le satin) n’ont rigoureusement rien à voir avec un fétichisme passe-partout. Ce sont des enveloppements qui descendent de l’image vers le corps et qui le féminisent par la peau. Pas des trophées symboliques : et McCloskey fait observer qu’il a toujours refusé de porter des sous-vêtements féminins cachés sous ses habits d’homme.

            Cependant, il convient d’être encore plus prudent avec ces remarques. Quand on parle d’enveloppement tactile, de reflet en miroir et de travestissement, parle-t-on de métaphores, de pratiques réelles, ou de clichés ? McCloskey apporte là-dessus aussi ses lumières. Un jour, alors qu’il s’est particulièrement travesti la nuit précédente, il croise une femme dont la conférence s’intitule « Writing on the bias ». « Comme le savent beaucoup de femmes, "on the bias" décrit le drapé d’un vêtement. Le talent particulier de sa mère était de se servir du drapé pour donner à une robe un mouvement et une grâce spéciale. C’était comme le drapé des mots. On pouvait prendre l’esprit d’une activité et s’en servir ailleurs. Donald était aux anges. Il lui sembla que la façon que sa propre mère avait de commencer et de finir ses projets à la maison quand il était adolescent lui avait de la même manière appris comment travailler […] "Écrire sur le biais" coïncidait adéquatement avec la vie de Donald ». Ce sont des soucis de ce genre que McCloskey appelle du « travestissement intellectuel ». Et ils ont des prolongements dans son œuvre théorique, sur laquelle je vais revenir, puisque McCloskey s’est justement intéressé à la façon dont un économiste « biaise », dans un de ses ouvrages les plus connus, The Rhetorics of Economics. Cette idée du « bias » (qui signifie à la fois le biais, le penchant, mais aussi le travers et le préjugé) dessine un espace de torsions lourd de sens pour McCloskey. Tordu, au sens moral, se dit vulgairement weird (ou queer). Or, lors d’une autre conférence, Donald rencontre une femme du nom de Deirdre, et frappé de la difficulté d’orthographier le prénom, il s’attire comme remarque que « mentionner "wEIRD" aide pas mal ! ». Mais le « D » ? C’est le souci d’aider les bibliothécaires à cataloguer ses nombreux livres ; c’est « un acte de loyauté à mes parents et à mon passé ». Mais c’est aussi faire pivot du surnom que lui donnent ses collègues : « Dee ». Et le collage d’où jaillit son nouveau prénom est ainsi : « Donald-Don-D-Dee-Deirdre ». Je suis touché, ici, par l’impression que ce prénom émerge d’un bégaiement : de fait, le J initial de « Jane » le faisait trébucher, pas le D de « Deirdre ». Comme si ce motif évoquait une parole enfin libre, exauçait la prière d’enfant (demain, ne plus bégayer et être une femme). En vieil irlandais, note-t-il encore, Donald veut dire « maître du monde » ; Deirdre, « errante » (comme chez Synge et Yeats, Deirdre des Chagrins, la fatale Hélène de Troie des chants gaëliques, qui causa la mort de tant de vaillants guerriers, et qu’on trouve dans la légende de Deirdre et des fils d’Usnach, obligée par le roi, à qui elle se refuse, d’épouser le meurtrier de son amant, mais qui se suicide pour échapper à ce destin). Mais dans ce sens, « errante », on retrouve aussi WanDERer, et les sous-entendus de weird au sens élevé (peu usité d’ailleurs) : spectral, déréel. Il est curieux que ce prénom soit un de ceux les plus associés à la féminité, d’après les recherches que McCloskey a faites. Plus encore, que l’expression to wander off s’applique spécialement à l’acte de délaisser femme et enfants pour partir vers aucun but déterminé.

            Dans ce réseau enchevêtré d’allusions et d’images qui tombent juste, la continuité de l’œuvre savante (« D » est la lettre commune qui ne perturbera pas l’indexation des livres), lie donc Donald à Deirdre. Le drapé des robes, le biais des tissus et des mots, la torsion bien ajustée des pensées et d’une déviance entièrement assumée comme source d’authenticité, tout cela gravite autour d’une lettre. Je doute ainsi un peu de la certitude de McCloskey, comme il le dit en économiste rompu à la théorie de l’équilibre général, que sa transformation incarne un « théorème du point non-fixé ». On sait en effet que le théorème du point fixe joue un rôle décisif dans la démonstration mathématique de l’équilibre général. Mais cette lettre D, qu’est-elle, sinon le point fixe de McCloskey - et en particulier, il le souligne, sa fidélité à son père, Herbert, l’homme des livres, indexé à la bibliothèque, le professeur de sciences politiques et de philosophie morale cité avec égard (je ne sais si Deirdre le sait) par John Rawls dans A Theory of Justice. Il se trouve d’ailleurs que Herbert McCloskey a été très tôt un des critiques acérés, au nom de la morale individualiste, des dévoiements socialisants des principes de la démocratie. Un de ses articles encore cité s’appelle d’ailleurs « le sophisme de la règle de la majorité ». Et toute son œuvre gravitait autour de la question de l’imposition des normes éthiques, voire méta-éthiques, à l’individu ¾ contre sa liberté et son droit à la privacy.

            Voilà qui invite le lecteur à ouvrir davantage les yeux, et à se pencher sur les travaux de McCloskey économiste, et aussi épistémologue et critique de l’économie. Il a tenu en effet des années durant une rubrique dans la presse, expliquant au public le dessous des cartes des théories savantes - avec un grand succès pédagogique, et divers grincements de dents dans le milieu austère des « experts ». Et le bruit m’est revenu qu’il vaut mieux, quelle que soit la douceur féminine dont se revendique désormais Deirdre McCloskey, avoir soigneusement affûté ses arguments avant de la contredire sur un point technique.

            En effet, il ne suffit pas d’entretisser les images et les signes des symptômes avec les souvenirs d’enfance, les éléments littéraux de la fabrication de la nouvelle identité féminine, et les détails des aventures érotiques. Ce serait faire injure à la solution transsexuelle adoptée par McCloskey, en la réduisant à un pansement sur une blessure psychique psychotique. Non, s’il y a solution (Lacan parle même, dans le cas de Schreber, de « solution élégante »), il y a bien construction de ce que, faute de mieux, et du dehors, j’appellerai une néo-subjectivité, tout à fait capable d’un rendement intellectuel performant, et d’une auto-évaluation critique de ses propres positions. Mais ce n’est sûrement pas par elle-même, comme si la lucidité était le sous-produit psychologique enviable de la rédemption individuelle dans la féminité. Peut-être que McCloskey l’entend ainsi : tant que je n’étais pas femme, j’étais aveugle. Et je dirai plus bas dans quel sidérant auto-portrait il se sent le mieux symbolisé, à cet égard. Mais beaucoup des éléments qui assurent la stabilité non seulement psychique, mais épistémologique de sa position transsexuelle, sont en fait esquissés dans sa conception subtile de l’économie libérale et des agents rationnels dont on décrit les interactions.

            Car McCloskey, comme son père, est viscéralement anti-socialiste. Il défend à cet égard une version intéressante de l’argument anti-socialiste fondateur, en économie, dû à von Mises et développé dans ses dernières conséquences par Hayek. Dans ce fameux argument, en effet, il est totalement impossible à un unique individu d’avoir sous les yeux l’ensemble des paramètres économiquement pertinents pour la communauté à laquelle il appartient. Imaginer cela possible, c’est l’erreur originaire des planificateurs socialistes : qu’on puisse déduire des besoins les moyens de les satisfaire. L’individualisme est ici lié à une forme d’empirisme dans la théorie de la connaissance. Car il implique que la seule chose à ma portée, ce soit les prix des biens dont j’ai, moi, un besoin immédiat, tels que je les lis sur un marché concurrentiel. Le savoir est donc fondamentalement partagé. Personne ne peut mieux savoir que tous les autres ce qu’il convient que tous les autres, collectivement, décident (on ne peut pas fixer d’en haut les prix du travail et des denrées de base, etc.). Bien plus, conformément aux idées de base de la théorie mathématique de la bourse, le simple fait de détenir une information sur l’état du marché ne me permet jamais d’avoir un avantage sur les autres, dans la perspective d’une spéculation. L’information qui m’arrive a exercé au moment où elle m’arrive tout son effet informatif : on ne peut justement rien en déduire pour conjecturer ce qui va arriver. Car elle est accessible à tous, et donc exprime déjà les équilibres qu’anticipent les acteurs sur le marché. Ou alors ce n’est pas une information complète, ou bien c’est une information d’initié dont l’exploitation est un délit.

            Inséré dans ce cadre de pensée, la thèse libertaire traditionnelle selon laquelle on ne peut pas porter de jugements sur les désirs (exemple favori de McCloskey : il n’y a pas de raison de préférer la glace à la pêche à la glace au chocolat), cette thèse change de parfum. Il ne s’agit absolument pas de neutralité éthique. Au contraire, McCloskey est l’adversaire farouche d’une telle neutralité. Il s’agit d’une conséquence de l’ordre réel des choses : il n’y a pas de point de vue supérieur, ni transcendant, d’où il fasse sens de classer les désirs. On comprend alors l’aversion de McCloskey pour une certaine façon de dire je (« Io ! Io ! »). Elle n’est pas du tout incompatible avec son individualisme méthodologique radical. Elle correspond au contraire à son refus qu’aucune subjectivité ne domine par ses perspectives propres les autres, et soit en position de juger de ce qui vaut réellement, par delà ses seuls intérêts. Conséquence immédiate : il est vrai que l’identité personnelle n’est pas un objet qui rentre dans une balance d’utilité économique, mais de cela, il ne suit pas que la subjectivité ni les choix d’identité ne soient rien du tout. Bien plutôt, cela dégage tout un horizon de réflexion sur ce qu’est « être un sujet » en économie. Car cela, personne ne peut le maximiser (par rapport à quoi ?). Or il est évident que l’identité est un motif d’agir. Ainsi, de l’interdit utilitariste sur la question de savoir pourquoi vous aimez la glace à la pêche, on débouche sur l’interdit d’interroger les choix d’un individu concernant son identité. McCloskey se livre ainsi à une interprétation à lui du Right of Privacy, qui n’est pas juste le droit à être laissé en paix (to be left alone), mais celui de n’appartenir à rien (not to belong). Et comme ce droit, typiquement moderne, est hors de la rationalisation comptable, c’est celui, dit-il, qui oblige à intégrer l’amour, ce refoulé des théories économiques, dans l’équation globale. Seul l’amour, ainsi, est susceptible de réguler les rapports entre les choix identitaires. Je ne sais pas trop si cette étrange conception n’est pas à sa manière une réponse au théorème de Arrow. Ce célèbre théorème dit en effet, après Condorcet, qu’il est impossible de définir une fonction d’utilité collective en partant des préférences des individus, si l’on veut en même temps préserver certaines conditions rationnelles des choix (leur transitivité, au premier chef). Du coup, faute de comparaison interpersonnelle d’utilité, Arrow conclut que les préférences collectives seront forcément imposées (et imposée d’en haut par une dictature, s’il le faut). Mais comme on ne peut s’y résoudre, Arrow défend l’idée de la recherche du consensus, lequel suppose d’intégrer l’altruisme parmi les motifs de la délibération (et l’altruisme est inassimilable dans le cadre de la théorie du marché). Il en résulterait qu’en matière de bien-être collectif, toute démarche consensuelle aboutit à exclure le recours au marché. Je ne vais évidemment pas discuter du théorème d’Arrow. Mais l’altruisme évoquant une partie de ce que McCloskey appelle amour (une partie seulement, puisque être altruiste implique de pouvoir se mettre à la place de l’autre, ce que McCloskey récuse totalement), le rapprochement est peut-être clarifiant : l’amour, c’est l’altruisme poussé jusqu’au respect absolu de la décision impénétrable d’autrui.

On est loin, en tous cas, avec cette théorie de l’amour, de la superficialité passionnelle de tel ou tel épisode que j’ai raconté plus haut ! On comprend mieux dans quel réseau serré de justifications éthiques McCloskey oppose la simple « gêne » ressentie par ses enfants et sa femme et l’affaire de vie et de mort dont il s’agit pour lui : « Les économistes ont tendance à être libertariens : "Si il ou elle veut le faire et par son action ne fait de mal à personne d’autre, laissez-faire". La définition de "faire du mal" est cruciale. On doit compter pour rien le simple dérangement, ou alors on ne pourrait justifier en société aucune liberté individuelle ». En effet.

            Avec profondeur, McCloskey s’est également demandé quelle était la place de son propre discours dans le monde utilitaire qu’il décrit. Car après tout, sur quelle base une économie de marché peut-elle considérer qu’elle produit des économistes « utiles » ? Mais c’est pour McCloskey la fonction même de l’éthique, qui ne peut donc s’attacher, dans son absence radicale d’utilité, qu’à l’exactitude parfaite de la description. Parfaitement décrire est la seule éthique, éthique de la science bien sûr, dont la place et la limite absolue (vu qu’on ne peut jamais décider pour un autre que soi) sont fixées par l’interaction hayekienne des agents rationnels maximisant leur profit en fonction de ce qui les touche. Et parfaitement décrire, cela exige un style classique, bien plus qu’un lourd appareillage mathématique (McCloskey admire le style limpide de Solow, à cet égard). On est donc étonné de voir un économiste jeter par-dessus bord les ambitions d’explication causale, de prédiction, et pour dire le mot, l’idéal de direction scientifique de l’ensemble de la société qui s’attache couramment à l’économie. Mais c’est que McCloskey était un pur hayékien, et qu’elle est restée une pure hayékienne. Autrement dit, ce qu’elle estime possible, ce ne sont pas des prédictions, mais ce que Hayek appelait des « théorèmes d’impossibilité ». Par exemple, on sait que si on fixe les prix, alors il va se passer telle chose pour la structure de l’emploi salarié, et in fine, la machine se coincera là, et de cette façon. Mais pour ce qui est de prédire le taux de croissance, très peu pour lui…

Je trouve cette sensibilité aux impossibilités de structure vraiment frappante, proche de la réflexion psychanalytique, qui se garde de bien de dire à quel point ceci va faire souffrir ou pas, et à quel point c’est grave, anormal ou pathologique, et surtout, de prédire ; et j’espère que Deirdre McCloskey ne m’en voudrait pas d’avoir été à son égard hayékien de cette façon, en pointant dans sa trajectoire existentielle telles ou telles corrélations systémiques, lesquelles réclament un regard synoptique sur les données et les mécanismes.

On mesure mal à quel point les opinions de McCloskey en économie et sur l’économie sont à la fois incroyablement orthodoxes et incroyablement subversives. Il vise constamment dans ses polémiques la sainte trinité constituée par « Samuelson, Tinbergen et Klein ». Mais ses motifs pour le faire, qu’il estime intrinsèquement liés à sa féminisation, méritent d’être un peu développés. Samuelson est visé non comme théoricien du commerce international, mais comme celui qui a généralisé l’emploi du « théorème d’existence » en économie. Magnifique exemple de logique déductive, ce théorème revient à prouver qu’il existe un équilibre général par rapport à un système de prix dans une économie de marché : de la simple spécification des propriétés de la consommation et de la production, on en arrive donc à déduire l’existence d’une réalité aussi complexe qu’un équilibre (même si elle n’a pas de réalité historique attestée, même si c’est une existence a priori). Tinbergen est censuré comme l’instigateur de ce que McCloskey appelle avec mépris « l’ingénierie sociale » où a sombré l’expertise contemporaine (je rappelle l’intérêt de McCloskey pour la cliométrie). Klein, lui, est dénoncé pour les abus du test de Student, et l’invocation rituelle de la « signification statistique » qui a fini par s’imposer partout en économie. Le sophisme, ici, consiste à tenir pour équivalente la signification statistique et ce que McCloskey appelle la « signification substantielle ». Comme on voit, les soucis de McCloskey sont ceux d’une pédagogue, soucieux du réel, et surtout de la préservation de ce sens du réel concret, par opposition à ce « réel » qui n’est qu’un artefact à l’horizon des instruments formels qui prétendent le déterminer (on a des phénomènes de ce genre avec l’abus des méthodes quantitatives en psychologie, où la mesure finit par fabriquer ce qu’elle mesure). Sa critique si alerte des abus de l’économétrie se prolonge d’ailleurs dans l’examen de la rhétorique de l’économie, quand elle n’adopte pas ces « biais » abstraits, mais tend performativement à susciter les états de chose dont elle parle. J’insiste : McCloskey est une admirable pédagogue, soucieuse de répondre à la question faussement naïve : « De quoi parle l’économie, comment fait-on de l’économie ? ». Et à la lire, on se prend d’ailleurs à rêver de ce que pourrait être un enseignement universitaire vivant et engagé - et pas seulement de l’économie.

Mais la féminisation dans tout ça ?

Elle a trait, pour suivre la vibrante défense que McCloskey fait de sa transsexualisation dans l’élaboration de ses critiques, au détachement de la réalité au moyen d’artifices formels, qui lui paraît quelque chose d’essentiellement masculin, pire, de puéril : les « châteaux de sable » des petits garçons, selon l’image que McCloskey file dans beaucoup de ses livres et de ses articles, qu’on peut indéfiniment bâtir et ruiner, et qui paralysent toute maturation de la réflexion économique. On a parfois l’impression que si c’est là tout ce à quoi la féminisation lui a donné accès, c’est un peu pauvre. Pourquoi pas la même chose chez un homme à l’esprit un peu délié ? On est constamment exposé, en lisant ces critiques (si justes soient-elles), au risque de voir ce qu’il y a là de spécifiquement féminin s’évanouir comme l’horizon fuyant de quelque chose qu’un homme « ne peut pas comprendre », non parce qu’il est stupide, mais parce qu’il est un homme. Que cela fasse partie de la consolidation rhétorique du sentiment d’« être traitée comme une de la tribu », chez McCloskey, c’est une chose. C’en est une autre, à mon avis impossible, de démontrer par ce biais qu’il y a bien eu féminisation de la pensée (si même une telle chose a un sens). Cependant, quand on met bout à bout les articulations de sa réflexion, on pressent effectivement que sa transsexualisation (que je distingue davantage que McCloskey de sa féminisation), a effectivement pesé dans leur genèse, comme dans la fougue avec laquelle elle les promeut. C’est le sens de mes préalables, à la fois trop savants et trop allusifs, sur ses idées et leur contexte épistémologique :

a)      Il y a d’abord une référence à l’amour (que j’ai rapprochée du problème de l’altruisme chez Arrow), amour indispensable à la régulation par la tolérance du sens privé de l’identité qui est évidemment un enjeu existentiel permanent pour McCloskey. Cet amour, parce qu’il procède d’une vision de l’individu radicalement hayékienne (il n’existe que dans ses marges, quand l’identité est interprétée comme un motif d’action, pas juste l’intérêt), s’oppose aux idéaux de compétition et d’agression qui défigurent la teneur véritable de l’individualisme, en faisant de l’individu une simple extension imaginaire des clichés du masculin. Et l’on sait, de fait, combien une forme où l’autre de darwinisme social néo-libéral se teinte spontanément de sexisme.

b)      Dans un univers où tout est effectivement une marchandise (y compris le discours des économistes, interprété en termes d’utilité !), seules les femmes échappent à la logique de l’opportunité instantanée et de la maximisation quantitative. Les vertus dont McCloskey fait l’éloge, sans se leurrer d’ailleurs sur ce qu’elles doivent aux stéréotypes sociaux, incarnent ce recul, finalement d’ordre éthique, devant le cours des choses. On se demande d’ailleurs dans quelle mesure il s’agit des vertus féminines, et pas plutôt du souci de maintenir pour la différence sexuelle une sphère de pertinence sociale et socialisante qui échappe aux idéaux virils de compétition agressive et à la mercantilisation des propriétés fondamentales de l’humanité. Mais c’est rendre McCloskey bien marxiste.

Quoi qu’il en soit, les dernières lignes de The Rhetoric of Economics récapitulent, il me semble, précisément cette vision :

« Mais l’argument le plus sérieux que je puisse produire n’a rien à voir avec la prudence [au sens de la vertu propre de l’individu rationnel depuis Smith]. Il contredit donc l’économie de Jeremy Bentham, de George Stigler et de Paul Samuelson, et dit, Non, l’identité importe, aussi. Une autre façon de le formuler est que les vertus autres que la prudence comptent. Courage, Tempérance, Justice, Amour. Si vous avez jamais lu l’autre livre d’Adam Smith, La théorie des sentiments moraux, vous y trouverez une articulation des cinq vertus qui met la Prudence de la Richesse des nations dans le contexte qui lui convient ».

« Si nous sommes demain qui nous sommes, prenons notre courage à deux mains, et si nous nous en servons, nous pouvons changer l’économie. Les gens me demandent parfois comment ma conception de l’économie a changé depuis que je suis devenue femme. Cela ne fait pas bien longtemps, et je suis en rien, bonté divine, un expert en être-femme. Sur bien des plans importants, je ne le serai jamais, hélas ! Pourtant, je vois quelques différences. La vertu d’Amour, me semble-t-il, appartient à toute science économique sérieuse, et elle modifie radicalement même l’étude de la prudence. Les jeux des petites garçons me semblent encore plus idiot que je n’avais pensé. Quelques autres choses et plus encore à venir, je présume ».

« Mais ce que j’ai surtout appris c’est que la vie doit être elle-même, et dans un pays riche et libre et comme le nôtre, elle peut l’être. Faites que ça arrive (non, non, je ne veux pas dire changez de genre, à moins qu’il faille vraiment que vous le fassiez : c’est plein, mais alors plein d’inconvénients !). Soyez courageux et soyez vous-mêmes ».

Il y aurait donc un privilège féminin du pragmatisme, contrastant avec le réalisme spontané et naïf des hommes qui prennent ce qui existe pour un corrélat nécessaire de ce qu’ils en pensent (ce que les théoriciens de l’économie poussent jusqu’à la caricature). Mais il n’existe rien dans l’absolu en dehors des buts qu’on se propose d’atteindre et du paysage sur les bords du chemin : c’est la ferme conviction de McCloskey, qu’il martèle partout. Il y a donc une illusion réaliste, ou essentialiste, que la transsexualisation dissipe subjectivement. Ce dont manquent les hommes, c’est du sens de la performativité du discours scientifique (certains énoncés créent l’état de choses qu’ils décrivent, et l’exemple rebattu de la promesse peut s’étendre à énormément d’autres situations de discours : l’expertise économique est exposée, on le sait, à des prédictions auto-réalisatrices) ; et donc aussi de l’intuition que le monde est construit, et du talent de l’évaluation créatrice. Bref, de ce que sa propre transsexualisation lui a révélé. Si un homme peut devenir une femme, qu’est-ce, en effet, que l’identité de l’individu ? Qu’est-ce que l’évidence des formes reçues du savoir et de la science, une fois déblayés les préjugés sexistes sur la façon dont on doit défendre et exprimer sa pensée ? Qu’est-ce enfin que la réalité, si les outils qui la découvrent et l’inventent changent de base subjective à ce point ?

Ces trois aspects du parcours de McCloskey ont suffisamment de détermination pour lui avoir, comme on dit, fait un nom. Il est difficile pourtant, dans Crossing comme dans les textes datés que j’ai consultés, de savoir à quel degré les bases de sa critique de l’économie universitaire n’étaient pas antérieures à la transsexualisation (il suffit de comparer les deux éditions de ses principaux ouvrages, avant et après). Mais lorsque je dis qu’autour de ces thèmes McCloskey « s’est fait un nom », je ne parle pas seulement de la conférencière qui frappe son auditoire par son énergie exubérante et son talent d’historienne féministe. On peut peut-être resserrer ce « nom » autour d’un emblème hautement significatif et émouvant que ses amis néerlandais lui offrent, et qu’ils ont commandé, en argent, à un bijoutier :

« De trois pouces de long, c’était un profil familier d’Erasme de Rotterdam […] mais avec une jambe de femme en hauts talons, décochant un coup sec (flailing out, de flail, le fléau) d’en-dessous sa toge, et faisant s’écrouler les châteaux de sable. C’était Deirdre, professeur invitée à l’université Erasmus de Rotterdam, la contemptrice des petits jeux idiots dans le bac à sable de l’économie. Elle se retint presque de pleurer au Café Dudok, et elle arbora le pin chaque fois qu’elle allait en Hollande, et à d’autres moments, sa version en argent ».

            En vérité, c’est bien Deirdre McCloskey épinglée telle quelle.

*

Dans la question controversée de savoir si le transsexualisme est plutôt une perversion, plutôt une psychose, plutôt rien de tout cela mais un droit individuel fondamental, on voit que McCloskey apporte bien des éléments. Il montre tout d’abord que le transvestisme, aurait-il tous les traits apparents de la description clinique standard, peut parfaitement annoncer un destin psychique qui n’a pas le moindre rapport avec la perversion. Quant à la grave imputation de psychose, une histoire comme la sienne force à en reconsidérer la teneur. À coup sûr, rien ici du grand délire hallucinatoire de la psychose des psychiatres. Les troubles de l’humeur, bien plus nets que McCloskey ne veut le concéder, n’ont jamais atteint le degré qui oblige si souvent à hospitaliser le maniaque contre son gré. Mais plus frappant encore, on voit que le « délire » se déduit plus ici des incroyables renversements d’identité du sujet, de la crise singulière qu’il éprouve face à son image dans le regard des autres, face aux possibilités inarticulées qui le hantent depuis longtemps et qui soudain cristallisent, que de propos « insensés ». McCloskey prouve au contraire sa capacité exceptionnelle à faire fonctionner quelque chose qui n’est certes plus la subjectivité banale (avec sa totale impuissance à secouer le joug de ses accrochages symboliques au père, avec ses inhibitions massives devant tout agir irréversible). Et cette néo-subjectivité transsexualisée, reconstruite de l’autre côté du miroir, il l’étaye en outre sur des universaux : ceux du langage commun, mais aussi ceux de la science par excellence de l’agent rationnel et de la maximisation de ses performances, l’économie. D’où, à la différence d’un délire confus, impénétrable, schizophrénique, un propos à l’étrange normalité où se sertit enfin, comme une pierre dure et brillante, ce regard « de biais » qui fixe l’identité de McCloskey. Si l’expression « psychose transsexualiste » en ce sens conserve une valeur nosographique, ce ne sera sûrement pas pour satisfaire un psychiatre, qui mesure le normal et l’anormal, et, en-dessous d’un certain seuil pathologique, s’abstient. Quant aux fausses catégories englobantes, comme celle de « transsexuel secondaire », où il est facile de classer McCloskey, on est plutôt obligé de se demander dans quelle mesure elles ne reflètent pas uniquement les limites de l’observation psychosociologique, voire l’abrasion méthodique des différences cliniques fines. Car dès qu’on pénètre dans le grain des témoignages, on a le sentiment que chacun définit une manière exclusive de parer aux dangers comme aux failles de l’existence ainsi attaquées au niveau du sexe, et que ce qui est authentiquement instructif, c’est l’originalité des réponses. Quel que soit le souci, chez McCloskey, d’être reconnue comme « une de la tribu », et les généralités identitaires fades qu’on peut aligner sur ses procédés pour y parvenir, le jeu des composantes intrasubjectives mobilisées pour épargner plus de folie, plus d’angoisse, et sauver sa créativité intellectuelle, mérite plus d’attention. Disant cela, je nie qu’il y ait un destin commun sous des ressemblances extérieures, et donc plus, pour le psychanalyste, qu’un art ponctuel d’accompagner l’exception.


Références bibliographiques

Les citations de cet essai sont extraites de Crossing : A Memoir, The University of Chicago Press, Chicago, 1999, How to be Human, Though an Economist, The University of Michigan Press, Ann Arbour, 2000, et The Rhetoric of Economics, 2ème édition, The University of Wisconsin Press, Madison, 1998.

De Donald/Deirdre McCloskey, on peut notamment lire Economical Writing, 2ème édition, Waveland, Prospect Heights, 1999 ; If You’re So Smart : The Narrative of Economic Expertise, The University of Chicago Press, Chicago, 1994 ; et Knowledge and Persuasion in Economics, The Cambridge University Press, Cambridge, 1994.

McCloskey attache une grande importance à un de ses articles plus technique d’économétrie, que je mentionne donc : Deidre N. McCloskey et Stephen Ziliak, « The Standard Error of Regression », Journal of Economic Literature 34 (March), pp.97-114.

Mes références à Lacan vont particulièrement au séminaire sur les psychoses (Les structures freudiennes des psychoses, Edition de l’Association Freudienne Internationale, édition hors-commerce, Paris, 2000) : aux leçons du 16 novembre 1955 et du 15 février 1957, sur le sujet et le moi idéal qui lui parle, avec ses prolongements dans la séance du 30 novembre sur la critique du délire par le délirant, et sur la fascination de la liberté dans la séance du 8 février 1956.

McCloskey permet de mieux comprendre ce que Lacan tentait là de saisir. J’en développe les principes généraux dans un chapitre d’un travail à paraître, La métamorphose impensable : transsexualisme et identité personnelle.

Je remercie particulièrement Philippe Le Gall de m’avoir fait découvrir cet auteur.