La putain respectée
(version
sensiblement développée d'une tribune à paraître)
Faut-il pénaliser les clients des prostituées ? La réponse à cette question risque fort de se décider bientôt sur de grands principes, plus que sur les faits. Car les données, sociologiques, policières, sanitaires, légales, sont là-dessus d'un maniement trop délicat. Toutes les enquêtes sur ce qu'on appelle dans le jargon du métier les « populations cachées » s'accompagnent de réserves méthodologiques qui empêchent l'usage instrumental du moindre chiffre ou de la plus modeste hypothèse. Seules les associations de terrain collaborant avec les prostituées ont une idée nette des choses. Mais cette idée reste partielle : car ces associations sont loin d'avoir accès à tout le phénomène de la prostitution et, de plus, c'est déjà un biais particulier que d'être capable de réflexion, d'organisation et de militantisme, ce à quoi tout le monde n'a pas accès dans ces milieux.
Parlons donc principes. Si le débat s'échauffe, c'est qu'il oppose manifestement deux versions de l'autonomie. Certains croient que la dignité des gens interdit qu'on leur laisse faire n'importe quoi au nom d'une liberté illusoire. Et si les gens résistent à l'appel de leur dignité, on les forcera à être libres : on les éduquera. D'autres jugent que personne n'a à décider si je suis digne d'être libre. Ma dignité est la conséquence de ma liberté. Voilà pourquoi tout le monde s'accorde au moins sur une chose : combattre le proxénétisme. Mais les uns le combattent parce qu'ils défendent la dignité humaine, les autres parce qu'ils défendent leur liberté. Ensuite, chacun se lance à la tête des cas de prostitution passablement idéalisés. Les défenseurs de l'autonomie-dignité des femmes (ce qu'une femme ne devrait non seulement jamais subir, mais ne jamais faire) citent les victimes des mafias ou les migrantes pauvres. Ceux de l'autonomie-liberté leur opposent des travailleuses du sexe qui vendent leurs prestations dans le cadre d'une transaction taxée par l'État, et dont l'activité est souvent choisie. Dialogue de sourds, puisqu'en fait, « la » prostitution est ici un concept taillé trop large pour tout ce monde-là. On a donc besoin du renfort des grands principes pour généraliser par la force tel ou tel cas particulier au reste de la population prostituée. En gros, soit les victimes des mafieux sont juste des travailleuses du sexe, sauf qu'elles sont réduites en esclavage, soit les travailleuses du sexe sont des esclaves qui ne veulent rien en savoir, et dont le capitalisme est le proxénète en dernier ressort.
Si cette vue d'ensemble est à peu près correcte, elle appelle trois remarques.
Tout d'abord, nos rapports sexuels (tarifés ou non) donnent-ils vraiment lieu à l'application des catégories de liberté, de dignité ou d'autonomie ? N'est-ce pas précisément au lit que nous mettons entre parenthèses la règle de la sollicitation constante du consentement d'autrui ? La main sur un sein, doit-on demander la permission de caresser l'autre ? C'est qu'il s'agit non de liberté, mais de désir, et c'est tout autre chose. Nos corps, dans la sexualité, renversent nos intuitions ordinaires sur l'intimité, la singularité irremplaçable de chacun, la valeur suprême du contrôle de soi, etc. Par conséquent, il est vain de disqualifier comme « aliéné », niant l'autonomie sacrée des individus, un quelconque rapport sexuel en tant que rapport sexuel — tarifé ou non. Cessons de fantasmer sur la souillure qui frappe celle qui se fait payer pour coucher. Nul besoin d'être protégé de la perte de sa liberté ou de sa dignité dans ou par un rapport sexuel. Car elles n'y sont pas en cause. Et quand elles le sont, alors il ne s'agit plus de rapport sexuel. Mais de coups et blessures, de viol. Sauf à soutenir que tout client de la prostitution est un violeur (une outrance qui s'autodétruit), l'unique chose qui puisse donc être aliénante, c'est l'acte qui a précédé le rapport : par exemple, un contrat inégal entre une femme pauvre et un homme riche. Il ne suit pas que cette aliénation rejaillisse sur le rapport sexuel lui-même, le rendant indigne par ricochet. Et on ne peut pas non plus déduire de cette injustice contingente, même si elle est banale, qu'il faut par principe protéger la dignité de la femme en général dans toute prostituée. Ou alors, posons que la seule forme légitime de rapport sexuel exige avant l'amour partagé, et rien d'autre (jouissance, intérêt, envie d'enfant, curiosité, que sais-je encore ?).
Ce qui me conduit au second point. Pénaliser les clients pourrait aboutir, on l'a dit et répété, à la situation de la Prohibition des années 1920 : encore plus de clandestinité, donc de crime et de misère. Mais là encore, les parallèles historiques ou internationaux restent hasardeux. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'au nom de la sauvegarde de leur dignité, on va priver d'un coup beaucoup de gens de la liberté d'arbitrer entre divers maux dans une situation d'inégalités sociales subies de facto. Liberté relative ? Liberté dérisoire ? Liberté quand même. On peut préférer se prostituer pour abriter son enfant du besoin. Et l'on peut se juger au-dessus d'un job de caissière, mais pas de call-girl (par exemple pour étudier, échapper à sa famille, ou espérer un avenir). Mépriser les gens qui font des choix si graves ne convaincrait d'ailleurs vraiment que si, au lieu de dénoncer la prostitution seule, on dénonçait les inégalités en bloc. En attendant le Grand Soir, respectons la part d'initiative et de calcul qui conduit à se prostituer des femmes ni misérables ni sous la coupe d'un proxénète. Pathétiques, mais pas toujours, leurs arbitrages révèlent une capacité de choix. Or cette capacité fait partie de leur dignité et, parfois, elle force l'admiration, y compris quand elle échoue. Une fois encore, je laisse de côté la situation concrète de toutes celles qui vont, si la pénalisation est votée, se retrouver sans gagne-pain, sans que nul n'ose réclamer à cor et à cris leur régularisation massive et des indemnités de chômage — ce qui serait bien le minimum, pourtant ! Je ne veux parler que des principes. Or aider les gens à s'en sortir (et ici, il y a beaucoup à faire) interdit de les représenter en victimes impuissantes ; et si on ne les imagine pas en victimes impuissantes, on doit alors tenir compte des circonstances compliquées et difficiles où elles ont hiérarchisé des priorités, fait des choix, exercé leur liberté et fait entendre leur voix. Ce qui nous manque, au fond, c'est un Victor Hugo qui ferait à nouveau parler Fantine, et Cosette (la fille de pute, pas le magazine).
Troisième point, plus polémique : les « 343 salauds » ont noyé dans la boue la possibilité de discuter par arguments le bien-fondé de la pénalisation des clients. Leur révolte contre un discours féministe antimachiste, en se voulant antiféministe, finit en hypermachisme. D'ailleurs, quitte à inverser les termes des luttes des femmes des années 1970, ils auraient mieux fait de choisir pour slogan « Une pute, si je veux, quand je veux ». Ç'eût été plus franc.
Or sommes-nous prisonniers de ce jeu de miroir ? Ne peut-on pas, plutôt, raisonner pour les clients comme je viens de le faire pour les prostituées ? Le recours à la prostitution ne sera jamais honorable. Est-il inexcusable ? Disons déjà que le nécessaire discours protecteur à l'égard de ses victimes avérées se heurte à une limite : celle où l'on se mettrait à stigmatiser le corps d'hommes, souvent aussi misérables, qui partagent l'aliénation des femmes qu'ils paient. Il n'y a pas que des mâles arrogants. Il y a aussi des handicapés, des malades mentaux, les pauvres types cassés par la vie. Mais il y a plus. C'est l'idée purement morale que le recours à la prostitution, abject si l'on veut, peut n'être qu'une partie de l'histoire d'un individu, et là, aussi, un moindre mal à une échelle de vie plus large. De même que se prostituer sans contrainte résulte d'un arbitrage complexe entre divers maux dans une situation d'inégalités sociales subies, de même tel salaud (il y en a) peut lui aussi préférer cette indignité à d'autres, bien pires – celles qu'inspirent la solitude, la maladie, l'âge, le vice. On dira : la faute est la faute, l'indignité du client reste inexcusable. Mais pourquoi ? Doit-on supposer a priori que les gens font n'importe quoi quand ils se livrent à des infractions morales, et qu'ils ne se retiennent jamais sur la pente sur laquelle ils glissent ? On n'a pas besoin d'un salaud total d'un côté pour fabriquer une pure victime de l'autre, sauf si l'on veut désespérément donner des objets idéaux à des mesures universelles, comme notre loi. Et pourtant, ce n'est pas nier qu'il y a quelquefois des salauds et des victimes.
Ceci est donc un plaidoyer pour éviter qu'une loi qui uniformiserait mille situations hétérogènes, sous prétexte d'extrême justice, n'engendre une extrême injustice. Car jamais le consensus n'a été plus fort pour renforcer la lutte contre le proxénétisme mafieux, et jamais non plus les associations n'auront aussi bien pu rendre publics autant de besoins urgents. Mais en déchirant le fin tissu de mille situations de détresses entrecroisées et toujours éminemment particulières à coups de grands principes (« abolir la prostitution » comme on abolirait volontiers aussi le capitalisme), on augmentera le mal. Car on ne sauvera pas la dignité des gens contre leur liberté — du moins, dans les cas où cette liberté, même résiduelle, fragile et relative, n'a rien d'illusoire.