Le « prisme du philosophe », autrement dit,
l’analyse conceptuelle, et non l’imagerie cérébrale fonctionnelle, ou la
clinique neuropsychologique, tel est l’enjeu du présent essai.
A
vrai dire, la lumière qui va s’y diffracter n’est pas celle des données
cliniques pures (entendez : décontextualisées, anhistoriques) ; c’est
au contraire celle projetée par l’histoire étrange de la clinique, et donc par
les accidents, les transformations et les lents dessillements du regard jeté
sur des phénomènes morbides spectaculaires et surprenants, qui ont, dès leur première
et problématique caractérisation, excité la curiosité médicale. Or, quelle
qu’ait été et que demeure encore notre effarement devant les mauvais tours que
nous jouent certaines maladies, qui non seulement font souffrir les hommes,
mais qui en plus les humilient, cette curiosité ne s’est jamais satisfaite du
relevé des désordres baroques qu’occasionne ce qu’on appelle désormais maladie
(ou syndrome) de Gilles de la Tourette. Car elle a eu, très tôt, et malgré sa
rareté[1],
la dignité d’une enquête sur les problèmes les plus ardus de la volonté et de
l’intentionnalité, et en cela, des ambitions philosophiques — et je crois
même qu’on peut renverser l’ordre : sans la mise en forme philosophique de
ces difficultés, jamais ses symptômes n’auraient été ainsi caractérisés, ni
tous les développements contemporains qui continuent à entretisser clinique et
concepts.
Je
voudrais donc rendre sensible qu’une pièce maîtresse du raisonnement dominant en
neuropsychologie, raisonnement qui consiste à expliquer les troubles mentaux de
haut niveau (qui touchent la conscience de soi, les usages sociaux du langage,
les actes complexes, etc.) par des troubles subpersonnels fins — en fait, par
des perturbations élémentaires de l’agir —, n’est jamais la conséquence
facilement tirée d’une évidence « empirique » indiscutable ;
c’est le résultat d’un choix philosophique mobilisant la logique des concepts
psychologiques et une description sophistiquée de l’intentionnalité des comportements
humains, y compris lorsqu’ils sont gravement perturbés. En conséquence, vais-je
soutenir, on peut parfaitement isoler, d’un côté, la conceptualité naturaliste
qui donne sa qualité épistémologique au raisonnement des neuropsychologues, et,
de l’autre, les données cliniques brutes qu’ils interprètent. Opération de
décantation qui est tout sauf neutre : elle engage en effet, on va le
voir, au-delà de la simple adéquation descriptive, la signification, en
neuropsychologie, du partage entre le normal et le pathologique, et fait du
cerveau humain ce que, peut-être, il ne devrait jamais cesser d’être si on veut
le comprendre correctement : un objet de litige entre
neurobiologistes, sociologues de l’interaction quotidienne, cliniciens
psychologues, philosophes de la morale, enfin — un objet, en somme, dont il n’y
a pas de connaissance objective envisageable sans l’acceptation résolue d’une
approche toujours dialectique, voire polémique. Un tel litige a des incidences
pratiques et mêmes politiques sur le destin des malades du cerveau.
« Tout est extraordinaire
dans cette maladie : son nom est ridicule, ses symptômes singuliers, son
caractère équivoque, sa cause inconnue, son traitement problématique. De graves
auteurs ont douté de son existence, d’autres l’ont crue simulée, quelques uns
l’ont réputée surnaturelle ».
Etienne-Michel Bouteille[2]
« Dans
le groupe confus des spasmes : hyperkinésie, clonie, etc., il était
impossible de méconnaître l’individualité bien marquée de certains troubles
moteurs qui, par leur caractère — soit de mouvement de défense, soit de jeux de
physionomie, soit de mimiques intempestives, soit de gestes plus ou moins
coordonnés en vue d’un but fictif — se distinguent des autres convulsions, des
spasmes, des contractions fibrillaires, des mouvements choréiques ou
athétosiques. A tous ces gestes, où, malgré leur variété, on pouvait
reconnaître une sorte d’adaptation intentionnelle, devenue inconsciente à la
longue, il était logique d’attribuer un point de départ hiérarchiquement plus
élevé. […] Or, on n’en peut douter, la prévision du but implique la notion préalable
de telle ou telle combinaison de contractions musculaires. L’écorce seule est
capable de réaliser se semblables prévisions […]. Des mouvements coordonnés, injustifiés
et d’autant plus intempestifs qu’ils se répètent, ne sauraient vraiment être
assimilés à des simples réflexes morbides, à des spasmes. Ce sont des
"tics" »[3].
Tic :
le mot même, onomatopée manifeste, devrait suggérer tout de suite qu’il manque
à cette série des gestes « coordonnés », dotés d’« une sorte
d’adaptation intentionnelle, devenue inconsciente à la longue », son
représentant le plus éminent : la parole, conçue d’abord comme une action
verbale. Tic : claquement de langue incoercible, déplaisant bruit de
bouche, jaculation absurde, écho incertain de l’animal (grognement, jappement,
etc.). Mais pourquoi pas aussi interpellation, holophrase bien à sa place dans
certaines conversation (où son sens ne fait aucun doute), juron réflexe, à
première vue, mais qui cause soudain tous les effets d’une insulte adressée, et,
de là, usage marginal mais légitime, voire supérieurement expressif du
langage ? Assurément, sur ce continuum, on franchit des seuils, tout
n’équivaut pas à tout. Néanmoins, le clinicien des désordres neurologiques
moteurs et le moraliste, sinon l’observateur objectif des mœurs qu’est le
sociologue tireront ici les « faits » chacun dans leur sens. En
effet, avant même l’affaire de la marquise de Dampierre dont il va être
question, les médecins avaient dû faire une place à ces gestes moteurs verbaux
expressifs qu’on notait dans les affections réunies au 19ème siècle
sous le nom de chorées. La « chorée laryngée » de Trousseau, ainsi,
n’était qu’une tentative de réduire à un accident de la motricité phonatoire
l’émission de bruits indifféremment asémantiques (aboiements) et langagiers
(invectives). Mais il est facile, devant ce genre de réduction, de prendre le
contre-pied exact de l’attitude de ces neurologues. Et si, en fait, une telle
« chorée diaphragmatique » en disait plus sur le concept du langage
implicite à leur clinique du tic verbal, et moins sur le tic lui-même ou son
essence morbide ? Car elle trahit à quel degré nous sommes réticents à
incorporer pleinement à l’acte de parler les dimensions iconiques du langage,
tant nous idéalisons ses dimensions symboliques, et à quel point l’expressivité
du mot-geste, soit du corps au travail pour capter l’attention d’autrui, avec
ses redites, ses réitérations dites « compulsives », ses
gesticulations vocales, et non seulement ses sons, mais ses bruits, tombent en
général pour nous du côté des déchets du dire. Et si, en conséquence, nous
concevions le fait de dire non plus comme une action complexe, de niveau intentionnel
plus élevé, mais toute action, voire tout geste, comme un cas de figure du
dire, du signifier, impensable en dehors du registre expressif propre aux
rapports interhumains ? Non pas, donc, l’acte de parler comme un acte
moteur parmi d’autres, mais toute action comme une version, quelquefois muette,
d’un « acte de parole » généralisé ?
Bien sûr, c’est spéculer. Mais le cas de la marquise de
Dampierre, précisément à cause du rang élevé du personnage, confié à Jean Itard
au début du 19ème siècle, ne pouvait pas ne pas mettre en tension de
façon originale ces deux faces de la notion d’acte (de langage) et
d’action : comment un trouble si manifestement moteur, des tics convulsifs
de type choréique, s’articulait-il aux épouvantables jurons et insultes que la marquise
ne pouvait s’empêcher de décocher à ses interlocuteurs dans l’ambiance exquise
des salons balzaciens ? Comment l’âme de la marquise, par ailleurs
esprit vif et instruit, jouissant de toutes ses facultés intellectuelles et
morales, mais confuse et accablée par ces saillies involontaires, s’unissait-elle
à ce corps tout secoué de tics et d’agitations désordonnées ?
Lisons Itard :
« Voici
quel est son état actuel : ces contractions spasmodiques sont
continuelles, non successives et séparées par de courts intervalles de quelques
minutes ; quelques fois le repos est plus long, d’autres fois plus court,
et il en survient même deux ou trois qui se succèdent sans rémission. Elles
affectent surtout les muscles pronateurs de l’avant-bras, les extenseurs des
doigts, les muscles de la face et ceux qui servent à l’émission et à l’articulation
des sons. Parmi les mouvemens continuels et désordonnés qu’amènent ces
contractions morbides, ceux imprimés aux organes de la voix et de la parole
sont les seuls dignes de notre attention, comme présentant un des phénomènes
les plus rares, et constituant une incommodité des plus désagréables qui prive
la personne qui en est atteinte de toutes les douceurs de la société ; car
le trouble qu’elle y porte est en raison du plaisir qu’elle y prend. Ainsi, au
milieu d’une conversation qui l’intéresse le plus vivement, tout-à-coup, sans
pouvoir s’en empêcher, elle interrompt ce qu’elle dit ou ce qu’elle écoute par
des cris bizarres et par des mots encore plus extraordinaires et qui font un
contraste déplorable avec son esprit et ses manières distinguées. Ces mots
sont, pour la plupart, des juremens grossiers, des épithètes obscènes et, ce
qui n’est pas moins embarrassant pour elle et pour les auditeurs, l’expression
toute crue d’un jugement ou d’une opinion peu favorable à quelques unes des
personnes présentes de la société. L’explication qu’elle donne de la préférence
que sa langue dans ses écarts paraît accorder à ces expressions inconvenantes,
est des plus plausibles. C’est que plus elles lui paraissent révoltantes par
leur grossièreté, plus elle est tourmentée de la crainte de les proférer, et que
cette préoccupation est précisément ce qui les lui met au bout de la langue
quand elle ne peut plus la maîtriser. »[4]
Cette observation princeps, recopiée en 1885 par
Georges Gilles de la Tourette dans l’article[5]
qui motive le nom donné à cette pathologie, condense tous les termes du débat.
Il
est tout d’abord facile d’en construire une histoire naturelle en bonne et due
forme. Itard l’avait consignée, elle n’a guère changée depuis[6] :
début dans l’enfance à l’âge scolaire, exacerbation à la puberté, extension
progressive des tics, puis déclin relatif à l’âge adulte. On constate toujours
l’imitation des mouvements d’autrui (échokinésie), de ses gestes (échopraxie) ou
de ses expressions (échomimie), les cris et bruits de bouche irrépressibles,
puis la répétition par le tiqueur de ses propres paroles (palilalie) ou de
celles d’autrui (écholalie). L’apparition des premières obscénités, contingente,
est plus tardive, soit par gestes (copropraxie), soit sous forme de jurons et
d’insultes (coprolalie)[7].
Il y a de longues périodes de rémissions. Souvent, les malades, dont l’humeur gaie
et la vivacité sont régulièrement notées, contractent leurs tics « pour
rire », avant d’en devenir prisonniers. Il n’y a pas d’évolution
démentielle. Ce développement en phases confère à l’ensemble l’allure d’un
processus envahissant, dont, avec Itard, on ne peut chercher le principe que « dans
une irritation idiopathique de l’encéphale »[8].
Mais est-ce le cerveau, comme organe, qui peu à peu est détruit par ce
processus ? Ou bien les fonctions de relation impliquant ce cerveau
qui sont peu à peu troublées, à mesure que la vie du patient se complique ?
On est bien en peine de le savoir. En tout cas, la dimension psychomotrice est
incontournable, et le point de bascule du tableau vers ses effets
« sociaux » (les insultes), ce sont les bruits, les « cris bizarres »,
qui offrent une transition, via l’appareil phonatoire, entre les tics
convulsifs des membres et les manifestations parlées. Enfin, l’incidence
mentale de la pathologie (ou, peut-être, l’origine mentale du trouble de
l’intentionnalité qu’il manifeste), se caractérise par des obsessions intenses,
accompagnées d’une lutte angoissée, laquelle parvient à retenir, un moment,
l’émission du juron ou le tic, avant qu’ils ne finissent par s’imposer. Et plus
le patient s’est contrôlé, plus violent est ensuite l’accès de mouvements
anormaux et d’obscénités. Ce tableau s’est progressivement constitué autour de
Charcot à la fin du 19ème siècle, dès qu’on put mettre en série les
cas et discuter finement des différences entre chorées, en séparant notamment
celle de Sydenham, de Huntington, et ce trouble plus mystérieux en quoi
consiste le syndrome de Gilles de la Tourette[9].
Bien sûr, la chorée de Syndenham et celle de Huntington ont des causes organiques
avérées, infectieuse pour la première, génétique pour la seconde. Mais c’est ce
voisinage qui accrédite puissamment l’idée d’une cause interne, ou cérébrale,
de la maladie de Gilles de la Tourette : elle ne peut pas ne pas être du
genre (chorée) dont elle est une différence, et peut-être une différence
spécifique, autrement dit, une véritable maladie, une essence nosologique. Et « donc »
c’est bien une maladie du cerveau. Mais il faut souligner dans ce raisonnement
une difficulté qui, aujourd’hui encore, n’a pas été levée : il n’y a pas
de diagnostic biologique de la maladie de Gilles de la Tourette : l’EEG est
normale, ainsi que les potentiels évoqués, l’imagerie fonctionnelle n’offre pas
mieux que des indices[10].
L’autopsie est muette. On se fonde donc uniquement sur la présence des tics en
clinique pour affirmer l’existence de la maladie.
Or,
toutes sortes de fines nuances militaient en même temps contre l’appropriation
par les neurologues de la « chorée variable », comme l’avait
prudemment nommé Brissaud. Car tel est le principe du progrès en neurologie :
s’il est essentiel à la discipline de remonter à la lésion cérébrale qui
conditionne les altérations cliniques du comportement, il lui faut aussi considérer
finement ces troubles comportementaux, pour préciser la lésion dont ils
procèdent. Cet aller-retour est permanent. Mais dans le cas de la maladie de
Gilles de la Tourette, il est devenu une source d’instabilité
épistémologique : fort tôt, en effet, on s’aperçut que la dénommer maladie
« des tics convulsifs » était largement insuffisant, une sorte
d’écrasement brutal des phénomènes moteurs sur une apparence d’incoordination
motrice. Car en fait de tics, on avait affaire à d’étonnantes actions
déguisées, souvent pleine d’à-propos, dépendantes de l’environnement social,
psychologique, et même moral des malades. La maladie de Gilles de la Tourette
devenait alors de plus en plus difficilement neurologisable, si on entend par
là la réduction naturaliste de ce qui a d’abord une consistance psychologique et
qui s’avère in fine dépendre de processus causaux strictement
neurobiologiques.
En
effet, il ne suffit pas de dire que les tics propres aux tourettiens sont très
souvent « intelligents » (ce ne sont pas des convulsions mieux
organisées que d’habitude), ni dans une certaine mesure sous le contrôle de
leur volonté[11]. Une
fois en effet qu’on a introduit une intentionnalité complexe dans un mouvement,
et qu’il est devenu une sorte d’action, serait-elle involontaire, comment
s’arrêter ? On est en grand danger de voir la maladie échapper au
neurologue et devenir la simple expression corporelle (contingente et déformée)
d’un trouble psychique, lui-même sensible aux interactions non du cerveau avec
le reste du corps, mais de l’individu qui a un cerveau avec son entourage
social et selon les circonstances de ses actions.
La
marquise de Dampierre, de l’avis de ceux qui l’ont observée, souffrait ainsi
bien moins d’un trouble moteur que d’un trouble du contrôle volontaire des gestes
qui exprimaient ses idées et ses désirs — et pas n’importe
lesquels, mais, précisément, d’idées et de désirs « obsédants ».
On sait ainsi qu’entre Itard et Charcot, qui la croisa vers 1884 au soir de sa
vie[12],
la marquise avait été vue par plusieurs médecins, notamment Pierre Briquet, le
prédécesseur de Charcot dans l’étude de l’hystérie. Or que signale
Briquet ? Il cite à l’appui du caractère psychique des tendances
irrésistibles des névrosés, une « dame, très-connue dans le grand monde,
[qui] s’arrête au milieu d’une conversation pour répéter plusieurs fois de
suite les mots petits cochons, et quelquefois des termes
grossiers ». Louis Landouzy l’approuve, et trouve la preuve du caractère
mental, et non neurologique, de l’affection, dans la lutte efficace que ces
patients mènent à la force de la volonté contre leurs tics et leurs jurons, préconisant
même l’intimidation thérapeutique, comme avec les autres névropathes[13].
Plus tôt encore, en 1847, Ernest Billod fournit comme formule typique de la marquise,
âgée alors de 56 ans, non « M… et f… cochon », mais « Vous êtes
un…. » : autrement dit, non l’expulsion incoercible du mot sale, mais
justement, l’effort conscient et délibéré pour le retenir[14].
Comme on voit donc, l’antériorité des symptômes obsessionnels sur les symptômes
moteurs, qui n’en seraient que l’échappée accidentelle, est pour tous ces
cliniciens décisive : car elle rendrait les tics des tourettiens non plus
seulement intelligents, mais intrinsèquement intelligibles. Ils ne seraient pas
des décharges faiblement intentionnelles (par exemple, les souvenirs mimés de
l’intention qui aurait autrefois régi un geste coordonné, devenu ensuite un mouvement
automatique) — mais des actions fortement intentionnelles, quoique déformées
dans leur exécution par la lutte contrariante des idéaux moraux et sociaux du
sujet sur les penchants qui s’y expriment.
L’histoire
de la clinique de la maladie de Gille de la Tourette est pendant un siècle, de
1880 à 1980, celle d’une oscillation perpétuelle entre ces deux façons de voir
les tics : les voir comme des mouvements qui prennent parfois sens, ou les
voir comme des significations qui, parfois, s’expriment sur le plan moteur.
Selon le poids et la fonction qu’on accorde aux désirs et aux pensées
obsédantes d’arrière-plan, selon l’étendue des désordres jugés exclusivement
moteurs, on balance d’un côté puis de l’autre.
Or,
il est quand même frappant qu’on puisse si logiquement voir le verre à moitié
plein comme un verre à moitié vide, ou la décharge motrice
« systématique » et porteuse d’un sens comme une action en fait
mutilée, et comme à la recherche de son intention manquante[15].
Car, une fois cette intentionnalité reconnue, on ne peut plus se contenter d’une
histoire naturelle des symptômes. On est obligé d’admettre deux regards
possibles : un regard objectivant, conforme à l’orientation naturaliste de
la neurologie, et un regard psychologique et moral, sensible au contexte
historique et social des tics étranges des tourettiens. Le premier regard est
capital pour comprendre les bases du trouble dans des altérations cérébrales,
le second pour ne pas oublier que, si le cerveau est dans la tête, cette tête fait
partie du corps d’un individu qui a des semblables, un monde et une vie sociale
dont la description ne peut être, de part en part, que relationnelle.
On
dira : c’est trop facile ! On ne peut pas motiver ni psychologiser des
symptômes si clairement moteurs, sans risquer d’inventer à loisir des
intentions cachées partout où l’on veut. Comme l’a bien dit Jean Delay contre
les théories « obsessionnelles » des tics, on ne doit pas, à cet
égard, se fonder sur le vécu allégué des patients, parce que, vivraient-ils ces
phénomènes moteurs en leur donnant du sens, en ressentant des luttes
intérieures et de l’angoisse, seraient-ils même envahis de représentations,
sexuelles, obscènes, interdites, voire « refoulées »[16],
rien ne démontre qu’ils seraient réellement les jouets de ces
représentations. Le verre à moitié vide étant quand à moitié plein, Delay a beau
jeu d’objecter que les tourettiens ont peut-être un certain pouvoir sur leurs
tics et leur coprolalie, mais pas un pouvoir absolu. L’irrésistibilité des
gestes et des mots obscènes les rappelle enfin à un mécanisme automatique,
involontaire, non psychique, et donc cérébral. Tout le reste est littérature[17].
De
plus, que les formes apparemment les plus frustes et les moins intentionnelles
des troubles moteurs environnent de partout les manifestations supérieures,
celles que Itard juge « seuls dignes de notre attention », voilà qui
paraît régler l’affaire : les intentions, on peut en imaginer de toutes
sortes, surtout si elles sont aussi contradictoires qu’allèguent les patients
en conflit avec eux-mêmes. Ces derniers, sans doute, font comme s’ils pouvaient
influencer leurs symptômes, alors qu’au mieux, ils gênent superficiellement leur
inéludable décharge. Mais le tableau montre d’abord des mouvements insensés, et
les formes intelligentes des tics, à plus forte raison les formes prétendument intelligibles,
y sont totalement marginales.
Voire.
Il
se pourrait bien plutôt que le postulat de la rareté du sens au milieu du
désordre de l’agir confonde sa propre cécité clinique avec la preuve de
l’absence d’une intentionnalité secrète. On peut aussi se leurrer gravement
pour des raisons de méthode, en supposant dans la clinique que le sens
caché n’existe pas, parce qu’on applique un principe assurément valable dans
la théorie, selon lequel il ne faut pas multiplier les entités
inobservables. Mais le point de vue naturaliste, qui est par principe celui
d’une mise entre parenthèses des explications par le sens au profit des
explications par les causes, brouille la nécessaire distinction des points de
vue clinique et théorique. Car on voit les « faits » de l’agir avec
les yeux que vous ouvrent, ou que vous ferment, votre concept de l’action et de
l’intention.
Qu’aurait
pensé Delay de cette fascinante observation :
« Il
s’agit d’un tiqueur doué d’une faculté d’assimilation remarquable, instruit,
artiste, grand amateur de voyages, et ayant en effet parcouru les pays les plus
divers, dans les buts les plus variés. Outre ses tics, qui se traduisaient par
de brusques secousses de la face, des bras et des jambes, cet homme avait pris
l’habitude d’accompagner ses discours d’une singulière mimique de sa
composition. »
« Non
content de faire accorder un geste avec un mot, il décomposait les mots par
syllabes et à chaque syllabe correspondait un geste approprié. De là de
véritables calembourgs [sic] mimiques de l’effet le plus imprévu. »
« Ainsi,
en prononçant cette phrase : "Nous étions sur un bateau à aubes, il y
avait le capitaine, le commissaire et le médecin", notre homme imitait
d’abord le mouvement des roues (aubes), puis portait la main à la hauteur de
son front, trois doigts écartés (la casquette à trois galons du capitaine).
Enfin, pour mimer le mot commissaire, il serrait sa main droite dans sa main
gauche (comme il serre !) et pour exprimer médecin, il faisait mine
de saisir sur sa poitrine des mamelles imaginaires (mes deux seins). Ces
calembourgs par gestes suivaient exactement la parole. Volontairement exécutés
au début, ils étaient devenus complètement automatiques et accompagnaient
invariablement les mots correspondants »[18].
En somme, nous ne savons absolument pas jusqu’où s’étend
la dépendance du geste aux moyens de l’expression, et comme on voit ici, même
leur entrelacement sophistiqué à des procédés d’expression verbale surprenants.
Les tics réputés sans but et que s’annexent donc impunément les partisans du
caractère fondamentalement asémantique et non-intentionnel des mouvements « bizarres »,
démontrent juste qu’ils n’ont pas assez exploré le malade. Car ils ne sont,
peut-être, jugés absurdes ou incoordonnées, qu’au motif qu’on en ignore la
fonction et surtout la modalité expressives. La récusation naturaliste a
priori de la structure intentionnelle de certains gestes des tiqueurs
connaît une limite : le moment où elle revient au refus a priori de
chercher ce qui existe pourtant parfois.
L’adéquation étonnante de ces explosions coprolaliques à
ce qu’il y a « dehors », alors qu’on voudrait tant qu’elle soit
purement « internes » et n’aient pas d’objet intentionnel qui les
régisse, se montre dans d’autres situations étranges. Un argument banal, et
depuis les premiers cliniciens, pour accentuer le caractère mécanique de la
coprolalie, c’est en effet de la faire procéder de l’imitation : oui, les
patients semblent insulter les gens, mais comme ils répètent souvent les propos
qu’on tient devant eux, en fait, ils ne les insultent pas en les visant, et ils
sont traversés d’éclairs verbaux qui ne sont pas plus que des mots sales,
gênants en société, mais qui n’engagent pas plus que des bruits de bouche
(« M… ! », ainsi, c’est comme Aïe ! »). Hélas, c’est extrêmement
douteux : outre le fait quand même surprenant de voir les tourettiens accorder
leurs insultes en genre et en nombre (« petit cochon ! » dit la marquise,
qui regarde donc à qui elle a affaire avant d’être « dominée »
par son tic), ils les ajustent au contexte implicite des interactions de la
manière la plus déplorable, en d’autres termes, non pas seulement en réagissant
aux événements sociaux factuels dont ils sont témoins, mais aux raisons
de ces phénomènes. Gilles de la Tourette mentionne ainsi un patient qui
déclenche ses tics en fonction de « suggestions idéatives » :
« Un jour S… entendit le directeur de l’hospice dire à une concierge
qu’elle ne veillait pas suffisamment à son service. Aussitôt, tout en faisant
des contorsions, il répéta tout haut : "Ah, la vache ne fait
pas son service, son service" »[19].
Ici, la coprolalie, certes enchâssée dans une écholalie au design mécanique (sur
« son service, son service »), se règle sur l’intention putative du
directeur. Mais peut-on trouver à l’insulte raison plus « externe » (i.e.
plus circonstancielle, plus sociale, et moins mécanique ou explosive) que l’intention
du directeur de reprendre cruellement son employée ? Quoi de plus
à-propos, jusqu’au comique, que cette coprolalie ? Bref, les tourettiens
ont des tics tellement intelligents qu’on est irrésistiblement porté à penser
que l’automatisme incoercible qu’on leur impute est en réalité largement
subordonné à leur personnalité, et que le déficit du cerveau qui
« décharge » sous forme de tics n’est qu’un élément d’appoint dans
une conduite où l’intentionnalité domine (que ce soit l’intentionnalité du
caractère, par exemple, ou bien d’habitus rebelles et ironiques, sinon celle de
la conscience stricto sensu).
Le problème redouble du fait que nous perdons vite de vue
les conditions historiques, datées, de l’observation clinique. Le prix à payer
pour la nécessaire naturalisation médicale des troubles moteurs, c’est en effet
une certaine désintentionnalisation de leur donnée de base : finalement, c’est
l’obligation de s’abstraire des conditions dans lesquelles ce sont pas des
cerveaux, mais des individus qui s’en sont plaint, ou parfois, qui ne s’en
justement pas plaint du tout, mais qui ont été jugés anormaux d’un point de vue
profondément ignorant des enjeux et des circonstances sociales et morales de
ces troubles. La marquise de Dampierre n’eût pas été l’aristocrate qu’elle
était, mais une femme du peuple ou une poissarde parisienne, Itard ne l’eût pas
entendue de la même façon. Le juron ne choque pas dans toutes les bouches. Il
est un redoutable marqueur du rang. Gilles de la Tourette, citant un cas
d’Albert Pitres, rapporte un échec pédagogique parlant auprès de la jeune
Mademoiselle de M. : « La mère de la malade avait cherché à
substituer à ces mots des expressions indifférentes, des exclamations banales.
Pour cela, elle avait ordonnée à l’institutrice de s’écrier plusieurs fois par
jour devant sa fille : "Ah ! Mon dieu !" et
"Maman !". L’institutrice a rempli consciencieusement sa tâche,
mais la malade ne répéta pas les exclamations qu’elle entendait pousser devant
elle »[20]. En
somme, l’écholalie est malheureusement fort sélective, tandis que la
coprolalie, alors qu’on ne cesse de souligner le pouvoir (même relatif) de la
volonté, paraît s’accrocher au sens injurieux des explosions de voix : oui,
on peut retenir (un peu) l’émission du juron, mais pas, si concentré et
volontaire qu’on soit, biaiser avec son contenu, ni avec la pertinence gênante de
son adresse.
Tout
cela a enfin une dimension anthropologique.
En
effet, la lente prise de conscience de l’intentionnalité sous-jacente aux
troubles des tourettiens a conduit à revenir avec plus de scrupules sur les
faits pathologiques allégués au 19ème siècle pour démontrer que,
sous tous les climats et à toutes les époques, une étrange chorée avait existé,
où les mouvements étaient trop coordonnés pour qu’on les confonde avec aucune
autre, et qu’on leur prête un « sens », mais pas assez, cependant,
pour qu’ils consistent en autre chose qu’une maladie du cerveau. Gilles de la
Tourette cite ainsi l’observation, due à George Beard, des
« Jumpers » du Maine, Français des bois d’Amérique qui vivaient en
communautés isolées de bûcherons et dont les comportements stupéfiants (sauter
pieds joints sans pouvoir s’arrêter, obéir comme par réflexe aux instructions
de mouvement les plus farfelues, etc.) évoquaient d’autres cas répertoriés en
Sibérie ou ailleurs[21].
Malheureusement, la maladie de Gilles de la Tourette se présente d’une façon
tout à fait originale chez ces sujets, que des ethnologues ont pu retrouver et
observer au Québec[22].
En fait, la parenté des réactions observées avec des symptômes du stress
post-traumatique (startle reflex ou hyperplexie) et surtout la
possibilité de réinsérer ces accidents dans le contexte de la vie des bois au
19ème et au 20ème siècle rendent infiniment obscure la
neurologisation de ces conduites étranges. Les « Jumpers » n’ont paru
malades du cerveau qu’à des observateurs profondément ignorants et de leurs
terribles conditions de travail et de leurs histoires individuelles.
C’est
là, à n’en pas douter, le degré ultime qu’on puisse atteindre dans la
dissolution de la description neurologique naturaliste des tics tourettiens. Car
à ce degré de socialisation, les symptômes ne peuvent plus dépendre d’une
lésion du cerveau, serait-elle extrêmement subtile. L’apport cérébral, s’il
existe, ne pourrait être que tout à fait sous-déterminé, une plus haute
réactivité ponctuelle, quelque chose d’aussi vague, tandis que le cœur
pathognomonique du trouble, la coprolalie, dépendrait de facteurs
fondamentalement psychiques et relationnels. Il ne faut pas chercher ailleurs
les raisons du profond doute épistémologique qui gagna très tôt les médecins. Y
a-t-il bien une maladie de Gilles de la Tourette, ou bien, vu qu’à peine
20% des patients atteints des tics étendus décrits plus haut développent en
plus la coprolalie, n’est-il pas plus prudent de parler d’un syndrome de
Gilles de la Tourette ? En renonçant à l’hypothèse d’une unité
substantielle des symptômes d’un bout à l’autre de leur spectre (des mouvements
bizarres aux insultes qualifiées), au profit d’un simple regroupement
statistique significatif, mais qui n’exclue pas une comorbidité psychiatrique
indépendante des troubles neurologiques, on s’évite la migraine. C’est couper
au plus bref pour ne pas avoir à admettre de continuité entre troubles moteurs
francs et troubles « de haut niveau », quasi-obsessionnels —
tellement intentionnels et relationnels, en fait, qu’à vouloir à toute force
les inclure dans la logique de l’action-régie-de-l’intérieur-par-le-cerveau, on
fait éclater les cadres cliniques usuels de la neurologie. Il est parfaitement clair
que la médecine veut une méthode naturaliste. Mais peut-on, par naturalisme méthodologique,
exploiter la clinique tourettienne comme paradigme de la continuité entre faits
moteurs et intentionnels, en demandant à la médecine, en somme, de confirmer empiriquement
une conjecture d’essence philosophique ?
La
neuropsychologie cognitive contemporaine répond oui.
Car
elle ne se satisfait pas d’une unité descriptive, syndromique, mais se met en
quête d’une maladie spécifique de l’intentionnalité — susceptible
d’ailleurs, bien au-delà la maladie de Gilles de la Tourette, d’expliquer une
vaste famille de troubles de l’agir, tant neurologiques, que, comme on verra,
psychiatriques[23].
J’ai dit qu’on ne voyait d’action qu’avec les yeux d’une théorie de
l’action. Selon la théorie de l’action qu’on a (et donc de l’intention d’agir)
on voit plus ou moins, et ceci plutôt que cela. La description du tic le fait
parfaitement sentir. Car on n’a pas besoin de théorie pour percevoir un
mouvement. Un mouvement erratique, incoordonné, c’est déjà plus délicat, parce
qu’il y faut une idée normative de ce que le mouvement aurait dû être. Il est
commode alors de supposer qu’un mouvement est jugé anormal par rapport à
l’action à quoi il sert, ou à laquelle il contribue ; par exemple si son
rythme, son ampleur, sa direction, etc., sont corrects eu égard à
l’accomplissement de la tâche. Il faut d’ailleurs avoir un espace pratique
commun pour apprécier cette normalité du mouvement : j’ai une
représentation de ce que pourrait être un singe apraxique, incapable de peler
un fruit, ou cérébelleux, titubant sur sa branche ; je n’en ai guère du
mouvement normal des flagelles d’un protozoaire ou de ceux d’une poule qui
picore. Car dès qu’on parle d’action, on parle d’action arrivant normalement à
ses fins dans un monde partagé, où les mêmes normes d’accomplissement valent
pour tous qui agissent de la même manière. Un tic, cependant, n’est pas un
mouvement erratique, une secousse brutale des muscles, un « spasme »,
disait Brissaud. Selon sa définition, il est suffisamment coordonné pour
évoquer un but, à la différence que ce but, justement, manque (la paupière
cligne dans un réflexe de défense, sauf qu’il n’y a aucune poussière contre
quoi défendre l’œil, etc.). De plus, il est gênant non pas en tant qu’il a
lieu, mais parce qu’il se répète involontairement. Il n’est jamais douloureux,
les contractions musculaires restent coordonnées et elles respectent la
systématicité anatomique du geste initial. Il en ressort qu’un tic n’est pas un
mouvement intrinsèquement anormal. Il le devient. C’est d’ailleurs ce que les
tiqueurs racontent : les tics s’attrapent, et souvent, on en connaît les
circonstances inaugurales, car ce sont des gestes qui ont eu au départ une
justification, et qui l’ont perdue peu à peu, sans pourtant passer.
Le tic, ensuite, n’est jamais purement ni
exclusivement moteur. Il est important de remarquer que l’expressivité en
est une dimension courante, sans qu’on sache d’ailleurs bien l’apprécier. Mais
enfin, il y a un style de tics propre à presque chaque tiqueur, et on ne
devrait pas mettre de côté comme arbitraire ou purement
« esthétique » cette personnalisation des tics. Or, tous les enfants
le prouve, l’expressivité s’apprend massivement par imitation de ce qu’il faut
bien appeler des tics normaux, socialement sanctionnés, et combinés à des
gestes plus libres, plus imprévisibles, de ceux avec qui nous interagissons (telles
mimiques qui nous frappent, moues, voire grimaces, des mouvements des mains,
des attitudes de tout le corps, des jeux de la voix et du regard). Les tics,
donc, dans la mesure où ils s’intègrent à des stratégies expressives, ne sont
pas réputés pathologiques, et je crois même que nous pouvons supporter des
quantités importantes de tics d’expression chez nos semblables, bien que chaque
culture humaine ait vraisemblablement sa dose et son régime spécifiques.
Mais si le tic (y compris verbal) est une sorte de
geste qui a perdu sa justification, il conserve une part de l’intentionnalité
minimale qui permet son accomplissement finalisé. On comprend alors sur quoi
repose la naturalisation de l’intentionnalité des tics : on n’a pas besoin
du but externe, puisque celui-ci est perdu. On peut donc se contenter de la
propension interne à l’effectuation d’un schème moteur, éventuellement inné, et
peut-être n’a-t-on en fait besoin que de cela : les tics sophistiqués, ou
pleins de « sens » prétendu, sont l’effet de combinaisons entre tics,
ou encore des tics que compliquent une idéation surajoutée, voire des pensées
rationalisantes qui s’entrelacent avec eux, en fonction des idiosyncrasies mentales
des tiqueurs, et qui aboutissent à masquer (en créant des biais d’attribution)
l’origine cérébrale du dysfonctionnement moteur. L’incoercibilité du tic,
malgré la lutte de la volonté, témoigne du déclenchement automatique du schème
moteur, et l’intentionnalité qu’on y observe n’est rien d’autre que la finalité
toute interne de ce schème moteur ; elle ne doit rien, justement à
une quelconque adaptation cachée au contexte. Les décharges déclenchantes ont
lieu au hasard, autrement dit, la causalité autonome du processus neurologique
ignore ce qui se passe dehors, même si, de temps en temps, on a l’illusion
d’une sorte de congruence, parce que certaines circonstances augmentent
l’excitabilité du tiqueur, qui leur répond automatiquement. Il va de soi que sur
la table de dissection du naturaliste, la dimension expressive des tics est non
seulement contingente, elle est carrément extrinsèque : à la rigueur, on pourrait
parler d’usage expressif des tics, mais sûrement pas de tic expressif.
Or il y a deux difficultés. La première, c’est que
les tiqueurs sont formels : la tension insupportable qui fait tiquer ne
s’apaise pas simplement en laissant libre cours à la décharge motrice brute, ou
à l’exécution aveugle du « schème moteur ». Encore faut-il que le tic
soit correctement exécuté. Une partie très importante, et sensiblement perçue
par les tiqueurs, de la réitération compulsive du tic n’a pas d’autre
finalité : corriger ce qui a été raté dans le geste précédent. Si absurde
soit-il, chaque tic a une bonne manière de s’exécuter, le soulagement est à ce
prix. Il en découle que le partage est délicat, dans le tic, entre ce qui se
laisse bien décrire comme une explosion motrice inopinée (qui obéit à un schéma
gestuel cohérent) et ce qui exige une application consciente de la volonté à
l’accomplissement du tic (perfectionnant son exécution jusqu'à évacuer toute
tension). Or ce partage n’est pas délicat juste dans le vécu des tiqueurs, ou
dans les observations des cliniciens. Il l’est en soi, parce que le concept
même de l’action est fortement sollicité par l’existence des tics, et qu’on ne
sait pas très bien comment concevoir le genre bizarre d’intentionnalité qui s’y
conjugue avec la part mécanique évidente. La seconde difficulté est étroitement
connectée à la première. Il est clair que les tics ne font pas que se succéder,
ou s’imiter comme autant d’événements disjoints, dont l’appartenance à la même
série est affaire de convenance descriptive. Un tic se répète, et, idéalement,
se répète à l’identique (le tiqueur y veille). Comment, toutefois, une
action peut-elle se référer à une autre ? Comment peut-elle la prendre
pour modèle ? Innombrables sont les observations qui détectent une
mystérieuse capacité des tics à représenter. Déjà, je l’ai dit, chaque
occurrence représente une exécution du tic tel qu’il doit être exécuté. Mais
certains tics s’intègrent très bien à des fonctions dénotatives plus compliquées
et plus bizarres (pensez au tic « mes-deux-seins » plus haut). Enfin,
les tics déclinent parfois en s’abrégeant, tels des caractères ou des symboles
écrits dont la trace s’amenuise en se simplifiant, pour ne plus offrir à
l’observateur extérieur que leurs esquisses — connaissant en cela le destin des
signes.
Ce sont là des faits troublants. Ils cadrent mal
avec le portrait du tic en « schème » moteur complexe, explosant au
hasard des sollicitations de l’environnement ou de ses propres processus morbides,
puis poussant, si j’ose dire, sa finalité organisatrice interne dans le champ
mental, où elle réapparaîtrait transfigurée et abstraite, sous la forme de
pensées obsédantes, ou de « représentations forcées » de l’impulsion
motrice originaire.
Car c’est dans cette direction qu’évolue
aujourd’hui la neuropsychologie cognitive. Elle cherche à imaginer un spectre
pathologique où la maladie de Gilles de la Tourette serait conçue dans un
voisinage substantiel (il ne s’agit pas d’une simple comorbidité statistique)
avec les troubles obsessionnels compulsifs, quand on progresse vers la
mentalisation de la pression motrice subpersonnelle ressentie ici comme tic,
mais aussi avec les pathologies de l’impulsion, où l’explosion psychomotrice
est moins coordonnée, moins stabilisée dans des formes gestuelles stéréotypées,
ce qui est le cas du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité
avec (TDAH)[24].
On peut également imaginer sur ce continuum d’inclure ces formes dites
supérieures d’autisme (Asperger), où la stéréotypie des actions et le caractère
obsessionnel des pensées est assez clair, mais se distingue bien des troubles
obsessionnels et compulsifs par une autre économie de l’angoisse, et une ritualisation
bien moins sensible à l’environnement social et moral (car les Asperger ont des
difficultés majeures à l’empathie)[25]. Certains
auteurs s’interrogent même sur le bien-fondé d’étendre ce spectre en sorte
d’inclure dans une sorte de second cercle autour de ce premier noyau les
troubles anxieux plus diffus, comme les attaques de panique qui débouchent sur
de grandes agitations, et même les troubles autistiques traditionnels, en
particulier à cause de l’automutilation de certains enfants, qui se cognent ou
se frappent de façon compulsive[26]. C’est
désormais dans ce sens que s’orientent des recherches qui, à défaut
d’interroger la consistance logique de l’hypothèse sur l’action et
l’intentionnalité qui sous-tend cette conjecture nosologique, espèrent qu’on
découvrira des ponts génétiques entre ces sous-cas du spectre, ou bien des
affinités entre dysfonctionnements locaux révélés à l’imagerie cérébrale
fonctionnelle. Comme à mon habitude, je m’abstiendrai de la moindre ironie
touchant le genre de confirmation empirique qu’on pourrait donner à des
hypothèses conceptuelles de ce genre (car bien sûr, les rapprochements
neuroanatomiques et génétiques abondent, même si l’on ne sait pas vraiment ce
qu’ils démontrent, au juste). La croyance qu’en découvrant des relations entre
les faits, on vérifie les relations entre les concepts qui servaient à les
décrire est l’aliment indispensable de la libre spéculation, et je ne vois pas
ce qu’un philosophe aurait à y redire.
En revanche, il lui est permis de pointer avec précision
les multiples forçages auxquels la notion d’action intentionnelle est soumise,
pour qu’on la fasse servir unilatéralement la cause de la naturalisation
cognitiviste des tics.
A cet égard le fait que les tics (moteurs, vocaux
ou verbaux, peu importe) se répètent de façon pénible, sans toutefois être
jamais physiquement douloureux en tant que tels, est la pierre de touche de
toute analyse qui postule le primat de la dimension mécanique, explosive,
incoercible des troubles tourettiens, et le caractère soit interne (et donc
strictement coextensif à la cause), soit surajouté (et donc causalement inerte)
de l’intentionnalité du tic.
Examinons donc de plus près ce qu’il en est.
Il est clair tout d’abord que si on ne peut pas
répéter exactement et volontairement le tic tourettien, parler d’une quelconque
intentionnalité qui le structure serait dépourvu de sens. Mais c’est bien ce
qui le caractérise. Les tourettiens peuvent reproduire volontairement le tic
dont ils se plaignent quand il se déclenche de façon involontaire. De manière
symétrique et inverse, ils peuvent vouloir accomplir toutes sortes de
mouvements, même bizarres ou peu naturels, sans qu’une fois ces mouvements
réalisés, ils ne se répètent automatiquement. Or la question que je pose est la
suivante : à partir de combien de fois la répétition automatique d’un
geste quelconque, ou d’une action relativement organisée, devient-elle pénible
à l’agent ? Nous faisons régulièrement l’expérience de gestes avortés ou
manqués que nous reprenons automatiquement, parfois sans même nous en
apercevoir, et nous sentons bien, je pense, qu’il y a là un mécanisme de
stabilisation de l’effectuation des mouvements du corps qui donne idée d’une
commande motrice, puis d’un dispositif de pilotage en continu, lequel corrige
au fur et à mesure l’exécution en fonction de l’instruction fournie par la
commande. On reprend sans avoir y réfléchir un mot mal articulé. Et les
musiciens savent bien comment les doigts rectifient d’eux-mêmes leur position
sur l’instrument, en veillant d’ailleurs spontanément à attaquer la corde, ou à
se poser sur la touche, en fonction exacte de l’accessibilité de la cible. En
somme, ces embardées correctrices de notre vie motrice, dans ses microtâches
d’arrière ou d’avant-plan, sont intelligentes, car sensibles au contexte. Sans
cette mécanique fine du retour en arrière, de la reprogrammation et de la
réitération, nous n’arriverions à accomplir aucun mouvement intentionnel dans
un monde lui-même mouvant, où les accidents abondent. Nul doute à cet égard que
les commandes motrices et les mécanismes de pilotage en question ont été
sélectionnés par l’évolution. Cela devrait rendre d’autant plus énigmatique le
moment où ces mécanismes s’emballent, et donnent l’impression de tourner à
vide, parce que le tic, avec sa double et bizarre propriété d’être sans but
utile, et en même temps soumis à une norme tout à fait exigeante d’exécution
parfaite, paraît émerger graduellement du programme immanent de régulation de
notre activité motrice. Le résultat que j’en déduis est qu’il n’existe pas de
borne quantitative claire au-dessus de laquelle la réitération d’un mouvement,
sa répétition sans l’intervention de la volonté (alors qu’il est lui-même soit
volontaire soit reproductible à volonté), devient anormal. Ce n’est pas une
remarque empirique. C’est une remarque logique. Formulée autrement, elle
s’énonce : le concept d’action ne spécifie pas au-delà de combien
de fois une action, en répétant, perd tout caractère intentionnel, et devient
un mécanisme hors de contrôle, un tic automatique échappant à la volonté. La
réponse serait quelque chose comme : « au-delà d’un certain nombre de
fois ». Voilà pourquoi bien des tics (où des gestes qui, aux yeux d’un
extra-terrestre, aurait leur profil moteur) ne sont pas considérés comme
tels : il y a une marge d’incertitude, où parfois, ce qui nous retient, ce
n’est nullement la bizarrerie de gestes qui se multiplient, mais au contraire
l’invraisemblable méticulosité et la minutie qui en émergent graduellement
(pensez à un instrumentiste qui répète, ou à un gymnaste prenant possession de
son agrès). Nous avons d’ailleurs un usage informel parlant de mots comme
« maniaque » ou « obsédé », qui démontre qu’on ne saute pas
d’un coup du cas normal au cas pathologique — en d’autres termes, du geste
utile, bien contrôlé et direct, au tic sans but, se réitérant compulsivement et
s’égarant dans un obscur détour vers lui-même. Faire un geste, c’est agir à la
fois grâce et au risque de ces régulations stabilisantes dont il ne faut pas du
tout postuler en général, pour tout type d’action et dans tout type de
contexte, des seuils-limites à ne pas franchir. Ce qui éclaire un aspect
paradoxal de la vie motrice des tiqueurs tourettiens : il n’est pas rare
du tout qu’ils témoignent d’une dextérité hors du commun dans les moments où
leur concentration et leur attention s’empare fermement des commandes motrices
qui, en d’autres circonstances, les débordent ; au point qu’un bon nombre
en font métier. La lumière cependant n’est pas de l’ordre du paradoxe empirique
(comment marche donc leur commande motrice déréglée ?) ; elle est
conceptuelle, et elle concerne l’usage d’un concept d’action dans la
description de leur condition. Le clinicien n’a pas ici à trier deux types de
mouvements, les bons et les mauvais. Il lui faut reconnaître que les
déterminations qui spécifient le trouble du tic sont exactement les mêmes
que celles qui conditionnent les performances exceptionnelles de la motricité
fine des sujets, et, dans une certaine mesure, de leur expressivité gestuelle.
Tout cela est fort connu des thérapeutes des tics,
depuis qu’au 19ème siècle, des règles de gymnastique corrective ont
été imaginées et mises en pratique. On se plaint sans cesse de leur relative
impuissance à supprimer totalement les tics (elles sont en fait conçues à
l’image des techniques de correction du bégaiement, qui ont une efficacité
moyenne assez grande). On a bien tort : toutes prouvent amplement la
fausseté pratique de l’opposition radicale volontaire / involontaire, et
combien erronée est l’approche qui viserait à rendre entièrement au contrôle de
la volonté des mouvements péniblement vécus comme incontrôlables. Mais ces
thérapies, sans arriver à éliminer totalement la composante explosive mécanique
du tic, exploitent les pouvoirs d’adaptation des tiqueurs à leurs tics, en
sorte que ce dont ils recouvrent le contrôle partiel, ce n’est assurément pas
de tous leurs tics, mais de « leurs actions », entendues au sens du
langage ordinaire, comme un style moteur et gestuel d’ensemble, inséré dans des
contextes d’interaction sociale, avec une diminution notable des obsessions et
des angoisses.
Je ne soulignerai jamais assez l’importance de
l’espace d’indétermination conceptuelle de l’action. L’exécution de nos
intentions, si elle doit être elle-même intentionnelle (et pas juste une série
de spasmes hasardeux qui accompliraient miraculeusement ce que nous nous
trouvions justement en train de vouloir au même moment !), cette exécution
implique en soi la double possibilité de la fluidité complète de l’accomplissement,
et du soutien non-conscient de procédures de pilotage et de contrôle
extrêmement puissantes, d’essence mécanique. Nous ne pouvons pas penser que
nous agissons, sans nous ouvrir constamment ces deux fenêtres sur notre agir,
ni y recourir quand nous réfléchissons à ce que nous faisons. Or ce n’est pas
là une découverte neurophysiologique sur l’intentionnalité et ses conséquences
sur la motricité. Car il n’y a nulle part dans la nature de cheville
pour articuler ces deux faces de l’action. Elles ne sont que des directions
d’analyse. Elles sont donc toutes les deux dans le langage (celui de la
description clinique objective, puis de la vérification intuitive de sa
pertinence).
Cela seul suffit à indiquer la limite propre à la
démarche cognitive contemporaine en neuropsychologie : à mon avis, elle
n’est pas du tout dans les lacunes de l’explication des faits empiriques, qui
sont faites pour être bouchées, et qui d’ailleurs n’ont qu’à bien se tenir.
Elle résulte de la confusion tendancielle entre un concept objectivé de
l’action et de l’agir (agir mesuré, quantifié, coté, enregistré sous toutes les
coutures) avec la notion préalable et tout à fait ordinaire de l’action
et de l’action faite avec une intention. Ce concept ordinaire a un halo de
sous-détermination logique, qui, notamment ici, interdit de tracer une limite a
priori entre ses possibilités positives et ses déficits potentiels,
autrement dit, entre l’action apparemment utile, réussie du premier coup, et
ces actions apparemment manquées et stériles qu’on nomme tics. Une enquête
naturaliste, jamais, n’abolira cette incertitude.
Mais ce qui est indétermination sous un certain angle
permet de comprendre sous un autre des possibilités de détermination
entièrement originales.
En effet, ai-je demandé, comment un geste peut-il en
citer un autre, y renvoyer comme à son prototype, et tenter de l’émuler ?
Car sinon, comment est-il possible qu’un tic soit vécu comme
« imparfaitement » réalisé, motivant/poussant le tiqueur à le
réitérer, à la fois avec et contre son gré ? Car il est souvent bien perplexe
devant sa contribution positive au processus, comme ce tiqueur emporté dans une
logique de la vérification qui le poussait à répéter « pour voir » un
mouvement qui n’était pas encore un tic, cette répétition vérificatrice
s’enracinant et devenant le trouble lui-même[27].
Il peut paraître étrange d’employer ainsi le langage de la référence (une
occurrence d’un tic « renvoyant » à l’occurrence précédente, et même
au tic tel qu’il doit être accompli). On croit souvent que la référence
n’existe qu’au niveau des signes complexes sous forme de dénotation, comme dans
le rapport mot / chose, ou phrase / état du monde. Il n’en est rien :
qu’on pense à la citation musicale (on identifie une mélodie dans une autre,
parfois transposée dans une autre clé, altéré rythmiquement, etc.), ou à la
dépiction (qui n’est pas du tout simple imitation-redoublement de la chose par
son signe, mais représentation iconique). La référence a plus de formes et de
procédés que ceux du langage parlé. Mais dans tous les cas subsiste une
contrainte normative forte : la référence est quelque chose qui doit être
correct, normal, bref, qui doit obéir à des règles pour réussir. Ce n’est
évidemment pas une relation de cause à effet entre un terme et ce à quoi il
réfère. La transposition harmonique en musique ou, en peinture, la perspective,
sont des exemples de telles règles. Or voilà qui précise le genre
d’intelligence intentionnelle qu’on suspecte dans l’activité motrice étrange
des tiqueurs. Elle obéirait à des règles, pas uniquement à des lois. Elle
serait susceptible, du coup, de tolérer ce que peuvent tolérer les règles, pas
les lois : l’exception. Cette intelligence déterminerait d’autre part
davantage des ordres souples que des schémas fixes. Il serait moins surprenant,
enfin, que les règles des tics les plient à certaines exigences expressives de
plus haut niveau, et les subordonnent, en somme, aux fins du langage et de
l’activité intentionnelle supérieure, sociale et morale. Avec de simples décharges
en salves, obéissant purement et simplement à la causalité cérébrale, tout cela
serait impossible — et peu importe, de ce point de vue, que le schéma moteur
ait une organisation finale propre, car celle-ci n’est jamais, dans l’approche
naturaliste, qu’une sorte de constante inutile, éliminable, qui n’influe pas du
tout sur la causation du tic. En revanche, se référant les uns aux autres même de
façon tout à fait minimale, les tics tels je les appréhende s’arrachent à
l’opposition absolue qui a marqué toute leur histoire, celle du volontaire à
l’involontaire. Car on peut les concevoir désormais comme plus ou moins
intentionnels, et donc comme relativement intégrables à des ordres de sens et
d’action graduellement plus complexes ou plus primitifs. L’indétermination conceptuelle
de l’action, ainsi, n’est pas une insuffisance intrinsèque (il est délicat, de
toutes manières, de dire qu’un mot que nous utilisons a des insuffisances
intrinsèques, il n’en a que si on veut lui fait dire ce qu’il ne peut pas dire).
Au contraire, cette indétermination mesure tout autre chose que l’échec de la
volonté délibérée ou de l’attention focalisée à endiguer un automatisme ;
elle caractérise l’espace pratique ouvert à l’appropriation personnelle d’un
style moteur, et sous ce rapport, elle donne tout son poids à l’attention à
prêter aux ressources du contexte, non seulement pour atténuer une tension et
une angoisse résiduelles qui résultent du dérangement provoqué par le tic dans
les interactions habituelles, mais, plus positivement, pour exploiter au profit
de l’expressivité sa dimension d’imprévisibilité, voire de
« liberté ».
On dira encore : cette redescription de
l’intentionnalité et de l’expressivité des tics a au mieux une fonction
consolante, sinon palliative. Elle est totalement incapable de satisfaire aux
exigences rationnelles d’explication de ce qui est véritablement pathologique
dans la motricité des tiqueurs. C’est typiquement le sophisme intentionnaliste :
comme on n’a rien qui vaille à dire sur la genèse réelle des phénomènes, on se
sauve par la petite porte, celle d’une « autre manière de voir »
lesdits phénomènes, toujours aussi intraitables qu’avant — avec en prime un
déluge de « bonnes intentions », plutôt qu’une bonne théorie de
l’intentionnalité inhérente que ces phénomènes devraient démontrer. Mais
qui doute qu’en pratique, il faille encourager les gens à faire quelque chose avec
ce dont ils souffrent ? Ce dont il souffre n’est nullement par là
compris, et on renonce, sous couvert de rationalité pratique, aux véritables
poignées que les phénomènes morbides offrent aux médecins pour qu’ils les
saisissent et nous en délivrent : leurs causes. Le comble, c’est qu’on
vienne nous expliquer que les souffrances des tiqueurs sont relatives à la
culture, à la société, ou au contexte en un sens aussi contextuel qu’il se
peut. C’est être trop malin : car qu’est-ce qui prouve, sauf appel à
l’inscrutable, que la marquise de Dampierre souffre plus qu’une poissarde aussi
tourettienne qu’elle, parce que nous, nous trouvons sa coprololalie plus
handicapante ? Et si elle ne s’en amusait que davantage ?
Cette objection du sophisme intentionnaliste est
sérieuse. Car si on n’a rien de mieux à proposer qu’un nouveau roman clinique,
on prend subrepticement les effets de la consolation morale, effets d’ailleurs
notoires, pour la preuve d’une composante intentionnelle spécifique aux
troubles qu’on traite. Or, on ne les a pas soignés, on a altéré les conditions
sous lesquelles on les identifiait comme pénibles ! Il est donc crucial de
montrer pourquoi les tics tourettiens ont bien une intentionnalité inhérente —
et qu’on ne leur en invente pas une par un tour de passe-passe descriptif.
Or cette preuve a été donnée non seulement négativement,
par l’insuffisance criante de la théorie causale neurologique strictement
interne à expliquer les faits dont elle procède, mais, positivement, du fait
que le trouble moteur de la maladie de Gilles de la Tourette porte sur des
actions, pas sur des mouvements corporels bruts. Mais l’identification des tics
et des gestes morbides (encore une fois, qu’ils soient moteurs ou verbaux) en
tant qu’actions n’est pas du ressort de la théorie neurologique elle-même.
Elle relève du langage commun, ordinaire, dans lequel seul s’évalue la
pertinence conceptuelle de caractériser l’action ainsi et pas autrement. S’il
ne s’agissait pas d’action, mais d’une notion dont la définition est toute
technique, en-dehors des prises de la conversation, et donc des motifs
cliniques de se plaindre, un trouble de la perception tel, par exemple, que le
sujet atteint n’a qu’en partie conscience de la nature exacte de ce qu’il a, et
que seule la connaissance des causes par un neurologue permet de bien repérer
chez lui, alors assurément, il n’en irait pas de même. Là, la connaissance des lésions
du cerveau permettrait d’explorer des troubles dont le sujet n’avait pas idée,
ou qu’il n’avait même pas identifié comme des troubles. Il est d’ailleurs
possible que nos connaissances sur la maladie de Gilles de la Tourette, en
progressant sur le plan neurobiologique, débouchent sur une situation de ce
genre, dans un futur proche ou lointain. Mais ce qui est l’évidence, c’est
qu’il ne s’agira plus alors d’un trouble portant de façon privilégié sur
« l’agir forcé », sur les pensées obsédantes d’arrière-plan, ni qui
mobiliserait la volonté en lutte contre les impulsions. Ce serait une tout
autre maladie que la maladie de Gilles de la Tourette, avec d’autres énigmes.
Non, dès l’instant où le problème et celui du tic-action, on n’a pas à
démontrer empiriquement que l’intentionnalité est inhérente à ce tic (ce que
demande mon contradicteur). Car elle l’est, et sans contestation possible, à un
niveau entièrement différent de celui qu’il croit : celui de la notion commune
d’action, qui est l’aune à laquelle on juge de la pertinence toujours relative
du concept objectivé d’action, lequel, en bonne méthode, a été forgé
très précisément pour permettre un abord naturaliste du mouvement finalisé du
tic, et sa différenciation du spasme et des autres mouvements choréiques. C’est
donc bien plutôt un sophisme naturaliste (non pas du savant, mais du
philosophe), que d’employer ce concept objectivé et ce qu’il permet de
caractériser, pour le retourner contre les usages communs de la notion
d’action, ceux qui sont employés par les cliniciens et les malades dans leurs
interactions ordinaires, en prétendant par ce moyen naturaliser l’action en
général, puis trier le bon grain neurobiologique de l’ivraie de
l’intentionnalité morale et sociale de haut niveau.
Or si le débat est aussi vif, c’est que son enjeu est
encore plus considérable. Il touche en fait l’entreprise de la psychiatrie
cognitive contemporain en un lieu stratégique. La maladie de Gilles de la
Tourette se trouve en effet, dans la littérature contemporaine, à un carrefour.
On peut effectivement essayer de naturaliser l’intentionnalité des tics
tourettiens, y compris la coprolalie, en l’enracinant dans des dysfonctions
biologiques (la piste la plus vraisemblable, c’est une affection auto-immune,
séquelle d’une infection à streptocoques dans l’enfance, qui atteindrait les
ganglions de la base[28]).
Et comme les tics sont de vrais Janus, qui regardent en arrière vers les
troubles neurologiques moteurs, et vers l’avant vers les troubles
psychiatriques de l’idéation et du contrôle volontaire, pareille naturalisation
entraînerait à terme la résorption de pans entiers de la psychiatrie traditionnelle
dans la neuropsychologie. C’est l’ambition implicite du « spectre »
morbide qui engloberait Asperger, THADA, syndrome de Gilles de la Tourette et
troubles obsessionnels-compulsifs : réduire la dimension mentale
des « maladies mentales », en les rebaptisant « pathologies de
l’agir ». Et de fait, les tics les plus complexes, donc les plus sociaux,
offrent une transition rêvée entre de tels troubles de l’agir et des formations
bien connues des psychiatres : les rituels morbides des obsédés. L’homme
qui se lave et se relave sans cesse les mains, la femme qui ne cesse de
vérifier les boutons du gaz, l’adolescent qui ne peut s’endormir sans avoir
disposé symétriquement sur sa table livres et cahiers, puis ses oreillers et
ses draps, et qui exige de l’entourage telle ou telle phrase précise de
réassurance prononcé sur un ton qui ne souffre pas la moindre déviation ni
altération, tous ne feraient qu’obéir à des tics que j’ai envie de nommer des « tics
de relation ». Car ils y sont compulsivement poussés, dans une tension
anxieuse insupportable, et leur accomplissement les soulage. En même temps, ces
rituels, du moins les plus compliqués, mobilisent toute la panoplie des
jugements moraux, esthétiques, intellectuels, dans leur adaptation la plus
exacte aux circonstances extérieures et non seulement aux contraintes, mais
même aux idéaux de la vie sociale (propreté, intégrité, sens de l’harmonie, sauvegarde
altruiste et personnelle, etc.). La présence d’habitudes complexes et de
rituels élaborés chez un tiqueur tourettien leur donne d’ailleurs une couleur
spéciale. Prenez, chez un malade de ce genre, une séquence motrice et
sensorielle plus ou moins automatique aussi banale que fumer :
« …
ce que les fumeurs tels que M. O… recherchent, c’est l’ensemble des sensations
que procure l’acte de fumer : c’est le bruissement du tabac dans le
papier, c’est le crépitement de l’allumette, c’est ma vue de la volute de
fumée, c’est son odeur, c’est le picotement de la gorge et du nez, le contact
de la cigarette entre les doigts, entre les lèvres, etc., bref, toute une série
de sensations visuelles, auditives, olfactives, tactiles, dont la répétition
habituelle font peu à peu de l’acte de fumer un acte automatique qui offre plus
d’une analogie avec les tics. Ainsi se crée une véritable fonction parasite
dont la suppression entraîne un malaise souvent fort
pénible […] L’idée que fumer n’est pas possible est encore plus
cruelle que l’impossibilité matérielle de fumer »[29].
S’il est question de supprimer cette fonction parasite, le
rapprochement est irrésistible avec les pages légendaires d’Italo Svevo sur la
« dernière cigarette », dans La conscience de Zeno[30] :
on ne s’en débarrassera pas sans subir toute la série des tortures obsessionnelles
les plus raffinées, alors que, justement, la dimension purement motrice du
rituel est désormais quasi-nulle, toute entière déplacée dans les effets
sensoriels multiples du geste de s’en griller une et sur les pensées qui
agitent le fumeur. Or voilà qui donne à penser : et si l’obsession, dans
ses contenus mentaux supérieurs, y compris les efforts pour inhiber la
compulsion, avec les ratiocinations sans fin sur l’acte à poser ou à ne pas
poser, dérivait en dernière analyse d’un problème neuropsychologique du
contrôle moteur ?
Certes,
fumer est entièrement artificiel, et il y a un abîme entre des rituels de ce
genre et les compulsions frustres au lavage, à la vérification ou à l’accumulation
des « entasseurs » pathologiques. Néanmoins, si l’on pouvait, par le
biais d’une philosophie naturaliste du tic, montrer que ces rituels plus
simples, riches déjà d’une idéation obsessionnelle sophistiquée, ne sont rien d’autre
que la libération sauvage de schèmes complexes (bien plus complexes que ceux
des tics, mais de même grain biologique et neurobiologique : des routines d’interaction
sélectionnées par l’évolution, puis encapsulées dans des modules, comme « rester
propre », « vérifier », « accumuler par prévoyance », par
exemple), un pas immense serait ici franchi[31].
Naturalisée, l’intentionnalité élémentaire de notre vie de relation pourrait
être légitimement expurgée de toute psychologisme moral ou social. La
psychiatrie « compréhensive » serait en voie d’être enfin remplacée
par une neuropsychologie cognitive « explicative » — ou plus
exactement, si j’ose dire, l’heure aurait sonné de sa dernière cigarette…
Voilà
pourquoi la philosophie du tic est tout sauf un détail épistémologique.
« Avoir un syndrome de
Tourette est aussi délirant que d’être saoul en permanence. Etre sous haldol
est morne, cela vous rend net et sobre. En fait, aucun des deux états n’est
réellement libre… Vous autres, les gens normaux, dont le cerveau a les bons
neurotransmetteurs, là où il faut, au moment où il le faut, vous disposez en
permanence de tous les sentiments et de tous les styles — gravité,
légèreté, tout. Nous autres, les tourettiens, nous n’en disposons
pas : nous sommes contraints à la gravité quand nous prenons de l’haldol.
Vous, vous êtes libres, vous avez un équilibre naturel : notre équilibre à
nous est tout au plus artificiel. »
« Ray le
tiqueur », cité par Oliver Sacks[32]
L’exergue
de cette section est là, de toutes manières, pour rappeler combien les choses
ne sont pas roses. De tout temps en effet, les observateurs ont été partagés
sur les opportunités d’adaptation plus ou moins heureuse des tiqueurs
tourettiens à leurs symptômes.
Henry
Meige et Eugène Feindel, dans leur étude de 1902, donnaient en liminaire la
parole à O., tiqueur-type, dont l’autobiographie étale à profusion les
ambiguïtés exposées plus haut[33].
Car O. est gravement malade, agité de tics nombreux, tenaces et handicapants, et
s’il n’est pas coprolalique comme la marquise de Dampierre, il correspond à la
description classique de Brissaud. En revanche, Meige et Feindel s’étonnent que
O. n’ait pas souffert, humainement et socialement, autant qu’un relevé factuel
de ses tics pourrait laisser supposer. Négociant entreprenant, avisé et
opportuniste, personnage drôle, assez imbu de lui-même, à l’intelligence vive, toute
sa vie atteste du succès du style de vie impulsif dont ses symptômes moteurs
lui présentent en même temps la facture. Ce portrait est moralement
attachant ; épistémologiquement, il est riche d’enseignement. Car il
démontre que pour déterminer ce qui cloche dans un « trouble de
l’agir », il faut donner des indications d’échelle. Certes, dans une
séquence temporelle brève et dépourvue de contexte social, un tic est un
handicap pénible. Mais dans une interaction plus complexe, sollicitant la
famille, les amis, les clients, dans une perspective de plusieurs jours ou de
quelques semaines, les tics s’incorporent au comportement prévisible du
tiqueur. Les bons côtés de l’impulsivité, du franc-parler, de l’explosivité de
l’humeur entrent en ligne de compte. L’action perturbée n’a plus le même
contour. Oui, tressauter incoerciblement quand on signe un contrat est fâcheux.
Mais si au lieu d’observer le geste qui le perturbe ponctuellement, nous regardons
ce que O. « accomplit dans la vie », force est d’avouer que des
contrats, il en signe (en tiquant) un peu plus que la concurrence. Cependant,
il est sans conteste malade, et exige des soins qu’on ne lui refuserait pas en
lui opposant les profits qu’il retire de son style global d’action. L’autobiographie
de O. est donc précieuse en ce qu’elle problématise le temps (la durée) de la
consultation et de l’examen clinique : c’est une des normes implicites qui
circonscrivent l’action (le geste) pertubé en tant que tel, pour le neurologue
qui objective des symptômes ; elle n’est pas la seule à retenir, si on
tient aussi compte de l’existence entière de O. « homme d’action »
connu de tous comme tel. Meige et Feindel ont eu la finesse d’être des
neurologues de l’action perturbée attentifs aux effets d’échelle dans le relevé
clinique.
Or
il va de soi que la leçon est généralisable. Oliver Sacks la suit et l’applique
avec un brin de systématisme à tous les cas extraordinaires qu’il décrit, sans
peut-être comprendre ce qui rend plausible son constant optimisme : si ses
malades du cerveau semblent tous plus ou moins s’inventer des styles
existentiels assortis à leurs symptômes, et s’ils se forgent des vies merveilleusement
humaines malgré des pathologies très invalidantes, c’est aussi parce que le changement
d’échelle en question altère profondément la donnée de leurs actions, et surtout
leurs interactions avec leur monde. Chez le médecin, on est malade ; une
action ponctuelle et pertubée fait symptôme. Dans la vie, eh bien, on
vit ; l’action, ce n’est plus signer ou parler en employant des
expressions choisies, c’est passer des contrats, défendre ses intérêts, se
montrer bon convive, et les actions minuscules qui font souffrir le tiqueur
s’intègrent à des actions d’ensemble où il n’est pas si malheureux qu’on
croirait[34].
Cependant, j’insiste, ce n’est pas là une réelle découverte morale : c’est
l’incidence morale d’une variation de points de vue dont la nature est purement
logique (ils varient avec l’échelle à laquelle on rapporte le concept d’action
qu’on emploie).
Un
consensus semble peu à peu se faire jour là-dessus : j’en veux pour preuve
le fait que le DSM4 ne met plus en avant les inconvénients pour le
fonctionnement social, ni même aucune détresse, pour définir les tics
tourettiens. Mais on va voir peu à peu les conséquences plus graves que j’en
tire.
Sacks
a décrit deux tourettiens, Carl Bennett, un chirurgien, et « Ray ». Tous
deux très hauts en couleur, ils exemplifient cette appropriation personnelle de
la maladie qui est un trait constant de la clinique des tics. Mais Sacks a
affaire à des patients modernes, qui connaissent les traitements
pharmacologiques des tics : la clonidine, et surtout l’halopéridol. L’histoire
de Ray avec l’halopéridol est exemplaire. Lorsque Ray s’en est fait prescrire,
il a fait partie des patients qui réagissaient bien à la molécule. Si bien, en
fait, que sa motricité s’en est trouvée perturbée à l’extrême, et soudain
parasitée par les mêmes tics que sa longue habitude avait peu à peu incorporé à
son schéma corporel, jusqu'à en faire une seconde nature. Du coup, il lui
arrivait l’impensable chez le tiqueur non-traité : il se blessait, ses
tics dégénérant, si l’on peut dire, en simples faux mouvements. Sacks eut alors
recours à une habituation préalable purement psychologique : que Ray se figure
pendant trois mois la vie sans tics, réfléchisse en détail au tour qu’elle
prendrait alors, aux aménagements à prévoir, etc. Les trois mois écoulés, Sacks
réinstitua le traitement à l’halopéridol. Les effets secondaires de déphasage gestuel
et les petits accidents qui en découlaient n’eurent cette fois pas lieu. En
revanche, voilà que Ray se plaint d’autre chose : « Il est moins vif,
moins rapide dans ses reparties, il ne pétille plus de tics blagueurs ou de
gags tiqueurs »[35].
Vu les renseignements curieux que Sacks a recueilli sur sa sexualité, il ne fait
guère de doute que la maladie de Gilles de la Tourette procurait aussi à Ray
des satisfactions bien propres à entretenir une certaine nostalgie de l’état
morbide. Enfin Ray était particulièrement habile à la batterie, tout le monde
appréciant avec lui l’audace qu’il était capable d’insuffler à ses performances
avec un soupçon de frénésie enthousiaste. Du fait de l’halopéridol, qui
contrecarre le métabolisme cérébral de la dopamine, tout cela était perdu. La
vie était devenue sans saveur. La porte de sortie apparut peu à peu : Ray
décida de prendre le médicament la semaine seulement, et le week-end,
d’interrompre le traitement. Ainsi, il ne perdait plus tous les avantages de
cet état non pas déficitaire, mais « hyperphysiologique », dit Sacks,
qu’est le syndrome de Tourette. L’exaltation des fonctions cérébrales de la réactivité,
donc de l’excitation motrice et mentale, ainsi que du plaisir qui les
accompagne, lui permettait d’atteindre un « équilibre » original en
alternant de jour en jour les phases avec et sans tics. A plus d’un titre, Ray
est donc malade, mais, commente Sacks :
« […] sa maladie lui a beaucoup appris
et, en un sens, il l’a transcendée. Il pourrait dire avec Nietzsche :
"J’ai passé et je repasse constamment par de nombreux états de santé […]
La maladie ? Ne serions-nous pas presque tentés de nous demander si nous
pouvons nous en passer ? La douleur seule, la grande douleur, libère
l’esprit en dernier ressort". Paradoxalement, Ray, tout en étant privé de
santé physiologique, animale, naturelle, a trouvé une nouvelle santé, une
nouvelle liberté, à travers les vicissitudes auxquelles il est soumis. Il est
parvenu à ce que Nietzsche aimant à qualifier de "Grande Santé" — à
savoir un humour rare, une vaillance et une souplesse de l’esprit : et ce
malgré ou à cause du syndrome de Tourette dont il se trouve affligé »[36].
Dans
une perspective française et plus canguilhémienne, on pourrait lire cette
histoire comme une illustration de ce qu’est la véritable la santé : non
pas un rééquilibrage statique, mais la capacité indéfiniment ouverte pour un
vivant à s’inventer de nouvelles normes de vie.
Il
en va pourtant de Ray comme de nombreux patients dont parle Sacks : un
certain degré d’idéalisation fait méconnaître ce que la maladie produit chez
des individus d’exception. Car on peut se demander si, sans maladie de Gilles
de la Tourette, ces individus n’auraient pas été exceptionnels d’une autre
manière. Julien Noir, plus lucide, avait recueilli de la bouche de Valentin
Magnan, le psychiatre qui dirigeait l’admission à Sainte-Anne quand les
neurologues de la Salpêtrière accumulaient de leur côté les cas de tourettiens,
un témoignage plus sombre. Les cas des neurologues du groupe de Charcot étaient
souvent issus de milieux favorisés, et, en tout cas, sans comorbidité massive. Noir,
élève de Désiré-Magloire Bourneville à Bicêtre, étudie des cas moins
héroïques : des « dégénérés », « imbéciles » et autres
« idiots »[37].
Mais à l’asile, les tiqueurs convulsifs offraient un spectacle bien
différent : derrière la conception aujourd’hui périmée que Magnan se
faisait de la « dégénérescence » auquel il rapportait les tics
moteurs ou mentaux, il faut déchiffrer la masse écrasante de souffrances
obsessionnelles, de dépression, d’épisodes psychiatriques lourds, exigeant
internement et secours public, dont Gilles de la Tourette, Brissaud, Guignon et
les autres n’entendaient pas vraiment parler. Ceux-là, les malades misérables,
dégénérés privés de la consolation d’être tenus pour « supérieurs », fournissent
cependant la plus grosse cohorte. Ils ne racontent pas une magnifique histoire
de rédemption par la maladie, et les observations qui les numérotent leur
servent de tombeaux.
Mais
il semble que l’héroïsation des individus qui s’approprient leur maladie, mieux
encore, qui la transcendent en une nouvelle « nécessité
neuroexistentielle », comme dit encore Sacks[38],
dont l’assomption vaut liberté — il semble que ce tableau censé susciter un
vertige plus ou moins philosophique révèle surtout quelque chose du statut du
cerveau émergent dans notre condition d’homme moderne : il est désormais devenu
la médiation indispensable entre les idéaux individualistes qui nous cernent de
toutes parts, et le corps biologique, ou mieux, neurobiologique, dont les
sciences cognitives nous équipent. Le cerveau neuroscientifique permet en effet
de mettre « objectivement » au-dessus de la vie sociale et des
relations qui définissent l’individu substantiellement (en un mot, de la société
qui individualise chacun), l’individu lui-même : non plus comme l’illusion
traditionnellement dénoncée par la sociologie depuis Durkheim, celle de
l’individu qui, dans nos cultures libérales et contractualistes, confond le
fait d’être une valeur transcendante à la société (ce qu’il est,
assurément !) avec un pouvoir mythique de composer réellement cette
société comme addition d’individus — non, comme une vérité désormais « scientifique »,
et parce que l’individu n’a qu’une tête et dans cette tête n’a qu’un seul cerveau.
Or, si exister-comme-individu est manifestement un concept relationnel,
avoir-un-cerveau ne l’est pas du tout. Du coup, si ce que je suis se définit
par les états de cet organe singulier que me singularise comme organisme
vivant, tout le reste (ma vie sociale) ne sera que l’effet en aval des
déterminations causales strictement « individuelles » de mon cerveau,
interagissant avec les cerveaux « individuels » des autres. On
pourrait multiplier à plaisir les exemples de ce nouveau sophisme
antisociologique des neurosciences cognitives actuelles, qui contournent l’inscription
sociale des individualités humaines grâce à des explications biologiques de
l’interaction. C’est ainsi qu’on admet comme parfaitement légitimes des
formulations aussi étranges que « cursing brain » — comme si c’était
le cerveau qui jurait, et pas l’homme qui a ce cerveau et qui s’adresse à un
autre homme (et pas à son cerveau). Or le point qui doit nous retenir est
celui-ci : le rapport personnel de l’individu à son cerveau devient
dans cette perspective nouvelle sur nous-mêmes un enjeu essentiel. Car c’est un
rapport à ce qui fait de lui réellement un individu, un individu au sens
exceptionnel de la singularité vivante dont tout le reste, toute la société
humaine est composée, par addition et par interaction. Il faut prendre soin de
son cerveau pour pouvoir s’adapter à la vie sociale, et s’y imposer comme un individu.
L’idée selon laquelle ce sont les contraintes sociales qui façonnent les
performances cérébrales et qu’elles s’individualisent en chacun de nous en se
gravant dans nos neurones prend désormais les airs de conte à dormir debout
pour sociologue constructiviste, parce que la crédibilité des explications
scientifiques est entièrement référée aux théories causales nomologiques, et
que de semblables explications, la neurobiologie peut prétendre en fournir,
mais pas la sociologie, qui se contente de justifications intentionnelles en
termes de raison et de contexte, autant dire de mots... C’est dans ce cadre
épistémologique et idéologique précis que s’inscrivent les récits de
Sacks : ils alimentent le mythe d’une société d’individus-cerveaux qui
moduleraient, sur des bases innées, leur relations mutuelles. Avec Sacks, il
l’agrémente d’un thème classique de l’individualisme moderne, qui serait en
somme le retour aux félicités perdues de l’état de nature par la maladie,
comprise comme la libération de schèmes « préhumains », voire
animaux, retenus par le cerveau trop domestiqué des gens sains[39].
Mais le cas des tiqueurs est certainement de tous le plus convaincant, à cet
égard.
On
objectera que cette individualisation cérébrale se heurte, dans le cas de la
maladie de Gilles de la Tourette, à un démenti sociologique, justement, et de
poids. Car les tourettiens furent parmi les tous premiers patients à
s’organiser en association, dès 1972, aux Etats-Unis, et c’est à eux, entre
autres, qu’on doit quelque chose de tout à fait essentiel sur le plan de la vie
collective et politique : la première loi sur les médicaments pour les maladies
orphelines (Orphan Drug Act). Si une maladie n’a pu arriver à la
reconnaissance, voire donner l’exemple d’une solidarité entre patients
débouchant sur des accomplissements collectifs remarquables par le biais d’une
« action sociale » résolue, c’est bien la maladie de Gilles de
la Tourette ![40]
Or
si ces faits sont justes, ils ne concernent en rien ce qui est véritablement en
cause. S’associer pour améliorer ensemble le sort de chacun est tout aussi
individualiste sur le plan sociologique. Cette action collective est tout à fait
compatible avec une compréhension de la maladie comme purement interne,
cérébrale, intra-individuelle. Elle n’implique nulle nouvelle perception de la
relation des individus sains et malades entre eux, et ne modifie rien au niveau
inter-individuel. Elle ne crée, en somme aucune nouvelle sociabilité, et n’en
inquiète aucune non plus, alors que l’énergie d’un tel mouvement, au sens fort,
paraît cependant bien présente. Se donner la main dans l’adversité est un moyen
pour se procurer les uns aux autres une vie meilleure ; ce n’est pas
travailler à l’extension du concept de vie. Or une telle possibilité ne
devrait pas être écartée — d’autant, je le rappelle, qu’il n’y a pas de
diagnostic biologique de la maladie de Gilles de la Tourette, et que quelque
chose, donc, du côté de la « vie », reste là ouvert, dont la
juridiction aux seuls biologistes.
A
une autre époque, lointaine et oubliée, des hommes, certainement misérables
pour la plupart et qui n’étaient ni les monstres ni les héros de la neurologie
de la Salpêtrière, de Berlin ou de New York, ont tenté de vivre autrement les
agitations insensées qui les secouaient, de leur donner un rythme et une forme
sociale inouïe, avant que leur mémoire ne s’évanouisse, et ne laisse plus de
traces, peut-être, que dans les grandes fresques de « danses
macabres » du haut Moyen-Âge, qui les suivent de fort peu d’années. Ce
sont les fameux « danseurs » des chroniques allemandes, lorraines et
bataves, atteints de la terrifiante danse de Saint-Guy[41].
En
juillet 1374, à Aix-la-Chapelle, affluant des villages dévastés par
d’épouvantables crues du Rhin qui avaient ruiné récoltes et maisons, des centaines
d’hommes et de femmes se mirent à parcourir les rues de la cité, puis à envahir
ses églises, saisis d’un mal étrange. Agités de mouvements affreux, écumant
parfois, gémissants et terrifiés par ce qui leur arrivait, ces malheureux, dont
beaucoup avaient encore sur la conscience les péchés et les crimes qui leur
avaient permis de survivre à la peste noire, voyaient leurs membres et leurs
visages possédés comme par le diable et convulser sans relâche, pendant des
heures. Rien ne pouvait les arrêter, ni les menaces ni les coups. Les passants
ne pouvaient que les immobiliser de force, les jetant à terre et sautant, à
leur tour, sur leurs bras et leurs jambes pour contrecarrer leurs gestes fous,
ou parfois, les emmaillotant jusqu’à les étouffer, avec bien peu de succès, et
temporaire. Les malheureux paraissaient insensibles, captivés par des visions
dont l’ambiance profondément millénariste de cette époque de désastres sans
fins rend bien compte : fugitivement apaisés, ils racontaient qu’ils
sautaient pour échapper à des rivières de sang humain courant sous eux, lesquelles
menaçaient à tout moment de les noyer, montaient jusqu’aux chevilles, aux
genoux, et dont aucun bond, si haut fut-il, ne les préservaient jamais.
Hallucinés et pleins d’horreur, ils prétendaient que le ciel s’ouvrait alors
devant eux, dévoilant la Vierge et le Sauveur, et que les démons de l’enfer
hurlaient par leur bouche, épouvantés par ce spectacle ultime.
Lequel
donna le premier la main à son voisin ? Nul ne sait. Mais à ce premier
couple un troisième danseur s’attacha bientôt, puis d’autres, en sorte que des
rondes se formèrent, de plus en plus fournies, de plus en plus larges, et des
sarabandes infernales se mirent à serpenter dans les rues, à déborder des
limites de la ville, puis à s’écouler sur les chemins le long de la vallée du
Rhin. Les mouvements d’abord incoordonnés, quasi-épileptiques, qui nous sont
décrits, s’harmonisaient peu à peu, imposant à la chorée une chorégraphie
fruste. Les longues colonnes de danseurs, qui atteignaient désormais des
milliers d’individus, gagnèrent les Pays-Bas. A Liège, à Utrecht, on les voit surgir
tels des bacchants égarés, couronnés de feuillage, et sur leur poitrine,
semble-t-il, des sortes de corsets ou de garrots munis d’un bâton qui se
tournait pour resserrer le tissu afin d’obtenir la fin de l’accès. Plus
extraordinaire encore, ces processions mi-démoniaques mi-sanctifiées, nul ne
savaient trop, en attirant sur le bord des chemins des badauds incrédules,
provoquaient des effets d’imitation irrésistible. A la foule qui s’écoulait de
villes en villages, de maisons religieuses en églises, se joignaient donc jours
après jours toujours plus d’hommes, de femmes et d’enfants, de toutes
conditions et de tous états, du clergé, de la bourgeoisie, de la noblesse même,
qui sans rien connaître de leur ivresse gesticulante, et quasi sans conscience,
se mettaient à danser avec les danseurs, en chantant et vociférant avec eux
prières et blasphèmes. On suppose que des massacres de Juifs auraient soit
précédés soit suivis ces attaques collectives. Certains danseurs, pourtant, étaient
connus pour ne pas pouvoir supporter la vue des larmes sans entrer dans des
convulsions nouvelles. Colportée peut-être par des mendiants, qui avaient dû noter
la pitié et la curiosité qu’excitaient les danseurs, la danse de Saint-Guy
éclate quelques mois plus tard à Metz, puis à Cologne, cités épuisées par les
luttes entre petits féodaux, et où les inondations ont aussi levé un tribut
accablant. Elle ne cessera plus dès lors d’apparaître, éruptive, et sans qu’on
sache ni comment ni pourquoi, de disparaître, pendant presque deux siècles,
dans toute l’Allemagne méridionale et le long de la vallée du Rhin. On la mentionne
notamment, sauvage et énorme par le nombre d’individus qu’elle saisit, à
Strasbourg en 1418. Elle ne s’éteint qu’assez lentement au 16ème et
au 17ème siècle, où l’on répertorie en Italie du Sud les dernières séquelles
du tarantisme.
La
danse épouvante les ordres établis. Née un jour de Saint-Jean, on la soupçonne,
à bon droit, d’être semi-volontaire, et les danseurs de simuler leur frénésie,
parce que transpire aux yeux pénétrants des autorités ecclésiastiques la nature
toute simplement païenne de ces gesticulations excessives — elles y devinent la
survivance d’anciens rites agrestes oubliés que fait ressurgir la décomposition
de l’ordre civil chrétien sous les coups de la peste, des guerres et des
famines. Car les danseurs n’ont que faire des exorcismes. Bien pire : ils
attaquent les prêtres, ils dénoncent l’inanité de leurs prières, ils se servent
dans les greniers de l’église et chez les riches, ils prêchent par le geste et
le rythme la fusion orgiaque des sexes, des âges et des classes. Ils piétinent sous
leurs pieds le vieil ordre du monde. La répression est donc effroyable. Les
choréiques qui éructent trop d’insanités diaboliques sont brûlés vifs. La haute
société s’en défend comme d’une malédiction, tellement elle redoute l’attraction
sympathique qui emporte ceux qui les observent de trop près, et dont nul ne
revient plus. On réprime toute danse, bien sûr, de peur qu’elle ne s’y insinue,
et même la musique est interdite, parce que des ménestrels ont eu l’idée
d’accompagner les danseurs, et d’inventer des harmonies appropriées, avec le fatal
résultat qu’à les entendre, ces sons empoisonnés propagent l’épidémie.
Ce
que fut cette chorée, une chorée de Sydenham, ou sans doute aussi dans
plusieurs cas, à suivre les inquisiteurs attentifs aux blasphèmes, une forme
bizarre car très socialisée de maladie de Gilles de la Tourette, il est
difficile de le dire avec certitude[42].
Or justement : elle démontre que la jouissance de la vie, jouissance en
excès, ne se laisse pas enfermer facilement entre les parois cristallines de
nos concepts, et certainement pas dans la boîte nosologique d’un
dysfonctionnement cérébral quelconque, si scientifiquement établi soit-il.
Qu’on ne sache faire la part du social et du cérébral devant de tels
phénomènes, qu’on ne puisse pas non plus les imputer à des individus conjuguant
leurs pathologies personnelles, mais qu’on soit obligé d’avouer la
signification littérale de l’expression convulsion sociale, ce n’est enfin
pas le moindre paradoxe. Le cas surprenant de la marquise de Dampierre peut
désormais nous apparaître pour ce qu’il est : une forme déjà apprivoisée
et polie des puissances de la vie brute, que le cerveau, le langage et la vie
collective endiguent avec plus ou moins de bonheur.
[1] On estime la prévalence à 1/2000, dont 3 hommes pour une femme environ. Mais comme on va voir, tout dépend à partir de quel seuil la maladie des tics est tenue pour un Gilles de la Tourette. Si on inclut les cas à tics transitoires, on monte à 1/200.
[2] Bouteille (1810).
[3] Brissaud in Meige et
Feindel (1902 : vii-ix). Les contractions fibrillaires concernent une
seule fibre. On les oppose aux tremblements fasciculaires, comme dans les
hémiplégies, qui touchent tout un groupe, même s’il est isolé. Les mouvements
choréiques sont involontaires, spontanés, généralement irréguliers,
asymétriques, rapides, à début brusque et durée brève. Ils sont souvent causés
par une lésion du striatum. Les mouvements athétosiques sont lents,
ondulatoires, voire « serpentiformes ». Ils touchent les extrémités
des membres, par contraste avec les mouvements balliques, rapides et irréguliers,
qui prennent naissance aux racines des membres. Ils sont souvent l’effet d’une
lésion du noyau sous-thalamique.
[4] Itard (1825 :
403-404).
[5] Gilles de la Tourette
(1886). C’est là qu’est mentionnée en toutes lettres la formule fameuse de la
marquise, qui s’exclamait, dit-on, à tout bout de champ : « Merde et
foutu cochon ! » Mais je suis sûr qu’elle a été privilégiée par
Gilles de la Tourette parce qu’elle reprend un refrain de carabin. On se
reportera avec fruit à l’immortel « Hussard de la garde », sans
oublier « En revenant du camp d'Châlons/ Brindezingue, la faridondon
! ».
[6] Leckman & Cohen (1999).
[7] Tous ces termes classiques
en neurologie ont été créés par Charcot et ces élèves pour décrire les
« tourettiens ».
[8] Itard (1825 : 406).
[9] Sur cette clinique, qui,
avant Charcot, passe par Trousseau et Beard, et après lui par Georges Guinon,
Julien Noir, et surtout Edouard Brissaud (1896), dont le tableau est le plus
rigoureux, voir Kushner (1999). Le livre de Kushner est à ce jour l’histoire la
mieux documentée. Voir cependant sa juste critique par Leckman (2001).
[10] Comme il était à prévoir depuis la note 2, on a des anomalies chez les tourettiens, comparés aux sujets sains, au niveau du striatum et du pallidum — ainsi qu’au niveau fronto-strié, ce qui n’est pas plus surprenant, puisque les tics tourettiens sont sensibles à la volonté comme au contexte des interactions.
[11] « L’éducation de la volonté est donc la première des indications thérapeutiques : elle se propose de combattre la tolérance passive des actes devenus habituels et sur lesquels le contre-effort voulu peut exercer une réaction bienfaisante » disait Brissaud : Meige & Feindel (1902 : xii-xiii).
[12] Gilles de la Tourette
(1885 : 26).
[13] Dagonet (1870 :
24-25).
[14] Billod (1847 : 322).
[15] Howard Kushner, dans son
étude si érudite sur le syndrome de Gilles de la Tourette, ignore ou bien
néglige ces références « intentionnalistes », parce qu’elles
démentent la prétendue évidence d’un progrès historique des conceptions
psychologiques de la maladie de Gilles de la Tourette vers des conceptions
neurobiologiques. Le médecin qui découvrit l’utilité de l’halopéridol (Haldol©)
pour les tourettiens, Arthur Shapiro, était d’ailleurs un adversaire des
théories psychodynamiques des tics, et il pensait que les obsessions n’avaient
rien à voir avec la maladie de Gilles de la Tourette : Shapiro &
Shapiro (1971). C’est d’ailleurs uniquement à partir du moment où on disposa de
théories cognitivo-comportementales des obsessions que le spectre d’une entité
« freudienne » à l’arrière-plan des tics fut jugé conjuré, et qu’on
accepta l’évidence clinique de toujours !
[16] « Un patient tourettien que j’avais connu il y a longtemps de cela émettait sans arrêt des trisyllabismes gutturaux et explosifs qui après analyse, s’étaient révélés constituer une version très accélérée et écrasée de l’allemand "Verboten !" associé à une tentative d’imitation convulsive de la voix perpétuellement menaçante de son teuton de père » : Sacks (1995/1996 : 118). Les exemples sont innombrables.
[17] Delay (1941). Delay s’en prend à la tradition française de compréhension des tics (surtout ceux des enfants) comme d’origine psychogène, liés à des pensées obsessionnelles, et qui recevaient souvent une interprétation psychanalytique. Personne, en France, n’a d’ailleurs accepté sa critique : Lebovici (1961). Lors du Centenaire du Syndrome de Gilles de la Tourette à la Salpêtrière, en 1985, où s'affrontèrent les visions organicistes des Américains et les conceptions holistiques des Français, Daniel Widlöcher a montré les bases conceptuelles du désaccord : l’impossibilité d’éliminer cliniquement l’intentionnalité de haut niveau des troubles tourettiens, et la forte plausibilité de leur détermination par des pensées refoulées de type freudien — même si, à la différence des théories psychanalytiques trop dogmatiques (Sandor Ferenczi, Charles Trepsat, Margaret Malher), tout n’est pas expliqué par là : Widlöcher (1987).
Voir aussi, sur cette question controversée, Cohen
(1982) : cet article atteste de la permanence, même aux Etats-Unis, d’une
interrogation clinique sur l’intentionnalité des tics en termes
psychanalytiques. James Leckman, le grand spécialiste de la maladie de Gilles
de la Tourette, continue à le tenir pour important : Leckman (2001).
[18] Meige & Feindel
(1902 : 109-110).
[19] Gilles de la Tourette
(1885 : 28).
[20] Gilles de la Tourette
(1885 : 42).
[21] Beard (1881).
[22] Saint-Hilaire,
Saint-Hilaire & Granger (1986).
[23] Voir le chapitre suivant.
[24] Entre 40 et 60% des tourettiens souffriraient aussi de TDAH. Mais les critères d’inclusion sont problématiques et on sait bien que les enquêtes scolaires fournissent des chiffres de TDAH qui varient de 1 à 5.
[25] Hollander & Benzaquen
(1996).
[26] Plus curieusement, en postulant que la comorbidité n’est jamais innocente, on en vient à tenter de jeter des ponts entre tous ces troubles, déjà nombreux, et l’insomnie, et même à des entités pédopsychiatriques au contour contesté, comme le trouble oppositionnel.
[27] Meige & Feindel (1902 : 14).
[28] L’hypothèse a été
formulée au départ dans Swedo, Rapoport, Cheslow, Leonard, Ayoub, Hosier &
Wald (1989) et dans Wise & Rapoport (1989). Dix ans plus tard, cette
hypothèse a culminé avec l’article fondamental de Swedo, Leonard, Mittleman, Allen, Rapoport, Dow,
Kanter, Chapman & Zabriskie (1999). Complémentaire, ce qui expliquerait
peut-être aussi la variabilité phénotypique, il y a aussi l’hypothèse génétique
(ce serait une maladie polygénique, mais on n’a pas encore identifié les gènes
impliqués). Elle n’est pas de toutes façons une étiologie de première ligne :
moins de 50% des jumeaux homozygotes développent la maladie de Gilles de la
Tourette, 10% des hétérozygotes.
[29] Meige & Feindel (1902 : 26-27).
[30] Svevo (1938/1986 : 19-48).
[31] Voir Polimeni, Reiss
& Sareen (2005), Liénard et Boyer (2006) et Boyer & Liénard (2008).
[32] Sacks (1985/1988 :
136).
[33] Meige & Feindel (1902 : 5-45).
[34] En réalité, la qualité de vie des tiqueurs ne semble pas corrélée à la gravité des tics moteurs, mais à l’idéation obsessionnelle et aux états anxieux sous-jacents : Bernard, Stebbins, Siegel, Schults, Hays, Morrissey, Leurgans, & Goetz (2003).
[35] Sacks (1985/1988 : 135).
[36] Sacks (1985/1988 : 136) et Nietzsche (1882/2000 : §3).
[37] Noir (1893).
[38] Sacks (1995/1996 : 121). Le motif est récurrent. Ainsi le premier chapitre d’un manuel scientifique de haut vol sur la maladie de Gilles de la Tourette s’intitule-t-il « The self under siege » : Leckman & Cohen (1999).
[39] Sacks (1995/1996 : 122).
[40] Seligman & Hilkevitch (1992).
[41] Hecker (1832/2006).
[42] Certains symptômes évoquent, à mon avis, la neuroacanthocytose ; mais à ma connaissance l’hypothèse n’a jamais été soulevée ; il faut dire que cette affection est rare, et qu’on a affaire à des milliers de gens. Sans doute la « danse » était-elle un agrégat de conditions morbides hétérogènes, polarisées culturellement en sorte qu’elle touche potentiellement chaque individu et lui offre de quoi exprimer corporellement les malheurs du temps. Il en reste un écho dans l’extraordinaire « Tourette’s song » que chantait Kurt Cobain sans jamais en noter les paroles.