Tombeau pour Andrea Yates ?
Le 15 mars, après une demi-heure de délibération, un jury populaire texan a condamné Andrea Yates à la prison à vie. Le 20 juin dernier, cette femme de 37 ans a noyé un à un dans la baignoire de sa maison ses cinq enfants. Tout indique que sa résolution était prise la veille des faits. La plus jeune était un bébé de 6 mois, le plus âgé un garçon de 7 ans. Le dernier a été retrouvé flottant sur l’eau une heure après sa mort. Andrea Yates n’a échappé à l’injection létale que parce qu'une majorité de jurés a jugé qu’elle ne présentait aucun danger pour la société. Elle va passer une bonne partie des 40 années à venir dans une solitude totale, recluse 23 heures par jour dans une cellule minuscule dont elle ne sortira qu’une heure.
La psychiatre qui a examiné Andrea Yates dans les heures suivant le crime a dit à la cour qu’elle n’avait jamais vu, de sa vie, personne d’aussi gravement psychotique : hallucinations, voix, sensation affreuse d’avoir le chiffre 666 gravé sur le scalp. Andrea Yates a fait deux tentatives de suicide après les naissances de ses deux derniers enfants. Un des psychiatres qui l’a vu a noté à l’époque dans son dossier : " La patiente et son mari ont l’intention d’avoir autant d’enfant que la nature le permettra ! Voilà qui nous promet encore d’autres dépressions psychotiques… " Seul le médecin traitant dit n’avoir pas vu de signes de psychose dans les semaines qui précédaient. Il avait même interrompu son traitement 16 jours avant les faits. Mais, interrogé sur les raisons pour lesquelles il lui avait autrefois prescrit de l’halopéridol, il n’a su que répondre. Le mari, qui s’est tenu avec toute la famille du côté de son épouse, restait prostré à l’énoncé du verdict. (Voyez sa page personnelle).
Car la loi de l’Etat du Texas énonce qu’on ne peut plaider la folie (insanity), ce qu’a fait bien sûr la défense, que si l’on ne pouvait pas au moment de l’acte distinguer le bien du mal.
Or Andrea Yates a d’abord déclaré à la psychiatre qu’elle avait assassiné ses enfants " pour les sauver des flammes de l’enfer ".
Elle savait donc parfaitement bien ce qu’était le bien et le mal.
Comme des mouvements féministes ont pris la défense de cette mère, divers commentateurs conservateurs se sont réjouis du verdict : oui, une femme peut commettre d’elle-même et sans contrainte sociale un crime atroce. Une femme n’est pas innocente parce qu’elle est mère ou parce qu’elle est femme.
Les psychiatres sont atterrés. Même celui que le procureur a fait venir à la barre sur la foi de ses prises de position antérieures (il avait convaincu un autre jury qu’un tueur en série n’était justement pas fou), a parlé pour la schizophrénie. L’un des experts a même expliqué que si Andrea Yates n’était pas acquittée, autant supprimer de la loi l’excuse pour insanity. Mais une autre, comme de plus en plus souvent aux Etats-Unis ou en France, a soutenu que l’accusée " n’avait pas fait tout ce qui était en son pouvoir ". Pensez donc : depuis deux jours, elle jetait en cachette ses comprimés dans les toilettes…
Quelque chose m’arrête dans cette affaire. S’il n’a fallu qu’un peu plus d’une demi-heure pour qu’un jury populaire anéantisse Andrea Yates, c’est pour deux raisons. Un policier a écouté le premier entretien. Il est formel, l’accusée a dit un moment à la psychiatre : " Je n’avais pas l’intention de leur faire du mal. Je suis tellement c…, je suis un tel monstre ". Elle savait donc ce qu’elle faisait. Ensuite, interrogée par la cour, on lui demande si elle pensait " avoir bien fait " en tuant ses enfants. Oui. " Saviez-vous que c’était un péché ? (sin) ". Oui encore. " Quand avez-vous compris que vous faisiez quelque chose de mal ? " - " Quand j’ai appelé la police ". Elle savait donc la différence entre le bien et le mal, même si le mal était à ses yeux un bien. C’est donc certainement une malade mentale, l’accusation l’accorde et elle ne s’oppose pas aux soins. Pour le procureur, Andrea Yates ne simule pas la folie. Mais l’inversion du bien et du mal n’a pas de caractère pathologique : c’est la définition toute formelle du péché et du crime, ni plus ni moins.
Je crois qu’il n’y a pas de solution satisfaisante, ni psychiatrique, ni philosophique (autrement dit conceptuelle) en pareil cas. Kant, dans Le conflit des facultés, préconisait qu’on présente à des philosophes les criminels qui disent avoir agi sous l’empire d’un déterminisme psychique plus fort que leur volonté. Fichte remarquait ironiquement que Kant ne nous dit pas le critère qu’il aurait suivi. S’il y a une issue, elle ne peut être que psychanalytique. Car il y faut, je crois, deux choses.
1. Trouver un moyen de faire entendre comment le sens subjectif des notions morales peut s’inverser dans la psychose, alors qu’elles signifient logiquement et pratiquement toujours la même chose ; la preuve, c’est qu’on peut continuer à s’en servir sans faire aucune faute.
2. Imaginer des moyens de démontrer combien une véritable logique de la psychose distribue ces sens sur les objets du sacrifice, et pourquoi cette armature de l’acte rend compte de la " préméditation " et de la " conscience d’agir ". Les deux doivent venir ensemble, ou les invoquer n’aura nul effet. Mais aucun raisonnement formel, comme aucune clinique purment médicale des symptômes, ne peuvent isolément venir à bout de les réunir dans une même pensée, ni dans les quelques mots qui feraient vraiment interprétation.
Tâche aussi pressante qu’accablante, pour qui garde à l’esprit l’emmurée de Houston.
Il y a appel.