Un programme de recherches éliasien, entre sociologie et psychanalyse

La « crise du moi » chez les psychanalystes et les moralistes critiques de la modernité récente, et l’invention de la catégorie d’états-limites


Je voudrais, ici, formuler avec beaucoup de prudence un ensemble d’hypothèses élaborées à l’occasion d’un travail en cours . Présentées devant un auditoire composé en grande partie de praticiens de la psychanalyse, elles ont suscité une certaine surprise. Ce pourrait être un simple indice de la déconnexion croissante entre la réflexion théorique chez les psychanalystes (i.e. la façon dont ils montent en généralité à partir de leur expérience spécifique) et le développement des sciences sociales savantes, nourries d’enquêtes historiques et empiriques sophistiquées — alors que ces hypothèses sont plutôt classiques en sociologie, aujourd’hui. Mais je vais risquer une lecture plus forte de ma surprise. Car, pour autant que je puisse juger, ces hypothèses n’ont pas été mal reçues. Bien au contraire, elles ont paru jeter une lumière inattendue sur une clinique particulièrement difficile et controversée. En tous cas, ces hypothèses contreviennent à la façon dominante (en France) d’articuler psychanalyse et critique sociale. On peut en effet, sans grand risque de se tromper, caractériser cette articulation dans l’idéologie courante des psychanalystes en disant que les souffrances des « sujets » contemporains y sont causées par un type inédit de déstructuration psychosociale imputable aux ravages du néolibéralisme, ou à l’oppression coloniale, ou au déclin des idéologies (et notamment de la religion), ou à diverses combinaisons variées de ces facteurs. Les « pathologies sociales de la modernité » sont alors retrouvées à partir d’indices cliniques recueillis sur le divan, puis généralisés à de vastes populations (sur un mode d’ailleurs vague : « les gens sont de plus en plus… »), et elles fondent un diagnostic systématiquement décliniste, voire explicitement réactionnaire (« perversion généralisée », etc.) .
Sans examiner les voies de sa diffusion chez nous, on peut d’emblée remarquer que la source princeps de cette critique de la modernité à travers des psychopathologies exemplaires, c’est Christopher Lasch ou, du moins, un certain style français d’appropriation de sa célèbre charge contre la « culture du narcissisme » . Mais il s’agit d’un phénomène mondial, qui a des prolongements notoires chez Richard Sennett ou Anthony Giddens. Le cœur de l’argument est le suivant : un type nouveau de personnalité « narcissique » serait apparu au tournant des années 1970, notamment aux États-Unis. Il aurait d’abord été repéré par des cliniciens que Lasch cite nommément, Heinz Kohut et Otto Kernberg — ne tenant aucun compte de l’incompatibilité de leurs conceptions du phénomène, tant de sa clinique que de sa thérapeutique, ni du conflit très violent qui les a opposés . Le caractère de ces individus, souvent qualifiés d’« hypermodernes » par les essayistes récents, se marque à une préoccupation excessive de soi, ou une surestimation teintée de grandiosité sans empathie (l’absence d’empathie est la grande voie, aujourd’hui, de la psychologisation-naturalisation du Mal), entrecoupées d’épisodes dépressifs sévères, ou par des agirs impulsifs et des intoxications en tous genre, sur fond d’identité fragile, constamment minée par des angoisses atroces d’abandon. D’autre part, ces individus s’avèrent souvent plutôt adaptés, notamment au travail, autrement dit « normaux » en apparence, voire (point capital pour la suite) ne révéler leurs traits pathologiques que lorsqu’ils ont recours à des soins psychologiques et, en particulier, quand ils entament une cure analytique. Ils se révèlent alors des patients extrêmement difficiles (dès qu’ils vont mieux, ils vont brutalement plus mal, dans les descriptions courantes), et la crise qui les a conduits à consulter prend avec le traitement des proportions potentiellement dramatiques — avant, néanmoins, de se résoudre, du moins dans les cas favorables . Or ces personnalités illustreraient, dit Lasch, la dégénérescence du « bon vieil individualisme » américain, typiquement le rugged individualism à la Hoover— il ne faut pas perdre en effet de vue que Lasch est un conservateur avoué et que ses travaux précédents, moins connus, portaient sur le déclin de la famille et les ravages du subjectivisme, du consumérisme et de l’hédonisme (indexés sur la hausse vertigineuse et la banalisation de la consommation de drogues). Ce seraient des « enfants gâtés » à qui tout est dû, et notamment le bonheur matériel, des narcisses incapables de se confronter à la réalité, tellement imbus de leur self « grandiose » que la moindre égratignure leur paraît une blessure horrible, etc., et avec cela d’impitoyables tyrans pour autrui. Ce que les psychanalystes des années 1970 auraient donc repéré, ce sont les formes radicales d’un Zeitgeist plus diffus pour lequel Lasch n’a pas de mots assez durs, et ils ont créé pour ces désordres l’étiquette de troubles borderline (d’états-limites).
Même si, encore une fois, d’un point de vue technique, on devrait distinguer les personnalités narcissiques des états-limites, dans le cadre de pensée du moraliste, tous sont appréhendés sur un continuum phénoménologique, celui du « moi en crise, » soit sous le coup d’une inflation sentimentale et expressive stérile, soit parce que la forme même du self y est compromise (rappelons que dans l’idéologie américaine, le self est une institution morale fondamentale : ce n’est pas du tout, comme on croit quelquefois, l’atome du moi quand la société se dissout, mais une norme intégratrice). Beaucoup de symptômes couramment cités chez ces patients donnent en effet, à première vue, le sentiment de « moderniser » l’hystérie classique, ou viennoise, si l’on peut dire (dans ses aspects narcissiques, abandonniques ou passionnels). Mais en bonne orthodoxie psychanalytique, l’hystérie ne met habituellement pas en péril la consistance du moi, lequel, au contraire, est censé se défendre fort vigoureusement contre tout ce qu’il refoule. Ces pathologies nouvelles, en revanche, ont bien l’air d’être des atteintes de la structure du moi — voire des malformations antérieures à la formation d’un quelconque mécanisme de défense contre le refoulé, ce qui bloque l’accès à la névrose. C’est pourquoi, malgré les simplifications dont ces tableaux font l’objet quand on s’en sert à des fins de critique de la société, il importe de distinguer un type d’états-limites distinct de celui des troubles narcissiques à la Kohut ou à la Kernberg. C’était ce qu’on appelait dans les années 1960 les états « schizoïdes » : des pré- ou des quasi-psychoses, caractérisées moins par des anomalies moïques que par des troubles de la pensée. On rangeait, et on range toujours sous ce chef, les personnalités dites as if, (« comme si » ) repliées sur elles-mêmes et hantées par le sentiment de la fausseté de leur être, mais aussi ces individus enclins à s’isoler, qui oscillent entre dépersonnalisation brutale et hypersensibilité aux réactions d’autrui, entre inadéquation globale des affects et froideur affectée, souffrants de « blancs » mentaux envahissants, ce qui peut dans certains cas se marquer à des bizarreries du discours, voire à un quasi-délire de référence (tout ce qui se passe, tout ce qui se dit autour de moi « me vise » dans un registre hostile), mais transitoire, à la différence de la paranoïa ou de la schizophrénie stricto sensu.
Mettons ici en réserve un thème qui prendra plus loin toute son importance. Ce type de patients — les types identifiés par Kohut et Kernberg, mais aussi les anciens « schizoïdes » atteints de troubles de la pensée — constituent la patientèle élective de ce qu’on appelle désormais, selon une expression d’André Green qui a fait florès, la « psychanalyse contemporaine » (il faudrait, c’est vrai, y ajouter les patients dits « psychosomatiques », mais cela compliquerait encore ma tâche ). La vogue de Winnicott et de Bion dans les secteurs les plus créatifs de la psychanalyse d’aujourd’hui (en Italie, au Royaume-Uni, en Amérique latine et aux États-Unis, mais moins en France) ou, plus précisément d’une combinaison de leurs théories dont le post-freudisme de Green est le premier exemple , s’explique pour l’essentiel par les aménagements techniques de la cure exigés pour ce type de patients-là — par exemple, plus de face-à-face que de divan, plus de soutien en cas d’angoisse, plus d’interventions dans la réalité, par contraste avec l’abstention sévère de la cure-type —, ce qui oblige à inventer d’autres concepts métapsychologiques pour justifier lesdits aménagements. Winnicott et Bion offriraient une solution post-freudienne aux difficultés de telles cures. Car, de ces patients qui ne sont ni des névrosés ni non plus des psychotiques comme la psychiatrie les diagnostique (il est courant de parler à leur sujet de patients « non-névrotiques »), Freud n’a rien dit .
Quoi qu’il en soit, il faut prendre garde à la circularité remarquable entre approche sociale et vision clinique de ces psychopathologies « hypermodernes ». Tous les exposés psychologiques et psychanalytiques un peu suivis sur les états-limites, des manuels pédagogiques aux articles des revues professionnelles, mobilisent des idées sociales touchant la crise de la personnalité contemporaine, et font immanquablement référence à Lasch ou à tel ou tel de ses rejetons à la mode. Mais surtout, les essayistes qui invoquent les états-limites citent les psychanalystes comme des autorités psychologiques qui objectivent l’impact intime des mutations morales, sociales et politiques qu’ils incriminent, au moment où les psychanalystes citent ces mêmes moralistes comme des autorités sociologiques qui valident la portée universelle et l’extension à toute la société de ce qu’ils observent, eux, au seul niveau individuel. C’est dans ce cercle, qu’il faudra décrire un jour avec soin, que circule désormais le thème lacanien bien connu du « déclin du Nom-du-père », ou de la « crise du symbolique » (ou selon l’excellente formule d’Alain Ehrenberg, de « l’affaiblissement de la règle sociale », qui capte l’air de famille d’une foule de slogans informels), avec parfois des accents de panique morale .
Le nœud proprement psychanalytique de l’affaire est double. Il y a, pour commencer, le tableau (récurrent dans cette littérature) de la fin de la famille traditionnelle, c’est-à-dire œdipienne. Deux motifs y sont omniprésents : ce ne sont plus les enfants qui s’identifient aux parents mais les parents aux enfants (c’est moins une désymbolisation de la relation classique qu’une anti-symbolisation active, souvent accompagnée d’une critique morale de l’égalitarisme entre les générations) et, autre motif, plus intéressant car plus clinique, lorsque les enfants se repèrent sur leurs parents, ceux-ci n’apparaissent pas dans une polarité sexuée, mais avant tout comme des figures soit idéalisées soit rejetées, autrement dit comme des objets ou bons ou mauvais. Sur cette base, c’est une quantité énorme de concepts psychanalytiques dont le réagencement se laisse plus ou moins facilement déduire : on comprend bien que la sexualité infantile, la répétition du rapport aux figures parentales dans le transfert, l’identification et le refoulement, entre autres, ne fonctionnent plus comme dans les schémas de l’orthodoxie. Mais il y a un second nœud psychanalytique de la conception contemporaine des états-limites. Il est lié aux soubresauts multiples parfois tragiques de la prise en charge de ces patients. En effet, ces derniers montrent une destructivité telle, d’eux-mêmes comme de tous les bons objets qui les approchent, qu’ils ont conduit à revisiter l’articulation très freudienne entre la résistance thérapeutique négative et la pulsion de mort. Simplement, ce qui restait chez Freud une limite plus ou moins indépassable des pouvoirs thérapeutiques de la psychanalyse (ces patients qui ne supportent absolument pas la guérison et se précipitent dans un redoublement de souffrances au moment où elle « menace ») se présente désormais, avec les bordelines, comme la condition de la cure ! Même si les psychanalystes font largement état d’à quel point ils sont éprouvés par cette destructivité, ce lot ne leur est pas réservé. Les thérapeutes cognitivo- comportementaux qui se spécialisent dans les soins aux états-limites racontent tout à fait la même chose. En tout cas, même s’il existe mille manières raffinées de croiser ces fils œdipiens et narcissiques avec un nouvel intérêt pour la pulsion de mort, il n’est pas au-delà de l’intuition commune que de se représenter au moins ceci, que le thérapeute, au cours du traitement (psychanalytique ou pas), va se trouver projectivement identifié tantôt à un être profondément « bon » tantôt à un être radicalement « mauvais », et qu’il fera moins l’objet de rêves et de fantasmes sexuels adultes, et davantage d’hallucinations et de passages à l’acte hautement régressifs qu’on attendrait plus entre un nourrisson et sa mère (i.e. moins la douleur de la séduction qui rate que la terreur « réaliste » d’un abandon mortel) .

La « troisième nature » et le nouveau régime de l’autocontrainte, source potentielle de troubles spécifiques


Le décor planté, les protagonistes sur la scène, on peut maintenant chercher à se donner un peu de recul. Si la tentation des essayistes est grande de s’emparer de ces catégories psychologiques pour réagir à chaud aux mouvements de la société qui leur déplaisent, et pour promouvoir leurs solutions, on peut aussi appréhender les pathologies sociales de la modernité (et donc la co-évolution de ces pathologies sociales et de certaines psycho-pathologies) du point de vue d’une évolution à très long terme, pluriséculaire, celle de l’émergence du développement des sociétés individualistes modernes, dans le sillage d’Elias et de certains de ses continuateurs de l’école d’Amsterdam, tels Cas Wouters et Michael Dunning . Il ne s’agit, en fait, de rien d’autre que de prolonger son analyse et d’examiner sur un matériel plus récent, en partie postérieur à celui qu’Elias a examiné, voire quasi contemporain, ce que deviennent a) l’extension et l’approfondissement des « chaînes d’interdépendance » (dont la division du travail social n’est qu’un aspect), b) la « démocratisation fonctionnelle » à mesure que les contrastes sociaux internes aux États-nations s’amenuisent et qu’augmente la variété des choix de vie possibles et c) l’évolution et le développement des formes de l’autocontrainte (Selbstzwang) par-delà la figure du surmoi freudien tellement mis en avant par Elias . L’idée que je suggère est d’ailleurs très simple : les états-limites ne sont pas tant une manifestation déplorable de la « culture du narcissisme » qu’une pathologie inhérente à la « troisième nature » de Wouters, c’est-à-dire à la société d’après le surmoi (qui est, effectivement, la société où est née et où s’est développée la psychanalyse). Plus précisément encore, il ne s’agit en rien de pathologies (indissolublement psychologiques et sociales) résultant d’une crise générale de la personnalité attaquée par l’hypermodernité (par le déclin du symbolique, par l’anomie ou la « perversion généralisée »), mais, au contraire, de crises induites par la difficulté à intégrer dans la personnalité les règles nouvelles de l’autocontrainte individualiste — règles, on ne peut d’ailleurs l’exclure, encore plus rigoureuses et psychologiquement exigeantes que celles du surmoi à la Freud. Formulant cette hypothèse, je ne fais que répondre à l’appel de Richard Kilminster à la fin de Civilisation and Informalisation, qui espère que la psychanalyse jettera quelques lumières sur le problème de l’informalisation.
Résumons donc ce problème, puisque l’idée que je voudrais mettre en débat est précisément que ce sont les règles de l’informalisation qui s’avèrent si difficiles pour certains, et que, tout comme avec la névrose obsessionnelle qui pousse à la caricature des traits de caractère induits par l’autocontrainte qui sont en principe modérés en intensité et largement répandus dans la vie sociale, de même, les états-limites exhibent dans le monde d’après la « seconde nature » d’Elias des traits caricaturaux des nouvelles formes de l’autocontrainte : l’autocontrainte informelle, ou, en d’autres termes, le relâchement contrôlé du contrôle (controlled decontrolling) En effet, soutiennent Wouters et Dunning, après la longue phase de formalisation, et d’amplification méthodique des contraintes surmoïques « victoriennes » accompagnant le déclin des formes de dominations traditionnelles (désormais plus étatiques, plus abstraites), qui était la condition de la confiance collective dans une économie de marché, où chacun ne peut compter que sur l’autocontrôle émotionnel et la réflexivité de ses partenaires en société (leur « intérêt bien compris »), a commencé une phase d’informalisation, qu’on pourrait dater en Europe des années 1870, autrement dit de « l’âge d’or du libéralisme ». Elle se caractérise en particulier par une « émancipation des émotions », une revalorisation de l’expressivité, par la réduction des distances tant sociales que psychiques entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants, mais aussi par de nouvelles contraintes de réflexivité et d’autorégulation pesant sur les individus, bien distinctes de celle du surmoi traditionnel rigide dont Freud, en somme, aurait aperçu l’envol à son crépuscule. Tout ceci se situe au sein de nouvelles institutions structurant de nouvelles attentes normatives, dans la division du travail, où la coopération peut prendre progressivement une place parfois supérieure à la pure compétition. La psychanalyse elle-même naît dans une telle phase d’informalisation, dont elle recueille les premiers effets, notamment sous les formes typiques de l’hystérie féminine et des souffrances des obsédés. Dans ce vaste schéma, l’informalisation progresse par poussées : les « années folles », l’après-guerre, puis les années 1960, et enfin 1980-1990 (la « révolution expressive »), qui m’intéressent davantage puisque c’est, si j’ose dire, la décennie des états-limites.
Grossièrement, on pourrait dire qu’à la différence de la contrainte psychique interne typique de l’âge freudien de la névrose obsessionnelle, et où l’art consiste à se retenir de trop se retenir (la solution freudienne à cette névrose, dans son aspect moral, consiste à transformer en discipline ce qui n’est qu’une maîtrise totale imaginaire qui débouche sur son contraire parfait), dans ce nouvel âge de l’autocontrainte, celui de la « troisième nature », les règles deviennent de plus en plus exigeantes et fines puisqu’il s’agit précisément de contrôler une certaine perte de contrôle : dans l’expressivité émotionnelle, du corps, de la sexualité, mais aussi de relations de travail à l’horizontalité croissante, où une implication subjective fluide est d’autant plus nécessaire que ce sur quoi l’on travaille, c’est moins des objets matériels que des relations interpersonnelles. L’anti-autoritarisme devient ici normatif, au bureau, dans la famille, entre les sexes, etc., et c’est par là que les « chaînes de dépendance » s’approfondissent et se multiplient en tous sens. Mais de même que les sociétés individualistes de la « seconde nature » ont été obligées de créer des étiquettes nosographiques, des thérapies, mais aussi des trajectoires compensatrices pour les ratés ou pour les excès de la formalisation, de même, les sociétés où l’informalisation devient la règle sont confrontées, en toute hypothèse, à un défi analogue. Surtout quand on ne perd pas de vue que l’informalisation présuppose l’assimilation d’un haut degré de formalisation préalable, qu’elle ne la défait surtout pas, mais la complique. On continue bien sûr à « se tenir » et à « se retenir » — sauf que s’y ajoute une dimension du sans effort, du débonnaire, voire du cool indispensable au parachèvement de la figure de l’individu autonome. Le calcul des « justes distances », par exemple, n’en devient que plus redoutable, à assimiler toujours plus jeune, et la cause d’inclusions et d’exclusions plus subtiles, etc.
Dans leurs formes carrées, voire simplistes, les remédiations comportementales très tôt mises en œuvre pour combattre le trouble borderline parlent avec éloquence de ces relations nouvelles dans un monde social nouveau, que, bien sûr, elles naturalisent, en en faisant en général des déficits inhérents de l’action (exécutive) d’organismes psychologiques isolés. Dans les années 1980, ainsi, lorsque Marsha Linehan, la psychologue américaine qui deviendra vite la référence des thérapies cognitives et comportementales des états-limites jette les bases de ses conceptions, elle identifie tout de suite la liste des compétences (skills) qu’il faut maîtriser pour aller mieux, et qui vectorisent le traitement. On ne sera pas étonné de voir le poids prépondérant qu’y occupe une rééducation sociale, avec une insistance constante sur le fait que c’est en groupe qu’on guérit du trouble borderline. Pourquoi ? Parce qu’on y acquiert (à nouveau ?) des easy manners, autrement dit les bonnes distances à l’égard d’autrui, en particulier, on y perd l’habitude de juger autrui, c’est-à-dire de suppléer son surmoi de façon narcissique et donc tyrannique. On y apprend également le soin de soi, l’auto-encouragement et le self-respect, dans la mesure juste qui convient aux bonnes relations. C’est seulement dans cet horizon où s’étalent à ciel ouvert les idéaux normatifs de la « troisième nature » qu’on peut enfin situer ce qui a tellement fait couler d’encre dans la méthode de Marsha Linehan : son caractère « dialectique » (autrement dit l’acceptation de la confrontation systématique entre le patient et son thérapeute, comme médiation indispensable pour coconstruire une réalité mutuellement partagée), et son recours prescient au néo-bouddhisme thérapeutique (mindfulness), qui n’est guère en l’espèce qu’un procédé d’automanipulation des émotions . Les états-limites ne seraient ainsi que les malades-types de la nouvelle forme de l’autocontrainte. Ils ont en effet, à cet égard, deux caractéristiques remarquables, qui sont mieux mis en évidence par le point de vue psychanalytique.
S’il existe bien une tendance de fond à l’accélération de l’égalisation des statuts et conditions des hommes et des femmes, mais aussi des parents et des enfants, l’horizon moral à l’intérieur duquel se déploie l’état-limite met nécessairement en crise l’Œdipe d’antan. L’idée du père symbolique (et de son déclin, inexorable dans la modernité) suppose en effet tout un ensemble d’asymétries saillantes et régulières dans la vie sociale, dont l’évolution des individualismes sonne plutôt le glas. En termes psychanalytiques, on y verra déjà une façon non naturaliste d’envisager un fait qui fascine les spécialistes des enfants et des adolescents, la réduction sensible de la période de latence, le caractère plus précoce de la puberté, et donc ce qui s’en déduit, comme l’anxiété des parents elle-même plus précoce à l’égard du développement sexuel de leurs enfants, tandis qu’une atmosphère plus égalitaire favorise, voire valorise l’expression ouverte des conflits comme une norme d’authenticité. On comprend également que les états-limites soient devenus un concept nosographique structurant en pédopsychiatrie. Mais il n’est du coup pas étonnant, si l’on accepte la grande hypothèse de la « troisième nature », que les états-limites « abandonniques » soient précisément les enfants de familles où les nouvelles distances se déterminent surtout à l’aune de vécus de délaissement ou, au contraire, d’intrusion persécutrice. Si c’est l’atmosphère que nous respirons tous, il devient alors plausible que les cas extrêmes prennent une allure franchement pathologique. Il est juste capital de garder en tête que ce processus lent, diffus, d’ordinaire peu pesant pour chacun, s’il donne potentiellement lieu à de telles pathologies dans les cas extrêmes, ne saurait être évalué et condamné à la lumière de ces mêmes cas — pas plus, ceteris paribus, que le développement de la « seconde nature » en Occident, avec l’émergence de la conscience morale, de la responsabilité subjective et de l’intériorité ne saurait être identifiée avec les ravages surmoïques de la névrose obsessionnelle, qui en est pourtant le fruit exemplaire. En revanche, on se trouve certainement confrontés à une difficulté originale : précisément dans la mesure où s’amenuisent même les ancrages imaginaires extérieurs des figures d’autorité (dont est encore grosse la notion de père symbolique dans l’Œdipe freudien), la pression vers l’idéalisation et l’abstraction de ce même principe, mais interne, ne cesse d’augmenter. Freud s’en alarmait déjà, y voyant une des manifestations emblématiques de la pulsion de mort ! La contrainte psychique devient alors potentiellement ravageante, car anti-érotique. Dans un tel contexte, il n’est pas non plus inconcevable que la vie des pulsions se désorganise et que la jouissance du corps prenne un tour compensateur plus sauvage qui donne, de loin, l’impression d’une régression civilisationnelle.
En suivant le fil de l’idée de « démocratie fonctionnelle », au moins dans une de ses dimensions, on comprend aussi que la réduction générale des contrastes et l’amplification simultanée de la palette des choix de vie n’est pas sans impact sur ce qu’on appelle en termes psychologiques le narcissisme. Dans la « troisième nature », ou peut-être dans la poussée particulière que nous en connaissons aujourd’hui, une chose devient impossible, c’est d’affirmer sa supériorité, et tout aussi bien son infériorité. Il y a toujours eu des orgueilleux ou des modestes, le point n’est pas là. Il est plutôt dans le sentiment d’inadaptation morbide que procurent les individus au soi « grandiose » et, à l’autre bout de l’échelle, l’angoisse teintée de révulsion que nous inspirent ceux dont le moi paraît fragile si diffus, si transparent, si falsifié, qu’ils se comportent « comme si » c’étaient des personnes. En tout cas, il serait intéressant de se demander quels sont les rituels et les normes de régulation spécifiques, en cours d’élaboration, qui « civilisent » de telles suraffirmations de soi ou de tels effacements.

Perspectives générales


Plusieurs pistes de réflexion s’ouvrent ici, que j’évoquerai brièvement en conclusion. Tout d’abord, je verrais volontiers dans ce qui précède une confirmation de l’idée selon laquelle une nouvelle pathologie psychique est toujours identifiée à partir de la proposition de traitement qu’on formule à son égard, et des attentes sociales qui la régissent. L’intrication substantielle de la psychogenèse de la sociogenèse n’a certainement pas épuisé son intérêt pour une histoire sociale renouvelée de l’esprit et de ses désordres. L’obstacle épistémologique à surmonter, à cet égard, c’est l’idée qu’un individu pourrait souffrir de sa socialisation comme d’un processus pathogène extérieur — et c’est bien la raison pour laquelle le cas des borderlines présente tant d’intérêt. Ensuite, pour suivre l’argument de la « troisième nature » à la Wouters, il semble que des techniques thérapeutiques comme celle de Marsha Linehan montrent en action combien, si l’informalisation suit, en un sens, la formalisation, une reformalisation suit aussitôt l’informalisation : c’est à très gros traits qu’on peut donc isoler des poussées d’informalisation dans le flot historique des événements. C’est tout simplement parce que l’informalisation est plus un raffinement de la formalisation que son interruption, et que tout gain d’expressivité ou de « naturel » est très rapidement ré-encodé et mis en fonction non plus implicitement, mais explicitement. Il n’en reste pas moins qu’une anxiété idéologique de « permissivité » est consubstantielle aux temps d’informalisation (non comme cause, mais comme critère). Enfin, la subtilité de la dynamique mise en lumière par Wouters et Dunning permet de bien apercevoir combien la contrainte à relâcher le contrôle (quand l’informalisation se reformalise), peut se changer en un surcroît d’aliénation si elle n’est pas soutenue par une stabilisation préalable de la formalisation sur laquelle elle intervient — si, par exemple, les individus n’ont pas tous les moyens physiques, matériels, sociaux, du contrôle qu’on leur demande de relâcher. Et c’est peut-être aussi pourquoi la vision « décliniste » qui préside d’ordinaire à l’intelligence de ces faits est loin d’être infondée. Non à cause de son recours moralisateur à l’idée de permissivité ou de « déclin de la règle », mais parce qu’elle perçoit confusément le caractère pathogène d’une injonction à l’autonomie en mode cool quand les inégalités sociales dont, de facto, un certain libéralisme économique est le fourrier, transforment la coolitude en privilège insultant qui sert d’ornement à l’inégalité sociale elle-même. Il n’y a cependant ici rien du tout qui touche à une nature humaine éternelle, mais un objet à politiser pour en faire un bien commun. Car on ne peut pas nier, non plus, que le relâchement contrôlé du contrôle comme idéal normatif fournit aussi l’opportunité de grâces inédites qui augmentent les perspectives sociales d’autonomiser les individus. La douceur qu’elle introduit entre les sexes, dans les familles, entre maîtres et élèves, dans la coopération au travail, avec la délicatesse du contact qu’elle permet, et toutes sortes d’autres choses du même genre, vont en effet dans le sens du processus de « civilisation » au sens fort (c’est-à-dire au sens originaire français du mot chez Elias).