Plaidoyer clair et direct pour ceux qui sont contre ceux qui sont contre Michel Onfray
On
ne peut, je crois, éprouver qu’un profond malaise devant ce déchaînement de
passions, pour ou contre Freud, auquel nous assistons depuis quelques semaines.
Je serais surpris que personne ne le partage.
Le
crépuscule d’une idole serait donc le produit monstrueux
d’un ignorantin, qui découvre ce que « tout le monde » savait depuis
des lustres (des faits qui n’ont de toutes façons aucune importance pour la
psychanalyse), et qui vomit sur Freud une haine politiquement suspecte.
Peut-être
bien.
Une
réaction « populiste », anti-parisienne, et pourquoi pas ?
Mettez
cependant un moment entre parenthèses le gros du gras du livre de Michel Onfray, et contentez-vous d’en relire l’introduction et la
conclusion. Il est difficile d’y voir quelque chose d’à ce point scandaleux.
On y entend le cri de colère de quelqu’un qui demande : « Qu’avez-vous
fait du Freud que j’ai découvert à l’adolescence et qui m’a définitivement
guéri de cette maladie morale qu’est la culpabilité sexuelle ? »
Sa lecture libératrice des Trois traités sur la théorie sexuelle, que
l’auteur cite dans l’introduction puis la conclusion, voilà du moins ce à
quoi il ne renonce pas. Et voilà ce qui lui permet de façon paradoxale de
prétendre à la fois critiquer Freud et ne pas rejeter la psychanalyse.
Pourquoi
ne pas entendre ce cri qui, de façon traditionnelle dans une veine populiste,
dénonce « la trahison des clercs », l’appropriation d’un instrument
d’émancipation par les gardiens de la haute culture, et pour finir, un mensonge
qui ne peut pas être seulement celui de Freud, mais qui est le mensonge de
toute une classe intellectuelle bourgeoise, universitaire, et parisienne,
intéressée à établir les marques de sa supériorité ineffable, et de la faire
chèrement payer, en confisquant l’instrument tout simple qu’un gamin d’à peine
quinze ans découvre, émerveillé, sur un état de livres à Argentan ? Les
années 1930 nous ont laissé plein d’exemples de ce genre de pamphlets. Et
si l’on fait un effort de mémoire, on en trouvait encore, avec leur heure
de gloire éphémère, contre Sartre, ou contre Barthes, dans les années 1960.
Pour ma part, j’ai trouvé que ces pages n’étaient pas sans évoquer celles
de Bourdieu, dans un livre qui n’a bien sûr aucun rapport avec le sujet, puisqu’il
s’appelle Esquisse pour une auto-analyse
[1]
. Il serait trop facile d’ajouter Bourdieu « le
génie en moins ». Car dans ces choses-là, la banalité, voire la vulgarité,
ont une importance décisive, et même valeur probante. C’est avec une certaine
distinction qu’il faut rompre.
Mais
il était encore plus choquant de constater la surdité incroyable d’un milieu
qui se flatte de la qualité de son écoute face à un tel cri. Le comble du
malaise fut peut-être atteint ces dernières semaines sur un plateau de télévision,
quand une sommité médiatique de la psychanalyse qualifia Michel Onfray de « fils naturel de Nietzsche et de Zapata »
— ou de Zavatta, c’était difficile à discerner.
Peu importe qu’il se soit agi du clown ou du guérillero. Le bon mot n’a fait
rire personne. Sans même se fatiguer d’un sourire convenu, la cible impavide
de ce quolibet, d’un regard froid, a fait retomber sur la tête de son interlocuteur
plein de morgue le saut de crachats qui lui était destinés. Il n’est pas impossible
que cette minuscule péripétie ne signe la fin d’une époque, celle d’une psychanalyse
barricadée derrière de purs moyens d’intimidation, et qui, en prenant tout
de haut, s’arrogeant les prestiges du verbe et de l’intelligence, prospérait
sur le sentiment confus entretenu dans la masse des gens que, « décidément,
Freud, c’est trop fort ».
Ces
ficelles ne marchent plus. Il est inquiétant, c’est vrai, de lire sous la
plume de Michel Onfray un choix d’adjectifs pour
qualifier Freud qui évoquent de façon trouble le portrait du Juif Süss
dans la pire des propagandes (« cupide, manipulateur, menteur »,
etc.). Mais citer un auteur aux sympathies d’extrême-droite,
comme Jacques Bénesteau, est-ce antisémite ?
[2]
C’est moins sûr. Qui va de toutes façons croire que Freud,
pour avancer, n’était pas obligé d’en dire bien plus que ce qu’il savait effectivement ?
C’est un peu comme croire, en 2010, que Galilée est vraiment allé lancer des
ballots de plumes du haut de la tour de Pise, ou que les valeurs qu’il annonce
dans l’expérience des plans inclinés sont celles qu’il a observées… Mais,
et là c’est plus gênant, quand on enseigne aujourd’hui à l’université la psychanalyse
comme une variété de la psychopathologie étayée par des arguments cliniques,
et qu’on donne en exemple les cas de Freud pour expliquer en quoi consiste
l’hystérie, que certains de ces cas soient douteux mérite au moins qu’on s’arrête
cinq minutes — si l’on ne veut pas les étudiants ainsi formés voient des Anna
O. partout
[3]
.
Ce
que signifie la « légende freudienne » pour le pauvre historien
ordinaire.
On
dira, à juste titre, que si l’on entre dans le corps du livre, on ne trouve
qu’une combinaison de faits tirés de la longue critique de la « légende
freudienne »
[4]
entreprise depuis les années 1960 par les historiens de
la psychanalyse, et d’exagérations plus curieuses imputables au seul Michel
Onfray
[5]
. Mais là encore, que signifient ces haussements d’épaules ?
Tant qu’on n’explique pas sur quoi ces découvertes reposent (enfin, celles
qui en sont vraiment !), pourquoi bon nombre ont effectivement passé
les portes étroites des journaux scientifiques, et aussi pourquoi d’autres
ont été laissées dehors, on n’a tout simplement rien répondu. Et on ne cesse
d’exciter une juste méfiance.
Il
est exact que Michel Onfray a repris un matériel
connu de longue date. Il ne cache pas dans ses références bibliographiques
l’avoir lu de seconde main. En revanche, sa distance critique à l’égard de
ces données historique est parfaitement nulle
[6]
. Comme il n’a jamais été en position d’avoir à accepter
ou à refuser dans un journal scientifique une publication de cette sorte,
occupation réservée aux pisse-froid et autres petits normaliens dépourvus
de vitalité nietzschéenne, il ne se rend pas compte du problème qu’elles posent
aux historiens ordinaires. C’est celui du degré de méfiance raisonnable que
l’on peut avoir à l’égard de ses sources sans dépasser les normes acceptables
de l’interprétation historique. Je ne crois pas que ce soit là un point si
technique que le lecteur ne puisse en prendre la mesure. Disons que la pente
que suivent beaucoup de textes anti-freudiens les conduit souvent aux deux
paradoxes suivants :
1.
Chaque fois qu’un
psychanalyste dit quelque chose qui confirme ou va dans le sens de Freud,
c’est parce qu’il est complice conscient ou inconscient d’une manipulation
des faits. En revanche, chaque fois qu’un psychanalyste avoue son scepticisme
sur une cure de Freud, ou sur un fait précis de la légende freudienne, c’est
un beau sursaut de lucidité, et il faut accorder le plus grand prix à son
témoignage. Le problème redouble, dans la mesure où les premiers témoins de
la psychanalyse, pour une grosse part, étaient eux-mêmes des analystes et
des analysants.
2.
Il y a bien sûr
quantité de gens qui ont été guéris par la psychanalyse, mais c’est soit par
la suggestion, soit par l’effet placebo. En revanche, chaque fois qu’un patient
de Freud est censé avoir guéri par la psychanalyse, c’est un mensonge, ou
une exagération, parce que les patients dont parle Freud, et surtout ceux
qui présentaient à ses yeux un intérêt théorique particulier, ont été, eux
(et eux seuls), bizarrement insensibles à la suggestion ou à l’effet placebo.
Certains sont même allés de mal en pis.
La
première conclusion à en tirer, c’est que le public est roulé
dans la farine, quand on met sur le même plan des critiques plausibles, et
ce qu’il faut bien appeler des « affabulations » … onfrayennes.
Car tout est loin de se valoir, dans les textes et les arguments cités, ce
que la véhémence du propos masque plus souvent qu’à son tour. Les historiens
qui travaillent sur la construction du milieu freudien, et sur les véritables
causes de l’extension du mouvement psychanalytique, par exemple, sont du genre
que Michel Onfray vomit : des universitaires
quasi inconnus du public, dont la prose, qui accumule les cotes d’archives
et les recoupements de témoignage, en les entrelardant de considérations abstruses
sur les choix méthodologiques, n’est pas franchement dionysiaque ! Pourtant,
ils sont passionnants, si l’on s’intéresse à ces vieilles choses rances qui
s’appellent l’exactitude positive des faits et l’originalité scientifique
des perspectives
[7]
.
Mais
ce n’est pas la seule conclusion, hélas ! Il y a des indices solides
que Freud a ici ou là gonflé le nombre de cas dont il disposait vraiment,
ou du moins exagéré ses résultats. On est donc fondé à soupçonner le « maître
du soupçon ». Mais jusqu’où, cependant ? Absolument tout a-t-il
été inventé ? Freud n’a-t-il pas tout simplement publié en quantité des
cas dont il affirme en toutes lettres qu’ils sont des échecs, ou qu’ils n’ont
pas produit de résultats satisfaisants ? C’est quand même là une bien
drôle de manière de procéder, pour quelqu’un qui voudrait duper son monde !
Des séries incalculablement longues d’imposteurs,
enfin, complotent-il dans notre dos pour nous faire accroire des balivernes ?
Ceux qui pensent aujourd’hui retrouver dans leur expérience des phénomènes
concordants avec ceux que disait voir Freud (moi, au hasard …) sont-ils
les pauvres victimes d’une suggestion à longue portée, dont seuls les anti-freudiens
se rendent compte, et sur laquelle ils sont seuls à pouvoir dire le vrai ?
Il
est évident que Michel Onfray ignore les problèmes
que les historiens se posent devant les faits avérés comme les interprétations
problématiques qu’apportent les anti-freudiens. Mais bon, objectera-t-on,
est-ce si grave ? Est-ce même son propos ? Il a pris le parti de
la véhémence, et si mon hypothèse de lecture est juste (c’est une figure de
la dénonciation des clercs qui ont trahi), pourquoi le lui en faire grief ?
Pourquoi ne pas vouloir entendre ce qui justifie son cri ? Allons plus
loin dans le paradoxe. Michel Onfray vérifie un
axiome : il est en fait impossible, en France, d’aller à fond contre
la psychanalyse. De fait, son déboulonnage ne va justement pas jusqu'à critiquer
la psychanalyse en général, mais uniquement celle de Freud, et pourrait-on
dire, comme s’il importait de sauver la « bonne », qui ne soit pas
une escroquerie, de la mauvaise — celle
de ces intellectuels parisiens qui ont fabriqué un philosophe idéal dont Onfray ne veut pas.
Il
annonce ainsi qu’il dira bientôt des choses plus positives sur le « freudo-marxisme ».
Mais je ne suis pas sûr que cela me réjouisse tellement.
Un
épisode polémique qui s’inscrit dans une longue série.
Il
faut ajouter quelque chose d’assez déplaisant. Le démantèlement de la légende
freudienne a été un processus fort long. Ceux qui
aujourd’hui nous racontent qu’ils sont au courant depuis toujours pourraient
se souvenir que bien des psychanalystes « savants » ont cru réfuter
ces critiques en invoquant des faits qui, à mesure que l’enquête progressait,
se révélaient encore plus faux que les précédents. Pour ne pas être cruel,
je renvoie aux notes de bas de page des essais de Mikkel
Borch-Jacobsen, ou de Sonu Shamdasani,
pour citer deux des anti-freudiens plus intéressants. Cela ne concerne pas
juste Freud, cela concerne aussi Jung, ce qui en France n’a guère d’importance,
mais qui en Grande-Bretagne et en Suisse, en a une, et considérable. Je me
suis même demandé si la ruse de ces historiens n’était pas justement de laisser
s’enferrer les pro-freudiens, pour leur sortir au
dernier moment un document inédit qui jetait par terre leurs pauvres défenses.
Une fois au moins, j’y ai moi-même été pris. Or l’impression qui s’en dégageait
était désastreuse : les freudiens engagés dans la dispute étaient à la
fin ridiculisés, et donnaient l’impression de défendre non pas Freud, ni la
vérité historique, mais une imposture continuée dont ils étaient objectivement
les complices. L’histoire révisionniste du freudisme ne sombre donc justement
pas toujours dans les paradoxes que j’ai cités plus haut, et qui l’auto-disqualifient. Il en reste suffisamment pour donner à
réfléchir, pourvu qu’on n’aille pas la chercher dans Le Crépuscule des
idoles.
Dans
les années 1990, nous étions une toute petite poignée à nous intéresser encore
à la psychanalyse en prenant connaissance au fur et à mesure des arguments
novateurs de quelques épistémologues américains (comme Adolf Grünbaum) et
des premiers historiens révisionnistes. Affaire de génération, il nous était
bien impossible de voir mieux chez Freud que le fameux « conquistador »
de la correspondance avec Fliess, prêt à bien des choses pour que la psychanalyse
continue après lui. Le processus d’idéalisation dont Lacan faisait alors l’objet
sous nos yeux ne faisaient d’ailleurs que renforcer
notre conviction que la psychanalyse ne se remet pas facilement de la mort
du héros. Sa mort endeuille durement les disciples, et le déni est leur dernier
rempart. La cécité du milieu psychanalytique à ce qui se tramait alors était
donc ahurissante. Bref, à moyen terme, le pire était sûr. Fascinés par le
miracle de la reconnaissance dont ils bénéficiaient encore vers 1990, les
analystes français allaient s’avérer incapables de s’opposer aux remises en
cause qui s’annonçaient.
La
faiblesse insigne des réponses faites aujourd’hui à Michel Onfray
devrait nous remettre en mémoire l’incroyable pauvreté de ce qu’on a lu au
moment de la publication du rapport Inserm sur les psychothérapies
[8]
, ou lors de l’épisode du Livre noir
[9]
. Car cette vieille affaire rebondit aussi à l’occasion
du Crépuscule d’une idole. Un élément-clé de la polémique consiste
en effet à affirmer que les psychanalyses sont au mieux inefficaces, et au
pire dangereuses. Inefficaces peut aussi vouloir dire : pas plus efficaces
qu’un placebo, autrement dit, qu’une apparence de thérapie plus ou moins imprégnée
d’effets de suggestion
[10]
. Tout cela a fait un immense tapage, où les psychanalystes,
comme souvent en France dans ces débats, on cherché à tout placer sur le plan
des principes (« A bas l’évaluation ! », sauf peut-être quand
il s’agit d’évaluer les pratiques de l’école de psychanalyse concurrente).
Pourquoi pas, d’ailleurs ? Mais ils n’ont convaincus que ceux qui les
partageaient déjà. Mais à mon avis, il devient aujourd’hui gravement contre-productif
de se réfugier dans les grands principes !
L’efficacité
de la psychanalyse, et le recours calamiteux aux « grands principes »
Il
n’était pourtant pas difficile de s’appuyer sur un certain nombre de d’études
autrement plus fiables que la revue de littérature de l’Inserm
[11]
. Car ce travail, certes honorable, était totalement incapable
de donner la palme aux thérapies cognitivo-comportementales (les TCC, en abrégé)
au détriment des autres psychothérapies et de la psychanalyse.
Si l’on avait quitté le terrain des grands
principes pour parler platement des faits, et du coup faire valoir
la sottise objective des interprétations délirantes faites des résultats aujourd’hui
disponibles sur les psychothérapies, on aurait juste relevé cinq choses :
1.
La psychanalyse
ne peut pas être jugée par l’étude de l’Inserm inférieure aux TCC, pour la
bonne et simple raison qu’il n’en est pas question. Les seules thérapies qu’on
pourrait lui comparer n’ont quasiment jamais été mises en œuvre en France,
et leur rapport à la psychanalyse ne nous renseigne que sur l’imagination
et l’opportunisme de leurs inventeurs. Hélas, les avertissements de la sous-équipe responsable de l’examen critique de ces thérapies quasi (ou pseudo) psychanalytiques
ont été passés sous silence dans la synthèse finale. Et il y a même eu, à
cette occasion, si ma mémoire est bonne, un petit peu d’eau dans le gaz…
2.
Ce rapport a privilégié
une méthodologie d’évaluation dont il est de notoriété publique qu’elle est
la plus mauvaise qui soit pour les psychothérapies. Elle cherche en effet
à identifier des symptômes-cibles, des techniques
visant spécifiquement ces symptômes, et des pratiques professionnelles mettant
en œuvre spécifiquement ces techniques (avec des manuels de référence, etc.).
Or tout ce que les statistiques nous apprennent depuis 30 ans va contre cette
approche ! Les psychothérapies en général sont toutes efficaces, au point
que ce sont sans doute parmi les traitements les plus efficaces de l’arsenal
thérapeutique moderne. Le « modèle médical » des psychothérapies,
comme on dit en jargon technique, qui insiste sur l’isolement de « facteurs
spécifiques » n’a tout simplement aujourd’hui plus de raison d’être.
3.
En effet, les
ingrédients spécifiques dont les écoles de psychothérapie font leur marque
de fabrique (divan, ou carnets à tenir à la maison) sont de tous les facteurs
ceux qui ont le moins d’importance dans le résultat final ! L’alliance
avec le thérapeute, surtout telle qu’elle est perçue par le patient, est infiniment
plus prédictive d’un résultat positif ; vient ensuite l’allégeance du
thérapeute à une méthode à laquelle il croit ; mais étrangement, une
excessive adhérence à sa méthode, l’application rigide des règles, produit
toujours de mauvais résultats.
4.
Il est difficile
de résister au plaisir de mentionner, en passant, certains faits étonnants.
Par exemple, que les thérapeutes à l’esprit tourné vers la psychologie sont
plus efficaces que ceux qui ont un tour d’esprit plus biologisant. Ou encore,
lorsqu’on demande à quelqu’un de mettre en œuvre une thérapie dont il n’est
pas persuadé qu’elle est valable, ses résultats sont mauvais. Ou
enfin, plus un thérapeute est persuadé que le problème qu’il doit traiter
est délicat, et qu’il va falloir du temps pour le résoudre, et meilleurs sont
ses résultats.
5.
Comme on voit,
les « facteurs non spécifiques », valables aussi bien pour les TCC
que pour la psychanalyse, et pour bien d’autres techniques auxquels aucun
Français n’a jamais été soumis, l’emportent de loin sur les spécifiques. Il
serait donc absurde de proposer des lois qui réduiraient la liberté de choix
des patients. Ils doivent pouvoir choisir et leur thérapeute (avant tout),
et le style de traitement qui convient à leur vision d’eux-mêmes. Sinon, rien
ne marche, y compris les TCC ! Il serait aussi contre-productif de former
exclusivement les thérapeutes à des méthodes spécifiques, alors que l’alliance,
l’allégeance et la tempérance dans l’adhérence sont les seuls facteurs qui
importent, toutes techniques confondues.
Franchement,
en quoi un psychanalyste pourrait-il trouver à redire à de pareils résultats ?
Ces constats sont extrêmement solides. Ils reposent sur des données recroisées
si nombreuses que les spécialistes plaident aujourd’hui pour qu’on arrête
de dépenser de l’argent pour savoir si les psychothérapies marchent (OUI !),
ou s’il y en a une qui serait vraiment meilleure que les autres, indépendamment
des facteurs non-spécifiques que je viens d’énumérer
(NON !)
[12]
.
La
fin d’une époque orgueilleuse
L’ennui,
à nouveau, c’est que cette façon de dire que la psychanalyse (dans la mesure
où elle respecte ces contraintes), a des effets thérapeutiques, et des effets
comparables, ni supérieurs ni inférieurs, aux autres psychothérapies, ne plaît
pas du tout aux psychanalystes. Elle ne mentionne aucun grand principe de
nature éthique ou philosophique. Elle ne rend aucunement hommage à une prétention
à l’exception. A moins, tout simplement, que pour répondre ces choses toutes
bêtes, il faille connaître la littérature scientifique, au lieu de la découvrir
dans la revue de littérature de l’Inserm, sortir une calculette, comprendre
ce qu’est une taille d’effet, lire l’anglais, toutes occupations déplorables,
teintée de scientisme dégoûtant, voire de complicité avec la pensée anglo-saxonne
— et autres billevesées dont la connaissance de l’inconscient nous dispense.
Car
tout cela débouche sur une question plus gênante : si la psychanalyse
n’est pas la seule à soigner, alors qu’est-ce qu’elle apporte d’autre, ou
que fait-elle de plus ? Malheureusement, je crains que la réponse traditionnelle
ne soit en train de s’effondrer sous nos yeux. Que ce soit par exemple une
historienne, Élisabeth Roudinesco, qui se retrouve
en première ligne pour défendre « la » psychanalyse pose un problème
majeur. La contribution à la théorie et à la pratique de la psychanalyse de
cet auteur éminent est égale à zéro. Comme on sait, c’est bien moins la psychanalyse
qui l’intéresse que tout ce qu’elle représente dans le champ de la culture,
que tous les idéaux politiques et idéologiques dont elle pense que la psychanalyse
est investie, une sorte de néo-humanisme anti-scientiste et anti-néo-libéral
au premier chef, coloré, pour faire chic, d’un sens du tragique qui rattacherait,
paraît-il, l’expérience de chacun aux conditions ultimes de la dignité humaine.
Si l’on dégonfle la baudruche de cette psychanalyse idéalisée, et pour laquelle
c’est à peine si on ne nous invite pas à mourir, en traitant de traîtres,
de pervers, au minimum de naïfs ceux qui ne s’y retrouvent pas, que va-t-il
rester ? J’entends bien ceux qui s’écrient « Le sujet ! Le
sujet ! » C’est un peu léger. Dans le champ de la santé mentale
contemporaine, des associations de patients, des usagers, crient de leur côté
« Le citoyen ! Le citoyen ! » On aimerait bien savoir
en quoi ils sont moins éthiques, en quoi ils sont moins attentifs aux exigences
de la démocratie, de l’égalité et de l’autonomie que les défenseurs du sujet.
Or comme on sait, ils demandent plus des TCC et de la science normale que
de la psychanalyse ou du sens du tragique. Sont-ils de tristes dupes ?
La
« valeur ajoutée » de la psychanalyse, en ce moment même, et sous
nos yeux, est en train de fondre : ce sentiment de participer à on ne
sait quelle expérience classante, et qui a longtemps
garanti une sorte de promotion morale dont les psychologues et autres travailleurs
sociaux aux prises avec le quotidien des gens qui vont très mal n’ont pas
autrement l’espoir. Et pourtant, il n’y a pas lieu de désespérer, parce que
les véritables raisons de la solidité de l’implantation concrète de la psychanalyse
ne sont, pour le moment, en France, pas en danger. Simplement, les raisons
de sa persistance ne sont plus l’« évidence » de sa supériorité.
Il semblerait qu’il faille les chercher plutôt dans le mode d’engagement si
particulier, auprès de leurs patients, des petits et des
sans-grade, des psychanalystes qui sont les plus éloignés de tenir
le crachoir (ou de le prendre sur la tête). A nouveau, loin des grands principes,
loin des manœuvres d’intimidation, on peut pour s’en assurer se reporter à
la récente étude de Samuel Lézé, chroniquée ici
même, et qui n’avait même pas l’air de déplaire à Michel Onfray…
[13]
Au
lieu donc de se tenir chaud dans une dénonciation de groupe qui fait taire
des désaccords par ailleurs documentés, le milieu psychanalytique français,
ou peut-être déjà ses porte-voix, pourrait sans doute travailler autrement.
Car que fait-on, quand on n’a plus un Lacan pour étouffer dans l’œuf l’envie
d’avoir l’air intelligent en s’attaquant à Freud ? On en remet une couche
dans le commentaire ? On annone encore une fois les textes sacrés et
ses gloses officielles ? On traque les déviants de la théorie ?
On continue à publier des « vignettes cliniques » censée démontrer
la dernière lubie de leur auteur, comme si les anti-freudiens n’avaient pas
discrédité à jamais le procédé ? On se réfugie dans des postures hautaines,
à critiquer une époque ingrate, parce qu’elle est devenue impavide face aux
intimidations moralisantes des psychanalystes ? Ou bien prend-on acte
du fait que désormais, pas un projet de sciences sociales ou de santé publique
ne fait la moindre place à un regard psychanalytique, alors que la plus misérable
théorisation parée de l’adjectif « cognitif » y est intégrée avec
des gloussements d’extase ? Et ce n’est peut-être pas parce que les sciences
cognitives sont si merveilleuses, mais parce que la psychanalyse se ringardise,
se sclérose, s’entortille dans une rhétorique qui séduit insensiblement moins
les jeunes, et peut-être, last but not least, donne de moins en moins de neuf,
de frais, et de vif à penser. L’authenticité des réponses de tant de collègues
à Michel Onfray ne fait d’ailleurs aucun doute.
L’ennui, l’ennui profond, c’est que quelqu’un de ma génération aurait pu toutes
les écrire... L’authenticité ne suffit donc plus. Il faut du travail. Et on
ne sait pas vraiment lequel…
Les
raisons du désamour que révèle Michel Onfray ne
sont pas exclusivement objectives. La psychanalyse, n’en déplaise à ceux qui
estiment détenir le monopole de la rationalité, n’a nullement été réfutée.
Et Freud écorné, le mal n’est pas si grand ; peut-être voit-on mieux
du coup chez lui à quoi ressemble le travail de la psychanalyse. Mais ses
pires ennemis sont ceux qui, comme je l’ai entendu avec effroi, expliquent
d’un ton patelin que l’oedipe, ce n’est plus tout à fait ce à quoi on s’intéresse
dans les cures, et qu’ « on ne dirait pas les choses comme ça aujourd’hui ».
Car ils savent bien que cela ne passe plus, que les braves gens les regarderaient
en souriant, s’ils avaient l’air d’y croire. Ah bon ? l’oedipe,
c’est du passé ? Et personne parmi les ennemis de Michel Onfray, embarqués dans une surenchère rhétorique dont nul
ne voit le bout, ne trouve bon de faire ici une pause, et de se demander où
l’on en est pour défendre la psychanalyse comme ça ? Il est louable de
dire que les patients se moquent de la théorie du psychisme que défend leur
thérapeute, ont répété quantité de praticiens expérimentés, avec raison. J’applaudis
des deux mains, et je veux bien joindre ma voix au concert, si c’est là la
chanson. Mais si c’est pour céder sur l’oedipe, parce que ce n’est plus présentable,
et qu’on a paraît-il fait des progrès de ce côté-là, il n’en est plus question.
Le
crépuscule d’une idole n’est certainement pas le
grand livre d’un grand intellectuel. Mais il serait dangereux de continuer
à en parler comme on en parle. Non parce qu’on fait de la publicité à son
auteur. Il a visiblement celle qu’il mérite. Mais parce qu’on protège ce faisant
des insuffisances et des médiocrités qui font à la psychanalyse plus de mal
que les propos de Michel Onfray.
[1]
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse,
Raisons d’agir, 2004.
[2]
Le livre incriminé est Mensonges freudiens.
Histoire d'une désinformation séculaire, Mardaga,
2002. Jacques Bénesteau, héroïque défenseur de
l’héritabilité génétique de l’intelligence, et à 70%, s’il vous plaît, a
perdu un procès en diffamation contre Elisabeth Roudinesco,
qui détectait des relents antisémites dans ses travaux. Il a toujours revendiqué
ses liens avec les milieux intellectuels de la droite extrême. Compilateur
maniaque mais pas toujours cohérent (peu lui importe que les critiques se
contredisent entre elles) de tout ce qui a pu s’écrire contre Freud depuis
les origines, il a longtemps cherché à obtenir une reconnaissance d’historien,
qu’il n’a jamais eu.
[3]
Anna O., la patiente de Breuer dont l’historiographie freudienne
a fait la première guérison obtenue sur la base des théories psychanalytiques
(ou du moins de leur premier état), semble bien ne pas avoir guéri comme
Freud le raconte. Déjà critiqué par Henri Ellenberger,
puis par Albrecht Hirschmüller, son récit a fait l’objet d’une critique
encore aggravée sous la plume de Mikkel Borch-Jacobsen,
dans Souvenirs d’Anna O., dont le sous-titre est « une mystification
centenaire » (Aubier, 1998). René Major a répondu, certes, à une partie
de ces critiques dans Au commencement, la vie la mort (Galilée,
1999). Mais il reste douteux que Freud ait ignoré l’échec de la dite « cure
cathartique » d’Anna O. Encore plus problématique, il semble avoir
continué à répandre sur Breuer, qui avait été jusque là son ami, mais qui
ne croyait guère à la psychanalyse, des bruits infondés. Du coup, ces critiques anti-freudiennes
ont un certain poids. L’expression de René Major à propos de la cure d’Anna
O., « un commencement dont on voudrait la fin »,
exprime bien l’enjeu de la polémique. Car si les « commencements »
de la doctrine freudienne repose sur une exagération des effets de la talking cure doublée d’un effort de mauvaise
foi pour discréditer Breuer comme thérapeute, n’importe qui voit ce qui
s’en suit pour l’esprit de la doctrine à venir.
[4]
Sur les origines de cette légende, voir sur NonFiction mon compte rendu du livre de George
Makari.
[5]
De toutes la plus abracadabrantes est l’affaire de l’avortement
de la belle-sœur de Freud, Minna Bernays, avec laquelle il aurait entretenu des relations scandaleuses.
Les relations de Freud et de Minna sont une vieille
histoire, relancée par Peter Swales. Elisabeth
Roudinesco leur faisait encore récemment un sort :
pures affabulations. Il semble d’ailleurs que le grotesque de la conjecture
ait aussi pour finir sauté aux yeux de Michel Onfray,
qui ne paraît plus disposé à la soutenir.
En revanche, la « découverte » des positions conservatrices, voire franchement réactionnaires, de Freud dans les années 1930, semble avoir frappé plusieurs psychanalystes comme la foudre. Elles ne font évidemment pas de lui un complice indirect des Nazis, comme le sous-entend Michel Onfray. Mais, comme quantité de bourgeois éclairés de l’époque, y compris juifs, elle le montre sous le jour de quelqu’un qui ne voyait pas tant de mal que cela dans les régimes autoritaires qui se présentaient alors en Europe comme une « troisième voie » entre américanisme individualiste et inculte, et barbarie collectiviste bolchevique.
Il est certain
que lorsque René Major écrit dans Le Monde du 18 mai, « La question n'est pas que Freud ait été de gauche ou de
droite. Cela n'a aucun sens dans le contexte de l'époque et surtout lorsqu'on
considère qu'il s'engage sans relâche dans la déconstruction de ses propres
illusions et de celles de l'humanité », les bras vous en tombent. Car
il n’y a pas seulement le fait avéré de la dédicace de Pourquoi la guerre?
à Mussolini (lequel a également intercédé auprès de Hitler pour
que Freud puisse quitter l’Autriche). Aussi étrange que cela puisse paraître
à beaucoup de gens, Dollfuss et les austro-fascistes
étaient de farouches anti-nazis ! Et Mussolini, en 1934, était tout
simplement le protecteur de l’indépendance de l’Autriche, puisqu’il menaça
d’entrer en Autriche si les Nazis avaient voulu forcer la réunification
après le meurtre de Dollfuss par une bande de leurs tueurs. Il y a donc
bien de quoi trouver dans Mussolini, à l’époque, au minimum un moindre mal
pour un Autrichien, et peut-être un peu plus encore.
C’est bien pourquoi dire que la dite dédicace est ironique
est léger. Je ne parle pas de l’étrange silence de Freud devant le massacre
de février 1934 (au moins mille morts dans Vienne, sous les balles de la
police et des paramilitaires résolus à écraser les
socialistes). Je pense en fait que la conception freudienne de la culture
peut être aussi farouchement anti-bolchevique et anti-hitlérienne qu’on
veut, elle est également compatible avec l’élitisme anti-démocratique que
revendiquaient partout en Europe les mouvements autoritaires, et notamment
fascistes, au service de la dite « culture ».
Enfin, si pour René Major, « la question n'est pas
que Freud ait été de gauche ou de droite », ce n’était pas toutefois
l’opinion d’un Reich, expulsé du mouvement psychanalytique pour avoir affiché
ses sympathies marxistes. Ce n’était pas non plus l’opinion des « freudiens
de gauche », Otto Fenichel en tête, qui prirent alors, curieusement,
grand soin de garder leur correspondance secrète, craignant les réactions
prévisibles de Freud, puis de sa fille, ou de personnages tout aussi « conservateurs »,
pour parler avec tact, tel Ernest Jones.
La psychanalyse serait à mon avis mieux défendue si l’on
acceptait de regarder en face des attitudes qui ont choqué les premiers
psychanalystes eux-mêmes, et surtout, qui ont conduit certains d’entre eux
à proposer des conceptions authentiquement psychanalytiques mais non-freudiennes de la société et de la culture, aux antipodes
de ces positions de réaction défensive. Et je ne pense pas aux freudo-marxistes. Je pense au jeune Lacan, et à Bion — rien
de moins. Non, décidément, faire de Freud un homme au-dessus de la mêlée
de son temps, c’est s’aveugler sur le sens politique de certains de ses
concepts, et sur de profondes erreurs politiques et sociologiques transformées
après coup en vérités transcendantes sur l’Homme. Et c’est du coup, je le
crains, s’interdire de les retravailler, comme d’en comprendre l’histoire
sociale et intellectuelle.
[6]
Je ne parle pas de l’usage qu’il fait des « réfutations »
épistémologiques de Freud. Michel Onfray ne comprend
pas qu’on ne peut pas avoir à la fois de son côté Wittgenstein, Popper et
Grünbaum, tout simplement parce que les prémisses de leurs critiques de
Freud sont mutuellement contradictoires. Il faut choisir. Mais pour cela
il faut des critères de choix. Et les critères de ce genre ne se trouvent
pas dans Nietzsche…
[7]
Voyez ainsi sur NonFiction mon
compte rendu du beau travail d’Andreas Mayer et
Lydia Marinelli.
[8]
Psychothérapie, trois approches
évaluées, Inserm, 2004.
[9]
Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005.
[10]
Comme quand on teste les résultats des acupuncteurs en plantant
les aiguilles n’importe où, et qu’on constate, sur des séries importantes
de patients, que les résultats, parfaitement avérés, sont identiques à ceux
des praticiens qui obéissent aux règles de la médecine chinoise.
[11]
Voir le livre de Bruce Wampold,
The Great
Psychotherapy Debate : Models,
Methods, and Findings, Routledge, 2001, pour
voir où on en est, en fait, de la réflexion sur ces questions. Les éléments
ci-dessous en sont tirés.
[12]
On notera que je n’emploie
jamais le mot de placebo, car son usage en général, mais plus encore dans
la question des psychothérapies, fait partie des questions les plus difficiles
qui soient, empiriquement et méthodologiquement. Personne, j’insiste, strictement
personne n’est aujourd’hui en mesure d’en fournir une définition opératoire.
Les gens qui se promènent en racontant que les TCC ne sont que de la suggestion
qui s’ignore ou que la psychanalyse est une thérapie-placebo
ne savent tout simplement pas ce qu’ils disent.