La psychanalyse depuis les
années 80 : crises, dévoiements et replis
En 1979 décède Wilfred
Ruprecht Bion ; en 1981, Jacques Lacan et Heinz
Kohut; en 1982, enfin, Anna Freud. En trois ans, le mouvement
psychanalytique perd plus que de grands noms : il perd trois sources
d’inspiration théoriques et pratiques essentiellement novatrices, et
la représentante de l’orthodoxie dont elles se démarquaient. La suite
appartint aux héritiers sur le plan institutionnel, aux continuateurs et aux
commentateurs sur le plan intellectuel, et à l’exception notable de Jean Laplanche,
on ne découvrira ensuite aucune élaboration autonome aussi systématique, ni
dans le dogme ni dans l’hérésie. Ce n’est certes pas nier l’originalité de
certaines appropriations de la psychanalyse par toute une génération. Didier
Anzieu, André Green, Pierre Legendre, en France,
Harry Rosenfeld, Richard Britton,
Thomas Ogden et Christopher Bollas
en Grande-Bretagne, Otto Kernberg et Joseph Sandler, aux
États-Unis, ont une œuvre reconnue, discutée parfois au-delà du cercle de
la profession. Mais leur capacité à imposer des questions freudiennes à la
médecine mentale, à inquiéter la rationalité des sciences de l’homme, ou à
peser sur les normes sociales, puis de là sur toute la culture, voilà qui
est plus douteux. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit, et la psychanalyse
qui a été remise en cause, dans un contexte d’ailleurs contradictoire, marqué
par la montée en puissance des neurosciences, par la vigueur anti-freudienne
du féminisme, par le déclin des relais que la théorie psychanalytique trouvait
dans les humanités et par l’émergence d’une récusation historique et philosophique
de l’acquis freudien jugé soit frauduleux, soit scientifiquement inepte. Plus
insidieusement mais bien plus radicalement, la psychanalyse n’a pas su résister
à sa lente dissolution dans le champ psychothérapeutique contemporain, où
la revendication individualiste de bien-être psychique émousse peu à peu ce
qui demeure, sur le plan moral, une des ultimes critiques consistantes du
moi. Le triomphe des psychotropes s’inscrit dans cette dynamique sociale de
privatisation du malaise intime, qui nie les étiologies relationnelles au
nom de l’idéal d’autonomie d’un sujet identifié à son cerveau.
Confrontée à ces sollicitations délétères,
assommée de polémiques, la psychanalyse a suivi la voie ordinaire des doctrines
fragilisées : le repli sur ses institutions, conçues comme sociétés savantes,
mais refuge de l’entre-soi, et, non sans paradoxe,
la réduction consensuelle des contradictions entre écoles, internes,
donc, à la psychanalyse, à une théorie minimale mais maximalement compatible
avec les contradictions externes auxquelles elle était soumise.
Comment ces deux aspects, historique et contextuel,
puis conceptuel et doctrinal, sont-ils articulés ?
Situer la psychanalyse au milieu du
tourbillon causé dans les sciences psychologiques par l’émergence des neurosciences,
c’est d’abord prendre acte du coup que fut, en 1980, la parution du Diagnostic
and Statistical Manual
of Mental Disorders (DSM3) sous l'autorité de
Robert Spitzer, lui-même formé à la psychanalyse.
Il proposait une taxinomie multiaxiale des troubles mentaux indépendante des
hypothèses étiologiques, qui fut aussitôt comprise comme l'arrêt de mort de
la psychopathologie freudienne : car si les troubles mentaux peuvent
(voire doivent) être définis sans référence à une dynamique psychique, la
voie est libre pour d’autres méthodes, comportementales et pharmacologiques,
qui prennent de plein droit les symptômes pour cibles, et les éliminant, élimine
le trouble de façon objectivée et quantifiable. Le holisme psychanalytique
qui intègre le sens supposé des symptômes à une vie subjective n’est plus
qu’un supplément d’âme, réduit analytiquement par la psychométrie, un artefact
intentionnel que remplace l’enquête causale. L’affaire Osheroff, en 1990, opposant un patient à la clinique psychanalytique
de Chestnut Lodge, au motif qu’on ne lui avait pas
prescrit d’antidépresseurs mais d’inutiles séances de psychothérapie, reflète
bien cette ambiance anti-freudienne. Mais si les nouveaux antidépresseurs
(moins sédatifs) et les thérapies cognitivo-comportementales centrées sur
les symptômes ont été validés dans le cadre épistémologique du DSM3, ce succès
(parfois idéologique et commercial) n’a pas pour autant liquidé l’exigence
« humaniste » d’un traitement toujours plus individualisé, dont
toutes les thérapies, psychanalytiques ou pas, ont retenu l’exigence, ni l’ambition
d’une clinique fine de la relation, dont il est apparu peu à peu que les nouvelles
connaissances sur le cerveau offrait la base biologique, mais pas le détail
proprement subjectif ni concret. Du rejet brutal de la psychanalyse, on passerait
donc aujourd’hui à des hypothèses de compatibilité : les concepts freudiens
veulent se donner des bases neuroscientifiques (le lancement de Neuropsychoanalysis
en 1999 est la trace) ; mais les neurosciences reformulent aussi biologiquement
les idées de Freud (l’index en étant un article d’Eric
Kandel, « Biology
and the future of psychoanalysis : A new intellectual
framework for psychiatry
revisited », en 2000). L’avenir dira si le projet de
traduire un idiome motivationnel à forte charge éthique tel que la psychanalyse
(avec son concept du désir) comme l’effet d’un jeu de fonctions cérébrales,
est plus qu’une aberration philosophique circonstancielle, dictée par l’effroi
d’universitaires psychanalystes et médecins qu’on les raye du champ de la
science.
Car cette rebiologisation
de la psychanalyse (qui n’a pour l’heure aucun fruit clinique) a son pendant
culturaliste : depuis la parution en 1978 de The
Reproduction of Mothering, de Nancy Chodorow, la contestation de la vision freudienne du féminin
s’est nourrie des travaux sur le genre, influençant la critique féministe,
mais aussi, en lien avec la lecture américaine de Foucault, le militantisme
des minorités sexuelles. Les recherches de Jessica Benjamin en sont
l’illustration. Ce courant, mêlant sociologie semi-empirique
et combat politique, concurrence la tradition des humanités freudiennes, dont
Jacques Derrida était un moteur (de La Carte postale: De Socrate à Freud
et au-delà, en 1980, à Résistances (de la psychanalyse) en 1996).
Or le thème de la différence des sexes, qui est peu à
peu devenu le grand moyen de faire entendre une voix psychanalytique dans
le champ culturel, l’expose aussi à bégayer. En effet, pour contrer ce fort
relativisme, présumé incompatible avec la clinique, se sont multipliées les
considérations normatives inspirées soit de l’ordre symbolique à la Lacan
(Pierre Legendre), soit d’un néo-naturalisme platement médical. Car, à mesure
que se perdait la discipline des récits de cas dans la littérature professionnelle,
une colossale inflation philosophico-littéraire
dépossédait les praticiens du monopole sur la théorie. Aussi, par-delà la
lutte entre paradigmes épistémologiques (sciences biomédicales vs.
sciences humaines), la psychanalyse s’est peut-être efforcée de résister à
son succès comme Weltanschauung, en s’appuyant pour faire valoir son
sérieux sur une biologie hypothétique plutôt que sur des performances cliniques
vivement contestées. Si cette tendance, combattue chez les élèves de Lacan,
ou par Jean Laplanche, n’a pas tout à fait triomphé, elle a occulté les recherches
qui tentaient de problématiser autrement les liens intellectuels de la psychanalyse
à l’époque : dans des registres très différents, ceux de John Forrester, Michel Henry, Michel de Certeau,
Yosef Yerushalmi, Harold
Blum, Richard Wollheim, tous difficiles à embrigader
dans le combat pour la survie d’un groupe social confronté à un discrédit
idéologique majeur.
Car le pamphlet de Jeffrey Masson, The Assault on Truth, paru en 1984,
a servi de détonateur à ce qui fut qualifié Outre-Atlantique,
dans les années 1990, de Freud Wars. En expliquant
que Freud avait refusé la réalité effective des séductions infantiles de ses
patientes hystériques pour les réduire à de simples fantasmes, ce n’était
pas juste le pilier de la « réalité psychique » freudienne qu’il
attaquait : il faisait converger les réfutations philosophiques de la
scientificité de la doctrine avec des enjeux éthiques (l’oppression des femmes),
esquissait une historiographie nouvelle renversant l’hagiographie d’Ernst
Jones et culminant en un jugement moral sur Freud menteur. Le sommet des Freud
Wars fut atteint en 1995 lorsque le Congrès
américain reporta l’exposition Freud face aux réclamations d’historiens et
d’épistémologues sceptiques (Adolf Grünbaum, Mikkel Borch-Jacobsen, Frederick Crews, et bien d’autres), suscitant la contre-pétition
d’Elisabeth Roudinesco et de René Major, qui a confirmé
combien la France et l’Amérique latine étaient désormais les bastions de la
psychanalyse. Or, examiné de près, ce courant sceptique n’est pas homogène.
L’anti-freudisme associe des partisans de l’hypnose (Isabelle Stengers, Léon Chertok, François
Roustang) à ceux qui pensent que la suggestion explique l’apparence
de guérison par la cure (Edward Erwin, Marshall Edelson).
Il mêle des historiens qui réclament le droit de travailler normalement (Sonu Shamdasani) et de purs polémistes
(Peter Swales). Il parachève en fait le règlement
de compte d’une génération confrontée à l’arrogance polymorphe du freudisme,
jusqu’aux dernières années 70, tant dans la psychiatrie américaine que dans
les humanités, notamment en Europe. L’inconvénient de ce vacarme, c’est le
silence où il noie des critiques épistémologiques mieux informées (Vincent
Descombes, par exemple).
Mais l’écho de ces querelles, finalement
assez savantes, dans les médias, atteste à quel degré la psychanalyse est
bien restée, selon le mot d’Auden cité par John Forrester, « a whole climate of opinion ». Comme l’avait prévu Robert
Castel dès 1980, la psychanalyse n’a été capable de préserver son originalité
devant la demande croissante de psychothérapies (censées être brèves, efficaces,
et surtout soumises aux idéaux de l’individu, lesquels seront toujours ceux
du moi, et pas les risques du désir) qu’au prix d’une idéalisation de ses
mérites, et d’un recrutement élitiste des patients comme des praticiens. Cela
ne pouvait pas durer. Sans qu’on dispose de chiffres précis, les analystes
sont plus nombreux, mais leurs clientèles fondent. Le procès de 1985 contre
le privilège de formation exclusive revendiqué par l’International Psychoanalytical
Association a engendré Outre-Atlantique un effet
institutionnel symétrique à la multiplication des praticiens dans les écoles
post-lacaniennes : beaucoup de cliniciens sans beaucoup de clinique,
exposés à des demandes où ils ne reconnaissent que les échos déformés d’un
Freud réduit à de vagues promesses d’épanouissement génital. La querelle de
la cure-type opposée à la psychothérapie d’inspiration psychanalytique, qui
agite bien des écoles, est le reflet de ce balancement entre la quête de respectabilité
intellectuelle et professionnelle, et la survie sociale d’une pratique. A
cet égard, la belle enquête d’Ernst Gellner sur
les milieux psychanalytiques,
The Psychoanalytic Movement: The Cunning
of Unreason,
parue en 1985, illustre la fin d’une époque dominatrice du paradigme freudien
et non son état actuel. Mais un élément d’optimisme rarement souligné est
le suivant : la psychiatrie actuelle, qui vise les symptômes, engendre
quasi mécaniquement des exclus de la souffrance psychique légitime (les dépressifs
« existentiels », les sexualités non-conformistes, les border-line, voire nombre de psychotiques non-reconnus, ou pire, abandonnés comme « asymptomatiques »
entre deux crises). A un certain point, lassés des solutions ponctuelles,
ils trouvent le chemin des divans. Or partout les pouvoirs publics veulent
encadrer l’accès aux thérapeutes, présumés charlatans, et suspects de manipulation
mentale. Et voilà la psychanalyse prise entre deux feux. A droite, l’institution
psychiatrique prétend contrôler le traitement des « vrais » malades
mentaux (ne serait-ce que pour contrecarrer la pente récente à médicaliser
hypocritement tous les désastres sociaux), et cela, par des procédures codifiées,
objectivistes et anti-freudiennes (psychotropes, comportementalisme) ;
à gauche, la nébuleuse des psychothérapies s’y réfère encore comme au lointain
ancêtre, mais en lui greffant des techniques corporelles, masque dérisoire
de leur anti-intellectualisme foncier, et en se pliant à des revendications
de bien-être incompatibles avec l’essence tragique de la psychanalyse.
Dans ce paysage traversé de tensions
multiples, brossées ici à gros traits, l’élaboration théorique du dernier
quart de siècle, en psychanalyse, offre aussi des traits contrastés, entre
la radicalisation dogmatique et la concession affadissante. Mais elle révèle
plusieurs constantes, qu’on peut presque articuler systématiquement.
La première est l’extension désormais
infinie du concept de « contre-transfert » dans le mouvement psychanalytique
officiel (non-lacanien). Même dans l’école kleinienne,
où l’idée d’identification projective demeurait un simple mécanisme, et où
le contre-transfert conservait sa nuance d’insuffisance réactionnelle du psychanalyste
confronté au transfert de son patient, la norme d’empathie tend à prévaloir
sur la préservation d’une asymétrie fondamentale (Betty Joseph). Les conséquences
sont vastes, et déjà, institutionnelles. Car derrière le problème du contre-transfert,
il y a celui de la formation des analystes : à quoi doit ressembler quelqu’un
capable de critiquer son contre-transfert ? Moustapha
Safouan a montré que les normes de la transmission correcte
de la psychanalyse s’élaborent dans la réponse à la question. Car on peut
craindre les effets de formatage dérivés d’une évaluation de la capacité des
candidats fondée sur l’empathie, elle-même contre-transférentielle,
de leurs didacticiens. A l’opposé, une résolution
complète du transfert dont le critère serait une pure indépendance ne fait
pas nécessairement mieux l’affaire, et mine l’institutionnalisation de la
transmission.
La seconde constante des élaborations
théoriques récentes est cependant liée à cette difficulté. La méfiance pour
les systématisations de l’expérience autre que pédagogiques a cru à l’extrême.
Toujours écrasés par Melanie Klein, par Winnicott
et par les théoriciens de la relation d’objet, mais en plus par Lacan, Bion
et par les multiples versions du self à la Kohut, les psychanalystes ont consacré au commentaire, sinon
au digeste, l’essentiel de leurs forces. La marginalité même de l’oeuvre systématique
de Jean Laplanche s’expliquer par la méfiance bien exprimée par Forrester à l’égard des constructions épistémologiques :
la psychanalyse a tant à dire par le biais de son histoire culturelle et offre
tant de ressources à l’exégèse textuelle (la méthode de Patrick Mahony
dans sa lecture des grands cas de Freud), que les possibilités des concepts,
et donc des extensions de concepts, déterminent un style français désormais
minoritaire. Ce n’est pas nier la valeur des grandes encyclopédies de la psychanalyse,
ni des amples fresques historiques qui ont vu le jour, avec Alain de Mijolla
et Elisabeth Roudinesco. Mais dans les comptes rendus
des pratiques ordinaires, la contextualisation historico-littéraire de pures singularités psychiques s’accommode
d’une grande confusion des références, qui accroît l’illisibilité de la littérature
professionnelle, et donc la marginalisation de la recherche psychanalytique
au sein des sciences humaines. Le ressassement des séminaires ésotériques
de Bion, de Lacan (auquel Jacques-Alain Miller aura
consacré des décennies), voire d’écrits figés de la tradition complétés de
vignettes illustratives, atteste du déclin de l’inspiration et de la crainte
d’ébranler les dogmatismes de repli en période trouble. La séduction de paradigmes
parallèles (neurosciences, sociologie du genre, etc.) se comprend alors par
défaut : l’enjeu d’élucidations novatrices du désir sexuel inconscient
est ainsi contourné.
A cet égard, la grande tentative anti-lacanienne
qui fut toujours celle d’André Green, de réhabiliter l’affect contre le primat
accordé au langage a certes acclimaté en France la riche tradition britannique.
La folie privée, en 1990, et Le travail du négatif, en 1993,
ont ouvert des perspectives sur les pathologies rebelles qui échoient de plus
en plus aux analystes, en ces temps de pharmacologie et d’intolérance aux
excès individuels. Elle reste un isolat rationnel dans les dévoiements induits
par un contre-transfert frisant l’empathie sans règles. Le fantôme de Ferenczi,
le père de l’idée de réversibilité des places entre analyste et analysant,
plane sur ces essais de réduire à la restitution d’une intersubjectivité perdue
une cure conçue comme un échange. Armé de réflexions philosophiques sur l’intentionnalité
et d’une quête naturaliste de compatibilité avec les théories cognitivistes
de l’émotion, Daniel Widlöcher a voulu la capter sous le chef de la « co-pensée » ;
de façon plus floue, quoique plus expressive, Thomas Ogden
la retrouve sous l’espèce de la « rêverie » partagée avec le patient ;
au comble du dévoiement, Owen Renik, « intersubjectiviste » déclaré, abolit le cadre au service
des besoins émotionnels du patient. On comprend qu’en 2001 l’Association Psychanalytique
Internationale ait mis au programme de son congrès la question de savoir ce
qu’est la psychanalyse.
Enfin l’énigme récurrente de ces travaux
est le but qu’ils assignent à la cure, tel qu’on peut le définir à partir
des critères de sa terminaison. Rendus prudents par les recherches sur l’efficacité
de la psychanalyse vs. les thérapies cognitives
et comportementales, les analystes ont tenté de faire valoir d’autres critères
que ceux, mesurés par la psychométrie, de réduction des symptômes. Ces critères
sont bien sûr holistiques et mettent l’accent sur la capacité à se renouveler
psychiquement. Contrairement aux apparences, il est vraisemblable qu’ils auront
à la fin gain de cause : la médecine scientifique reste soumise aux exigences
démocratiques, et en dernière analyse, ce sont des malades qu’il faut soigner,
non des maladies. Le récent retour en grâce des thérapies interpersonnelles
et de la psychanalyse dans la psychiatrie objectiviste de référence, qui est
américaine, ne s’explique pas autrement : au paradigme catégoriel pur
du DSM, se substituera à l’avenir une analyse en termes de dimensions, sensible
à la comorbidité et aux exigences d’intégration personnelle qui ne lui sont
pas si hostiles. Mais ce n’est pas le véritable problème. Car on se demande
comment les ponts jetés vers les neurosciences par la psychanalyse actuelle
ne finiraient pas, et cela laisse plus perplexe, par conduire l’analyste à
révéler au sujet, en guise de fantasme fondamental, une sorte de constante
psychobiologique privée à partir de quoi tout ferait
sens, mais dont il n’y aurait pas de sens. Or, à supposer qu’il existe un
désir inconscient, fixé sous forme de fantasme chez un sujet et régissant
sa vie à son insu, ce fantasme a-t-il ultimement une signification, offerte
à une assomption éventuellement différente, à sa remise en cause ? Ou
n’est-ce qu’une image figée, d’ordinaire inconnue, dont la contrainte s’exerce
sans dialectique ? Ce qu’isole le psychanalyste par son opération, est-ce
ainsi un fait dernier de l’affectivité (et de la pensée) chez cet individu,
ou plutôt un point de rebond chez un sujet, qui restera à jamais lié à sa
révélation par un autre, l’analyste, et ouvert paradoxalement à d’autres
usages par sa dépendance foncière à l’autre qui aura été le moyen de sa
révélation signifiante, mais qui, à la fin, comme analyste, tombe ? Questions
complexes qui engagent non le style de légitimation épistémologique requise
par la psychanalyse, mais l’éthique au principe de la visée exacte de son
objet, et « l’effet de vérité » qui lui est propre.
L’espace où s’élaborent ces jeux subtils
d’aliénation et de désaliénation relativement à soi-même et relativement à
autrui, par l’analyse et dans l’analyse, est assurément loin d’avoir livré
sa dernière figure. On devine sans mal combien, mesuré à cette aune, l’objection
de la suggestion du psychanalyste sur son patient, ou encore l’impossibilité
d’objectiver les effets de la cure selon les canons expérimentaux, bref ces
réfutations dont on a vu ce dernier quart de siècle enfler la menace, constituent
en même temps des difficultés fécondes. Fécondes, cependant, elles ne le seront
que si la valeur profondément subversive de la psychanalyse eu égard à l’objectivation
imaginaire des liens premiers entre un être humain et un autre (les identifications
sexuelles, la filiation) se préserve inentamée, si vif soit le débat idéologique.
Or c’est moins là une affaire de théories, ou pire, de postures thérapeutiques,
que d’actes procédant d’un travail authentique sur soi.