Passage
à l’acte
(version de
travail d’un article à paraître dans un Dictionnaire de la violence aux
PUF, sous la direction de Michela Marzano)
Le passage à l’acte est
le paradigme d’une violence inopinée, incoercible et catastrophique. La
puissance évocatrice de l’expression est telle qu’elle tend cependant à faire
oublier la complexité, voire les contradictions, de ses usages en criminologie
(Pinatel en faisait l’objet par excellence de la
criminologie avant que le tournant sociologique de la criminologie ne fasse
prévaloir le paradigme de la « réaction sociale ») et en
psychanalyse. Toutefois, il serait maladroit de supposer que ses différences
d’acceptions tiennent à la simple variété empirique du matériel clinique ou
criminologique rangé sous le concept de passage à l’acte. Car un acte ou une
action n’est pas un observable empirique, puisque le mouvement ou le geste en
quoi ils consistent la plupart du temps (pas toujours comme on va voir) ne sont
tenus pour un acte ou une action que si on leur suppose une intention
sous-jacente, intention qui ne peut pas être caractérisée sans le recours à une
interprétation, à un contexte, ou à un ensemble d’hypothèses d’ordre théorique.
Une décharge motrice lors d’une crise d’épilepsie, même si elle provoque par
accident la mort d’un proche du malade, et même si elle ne consiste en un
ensemble de gestes bien articulés, ne sera pas tenue pour une action au sens
strict, et certainement pas pour un passage à l’acte. La même séquence motrice
aboutissant au même résultat catastrophique, mais surgissant au décours d’une
crise d’angoisse dans un contexte délirant chez un psychotique halluciné, si. De
façon au moins aussi significative, toujours la même séquence motrice
meurtrière chez un individu normal, ni épileptique ni psychotique, mais
« débordé » par un soudain accès de passion, peut aussi parfois être
considéré comme passage à l’acte. L’intentionnalité qui s’ajoute à la violence
de la décharge motrice est donc le problème. C’est clair si l’on observe que
dans un passage à l’acte, il faut que l’occasion soit saisie. Or une pure
décharge motrice ou une impulsion aveugle ne tiennent pas compte des circonstances.
Il faut donc qu’il y ait assez d’intentionnalité pour que l’explosion
motrice soit tenue pour un acte, que, d’un autre côté, il faut que
l’intentionnalité de l’auteur supposé de l’acte soit mise d’une façon ou d’une
autre en défaut dans son passage à l’acte, si nous voulons faire droit à
l’intuition qu’il s’agit d’une forme d’action incoercible, quoique non
automatique, et dont le sujet véritable manque, bien qu’il y ait tout à fait un
agent physique présent pour l’accomplir. Il est tout à fait possible que la
personne qui passe à l’acte connaisse un temps d’obnubilation de la conscience.
Mais ce n’est pas obligatoire. On peut concevoir des situations où elle assiste
en toute conscience, mais avec horreur, à son propre passage à l’acte. Nombreux,
à cet égard, sont les témoignages de survivants de leur propre suicide. C’est
moins donc la conscience que le sentiment d’être entraîné dans un plan d’action
catastrophique, et de l’agir plus ou moins à son corps défendant, et en tout
cas avec surprise, qui est au cœur de la difficulté. C’est la raison pour
laquelle la notion de passage à l’acte, dans la grande variété d’acceptions qu’on
en rencontre, permet de révéler les présupposés de la théorie de l’action et de
l’intention sous-jacente à chacune de ses définitions. Ces présupposés sont
loin d’être uniformes tant en psychiatrie, qu’en criminologie et en
psychanalyse. C’est la raison pour laquelle le passage à l’acte, s’il existe
(autrement dit s’il n’est pas un terme sanctionné par la culture, qui viendrait
simplement masquer un défaut de nos conceptions de l’agir), peut aussi remettre
en cause les conceptions philosophiques standards de l’action, dans la mesure
où elles sont rarement capables de lui accorder une place.
Commençons par mettre à
part ce qui n’est pas passage à l’acte, mais plutôt passage à l’action. Il
n’est pas question d’éventuels coincements ni des blocages des appareils de
l’action, qu’ils soient neurologiques ou corporels. Il s’agit du fait que
l’exécution d’une intention préalable consiste en une sorte de franchissement
réel, et que, parfois, certains de ces franchissements, où les intentions se
réalisent, dépendent d’une levée concomitante de l’inhibition (obtenue peut-être
par l’alcool). Mais même dans ce cas, plutôt pathologique, l’action résultante
est en conformité avec l’intention préalable, même si son cours intentionnel
est chaotique. Passer à l’action, en ce sens, c’est ce qu’on trouve pénible
dans les cas courants de « faiblesse de la volonté ». Les à-coups de
l’action résultante, qui peuvent évoquer l’explosivité d’un passage à l’acte,
se fondent plutôt dans un défaut de rationalité des moyens de réalisation de
l’intention. Mais ressemblance n’est pas identité. En quoi un passage à l’acte
se démarque-t-il donc d’un passage à l’action différé, puis accompli
soudainement ?
Soit le cas de la
déclaration d’amour, important dans la mesure où il montre qu’un passage à
l’acte n’est pas nécessairement criminel, et qu’il n’exige pas non plus une
prédisposition pathologique chez l’agent. Une situation (hélas !) banale
est celle où quelqu’un n’arrive pas à se résoudre à prononcer « je
t’aime », et qu’il en reste comme encombré jusqu’à ce que le mot lui
échappe (et, par exemple, sur un ton agressif, qui trahit sa frustration).
Moins banale, mais significative d’une différence logique, est l’anecdote que
rapporte Russell, où il s’entend prononcer
inopinément et à sa plus grande surprise « je t’aime » en présence
d’une certaine femme, pour prendre à ce moment, et à ce moment seulement, conscience
que c’était effectivement là l’expression de son désir. Russell
ne développe pas ce point, mais il est d’expérience courante que dans cette
situation sa partenaire n’aura pas simplement compris que c’était bien son
désir. Elle en aura aussi été plus vivement touchée — voire inclinée à y
répondre. Car il y a là un effet de sincérité qui porte, effet qui fait au
contraire défaut dans le bredouillage maladroit auquel se réduit le trouble du
simple passage à l’action . Une autre issue de ce
genre de situation serait qu’après avoir prononcé son « je t’aime », Russell se soit aperçu que c’était certainement vrai, mais
que l’ayant dit, son amour s’était immédiatement évanoui. Quoi qu’il en soit,
le paradoxe est alors que la déclaration de Russell,
qui a tous les traits phénoménologiques du passage à l’acte, trahit son « intention
profonde », plus profonde en tout cas que ses plans d’agent conscient (il
se proposait juste de passer une douce soirée au coin du feu). Et s’il ne sait
pas comment ni pourquoi il a fait sa déclaration à ce moment, il s’en reconnaît
avec surprise (et dans ce cas avec bonheur) l’auteur. En tout cas, s’il s’agit
bien d’un acte, pas d’une impulsion, c’est que la dimension d’accomplissement
ne fait pas défaut.
Cet exemple permet
d’extraire de nouvelles caractéristiques de ce que nous entendons souvent par
passage à l’acte. On ne considérera comme tels que des actes qui paraissent
résulter du cheminement souterrain d’une passion. De ce point de vue, la
réduction du passage à l’acte au crime masque son importance dans la vie
ordinaire, celle de n’importe qui. Une conception du passage à l’acte qui le
réserverait à des individus a priori détraqués serait indûment
restrictive. D’autre part, si l’agent ne doute pas que c’est bien lui qui a agi
dans ce genre d’acte, il ne s’en reconnaît pas immédiatement l’auteur ou le
sujet. Le passage à l’acte déplace, avec un effet d’après coup, l’auteur de
l’acte : il peut comme il peut ne pas se reconnaître là où l’acte l’a
désormais installé. Si Russell se reconnaît amoureux,
le criminel qui est passé à l’acte peut ne pas du tout se reconnaître dans ce
qu’il a fait.
Mais dans quelle mesure sommes-nous
ici en train de décrire des faits objectifs de l’agir, des propriétés
intrinsèques de l’organisation interne de l’action, de celui qui l’agit
(l’agent), et de celui qui l’assume (l’auteur), et dans quelle mesure
suivons-nous plutôt des représentations culturelles sous-jacentes qui
conditionnent notre perception de ce que nous tenons pour être des actions ?
Il est évident en effet
que certaines représentations du tragique et du comique influent sur nos
conceptions de ces cas-limites de l’action où l’agent
et l’auteur semblent pouvoir se distinguer comme s’ils étaient deux personnes,
ou bien une personne (l’agent du passage à l’acte), mais aucun auteur. Un
ressort du tragique est en effet de rendre inéluctable une série d’événements
qui convergent vers un passage à l’acte, lequel est en réalité la mise en
acte, comme il y a une « mise en scène », d’une malédiction, ou
tout du moins d’une prophétie, sous le regard cruel des dieux et celui horrifié
des pairs. Le tragique aboutit ainsi à l’auto-exclusion
d’un être humain exceptionnel, qui ne savait pas ce qu’il faisait en le
faisant, alors qu’il y avait tout à fait quelque chose = x à savoir — x, c’est ce que les rêves, qu’on
fait les yeux clos, mais aussi le devin aveugle Tirésias, énoncent fort
clairement à Œdipe. En revanche, il n’y a pas de passage à l’acte dans le
comique. Car dans le comique, on arrive à ses fins par le quiproquo, le malentendu,
le raté, et les meilleures intentions triomphent malgré la méconnaissance
teintée de vanité du héros. C’est le règne de l’« acte manqué », où
l’agent réussit malgré l’auteur (c’est pourquoi, dans la comédie antique,
l’esclave, agent pur, guide le maître, auteur pur, vers son bonheur). Le
passage à l’acte, lui, ne fait jamais rire. S’il réussit, c’est trop, et bien
autre chose que ce dont le héros aurait pu avoir l’intention de son propre chef.
C’est ainsi qu’Œdipe, comme agent tragique de son
crime, se crève des yeux qui ne lui ont pas servi, et qu’il reçoit en tant que
sujet de son acte, compensation inespérée, le don de voyance. Un certain nombre
de passages à l’acte ont ainsi une mise en scène spectaculaire, comme s’il s’adressait
un tiers obscur (les dieux de la tragédie). Le passage à l’acte, surtout sous
sa forme criminelle, donne ainsi souvent le sentiment d’être la réponse à un
appel à quelque sacrifice monstrueux. Le tiers obscur qu’il met en jeu tente
depuis longtemps l’agent, qui se trouve du coup en position de victime du
passage à l’acte, sans être tout à fait passive. Envisagé ainsi, le passage à
l’acte prend prétexte des passions de l’agent, mais il en organise
rétrospectivement l’existence sous la forme d’un destin fatal.
Dans un tel tableau, il
devient difficile de séparer ce qui relève des propriétés paradoxales de
l’agir, quand l’agent et l’auteur s’y distinguent, et du traitement social et
culturel des affects et des représentations que nous faisons jouer dans leur
opposition au départ purement logique. L’ambiguïté est manifeste dans un nombre
d’études criminologiques comme psychanalytiques, où il semble à la fois évident
en pratique et scientifiquement incompréhensible que tel passage à l’acte réalise
une malédiction familiale, et qu’il a été accompli tout à la fois aveuglément
et spectaculairement par le dernier maillon de la chaîne des acteurs. Des
parents ou des ancêtres, jouant le rôle de tiers obscur, peuvent ainsi
apparaître comme les auteurs d’un passage à l’acte (on parle
d’« inspirateurs » pour contourner la difficulté), dont l’agent en
dernier ressort est déféré à la justice. Nous avons en effet du mal à envisager
une sorte de coopération de ce genre dans un acte criminel, où un seul est
l’agent qui passe à l’acte, mais où le texte littéral de ses intentions, comme
dans une tragédie antique, a été décidé en amont de son existence. Mais c’est
une question difficile de savoir s’il faut écarter ce genre de considérations
comme mythologiques, et donc en dernier lieu illusoires, ou si, au
contraire, il faut leur accorder une valeur jusqu’à un certain point, en
fonction des circonstances, en les liant conceptuellement au cas-limite de l’action intentionnelle bizarre qu’est le
passage à l’acte. Car il se pourrait bien qu’en refusant un tel lien conceptuel
du passage à l’acte à la mise en scène tragique, on refuse en fait que le
passage à l’acte existe.
Que signifierait au juste
refuser qu’il existe un quelconque passage à l’acte ?
Tout simplement qu’on
pourrait appliquer à cette notion le même genre de réfutation qu’à la mauvaise
foi ou à la faiblesse de la volonté. On décrit d’habitude la personne de
mauvaise foi comme sachant et à la fois ne sachant pas que ce qu’elle dit est
faux. La faiblesse de la volonté consisterait à agir contre son meilleur
jugement en toute connaissance de cause. Mais, peut-on objecter, c’est absurde,
sauf à faire des hypothèses ad hoc sur la division de l’esprit. Il
n’existe pas de gens de mauvaise foi mais de simples menteurs. Il n’y a pas de
faiblesse de la volonté, mais des gens qui agissent mal parce qu’ils se
trompent sur leur vrai bien. Mais ces gens décrivent leur état en le faisant
dériver d’une complexité mentale hypothétique qui a en plus l’avantage de les
dédouaner. On peut appliquer un raisonnement parallèle au passage à l’acte. Ce
n’est strictement qu’une impulsion mauvaise que son auteur décrit après coup
comme incoercible parce qu’il a été surpris de sa force. Soit donc la
différence avec céder à une passion ordinaire est purement quantitative, soit
l’agir est intrinsèquement pathologique, et la différence entre un passage à
l’acte lié à un délire qui le motive et une décharge motrice épileptique n’a
pas de signification pertinente. En conséquence, il n’y a aucune différence entre
l’agent et l’auteur de l’acte, sinon a posteriori et à des fins de redescription moralement intéressée. Il est impensable
d’attenter à l’unité monolithique de l’intentionnalité de l’agir.
On aboutit ainsi à une
vision rigoureusement comportementale et objectiviste du passage à l’acte.
C’est une impulsion mauvaise se manifestant brutalement, ou si l’on veut
cyniquement, sous la forme d’une explosion agie dépourvue d’égard pour autrui.
Il n’y a pas lieu d’explorer un problème mental sous-jacent qui envelopperait
une contradiction structurale ou qualitative significative de l’intentionnalité
de l’action. On peut bien parler de « défaut de mentalisation ». Mais
ce n’est que l’envers de l’endroit comportemental : si j’explose en-dehors
c’est parce que rien n’est assez contenu en-dedans. Les
conceptions actuelles non-psychanalytiques des
pathologies dites « borderline » reposent sur une analyse de ce
genre. La propension au suicide, à l’automutilation, à l’intoxication ou aux
agressions chez ces patients est le miroir pur et simple du vide mental ou des
difficultés d’élaboration intrapsychique que recueille une clinique platement
descriptive. La notion psychiatrique de « raptus » joue un rôle
similaire : le passage à l’acte suicidaire est un effet direct du raptus
anxieux ; la grande crise d’intoxication avec obnubilation de la
conscience, celui du raptus alcoolique.
On pourrait croire que
cette approche objectiviste et comportementale du passage à l’acte bute sur la
dimension plus énigmatique de mise en acte, entendue comme une mise en scène,
de certains passages à l’acte dits « pervers ». Il n’en est rien. On
peut en effet avoir une idée très informelle du fantasme comme un scénario
obsédant sous-jacent qui, là encore, est une simple doublure psychique en soi inerte
de l’acte. Ceci permet d’éviter une description de l’agir où il faudrait
reconnaître une division de l’esprit jouant un rôle causal en amont de toute
réalisation dans un passage à l’acte. Que ce dernier, enfin, puisse avoir un
aspect tragique n’est qu’un artefact culturel, un biais ornemental de la description,
dans la mesure où il n’existe pas d’agir commandé en l’absence de tout auteur,
ni sous le regard d’un tiers obscur. C’est parce que nous avons du mal à nous figurer
des variations quantitatives extrêmes dans la réalisation des intentions que
nous inventons des différences qualitatives ou structurales pour expliquer en
amont la possibilité « bizarre » du passage à l’acte.
Il est évident que ce
point de vue a tous les avantages de la parcimonie.
La psychanalyse, à
l’autre extrémité du spectre des possibles théoriques, attribue un rôle
explicatif à une certaine division réelle du psychisme en amont de l’agir
explosif.
Chez Freud, il n’y a pas
d’analyse explicite ni systématique de l’agir, sinon au sens de « l’agir
spécifique » à but sexuel qui est au cœur de sa théorie. Mais sa
conception de la cure met en lumière certains aspects de la notion d’acte.
Ainsi, lorsque le patient ne peut se remémorer une scène refoulée dans
l’inconscient, Freud soutient qu’il a tendance à l’agir. La relation
transférentielle, précisément parce qu’elle sollicite ce refoulé, est l’espace
privilégié de ces acting out (traduction anglaise de l’agieren). Mais il semblerait alors qu’on puisse
ranger sous la même catégorie la gifle que Dora donne à Monsieur K. lorsqu’il
avoue à la jeune fille que sa femme n’est rien pour lui, et la tentative de
suicide de la jeune homosexuelle, qui se jette du haut d’un pont juste après
avoir croisé le regard réprobateur de son père qui l’a surprise en compagnie
d’une dame de mauvaise réputation. Dans les deux cas, un conflit inconscient,
ne pouvant se résoudre, aboutit à un agir catastrophique.
L’idée selon laquelle on
ne peut comprendre le passage à l’acte que si l’on en fait le sous-produit
déformé de ce qui se passe sur une « autre scène » inconsciente est
encore plus nette dans la criminologie freudienne. Dans son étude sur
Dostoïevski, ainsi que dans son rapport sur l’affaire Halsman,
Freud introduit l’idée d’un passage à l’acte peut n’être rien d’autre qu’un
moyen de soulager la tension d’une culpabilité inconsciente préexistante. Cette
idée conduite naturellement à interpréter le passage à l’acte, au moins dans
certains cas, comme un « recours à l’acte », qui serait investi d’une
valeur auto-thérapeutique dans les graves crises
psychiques. Au lieu d’un simple échec de la mentalisation, pensé comme une
carence brute, on pourrait alors faire l’hypothèse qu’il existe des mécanismes
défensifs archaïques, lesquels rendraient compte de la différence entre l’acte
impulsif et l’acte compulsif. En effet, la répétition, serait-elle compulsive,
est déjà une forme de liaison, et donc une quête de solution, voire de guérison
du conflit. De fait, une approche strictement comportementale des passages à
l’acte a du mal à rendre compte de leur répétition compulsive, qui n’est pas
une addition d’impulsions successives. Le grand nombre de passages à l’acte
dans les pathologies des carencés précoces (longue histoire de détresse
familiale, cicatrisation de troubles psychotiques infantiles, etc.), donnerait,
semble-t-il, un appui empirique à cette vision des choses. Ces sujets ne
disposeraient finalement pas des moyens adaptés de lier leur aggressivé.
L’enracinement de sa
réflexion dans la criminologie a mis la conception lacanienne du passage à
l’acte au centre du débat. C’est chez Lacan qu’on trouve le mieux explicitée la
thèse selon laquelle le passage à l’acte est inclus dans les virtualités
d’action de tout sujet, y compris du sujet psychiquement normal. Ce n’est pas
un signe pathognomonique de psychose ou de perversion. Il existe en effet chez
chacun un imaginaire en miroir qui peut donner lieu dans certaines
circonstances extrêmes à un court-circuit de l’agir, lequel prend la forme d’un
« toi ou moi » abolissant toute autre considération. Ce court-circuit
livre le sujet à un acte qui n’est rien d’autre que l’anticipation projective
de ce qu’il redoutait d’autrui. De ce point de vue, l’angoisse n’est pas
exactement un facteur précipitant, au sens d’une passion égarant la
raison. Lacan propose plutôt de la considérer comme l’affect du sujet qui est
conduit par anticipation projective à précipiter son acte. L’acte (très
peu distinct à cet égard du passage à l’acte), soutient-il, est alors quelque
chose comme « la certitude arrachée à l’angoisse ».
On peut enfin lire les
réflexions de Lacan sur l’agir freudien comme un approfondissement de
l’affirmation anti-comportementaliste d’une riche sphère de conflits
intentionnels en amont de ce qui se réalise finalement dans le passage à
l’acte.
Lacan oppose en effet
passage à l’acte et acting out, donc ce que fait la jeune homosexuelle
en se précipitant du haut d’un pont, et la gifle que donne Dora. Ce n’est
nullement à cause de la différence de gravité des deux comportements. C’est parce
qu’un acting out est un geste signifiant, adressé à un autre, qui
exprime l’échec à dire une vérité (la femme de Monsieur K., selon Lacan, était
pour Dora un modèle inavoué). En revanche, le passage à l’acte est une sortie
brutale de la scène où pourrait être invoquée une vérité de ce genre. Ceci
n’empêche pas que le passage à l’acte mette en scène de façon déguisée la
vérité en question. Mais le sujet de l’acte s’y retrouve plutôt en position
d’objet, voire de « déchet ». C’est ainsi, selon Freud, que le
reproche du père à l’égard de l’homosexualité de sa fille, comprise comme un
refus de lui donner des enfants, se retrouve de manière caricaturale dans le
mot que la jeune homosexuelle emploie pour caractériser son acte, « niederkommen », et qui signifie aussi bien
« choir » que « mettre bas ». En allant jusqu’au bout de
cette analyse, on devrait conclure qu’un passage à l’acte marque plutôt la défection
du fantasme que son effectuation inopinée. Le fantasme, au lieu d’articuler
comme d’habitude le désir d’un sujet à un objet originairement perdu, ou qui
reste fantasmatique, offre en effet plutôt sa formule inconsciente pour qu’elle
précipite le sujet dans un court-circuit mortel. C’est en tout cas chez Lacan
qu’on trouve la version la plus radicale de la « division du sujet »
en amont du passage à l’acte, dans la mesure où il n’utilise pas un modèle
dedans/dehors (échec à contenir/ expression agie), l’un reflétant ou complétant
l’autre.
La temporalité
anticipatrice du passage à l’acte permet enfin de s’interroger sur la situation
si problématique des passages à l’acte en groupe. Le passage à l’acte,
dans ce contexte, peut se lire comme le parachèvement de ce que l’autre ne fait
pas, tandis que je m’aperçois à ses faits et gestes qu’il est animé du même
désir que moi. Soit le déroulé hypothétique suivant. 1. une tentation se
présente à saisir sur le moment, et je perçois que les autres autour de moi
sont eux aussi tentés. 2. L’idée d’être devancé par un quelconque des autres autour
de moi commence à germer, même si l’acte est prohibé, tandis que l’occasion décisive
menace de passer. D’autre part, chacun comprend aussi que tous les autres font
exactement et à la même vitesse que lui le même raisonnement. 3. Dans ces
circonstances, il est possible que le court-circuit « toi ou moi »,
si sensible dans un passage à l’acte, produise des effets énormes. En effet, chacune
des intentions qu’on peut simplement supposer chez chacun des autres en
direction de l’objet interdit diminue l’interdit sur l’acte. C’est alors
tous, entre fureur et panique, et sans savoir qui aura commencé, qui
passent à l’acte. 4. Une fois finis le viol collectif, le lynchage, ou le
sauve-qui-peut d’une barbarie insensée à l’égard des faibles, chacun reprend
son autonomie en minorant systématiquement sa participation, quand il n’est pas
frappé d’amnésie.
C’est là une
décomposition spectrale spectaculaire de la disjonction entre agent et auteur
dans le passage à l’acte. Dans une analyse conjecturale de ce genre, il faut
noter que la projectivité des individus les uns sur les autres ne suffit pas,
si, outre les divisions qualitatives de l’esprit qui s’y reflètent, une
fonction particulière n’était dévolue à la hâte dans le raisonnement.
C’est la combinaison entre l’anticipation et la précipitation qui donne sa
forme spéciale à la logique du passage à l’acte. Comme dans certaines
variante du dilemme du prisonnier, il n’est pas sûr qu’elle puisse se
modéliser ni se mécaniser. C’est aussi la raison pour laquelle sa plausibilité
ne peut être garantie. Néanmoins, ce que captent de telles expériences de
pensée, c’est l’intuition forte que « l’action attend pas ». C’est en
ce sens qu’il est toujours possible de détecter une dimension de passage à
l’acte dans l’effectuation de nos intentions, si du moins nous parlons d’action
humaine, et pas juste d’action rationnelle (ou de rationalité
pratique, et non de pratique rationnelle).
La philosophie
contemporaine de l’action a beaucoup réfléchi sur les paradoxes de
l’irrationalité (notamment sur la faiblesse de la volonté). Mais dans ces cas
d’incontinence, l’agent ou l’auteur de l’action se sait irrationnel de
l’intérieur de son système de croyance. Le cas-limite
du passage à l’acte, si on accepte qu’il en existe, propose un autre défi. Car,
on l’a vu, le passage à l’acte déplace l’auteur de l’acte, qui s’en
trouve surpris et changé, tout en restant cependant l’agent de ce qu’il a fait.
C’est pourquoi un tel saut peut avoir les couleurs de la déraison.
Mais on est entraîné si
loin lorsque l’on livre une description épaisse du passage à l’acte (à la prise
en compte de sa dimension tragique, à des spéculations sur la division du
sujet, à un inconscient inscrutable ou à des expériences de pensée
indémontrables en psychologie sociale expérimentale), qu’on se trouve placé
devant un dilemme. Doit-on partir d’une conception raisonnable de l’action et,
à partir d’elle, trier les théories acceptables du passage à l’acte en les
dépouillant des artefacts culturels comme des biais cognitifs qui nous
mystifient ? Doit-on, au contraire, partir des intuitions concrètes qui
accréditent l’existence factuelle du passage à l’acte, et raffiner nos
conceptions rationnelles de l’action, en sorte d’en clarifier la teneur autant
qu’il est possible ? Si l’on accepte l’intuition aristotélicienne qu’il
existe bien une faiblesse de la volonté, même si le point de vue rationaliste
de Socrate tend à la réduire à une simple ignorance, pourquoi n’admettrait-on
pas la possibilité humaine, et non rationnelle, de passage à l’acte dans nos théories
de l’action ?
Deux arguments parlent en
faveur d’une telle prise en compte de la dimension humaine de l’acte, et donc
du passage à l’acte, avant la dimension rationnelle. Tout d’abord, un acte, à
la différence d’une action, a besoin d’un environnement anthropologique
détaillé pour qu’on l’identifie. Un acte, c’est ce qui compte comme acte,
du point de vue des représentations disponibles et des pratiques en vigueur. Le
modèle du geste est inadéquat pour en rendre compte, alors qu’il est très
probant dans les conceptions naturalistes de l’action. Ne rien faire, se taire,
voire oublier, qui sont autant de non-actions, peuvent
tout à fait être considérés comme des actes dans certaines circonstances (sociales
ou juridiques). Si nous n’étions pas des êtres humains avant d’être des êtres
rationnels, nous n’aurions donc pas accès à la dimension de l’acte en général.
Ensuite, il se pourrait qu’un certain nombre de nos conduites ne prennent sens
que dans la mesure où nous arrivons sur le mode du passage à l’acte. A la
déclaration d’amour de Russell, dont nous sommes
partis, devrait ainsi répondre la dernière scène du Misanthrope. Car,
qu’est-ce qui donne à cette ultime péripétie sa teneur amère, sinon le choix du
héros de ne pas se laisser transformer par son acte, mais de détruire en lui
les prémisses de ce qui devrait le déborder, en un passage à l’acte tout
contraire à celui qu’on espérait de lui — moyennant quoi, de fait, il se
retranche de l’humanité ? On ne pourrait alors, par les raisons bien
pondérées de l’action, qu’approcher du point de non-recouvrement
de l’humain et du rationnel — c’est-à-dire, en un sens, de l’humain brut, que
le passage à l’acte révèle dans l’action en général. Une certaine violence
irréductible serait alors liée par concept à cette humanité brute, « en
action ».
Concluons enfin que la
fabrication prétendument empirique de types psychopathologiques tels que le
patient impulsif, « borderline », pervers, psychotique, etc., relève, pour
ce qui concerne leurs passages à l’acte exemplaires, de choix épistémologiques,
et non de faits cliniques. Car c’est une théorie de l’intentionnalité,
qui, avec le choix parcimonieux de la rendre aussi monolithique que possible,
débouche sur l’approche comportementale, où le psychique, quand il est reconnu,
est le simple reflet du contenu de l’acte. Le coût conceptuel de l’option
inverse, autrement dit l’interprétation psychanalytique du passage à l’acte,
qui sort de cette logique du reflet, n’en est pas moins élevé. Il semble
qu’elle ne gagne en plausibilité qu’en s’engageant dans une description
holistique, donc inépuisable, des circonstances mentales et sociales de l’agir,
avec, en plus, ce paradoxe étrange, que cette description doit buter à un
moment ou à un autre sur un impossible qui y fera valoir l’humain contre le
rationnel.
Références bibliographiques
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Presses Universitaires de France, Paris, 1988.
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