L'animal humain peut-il être fou?

(Note philosophique sur les modèles animaux de la psychose en psychiatrie.)

exposé au colloque "L'animal humain", Paris, 6 octobre 2001

I. Singer l'homme fou: un problème d'abord épistémologique

L'usage des modèles animaux en psychiatrie biologique, vais-je soutenir, est une voie d'accès à ce que pourrait être l'"animal humain", si tant est qu'on puisse effectivement (ce n'est pas donné), traiter comme une gangue l'enveloppe apparemment non-naturelle qu'est la vie sociale humaine, tissée de part en part de symboles, de valeurs et autres phénomènes dont l'existence dépend du langage.

Cet animal humain apparaît au point de clôture d'un cercle que l'on peut décrire ainsi. On part de la psychose clinique (la schizophrénie en règle générale) et de ses manifestations les plus régulières (hallucinations auditives, anhédonie, et émoussement des affects, discordance et défocalisation dans les propos, échecs dans des tâches cognitives diverses, mouvements du corps stéréotypiques, trouble de la conscience, etc.). Par des procédés invasifs, on obtient chez l'animal des états qu'on juge phénoménologiquement analogues à la psychose chez l'homme. Evidemment le résultat visé n'est atteint qu'en partie, mais on a aussi des raisons de penser que les états en question surviennent naturellement quand on expose ces animaux à des situations de contrainte ou de souffrance (par exemple, les gestes stéréotypiques des singes en cage évoquent ceux de schizophrènes chroniques). On cherche ensuite la chaîne causale qui unit à un bout ces déclenchements artificiels, et à l'autre les comportements observables dont on cherche le déterminisme. Enfin, et c'est là où le cercle se referme, on met en regard la phénoménologie du comportement de l'animal ainsi manipulé et celle de l'humain malade. C'est là où l'"animal humain" transparaît, dans l'animal humanisé parce qu'il se conduit comme un humain schizophrène, et dans l'humain animalisé, puisque sa maladie peut être mimée par un animal manipulé - bref, à leur articulation dans le modèle.

Un pas de plus dans la clarification de la méthode fera voir où l'animal humain devient épistémologiquement incontournable.

Distinguez dans le modèle les variables indépendantes et les variables dépendantes. Les premières sont les manipulations expérimentales qui déclenchent l'anomalie, les secondes sont les mesures de ces anomalies. Vous n'avez de fiabilité globale d'un modèle et de pouvoir prédictif que si les unes et les autres ont une bonne validité. Or il y a différents types de validité requise. Du côté des variables indépendantes, la première, c'est la pertinence du modèle par rapport au tableau clinique humain, pertinence qui dépend d'une appréciation, disons esthétique, de la convenance entre les deux. On doit pouvoir les décrire à peu près de la même manière. Pendant de nombreuses années, cette convenance a reposé sur le fait que si des psychotropes dopaminergiques pacifiaient la schizophrénie, alors une explosion dopaminergique artificiellement induite chez des animaux ressemblerait à la psychose. Outre cette validité descriptive, les variables indépendantes doivent avoir une validité étiologique (telle cause tel effet, pas telle cause, pas tel effet) et une validité de visée (on doit être sûr que le test mesure effectivement ce pour quoi on l'a conçu). Symétriquement, les variables dépendantes doivent avoir une validité de visée, mais aussi, plus précisément, et pour s'en assurer une validité de convergence (le test est bien corrélé avec d'autres qui mettent à l'épreuve le même dispositif expérimental) et de discrimination (le test doit mesurer des aspects du phénomène bien distincts de ce que d'autres tests mesurent). Enfin, et c'est le point crucial, les variables dépendantes doivent aussi avoir une validité descriptive, je veux dire une pertinence qui éclaire au bout du processus expérimental précisément le tableau clinique humain dont on est parti. Cette validité du côté des résultats mesurés est soumise aux mêmes formes d'appréciation que celles dont on part en fixant les variables indépendantes du modèle (convenance esthétique, plausibilité circonstancielle, etc.).

C'est pourquoi je parle bien de "modèle humain de la psychose animale", méthodologiquement articulé au modèle animal de la psychose humaine. Ce n'est donc pas l'animal qui émerge sous l'homme, un peu comme si on épluchait des couches successives, jusqu'à trouver une essence profonde, mais l'homme qui est au cœur de l'animal testé. Et précisément parce qu'il n'est logiquement caractérisé que dans et par cet enveloppement mutuel au sein d'un raisonnement expérimental, cet homme passe pour une figure recevable de l'animal humain. Il s'agit d'un animal humain qui a donc un statut de fiction méthodologique, et pas du tout de la révélation métaphysique d'un être - de quelque chose, par exemple, dont on pourrait imaginer une intuition directe par un Dieu, sans qu'il passe par le raisonnement que j'ai indiqué. Hors ce raisonnement, l'animal humain que je vous mets sous les yeux n'existe pas.

L'idée qu'il faut, aux deux bouts de la chaîne causale, interpréter, et parfois interpréter différemment, la validité descriptive ou "phénoménologique" des variables, est centrale. Elle a un avantage et un danger. L'avantage, c'est bien sûr que toutes les expérimentations ne se valent pas; elles peuvent être plausibles, elles ont peu d'intérêt parce qu'elles ne sont pas assez pertinentes. On a abandonné le modèle animal d'induction de psychose artificielle par les hallucinogènes (à l'acide lysergique, LSD), parce le tableau humain de ces psychoses a deux traits qui répugnent aux cliniciens de la schizophrénie: ces psychoses toxiques sont en général transitoires, et les hallucinations sont visuelles. Or la schizophrénie est chronique et ses hallucinations auditivo-verbales. Le modèle de la psychose au LSD ne convient pas. Le danger, c'est qu'interpréter, c'est prêter le flanc aux impressions subjectives et aux points de vue indéfiniment réversibles sur les phénomènes. De plus, ces interprétations se faisant en langage courant, elles drainent des évidences métaphoriques dont on ne veut pas.

Soit la plus évidente. Pour la plupart d'entre nous, le fou, c'est l'animal humain, tel que. Il suffit d'avoir observé le comportement de bête sauvage d'un maniaque en crise, pour comprendre aussitôt l'expression "fureur maniaque". Il faut un temps de réflexion pour saisir que c'est davantage la bestialité que l'animalité qui s'y démontre, et que par exemple, un grand pervers sexuel peut se retrouver considéré comme un "animal" au motif qu'il ne met aucun frein à ses pulsions. Et c'est dans un second temps que nous voyons que cette animalisation du fou est surtout pratique: on traitait comme des bêtes, et avec les mêmes moyens de contention, les furieux, au motif que c'était la seule contrainte qu'ils entendaient. Mais on aurait bien tort de croire que nous sommes au-delà de ces tristes préjugés. Penser le fou comme celui dont l'action, l'acte, est sans frein interne, resurgit à sa manière dans diverses hypothèses actuelles de la psychiatrie biologique (théorie du kindling). Elle porte à mettre l'accent sur l'agitation quasi épileptique du maniaque au détriment d'autres dimensions moins motrices (l'oralité, les bizarreries verbo-idéatives, etc.) (1).

Si l'on veut briser le lien tout verbal entre folie et animalité humaine, et élaborer une théorie empirique, il faut donc respecter quatre contraintes:

  1. Supposer assez d'analogie entre les systèmes nerveux de l'homme et ceux des animaux testés. Paradoxalement, les primates ne sont pas forcément les mieux indiqués. Si l'on s'intéresse aux mécanismes biochimiques fins, des organismes placés infiniment plus bas sur l'échelle évolutive sont plus indiqués (comme l'aplysie de Kreisler).

  2. Se limiter à des modèles de symptômes, plutôt que construire des modèles de syndrome. (A cet égard, la dépression est une exception apparente, et l'illusion dérive du fait que ce qui était un symptôme dans la tradition psychiatrique est devenu un syndrome, voire une maladie dans la vision biologisante et anti-psychodynamique de nombreux psychiatres.)

  3. S'installer sur la limite entre le pré-linguistique ou le pré-symbolique chez l'homme, et ce qui est l'animal le proto-linguistique ou le proto-symbolique. Nul ne doute en effet que la psychose ne perturbe les capacités supérieures de communication, la logique et la conscience de soi. Nul ne doute non plus que les animaux en sont dépourvus. Pour autant, un modèle sera d'autant plus fécond qu'il s'approchera de ce seuil où si l'homme délire, c'est parce que les bases pré-sémantiques de sa pensée, les opérations infra-conscientes de son activité verbale et intellectuelle, sont lésées (il n'arrive pas à accomplir certaines tâches cognitives élémentaires présupposées par l'activité mentale dont il prend ensuite conscience, et, du coup, il surcompense ce déficit en délirant). Sur ce seuil, la distance est minime avec des troubles cognitifs qu'on peut induire chez l'animal (le singe supérieur) au maximum de ses capacités d'interaction avec les expérimentateurs: quand, par exemple, on lui donne à résoudre les mêmes problèmes géométriques ou kinesthésiques que ceux proposés au schizophrène, ou qu'on le soumet aux mêmes tests d'association (2).

  4. Contourner enfin la conscience en cherchant des facteurs objectifs de la présence de l'investissement subjectif de l'activité mentale (3).
  5. Quand on se donne ces moyens et ces ambitions, quel aspect prend l'"animal humain", au sens où j'ai dit?

II. Le privilège de l'étiologie sur la phénoménologie: l'animal humain comme "ancrage réaliste" pour trancher entre descriptions cliniques concurrentes.

Partons de l'idée commune que l'on peut mimer la schizophrénie, ou plus exactement, divers phénomènes précoces de la psychose, chez l'animal avec des amphétamines (agonistes de la dopamine), ou de la phénylcyclidine. On obtient avec ces substances, d'après Ogawa, Kaplan, Feldon et Weiner, là des mouvements stéréotypés, ici de l'hyperactivité et de l'ataxie, et chez les humains qui les consomment comme des toxiques, des déficits de la mémoire, de l'insomnie, de la dépression, et des hallucinations auditives. Je voudrais souligner qu'on ne choisit nullement ces substances à l'aveugle. On sait au départ qu'il y a des toxicomanes qui s'en servent, et qui souffrent de symptômes de type psychotique; on sait aussi (mais on ne l'a pas déduit d'une expérimentation, on l'a découvert par hasard en donnant de la chlorpromazine à des malades mentaux), que les récepteurs dopaminergiques sont activés dans les psychoses. Ainsi, c'est bien la psychose humaine qui sert de modèle à la psychose animale. Il en ressort que l'on n'a jamais découvert de nouvelles classes de psychotropes par l'expérimentation sur les animaux; on a juste affiné certains produits.

C'est pourquoi les tenants de l'expérimentation animale mettent l'accent sur la validité non pas phénoménologique des modèles (qui est relativement stérile pour le moment), mais sur leur validité étiologique. Une forme de cette validité, c'est ce qu'on appelle parfois l'isomorphisme pharmacologique: le même produit cause des effets biologiques identiques chez l'homme et l'animal, et il commande des effets comportementaux parallèles. L'important, c'est que la validité étiologique se passe ici de la validité phénoménologique: pas besoin que les effets comportementaux soient les mêmes, et au contraire, cela permet de découvrir des correspondances de réponse et donc des différences dans l'architecture psychobiologiques qui sont significatives par elles-mêmes. Il est plus utile d'en savoir sur les processus similaires qui aboutissent à telle ou telle activité, que sur les similarités d'aspect entre la symptomatologie humaine dont on part et la phénoménologie de l'animal manipulé auquel on arrive. Emanciper l'étiologie de la phénoménologie est la règle, en pratique; si l'on doit un jour découvrir de nouveaux médicaments, c'est évidemment en se servant de l'étiologie des phénomènes pour discriminer ce qui avait l'air d'être la même "forme" clinique chez l'homme, mais qui n'était qu'une confusion.

Néanmoins, on ne peut pas s'éloigner trop de l'exigence de validité phénoménologique en dernière instance (et c'est là où est tapi l'"animal humain"). C'est ce qu'on voit avec les travaux très commentés de Pycock. Si les processus biochimiques modélisés chez l'animal reflètent non pas une simple description de la maladie, mais une structure interne de cette maladie, ou une contradiction entre ses divers aspects bien attestée dans sa clinique, le gain est considérable. Ce que Pycock a suggéré est l'idée suivante: comme dans la schizophrénie on sépare depuis Bleuler des symptômes positifs (au premier chef, les hallucinations) des symptômes négatifs (surtout l'apathie), et qu'on ne sait pas comment les articuler, il est intéressant de se demander si ces faits contradictoires n'auraient pas pour cause commune un mécanisme de substitution complexe. Par injection aux animaux dans le nucleus accumbens et les lobes frontaux, il y a réduit l'activité dopaminergique. Mais les animaux continuaient à réagir comme s'ils étaient sous amphétamine (avec stéréotypies et retrait social). Pycock a donc imaginé, à juste titre, que ce déficit mésocortical en dopamine était accompagné d'une augmentation de la dopamine dans le système mésolimbique. Le détail technique m'intéresse moins que ce qui en résulte sur le plan épistémologique: la force de ce qui est devenu le "modèle de Pycock", c'est la plausibilité au second degré de son parallèle, non plus descriptif et superficiel, mais structural. L'antinomie entre symptômes positifs et négatifs devenaient un résultat légitime d'un mécanisme cérébral déséquilibré.

Là, il semble bien que ce soit l'"animal humain" qui est schizophrène, et qu'on touche une couche enfouie, décisive, de la folie, qui n'a rien à voir avec ce que le schizophrène et son médecin vivent comme folie, au niveau supérieur de l'échange et de la communication inter-humaine. Pycock remplace en effet une articulation clinique descriptive par une articulation causale explicative qui passe par les mêmes points. Mais du coup, il en fonde la vérité, ou plus exactement l'adéquation. La structure clinique décrite est vraie de quoi, sinon de cette réalité physiologique qui la sous-tend? L'"animal humain" ici, semble être ainsi le garant de la référence des descriptions cliniques, quand, étant articulées, systématiques, on demande de quoi elles sont l'articulation ou la description systématique. Une simple "forme" n'a jamais qu'une valeur heuristique, mais si un dialogue se noue entre la forme phénoménologique et le mécanisme causal, comme c'est ici le cas, l'étiologie trie, et confirme ou infirme ce qui a été correctement observé. Elle ne reste pas passivement sous la dépendance de choix arbitraires de convenance ou d'analogie.

Toute la difficulté, cependant, c'est une fois encore de ne pas croire qu'on a établi par là que l'homme n'est pas en réalité fou, mais que c'est l'"animal" en lui. L'animal n'est pas dans l'homme fou comme une couche profonde lésée, et nos malades ne sont pas des sortes de macaques schizophrènes en costume de ville. L'"animal humain fou", c'est juste le corrélat de l'objectivation de mécanismes physiologiques qui perturbent la naïveté de nos descriptions, en ce qu'elles ont de superficiel, d'insuffisamment structural. C'est, si j'ose dire, le garde-fou de l'ivresse des différences inutiles. C'est donc, encore une fois, une notion qui n'a de sens qu'insérée dans la démarche de connaissance où elle s'impose. Je ne crois pas du tout possible, à cet égard, d'en déduire que la "folie" n'est qu'une construction culturelle (ce dont Erasme fait l'éloge), alors qu'il n'existerait "en réalité" que des altérations neurobiologiques. Tenir ce genre de propos, et surtout invoquer la psychiatrie biologique pour la soutenir, c'est ontologiser une "couche animale" dans l'homme, comme si elle préexistait au dispositif expérimental et à la logique du modèle. L'animalité joue plutôt ici un rôle de "stabilisateur réaliste" pour ce dont on parle. Ce stabilisateur donne un ancrage externe aux descriptions cliniques de la psychose, et n'a de sens que dans la perspective d'un conflit entre descriptions. En soi, ce n'est pas une "chose". Tant, me semble-t-il, qu'on garde cette distinction à l'esprit, et qu'on invoque en ce sens référentiel un "animal humain" qui est fou - et qui est fou pour d'autres motifs que ce qu'il doit au fait qu'il parle et vit en société -, et qu'on ne franchit pas la limite de l'ontologie, je ne vois vraiment pas ce qui fonde quiconque à accuser la psychiatrie biologique d'être "déshumanisante" parce qu'elle utiliserait des modèles animaux r éducteurs.

Le fait que le traitement neuroleptique de la psychose humaine serve de modèle aux expérimentations animales (on leur administre des molécules qui ont l'effet excitant inverse des médicaments dits "antipsychotiques"), est quand même bien gênant. On prend en effet un risque: celui de croire qu'on reproduit les processus, puisqu'on déclenche les mêmes effets, alors qu'en réalité, dans les espèces comparées, le même effet (indépendamment des incertitudes de sa description) résulte de cheminements causaux distincts (4). Que l'homme et les primates n'aient justement pas les mêmes structures cérébrales, même si elles sont proches, ni non plus, évidemment, la même histoire évolutive, rend ce risque sérieux. Après tout, que nous soyons plus latéralisés que les singes, que nos globes frontaux soient plus volumineux, etc., cela multiplie les dangers de faux parallélisme (5). Aussi est-il plus judicieux, comme on l'essaie ces dernières années, de s'intéresser à un modèle non plus pharmacologique, mais développemental, de la psychose. Car à tout prendre, les nouveaux-nés s'humanisent en passant par des stades qui ne sont pas si différents de ce que les singes font avec leurs petits. Corréler d'un côté les troubles de l'attachement, de la socialisation, etc., et de l'autre, le devenir des humains qui s'avèrent schizophrènes à la puberté, voilà une piste séduisante. En plus, elle mobilise comme autant de relais les étapes neurodéveloppementales (déjà in utero) de la synthèse et du métabolisme des neurohormones. La différence avec le modèle pharmacologique est qu'on tente alors de défendre une théorie génétique complète, et pas simplement de tester la contre-épreuve d'une hypothèse causale construite indépendamment.

Sans préjuger de l'avenir, on peut dire que les essais n'ont pas pour le moment fait plus que compliquer énormément le tableau. Ces animaux, qu'on cessait de traiter comme de purs objets, pour leur reconnaître une certaine initiative dans la construction de leur mode de vie, ont suggéré que les anciens singes de laboratoire, stressés par leurs conditions d'existence, pourraient bien n'avoir été que des supports déjà malades, sur lesquels on a expérimenté des drogues qui les ont rendu encore plus malades. On s'est ensuite aperçu que la manipulation de leurs relations sociales était extrêmement complexe, et qu'à s'y risquer, notamment avec les grands singes, on ne cessait de découvrir à leurs tours et détours plus d'affinités que prévues avec les nôtres. Un peu trop même: et si l'on a du coup commencé à poser des problèmes éthiques, c'est que la distance évidemment nécessaire entre l'animal-modèle et l'humain modélisé fondait comme neige au soleil, compromettant l'objectivation. Après avoir traité les animaux comme des boîtes à circuits neurobiologiques complexes, et à mesure qu'ils font un peu moins de biologie et un plus de psychologie sociale expérimentale, les psychiatres les découvrent "humains" au point de ne parfois plus être très sûrs que l'induction de conduites psychopathologiques est plus significative chez eux que chez nous. Je trouve cette difficulté instructive. Prise d'un bon côté, elle confirme à quel point les singes supérieurs ont pu être (et sans qu'on sache à quel degré!) de bons modèles pour la recherche pharmacologique. D'un autre côté, elle souligne que la différence entre l'homme et l'animal est plus complexe qu'on ne l'avait cru, et que du coup, la psychopathologie animale et l'humaine pourrait être séparée par l'abîme inscrutable d'une divergence évolutive qui laisse chacun sur son bord, tout seul. Au mieux, les grands singes ne nous renseigneraient que sur la "folie" de nos ancêtres communs. Leur trop grande proximité, à l'inverse, nous aveugle peut-être irrémédiablement sur nos différences. Un animal qui s'humanise à vue d'œil, regarde au fond des yeux, dans ces expériences, l'humain qui tente de s'animaliser pour le comprendre, et tout reste en suspens.

III. Le reliquat d'intentionnalité non réduite: un effet de "grammaire conceptuelle".

J'ai tenté d'éviter un piège: celui de poser a priori que la folie ne pouvait être, par définition, qu'humaine. Si elle l'est par définition, c'est parce qu'elle équivaudrait à une forme de déraison ultime, impliquant par ricochet l'existence de la raison, donc du langage, puis de la conscience, et de tout ce qui fait le propre de l'homme. Mais je vois mal pourquoi une folie équivalente à la déraison, et spécifiquement humaine, devrait exclure l'existence d'autres troubles neurobiologiques parfaitement naturels - et cela en général, au niveau conceptuel, comme dans le cas d'un individu particulier. On peut, comme disait Lacan, à la fois soutenir que la folie est un horizon de l'expérience humaine, qu'il n'y a pas de raison sans l'éventualité d'un forçage radical, et que donc la psychose, ou du moins certaines formes, se déploient sans un espace intentionnel, en allant jusqu'au bout de la raison - et ne pas craindre de s'informer des déterminisme biologiques. "Ne devient pas fou qui veut", disait-il: l'intentionnalité qui rend raison de certains passages à la limite tout à fait singuliers (comme ceux de la paranoïa, cette "folie raisonnante"), n'est pas celle d'une volonté transgressive; il y faut l'aliment ou le choc déclenchant de secousses matérielles.

Je soutiens en somme non que l'Homme existe au-delà de l'Animal (et l'homme fou au-delà de l'animal affolé), mais que les moyens conceptuels propres à l'objectivation des comportements psychopathologiques chez les animaux ne font que très partiellement refléter la grammaire des concepts que nous employons pour parler de nos désordres mentaux. Il est donc toujours possible, tant au niveau des variables indépendantes que des variables indépendantes de tout modèle animal de la psychose, de mettre en doute sa convenance descriptive, sa validité phénoménologique.

Faire référence à l'intentionnalité devrait ainsi nous prémunir contre plusieurs négligences. Une parmi d'autres, c'est de projeter sur les animaux une relation à nous-mêmes plus pauvre que nous ne la vivons en réalité, dans l'espoir de forcer l'analogie. Un exemple frappant est l'analogie entre la quête effrénée de plaisir qu'on peut causer chez le rat et celle qui anime, sur le modèle du toxicomane, des êtres humains. Un procédé pour modéliser l'anhédonie (qui est un symptôme dépressif, mais aussi un des symptômes négatif de la schizophrénie) utilise ainsi l'auto-stimulation intracrânienne. Des électrodes branchées dans des zones définies du cerveau du rat, peuvent être activées sur son initiative. Pas besoin pour lui de s'administrer dans le flux sanguin la cocaïne habituelle, la décharge de plaisir est d'emblée interne. On sait que les animaux ainsi branchés peuvent se laisser mourir de faim en rappuyant sans cesse sur le levier déclencheur. J'ai beaucoup de mal à considérer qu'il s'agisse de plaisir. L'animal, sans doute, veut l'excitation, mais comment savoir si c'est parce qu'il ne peut plus s'en passer, ou parce qu'il jouit incoerciblement (ce qui n'est prendre du plaisir, ce que l'on cherche pourtant à modéliser), ou encore un autre état (je n'ose pas dire qu'il s'ennuie comme un humain blasé qui baillerait, s'il le pouvait, au milieu de l'orgie). L'intentionnalité est souvent considérée comme un mouvement cognitif, une visée de signification. Or c'est une idée trop étroite de ce que l'intentionnalité recouvre. Il y a aussi une intentionnalité conative, liée au désir. Ici, bien sûr, je ne m'intéresse pas au fait que les humains cherchent le plaisir en tant que plaisir (même si effectivement ils l'identifient comme tel), mais au fait qu'ils cherchent le plaisir pour le plaisir (au sens où le plaisir vise le plaisir, et que cette visée hante d'une forme de tension orientée la satisfaction même, dessinant l'espace d'un plaisir au plaisir, qui le rend enivrant, "à l'idée", mais ce n'est justement pas une idée, d'un plaisir plus grand, plus long, plus…). Il est difficile de prêter au rat, ou d'ailleurs au toxicomane soumis à des stimulations écrasantes, cette relation interne à son plaisir, relation qui est pourtant clairement intentionnelle. Mais on peut décrire l'anhédonique non comme quelqu'un qui ne recherche ni ne ressent plus de plaisir, mais comme quelqu'un pour qui le plaisir n'est plus une motivation radicale (celle d'un plaisir rien que pour le plaisir, et qui porte en lui la potentialité toujours fuyante et idéalisée d'un anéantissement de tout le reste dans la béatitude). Il en a peut-être, du plaisir, mais cela le laisse subjectivement froid. Et devant le schizophrène anhédonique, on a l'impression qu'il a parfois du plaisir, mais qu'il y colle, sans que s'esquisse pour lui le point de fuite qui rend ce plaisir vivant. Mais le rat auto-stimulé présente le tableau, assez angoissant d'ailleurs, d'une superposition complète entre satisfaction et tension absolues. On ne peut pas s'y reconnaître facilement. La coexistence séparée de la satisfaction et de la tension, chez l'homme, est intrinsèque. Je fais cette remarque parce qu'il est douteux que la différence entre homme et animal se réduise à la maîtrise du symbolisme et du langage, ou soit avant tout d'ordre cognitif. Pour ce qui est des appétits, les animaux n'offrent pas forcément, ni en tous cas sous toutes les descriptions, des analogies parlantes.

L'"animal humain", à cet égard, serait un prétexte pour projeter sur la phénoménologie des conduites humaines et leur intentionnalité spéciale des procédés d'objectivation qui ne conviennent qu'aux animaux. Si je me suis étendu un peu sur le plaisir et le désir, c'est pour montrer combien dans les attendus implicites de la modélisation, on n'était jamais très loin de ce danger, qu'on évite pour les fonctions cognitives supérieures, mais pour se venger sur les fonctions conatives, qui ont plus de mal à faire valoir leur spécificité. Mais il serait aussi naïf d'imaginer un homme psychiatrique retranché derrière les remparts d'une intentionnalité hors-nature. Ce que devrait nous mettre sous les yeux les modèles animaux de la psychiatrie, c'est combien l'humanité est de toutes façons une expérimentation continuelle, et combien "être humain" est artificiel, pour en conclure qu'il ne serait peut-être pas si difficile, après tout, de traiter, dans ce cadre précis, notre animalité comme une variable.

  1. En fait, toutes les théories de l'action en psychiatrie cognitive repose sur ce genre de présupposés. Le fou est quelqu'un qui ne contrôle pas l'action.
  2. C'est pourquoi les tests d'inhibition latente ont une telle importance dans les modèles animaux de la psychose. Quand on présente en couple un premier stimulus et un second qui le renforce, les sujets qui ont été auparavant exposés à ce premier stimulus sans le second apprennent à associer ces stimuli moins vite que les sujets-contrôle qui n'y ont pas déjà été exposé. Or, cette habituation neutralisante est plus difficile chez les schizophrènes, qui ont du mal à ne pas traiter quand même et sans discrimination, toutes les informations qu'ils perçoivent, toutes asémantiques qu'elles soient, même si elles sont sans pertinence associative. On peut donc les faire échouer à des tests d'inhibition latente, tout en reconnaissant qu'ils conservent des capacités globales d'apprentissage. Mais en droguant des singes aux amphétamines (ce qui induit une sorte de psychose par un choc dopaminergique), on observe les mêmes phénomènes (échec aux tâches d'inhibition latente, conservation de la performance globale). Bien sûr, il est difficile de relier continûment un tel traitement de base de l'information aux formes supérieures du langage humain et de la représentation, mais ce n'est pas inimaginable. Et en tous cas, la nature asémantique des associations permet une comparaison féconde avec des animaux dépourvus de langage qui passent le même test. Le processus d'inhibition latente (et ses corrélats neurobiologiques) est donc l'indice d'une interface humain-animal d'intérêt pour la psychiatrie biologique.
  3. Le détour par les "potentiels évoqués" dans les tâches qui mobilisent l'attention (indice évident de la présence subjective aux stimuli) est là aussi standard. Chaque espèce a une mesure spécifique de ce potentiel (P50 chez l'homme, N40 chez le rat), et le filtrage attentionnel qu'on peut mesurer en l'enregistrant peut être perturbé en parallèle dans les deux espèces, vérifiant telle ou telle hypothèse fonctionnelle sur les neuromédiateurs. Bien sûr, l'intérêt des potentiels évoqués est qu'ils ne supposent ni instruction, ni apprentissage, ni conditionnement.
  4. La biochimie et la génétique apportent un complément de plus en plus indispensable à la recevabilité du parallèle hommes et animaux. On a ainsi découvert que le filtrage attentionnel des schizophrènes et de certaines souris manipulées, présentait des anomalies au niveau des potentiels évoqués (P50 et N40). Or il se trouve que les mêmes troubles cognitifs seraient associés dans l'homme et dans la souris à un déficit d'une sous-classe de récepteurs nicotiniques (alpha-7). Mais justement: on peut fabriquer des souris transgéniques qui exhibent ce déficit, et trouver également dans les populations de schizophrènes concernés des marqueurs chromosomaux liés au gène qui code pour ce récepteur. Ce à quoi on assiste donc, par ce biais, c'est à l'augmentation de la validité au niveau des variables indépendantes du modèle. Jusqu'ici, on s'intéressait plus à affiner la mesure au niveau de ses variables dépendantes.
  5. Le modèle pharmacologique est efficace pour des phénomènes évolutifs communs (la dépression, et probablement l'angoisse), que la socialisation de base met en jeu chez nous et chez les primates. Pour la schizophrénie, ou plus encore pour la paranoïa, on est plus sceptique.