Chaire de philosophie de l'université Saint-Louis à Bruxelles

22 et 23 janvier 2017

 

Première conférence: Introduction générale, les embarras de l'agir

« Or voici qu'un jour j'entendis faire une lecture dans un livre qui était, disait-on, d'Anaxagore et où était tenu ce langage : "C'est en définitive l'esprit (nous) qui a tout mis en ordre, c'est lui qui est cause de toutes choses (pantôn diakosmôn)." Une telle cause fit ma joie ; il me sembla qu'il y avait, en un sens, avantage à faire de l'esprit la cause de tout : s'il en est ainsi, pensais-je, cet esprit ordonnateur, qui justement réalise l'ordre en toutes choses (tov noun kosmounta panta kosmei), doit aussi disposer chaque chose en particulier de la meilleure (beltista) façon qui se puisse. […] Avec quelle ardeur je me saisis du livre ! Je le lisais le plus vite possible, afin d'être au plus vite instruit du meilleur et du pire. Eh bien ! Adieu la merveilleuse espérance ! Je m'en éloignais éperdument. Avançant en effet dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait rien de l'esprit, qui ne lui impute non plus aucun rôle dans les causes particulières de l'ordre des choses, qui par contre allègue à ce propos des actions de l'air, de l'éther, de l'eau, et quantité d'autres explications déconcertantes. Or son cas, me semblait-il, était tout pareil à celui de quelqu'un qui, après avoir dit que dans tous ses actes Socrate agit avec son esprit, se proposant ensuite de dire les causes de chacun de mes actes, les présenterait ainsi : pourquoi, d'abord, suis-je assis en ce lieu ? Parce que mon corps est fait d'eau de muscles, que les os sont solides et ont des commissures qui les séparent les uns des autres, tandis que les muscles, dont la propriété est de se tendre et de se relâcher, enveloppent les os avec les chairs et avec la peau qui maintient l'ensemble. […] Et voilà la cause en vertu de laquelle, plié de la sorte, je suis assis en ce lieu ! S'agit-il maintenant de l'entretien que j'ai avec vous ? Il serait question d'autres causes analogues : à ce propos on alléguerait l'action des sons vocaux, de l'air, de l'audition, mille choses encore en ce genre ; et l'on n'aurait cure de nommer les causes qui le sont véritablement. Or les voici : puisque les Athéniens ont jugé meilleur de me condamner, pour cette raison même, moi à mon tour, j'ai jugé meilleur d'être assis en ce lieu, c'est-à-dire plus juste de subir, en restant où j'étais, telle peine qu'ils m'infligent. […] Dit-on au contraire que, sans la possession d'os, de muscles, de tout ce qu'en plus j'ai à moi, je ne serai pas à même de réaliser mes desseins ? Bon, ce serait la vérité. Mais dire que c'est à cause de cela que je fais ce que je fais, et qu'en le faisant j'agis avec mon esprit, non cependant en vertu du choix du meilleur, peut-être est-ce en prendre plus que largement à son aise avec le langage (logos). Il y a là une distinction dont on est incapable : autre chose est en effet ce qui est cause réellement (to aition tô onti) ; autre chose, ce sans quoi la cause ne serait jamais cause (aneu ou to aition ouk an pot'éiè aition). […] Autrement dit, le bien, qui est obligation, la plupart des gens se figure que ce n'est pas lui qui relie et supporte (xundein kai sunekhein) en vérité quoique ce soit. Mais moi au contraire, pour savoir comment se comporte cette sorte de cause, avec quelle joie ne me serais-je pas mis à l'école de n'importe qui ! Puisque cependant la cause s'était dérobée à moi, puisque je n'avais eu le moyen, ni de la découvrir par moi-même, ni de m'en instruire près d'un autre, j'avais pour me mettre à sa recherche, à changer de navigation (deuteron ploun). » Platon, Phédon, 97b-99d

 

Il m'importait beaucoup d'ouvrir le cycle de conférences que vous m'avez fait l'honneur de m'inviter à prononcer devant sur cette longue citation de Platon. Pour employer une autre expression fameuse de cet auteur, il me semble en effet que la grande affaire de la philosophie contemporaine, c'est-à-dire la question de savoir si l'intentionnalité peut ou non être naturalisée, autrement dit notre « gigantomachie », s'enracine dans cette méditation de Socrate au moment où il s'apprête à boire la ciguë. Autrement dit, la querelle (car je tiens qu'il s'agit d'une querelle, nullement d'une question résolue) de la naturalisation de l'intentionnalité n'est en aucune manière une péripétie de l'histoire de la philosophie, mais elle engage l'essence de la philosophie, et, plus précisément encore, le sens profondément personnel du philosopher, rapporté à cette aune qu'est la vie humaine. Car Platon ne l'a sûrement pas située pour rien au dernier jour de la vie de Socrate.

Bien sûr, à la description des muscles et des os, s'est substituée aujourd'hui une science du cerveau armée expérimentalement, et inscrite dans le paradigme darwinien. À la vision platonicienne d'un cosmos ordonné par l'idée du Bien, s'est substituée l'architecture holiste des intentions en jeu dans les significations et les actions, dont l'intentionnalité morale est moins le paradigme que la fragile pointe avancée (et je rappelle qu'en morale, comme en droit, comme, dans la conception que j'en défends, en psychanalyse, l'intention compte en tant qu'intention, et qu'il n'y a pas de concept fort de l'esprit si l'intention n'y est pas prise en ce sens). Il n'en reste pas moins que toute mon entreprise en philosophie de l'esprit, la philosophie des sciences sociales que je développe, la double histoire du sentiment de soi dans les sociétés individualistes et de certains troubles psychiatriques exemplaires qui s'y rattachent, double histoire qui instancie concrètement cette philosophie, sans oublier le rapport complexe que j'entretiens avec la psychanalyse, et mes efforts pour, en quelque sorte, la dénaturaliser et la réinscrire dans le registre anthropologique et moral, toutes ces choses résonnent harmoniquement avec la gigantomachie de la philosophie contemporaine, en quoi ? En ceci que j'y prends le parti de Socrate contre celui d'Anaxogore. Bien plus, je m'efforcerai de vous montrer que quelque chose de la visée morale échappe bien en essence à la naturalisation ; or il ne s'agira pas de Bien, comme chez Platon ; mais de Mal, et même de Mal absolu, ce qui, vais-je argumenter, est non seulement plus « moderne » (en ce sens que nous cherchons plus à fuir ce Mal qu'à atteindre le Bien, et que, par exemple, nos exigences démocratiques sont avant tout de nature « anti-totalitaires », etc.), mais qui a aussi les plus grandes conséquences pour un registre de la connaissance et de l'action dont les Anciens ne pouvaient pas du tout avoir l'idée. Ce registre coïncide avec ce que nous appelons, nous, Modernes, les « sciences sociales » (auxquelles je rattache, comme je l'ai sous-entendu à l'instant, et pour des raisons à justifier, la psychanalyse).

Quoi qu'il en soit, affirmer avec Socrate l'importance supérieure de la question « pourquoi ? » sur la question « comment ? », avoir surtout égard aux « fins », affirmer en outre le lien existentiel entre l'activité philosophique (le philosopher) et la transformation des rapports avec soi-même comme avec autrui, autrement dit, non sans romantisme, assumer la dimension d'aventure personnelle dans l'exercice dialectique de la raison, sans mépris aucun pour ceux qui, au contraire, voient dans la philosophie une entreprise scientifique-analytique, c'est une position délicate. En effet, dans la mesure où la philosophie scientifique de notre temps est fondamentalement une doctrine « naturaliste », autrement dit une philosophie qui pense, d'une part, qu'il existe des réponses scientifiques à la question de savoir ce qu'est la nature humaine, et, d'autre part, que les sciences de la nature constituent un modèle insurpassable de rationalité explicative, les positions philosophiques que je défends ont une tendance malheureuse à se réduire à des attitudes purement critiques (c'est la dénonciation « antinaturaliste » d'un certain réductionnisme et d'un certain scientisme, non seulement en philosophie, mais dans tout le champ des sciences sociales, y compris les sciences de l'esprit), voire une tendance encore plus malheureuse peut-être à réanimer, en se plaçant sous le patronage de Wittgenstein, des motifs intellectuels antimodernes (i.e. opposés aux Lumières) et potentiellement, sinon ouvertement réactionnaires. L'antinaturalisme constructif est bien rare.

Une des raisons de cet état de fait est la suivante. L'antinaturalisme d'inspiration wittgensteinienne (mais aussi austinienne et pragmatiste) auquel j'emprunte un certain nombre d'outils argumentatifs a en général peu de matériaux vivants, affectivement comme intellectuellement stimulants, à opposer à l'extraordinaire abondance de faits concrets et surprenants que mobilise le naturalisme scientifique de la philosophie actuellement dominante (et du cadre épistémologique et théorique qu'elle offre à qui veut s'en saisir), faits tirés de la neurobiologie, de l'éthologie, de la robotique, de l'informatique, de l'économie, de la psychologie cognitive expérimentale, et d'une foule d'autres sciences en rapide expansion (pour des raisons, d'ailleurs, qui sont loin de relever de la science pure, mais aussi d'intérêts explicites, financiers, industriels, militaires, idéologiques et de gestion administrative des populations). L'antinaturalisme est alors, et trop souvent à mon goût, une attitude à la fois réactive et formaliste, contestant non les dits « faits » mais seulement leur interprétation exorbitante (comme s'ils offraient des solutions explicatives-causales aux « grands problèmes » de la philosophie).

La philosophie contemporaine paye ici encore le prix, identifié autrefois par l'école de Francfort, de l'effondrement du projet spéculatif hégélien sous les coups de boutoir du positivisme (au sens large, incluant autant le néopositivisme logique et ses rejetons « analytiques » que Popper, par exemple). Non seulement, et sans doute à bon droit pour ce qui touche à la physique ou aux sciences de la vie, elle se sent incapable de contester à la science les « faits » de la « nature » (sauf constructivisme débridé), mais l'horreur de l'idéalisme hégélien l'empêche même de se sentir tout à fait à l'aise, et dans son élément, avec l'historicité intrinsèque des processus sociaux, et surtout avec quoi que ce soit comme leur rationalité immanente (mais donc aussi leur irrationalité relative, voire, au moins ponctuellement, leur déraison).

Paradoxalement, toutefois, c'est souvent un appel en provenance de certains secteurs des sciences sociales, appel lancé à la philosophie pour qu'elle contribue à l'entreprise de dénaturalisation du social (dénaturalisation sans laquelle les sciences sociales seraient sans objet propre), qui réconcilie une philosophie résolument intentionnaliste avec elle-même, c'est-à-dire avec le concret – et qui, en particulier, redonne de la chair, du muscle et des os à l'adage connu selon lequel « le sens (d'un concept), c'est l'usage », autrement dit son usage social au sein d'une forme de Vie déterminée.

Faire une « histoire philosophique » de l'esprit social, ce que je pratique sous couvert d'histoire de la psychiatrie et des maladies mentales (avec, du coup, quantité de limitations sur lesquelles je reviendrai), tel est donc le projet auquel je me suis consacré, en m'efforçant de faire valoir dans le matériau historique, moral, psychologique, politique, littéraire, théologique, etc., au moins autant d'objets admirables et dignes de considération que ce qui fascine aujourd'hui les lecteurs dans la masse d'observations scientifiques qui agrémente les bons exposés de la philosophie naturaliste. Ce n'est évidemment pas un simple procédé rhétorique, même s'il y a un marché des idées, et qu'il n'est pas anodin de voir si l'on trouve des clients. C'est tout simplement que s'il y a une philosophie intentionnaliste concrète, son concept ne peut se démontrer que par sa réalisation effective sous la forme d'une anthropologie historique suffisamment plausible pour éclairer aujourd'hui utilement les actions et les représentations des acteurs concernés. Et j'ai choisi, pour faire valoir cette utilité, ce dont j'ai l'expérience pratique : le soin des souffrances psychiques – minuscule, infime sous-domaine du savoir et des pratiques humaines dont il a fallu essayer d'extraire une image condensée à l'extrême de ce qui concerne rien moins que la totalité des processus sociaux qui le rende possible.

Ce qui m'amène devant nous aujourd'hui et demain, pour exposer le sens des travaux que j'ai menés depuis une quinzaine d'années, et les orientations que je compte désormais suivre, est en premier lieu le fruit d'une rencontre heureuse avec un certain nombre de chercheurs (Vincent Descombes, Sandra Laugier, Jocelyn Benoist, Alain Ehrenberg, Bruno Karsenti) qui m'ont persuadé qu'une attitude constructive (concrète, c'est-à-dire source de différences pratiques, mais aussi inventive), sceptique cependant à l'égard des prétentions du naturalisme contemporain, n'était pas un songe creux ni non plus un combat perdu d'avance. Si je dis beaucoup « je » dans cette conférence introductive, c'est ainsi en référence à la communauté que « nous » formons à divers égards (du moins est-ce là une pensée qui m'aide quand la nuit tombe !), malgré toutes sortes de divergences dans les conceptions théoriques comme dans les objets d'études. Il y a, pour « nous » un espace moral sui generis des raisons, espace anthropologiquement déterminant, mais cependant d'accès difficile, non à cause de sa transcendance dans le Ciel des idées, mais parce que l'ordre caché de cet espace, c'est l'appui trop « ordinaire » du sol raboteux sous nos pieds, avec la syntaxe logique de nos jeux de langage quotidiens, jeux qui constituent un fouillis, ou, mieux un réseau ouvert, plus qu'un système (au sens de l'idéalisme spéculatif), avec l'histoire des pratiques sociales infiniment diverses qui s'y sont sédimentées, et les corps (cerveaux et organes sexuels inclus) qui s'y succèdent, entre la naissance et la mort.

Je ferai dans ces conférences beaucoup de références à Norbert Elias. Il n'en reste pas moins que la pensée de Marcel Mauss, son anthropologie de « l'homme total », socialisé jusques et y compris dans son fonctionnement biologique et neuronal, présente du côté des sciences sociales tellement d'affinités avec une anthropologie philosophique, que j'y ai souvent eu recours pour montrer en quoi consiste une approche intentionnaliste concrète sur son versant positif. Le fameux slogan de Mauss selon lequel « le concret, c'est le complet », et que rien n'est vraiment et pleinement « complet » dans une enquête anthropologique qui ne situe d'une manière ou d'une autre l'observateur à l'intérieur du tableau observé, se réfléchit dans mon travail toutes les fois que j'y décris en détail au lecteur les positions que j'ai pu occuper, notamment face aux patients dont je me suis occupé, et avec qui j'interagis en sorte qu'il y a peu de différence (sinon la différence réflexive) entre les propos que je tiens sur eux, et ceux que je tiens avec eux.

La psychanalyse, à cet égard, est certainement une aventure à la fois morale et épistémique sans pareille. C'est le point, me semble-t-il, ou « faire l'expérience de penser » et « penser l'expérience » se touchent, avec la chance du plus grand bénéfice transformateur, comme au risque, bien sûr, de la plus grande confusion.

C'est ce tissage continu de l'analyse philosophique (d'abord épistémologico-critique dans L'Esprit malade) dans la réflexion anthropologique positive, ou scientifique, qui m'a lentement permis de m'extraire de la problématique philosophique usée jusqu'à la corde du « sujet » et de ses « crises », véritable bouteille à l'encre d'une philosophie post-métaphysique ou post-phénoménologique qui vire désormais sous nos yeux effarés, et dans le meilleur des cas, au constructivisme libertaire infantile (« Tous contre les normes ! »), à l'imposture pseudo-mathématisante néoléniniste, ou à la dissolution de l'analyse conceptuelle dans les méandres de sa textualisation littéraire (quand ce n'est pas dans ces trois directions à la fois, en fonction des besoins de « renouveau » frelatés du marché intellectuel). Ce tissage de la philosophie avec toutes sortes d'enquêtes socio-anthropologiques et historiques (mais aussi avec la pratique de la psychanalyse et la clinique des maladies mentales) m'a forcé à prendre en considération, par contraste avec ces histoires rasantes de « sujet en crise », le problème sociologique fondateur de l'articulation de l'individu à la société – tout particulièrement dans le développement des sociétés dites « individualistes », dont l'émergence coïncide de façon en toute hypothèse non contingente avec la naissance des « sciences morales » (des sciences sociales, et même de la psychanalyse) après la Révolution française, la révolution industrielle et l'essor du capitalisme libéral en Occident.

Que la philosophie tisse à cette occasion des rapports réflexifs inédits avec le monde social et les tentatives de le théoriser, que la philosophie (de l'histoire) se fasse alors critique, voire clinique, de la culture moderne (Kierkegaard, Nietzsche, Freud), ou sociologie à ambition scientifique (Comte, Marx, Durkheim-Mauss), c'est là, à mes yeux, pour elle, en tant que philosophie sérieuse, une impulsion décisive. Pour quelqu'un comme moi, venu de Heidegger, de l'histoire métaphysique du sujet et de la contestation « littéraire » de la phénoménologie, juste le concevoir fut un chemin ardu.

Mais vous vous doutez bien qu'on ne « change pas de navigation », comme s'exprime Socrate, sans de pressants motifs, qui ont une dimension subjective. L'heureuse rencontre avec les auteurs que j'ai cités plus haut, devenus pour certains des amis, n'est en effet qu'une des causes de la réorientation de mon travail vers une anthropologie philosophique de l'individualisme. Il y en a une seconde.

C'est l'imminence de la disparition de la psychanalyse, et du monde qui allait avec (qui est aussi le monde d'une certaine forme et d'une certaine pratique des sciences sociales, autrement dit d'une certaine réflexivité historique sur la condition de l'individu et de ce qui fait de lui ce qu'il est), qui, pour continuer avec mon jeu avec les citations, « m'a réveillé de mon sommeil dogmatique ».

Comme je l'exposerai dans la dernière de ces quatre conférences, il ne me semble pas que la crise contemporaine de la psychanalyse (crise peut-être terminale), ni ne s'explique par sa prétendue fausseté logique ou empirique, ni non plus par la sclérose de certains de ses paradigmes théoriques, mais à la lumière des mutations de l'individualité contemporaine – autrement dit par l'apparition d'un paradigme concurrent à l'autonomie-aspiration, qui est le cadre social et politique à l'intérieur duquel la psychanalyse a émergé (à l'âge d'or du libéralisme, avant la Grande guerre), paradigme nouveau que j'ai nommé par contraste, et sans m'accrocher au terme, l'autonomie-condition. Être pris intimement dans le processus de disqualification contemporaine de la psychanalyse, c'est jouir d'un poste d'observation merveilleusement privilégié pour contempler les mutations des idéaux des individus, ou, plus exactement, ce qu'ils en viennent à subir dans leur chair comme leur sensibilité quand les régimes d'action collectifs qui sous-tendent leurs existences quotidiennes se transforment.

Tel est le sens du dernier travail que j'ai publié, une nouvelle édition du Cas Paramord, complétée par un essai inédit où j'interroge la psychanalyse telle qu'on me l'a transmise et ses éventuelles transformations pour faire face, si c'est possible, à la donne nouvelle de la condition contemporaine. J'insiste en tout cas sur ceci, que c'est en participant à l'activité inventive qu'exige la clinique psychanalytique, au risque jamais totalement conjuré du fourvoiement comme de l'imposture, qu'il m'a semblé me trouver précisément sur le même plan que mon objet : l'examen critique et clinique (ensemble) des transformations de la réflexivité de l'individu moderne touchant ce qui le détermine dans ses rapports fondamentaux à autrui. La psychanalyse, en suis-je venu à penser, consiste ainsi pour moi bien moins en un terrain (au sens du terrain d'enquête) qu'en un terreau où se développent les intuitions de base de mon projet. En tout cas, la psychanalyse ne figure, je crois, jamais en position de domaine de savoir particulier, objectivé au sein une vaste analyse totalisante des idées et des mentalités où se raconterait l'épopée de l'individualisme – elle s'y retrouve partout, plus ou moins discrètement, voire de façon plus ou moins inédite, rejoignant en cela la philosophie, comme je l'indiquais au début de cette conférence.

Le côté rhapsodique, bringuebalant, mal rabouté de ces aperçus préliminaires ne m'échappe pas. Sa grandiloquence défensive non plus, hélas. Mais j'ai compris dans votre invitation que vous étiez au moins aussi intéressés par la « fabrique » des idées que par les produits finis. Je compte donc sur la discussion pour y mettre au jour les faux raccords et les insuffisances de ce qui est, à tous égards, la faiblesse inhérente à un regard rétrospectif puis prospectif sur un work in progress, regard que je vous sais gré de me laisser élaborer devant vous.

Voici maintenant le programme que je me propose de suivre.

  1. Dans cette première conférence, je vais exposer le contenu de ce que j'ai d'abord appelé les « embarras de l'agir », en passant de L'Esprit malade à Âmes scrupuleuses, vies d'angoisse, tristes obsédés. Je reviendrais ensuite sur un chapitre à mon avis essentiel ce dernier livre, celui consacré ma relecture de la possession de Loudun : l'analyse que je fais de cet événement recroise en effet trois fils à mes yeux essentiels, la logique philosophique sous-jacente à un certain paradoxe de la fabrique du soi ; l'invention à deux, dans une « microscène instituante », de l'intériorité individuelle au sein d'une histoire anthropologique de l'expérience de la contrainte psychique en Occident ; une certaine modalité de la relation entre les protagonistes, le père Surin et la Mère des Anges, qui ne se comprend bien qu'en mobilisant quelque chose de la psychanalyse.

  2. La conférence de cet après-midi sera consacrée à La Fin des coupables. J'y exposerai la distinction entre deux régimes d'autonomie (donc d'autocontrôle, et donc d'autocontrainte), l'autonomie-aspiration et l'autonomie-condition. Mon fil conducteur sera la transformation de l'expérience de la névrose obsessionnelle, le sens que je donne à sa quasi-disparition aujourd'hui, et son rapport avec le déclin non seulement de la psychanalyse, mais aussi d'une certaine forme des sciences sociales.

  3. La troisième conférence portera sur une autre lecture de mon « histoire psychologique » de l'individu et de l'individualisme : en termes d'anthropologie du Mal. J'y reviendrai sur la partie de mon travail qui intéresse la psychiatrie et la criminologie, autrement dit la clinique et l'histoire des « perversions », ou, plus exactement, de l'agir pervers. Je vous donnerai aussi quelques indications sur les évolutions récentes de l'appareil conceptuel que j'emploie, en introduisant des notions comme celles d'« acte de langage indirect » (Searle) et de « perlocutoire », ainsi que d'« action aux effets essentiellement secondaires » (Elster). Je vous ferai enfin part du projet de recherche (à composante empirique et esthétique) sur le Mal que je suis en train d'élaborer pour le soumettre à la fin de cette année universitaire.

  4. Demain après-midi, enfin, il sera d'abord question de psychanalyse et de philosophie de la psychanalyse, ainsi que de leur articulation concrète au programme d'anthropologie philosophique qui m'anime. Je vous parlerai notamment du séminaire que j'anime sur la psychanalyse des enfants, comme « rituel thérapeutique » des sociétés individualistes. Mais je voudrais également revenir sur un sujet que j'ai un peu esquissé lors d'une précédente visite à Louvain, l'an passé, et qui relève de l'approfondissement et de la précision indispensables à donner à la notion d'autonomie-condition. Je voudrais en effet, de manière exploratoire, examiner les liens éventuels entre cette dernière notion, celle de « sociologie de la critique » (cher au groupe de sociologues qui m'a récemment accueilli), et certaines idées de l'école de Francfort, école qui m'intéresse d'autant plus qu'elle propose de saisir ensemble philosophie, sciences sociales, histoire et psychanalyse, non seulement comme des objets théoriques à examiner réflexivement, mais aussi comme des instruments opératoires pour clarifier la situation contemporaine, et agir.

Suite enregistrée

Deuxième conférence: L'autonomie comme aspiration et l'autonomie comme condition (à partir de l'Homme aux rats)

Troisième conférence: Critiques de la Fin des coupables, actes de langage indirects et actions aux effets essentiellement secondaires, introduction à une anthropologie du Mal

Quatrième conférence: Mal, pulsion de mort et psychanalyse. Conclusion