La psychanalyse malgré lui1
(intervention au Colloque sur Vincent Descombes, le 23 mai 2013)
Commençons par un paradoxe : la critique philosophique la plus acérée de la psychanalyse « à la française » (en gros, la théorie freudo-lacanienne du sujet et du signifiant), formulée par Vincent Descombes il y a presque 40 ans, n'a eu strictement aucun écho dans ce milieu2. Puisqu'on n'y peut donc désormais plus rien, je me tournerais plutôt vers lui en saisissant l'opportunité de cet exposé pour l'interroger sur ce que sa philosophie de la psychanalyse révèle plus généralement de sa manière de philosopher. Et je m'appuierai essentiellement sur deux textes : le compte rendu de la traduction française du livre de MacIntyre sur l'inconscient, paru en 1984 dans Critique et intitulé « L'inconscient adverbial », qui est à mon avis un moment-charnière dans l'élaboration de thèmes appelés à prendre de plus en plus d'importance dans son œuvre3 et, trois ans plus tard, Proust et le roman4.
J'avais pensé pour cet essai à un autre titre : « Pourquoi Descombes n'accorde-t-il pas à Freud ce qu'il accorde à Proust ? » En effet, le motif qui guide Proust et le roman est l'idée de sauver l'insauvable philosophie subjectiviste de Proust des innombrables apories qui la grèvent (et qui en font un cas paradigmatique du « mythe de l'intériorité ») en la corrigeant par l'étude détaillée de la « mise en roman » de toutes ces idées subjectivistes - en traitant, en d'autres termes, les conceptions philosophiques erronées de Proust comme des moyens romanesques du « récit d'action » qu'est la Recherche, autrement dit, en les traitant comme des « idées de roman », le caractère intenable, voire pathologique de l'esthétique proustienne s'évanouirait. Et le génie de Proust en ressortirait grandi, à son corps défendant. Or pourquoi la même « générosité » ne pourrait-elle pas se déployer au profit de Freud ? Pourquoi ne serait-il pas possible de « sauver » de façon symétrique la psychanalyse, par exemple en traitant les exposés de cas de Freud comme des « récits d'action », où la théorie si critiquable de Freud en tant que doctrine psychologique se transformerait à son tour en un ensemble d'« idées psychanalytiques » enrichissant et bouleversant la description de la vie humaine ? Que Freud se soit dit plus « romancier » qu'autre chose dans ses comptes rendus cliniques est d'ailleurs mentionné en toutes lettres dans « L'inconscient adverbial »5.
Eh bien, peut-être est-ce possible, mais ce n'est guère facile avec Descombes. Parce qu'il faudrait pour se livrer à une telle entreprise clarifier le jeu que nous laisse (ou que ne nous laisse pas) une tension constitutive de son travail, qu'on peut facilement mettre en évidence en poussant le parallèle que je suggère entre sa lecture de Proust et sa lecture de Freud. Il y a en effet chez Descombes une approche de la question du sujet clairement normative, qui n'hésite pas à qualifier de « pathologique », dans le sillage de Wittgenstein, un ensemble de positions logico-linguistiques intenables dans l'usage ordinaire des mots (et qui renvoie à la réfutation de l'idée de langage et d'expérience « privés »). Mais il y a aussi chez lui, menée en parallèle et parfois indistinguable de la première, une entreprise de description qui relève plutôt du registre de l'anthropologie philosophique. Du coup, l'objection qui vient aussitôt est la suivante : si le monde, et notamment le monde psychologique vécu de Freud ou Proust, est bien tel qu'il est, et que les gens y parlent comme ils y parlent, alors on ne peut pas dire que ce qu'ils disent soit vrai ou faux in toto ; il faut juste élucider la grammaire logique du langage dont ses habitants ont l'usage, et lui accorder qu'il s'enracine dans une forme de vie qui, peut-être, se distingue de la nôtre. Si tel est le cas, alors on perd le privilège de décréter qu'en langage « ordinaire », on ne peut pas « normalement » dire ceci ou cela. Mais bien sûr, si l'on perd totalement ce privilège, alors il n'y a plus de critique philosophique possible, et l'on n'a rien fabriqué d'autre qu'une sorte de relativisme wittgensteinien artificiel (on a juste décalé, à la façon de Kripke, au niveau des communautés et de leurs formes de vie ce qui valait au départ comme langage ou expérience privés chez l'individu : chaque communauté a l'« expérience privée » de son monde, en quelque sorte). Comment donc équilibrer les deux mouvements, le descriptif et le critique ?
Au-delà de l'examen de la philosophie de la psychanalyse chez Descombes (un moment ancien de son parcours), je voudrais donc soulever le problème, crucial pour quiconque tente d'articuler philosophie de l'esprit, anthropologie et histoire des idées, de savoir de quelle latitude on dispose pour « doser » (autrement) approches normative et anthropologique. Les changements d'éclairage sur la psychanalyse, induits par un « dosage » alternatif comme celui que je vais proposer, serviront ici de pierre de touche pour mesurer sa pertinence : oui ou non, avec ce dosage, comprend-on mieux le fait anthropologique auquel Freud s'affronte ; oui ou non, clarifie-t-on les règles qu'il a forgé pour le conceptualiser ? À cet égard, et parce qu'il semble qu'il y ait plusieurs façons de « sauver » ou de « rejeter » une psychologie (fausse en tant que théorie explicative, mais valide comme autre chose qu'une telle théorie), ce que je ne trouverai pas chez Descombes dans sa lecture de Freud, j'irai le puiser dans sa lecture de Proust.
Transportons-nous donc dans un « monde possible » où, aux yeux de Descombes lui-même, la psychanalyse n'aurait pas été une théorie psychologique erronée (erronée comme le grand exposé de l'esthétique subjectiviste de Proust à la fin du Temps retrouvé), mais, comme elle aurait dû être, un moyen d'étendre les possibilités de la description psychologique en y incorporant la notion d'« intentionnalité inconsciente ». La psychanalyse aurait alors fourni des moyens quasi littéraires (Freud reconnaît lui-même le lien entre littérature et description clinique psychanalytique) d'enrichir le récit d'action en surdéterminant de quoi les personnages du drame freudien (des parents œdipiens aux protagonistes de la cure) ont l'air les uns pour les autres - et je dis bien « ont l'air », pour éviter qu'on croit que ces « idées psychanalytiques » (comme il y a chez Proust des « idées de romans ») n'explique ce qui se passe réellement dans la scène à la façon d'une théorie causale. Comment forger ce parallèle ? Descombes donne de la philosophie proustienne du roman une interprétation à première vue très intellectualiste. Il crédite la Recherche du pouvoir d'« éclaircir la vie » ; il en décrit l'ambition comme n'étant rien moins qu'une « réforme de l'entendement ». Mais c'est parce que Proust nous propose en fait non pas (comme il le croit lui-même, et Freud aussi) une nouvelle « doctrine du sujet », mais un éclairage infiniment plus profond sur ce qui fait des sujets des sujets les uns pour les autres (dans leurs interactions). Le saut qualitatif génial qui sépare l'exposé dogmatique (très « philosophie française de la fin du XIXe siècle») publié sous le titre de Contre Sainte-Beuve, et la Recherche elle-même (moins les chapitres du Temps retrouvé qui ne font que redire et amplifier Contre Sainte-Beuve), c'est en effet que Proust romancier, et non plus essayiste, applique ce que Frye appelait la « règle d'extraversion » : dans un roman, ne jamais exposer d'idées abstraites mais des idées vivantes, autrement dit, des idées dans des personnages en action. Ce sont pourtant bien des pensées réfléchies, qui relèvent d'une certaine forme d'argument, mais au sens où l'on parle d'« argument du drame » où, tout comme en logique, une sorte de « nécessité » se déploie, et nous présente « ce qui ne pouvait manquer d'arriver », vues les circonstances et les attentes des protagonistes. Descombes pense ici à Aristote. Car on reconnaît dans cette remarque sur la notion d'argument ce qui faisait aux yeux du Stagirite la supériorité philosophique de la poésie dramatique, et notamment de la tragédie, sur l'histoire, où la contingence règne sans partage6. Mais il est certain que si l'on traite la constellation « œdipienne » de Freud comme un poème dramatique de ce genre, doté d'un argument, et non plus comme une structure causale explicative des comportements, alors oui, en un sens intéressant, ses différents personnages interagissent (et s'entre-appellent) en fonction d'une certaine logique, celle de leur « description psychanalytique », et il y a de la nécessité dans l'action. Peut-être aussi que si la psychanalyse ne peut pas mieux faire que déployer l'argument d'un tel drame, c'est déjà beaucoup. La conséquence pour le genre de théorie que la psychanalyse peut être (doit être) serait à peu près cela : il faudrait plutôt remonter des cas cliniques à ce qui paraît requis comme concepts pour les articuler avec la profondeur recherchée (celle de l'« intentionnalité inconsciente »), et non plus, comme dans l'approche erronée de la psychanalyse comme psychologie empirique, partir des hypothèses conceptuelles pour aller vers leur prétendue corroboration par les comptes rendus cliniques. En somme, ce seraient ces « récits d'action » psychanalytiques (incluant les « idées psychanalytiques » qui donneraient leur densité logique aux échanges psychologiques entre protagonistes) et non ces théories pour elles-mêmes qui feraient l'intérêt de la démarche7.
Pour Descombes, Proust et Freud campent en outre aux deux pôles opposés de l'illusion subjectiviste de la modernité. Chez Proust, vous trouvez le mythe de l'intériorité presque à l'état pur, avec la question lancinante de savoir comment l'artiste surmontera le solipsisme de ses impressions et de ses vécus ineffables. La réponse est mystique : c'est « l'œuvre d'art », entendue explicitement comme un miracle. Chez Freud, en revanche, vous avez la croyance qu'il existe une « machinerie » inconsciente qui explique les symptômes comme autant d'effets causaux. Descombes et MacIntyre réitèrent à ce sujet le contre-argument fameux de Wittgenstein : une telle explication mécanique de l'inconscient psychanalytique échoue d'emblée, dans la mesure où les effets causaux du refoulement freudien sont en même temps les critères qui servent à identifier si refoulement il y a ou pas. Mais ils n'en restent pas là, et ils prolongent leur enquête, sans doute en se souvenant que Wittgenstein continuait à trouver Freud « génial », malgré son sophisme de l'inconscient causal. Tous deux suggèrent alors qu'avec l'idée d'inconscient, on disposerait en fait d'un moyen nouveau (il n'existait pas avant Freud) de décrire « ce qu'on ne peut pas savoir de soi ». Freud, comme romancier et non comme psychologue positiviste, aurait fait entrer dans nos jeux de langage la possibilité d'une phrase comme « elle l'aimait inconsciemment » au sens absolument inédit auparavant de « elle l'aimait, et elle ne le savait pas ».
Descombes va toutefois plus loin que MacIntyre dans cette direction et cette réhabilitation. Il rattache en effet cette idée (l'inconscient, c'est ce qu'on ne peut pas savoir de soi) à l'analyse para-lacanienne de l'énonciation qu'il avait exposée dans L'inconscient malgré lui. Voici l'argument : il faut distinguer dans un énoncé entre l'intention qu'on déclare, d'un côté, et, de l'autre l'intention qui se déclare quand on déclare ses intentions. Quand Chimène déclare à Rodrigue : « Va, je ne te hais point ! », Chimène, pour ce qu'elle sait, déclare juste son impuissance à le haïr, alors qu'elle le devrait. Mais « inconsciemment » - et cet inconscient n'est en rien une profondeur psychologique, c'est ce que peut entendre idéalement n'importe quel participant à ce jeu de langage sauf Chimène - , ce qui se déclare dans cet énoncé, c'est son amour pour Rodrigue. La psychanalyse, telle qu'elle aurait plu à Descombes, apparaît donc comme une (géniale) extension des possibilités de décrire les intentions des agents, qui repose sur ce nouveau sens adverbial de « inconsciemment ». Comme adverbe, ce terme modifie une phrase (« elle l'aimait ») dont tous les constituants conservent leur valeur usuelle. « Inconsciemment », en somme, s'ajoute à « elle l'aimait » comme « incognito » figure dans « le roi visite la ville incognito ».
Pour le lecteur de Freud, cette approche soulève trois difficultés.
Si l'inconscient n'était rien d'autre qu'une modalisation (même originale) de la description psychologique habituelle de nos comportements, on ne verrait plus rien dans les symptômes qui « cloche », autrement dit rien qui nous affecte réellement, et dont on voudrait tellement chercher la cause dans les actes (par exemple les actes manqués) où se trahit une intention inconsciente. On voit mal comment réconcilier une lecture déflationniste de l'inconscient, « purement » adverbial, avec le malaise vécu qui accompagne l'expression immédiate des symptômes. La différence que fait l'inconscient freudien doit être réelle, et non verbale, au sens d'une simple réécriture, sténographiant, si j'ose dire, avec « inconsciemment » ce qui se gloserait aussi bien « mais sans qu'on le sache ».
Cette lecture jette à la poubelle la moitié du texte freudien. Car il est extrêmement facile d'y mettre en évidence que le critère du désir inconscient, ce n'est pas d'abord ce qu'on ne sait pas, c'est ce qu'on ne veut pas. Le désir freudien est intrinsèquement « contre-volontaire ». Comment est-ce que je sais ce que je désire ? En observant ce que je ne veux surtout pas. Et si je ne sais pas, tout en « sachant inconsciemment », c'est dans le sillage de la même tension, qui fait que ce à quoi je ne veux surtout pas penser, c'est pourtant ce que je désire et qui s'impose en moi malgré moi (conflit qui donne sa texture caractéristique à certaines hallucinations, à certaines phobies et, de façon exemplaire, aux obsessions)8.
Curieux argument wittgensteinien, ensuite, qui en reste aux concepts (aux règles de la grammaire logique) et qui ne descend pas dans les pratiques et les contextes spécifiques d'imputation à quelqu'un d'un (désir) inconscient. Car, justement, on n'a nullement attendu Freud pour disposer d'énoncés de la forme « elle l'aimait et elle ne le savait pas ». C'est bien pourquoi je citais plus haut Corneille. Dira-t-on que l'unique contribution de Freud aura été d'étiqueter « inconscient » quelque chose qu'on connaissait déjà ? À ce degré de généralité, c'est-à-dire d'indifférence au contexte historico-anthropologique d'élaboration des concepts freudiens, il est malaisé de cerner leur spécificité. D'une manière ou d'une autre, même pour « sauver » les concepts de Freud, il faut situer les règles de leur construction et de leur application dans une forme de vie déterminée - lourde d'enjeux extra-conceptuels - , faute de quoi on ne parlerait que des usages banals d'« inconsciemment » (de ses usages abstraits et décontextualisables), et pas de ce dont on a besoin pour « sauver » précisément Freud (de ses usages vivants, susceptibles de recontextualisation selon certaines règles).
Peut-on progresser ? Peut-on, en d'autres termes, serrer de plus près ce que signifierait une approche adverbiale de l'inconscient freudien, qui, je le souligne, a le mérite de débarrasser le concept de ses scories de « mécanique psychique » introuvable, ou alors purement métaphorique, qui paralysent le développement de son pouvoir descriptif - car, après tout, rien ne cantonne ce pouvoir aux seules descriptions que Freud a faites grâce à lui ? Une bonne grammaire logique de l'inconscient adverbial intéresserait donc directement le psychanalyste, dans la mesure où il lui donnerait accès au relief de ce que ce concept découpe dans la langue, de ses points spécifiques d'émergence en pratique, voire de la tentation de l'interpréter « causalement » en un sens naturaliste. La perspective qu'ouvre la lecture descombienne de Freud, c'est alors celle d'un accroissement de la cohérence logico-grammaticale de la théorie freudienne, dans une relative indépendance à l'égard de toute donnée « empirique », ou « clinique » - disons plutôt : d'un cadrage plus rigoureux de ce qui, dans le jeu de langage psychanalytique, relève du « conceptuel » et de l'« empirique ».
Plusieurs choses viennent tout de suite à l'esprit, si l'on suit cette piste.
Tout d'abord, s'il y a chez Freud une nouveauté, c'est que « inconsciemment », à supposer que ce soit un adverbe au sens conceptuel, n'est certainement pas un adverbe qui modifie la phrase entière. C'est un adverbe de constituant, comme il appert quand on examine le type de substitution qu'il régit dans les énoncés de désir. Si X « désire-inconsciemment » p (avec un trait d'union, ce que j'oppose à la formule : X désire p « inconsciemment »), c'est parce que désirer-inconsciemment, c'est désirer sexuellement, au sens de la sexualité infantile, en passant par des symboles qui ne sont des symboles psychanalytiquement pertinents qu'en référence à l'enfance, et enfin (du moins dans la théorie du désir inconscient exposé dans la Traumdeutung) « égoïste » - ce qui se dira plus tard « narcissique ». En outre, si X désire-inconsciemment p, X ne se sait pas davantage désirer p. Le transfert (mais pas seulement, je vais y revenir) est une voie d'accès à ce désir, autrement dit à l'intention qui se déclare dans les actes (et les actes de parole), en tant que cette intention est fort distincte de l'intention que l'individu conscient déclare. Chimène s'aperçoit bien qu'elle ne hait pas Rodrigue comme elle le devrait - mais, dans son énoncé, ce qui se trahit, c'est de l'amour, ce dont elle n'a pas la moindre idée. Et pour la comédienne qui incarne Chimène, il y a ici toute une gamme d'expressions possibles, selon qu'on souligne ou non qu'à ses propres yeux, quelque chose « cloche », et qu'elle en cherche déjà la cause, jusqu'à découvrir, avec surprise, effroi peut-être, que c'est l'amour qui l'a fait parler ainsi. Et il est clair que ce n'est pas par amour qu'elle dit « Je ne te hais point », mais à cause de son amour (inconscient).
D'un point de vue logico-grammatical, cela veut ensuite dire que la personnaison9 du verbe « désirer-inconsciemment » est bizarrement défective, en idiome freudien. On ne peut pas dire « je désire-inconsciemment » (il n'y a pas de conscience pour porter ce je au présent de l'indicatif). C'est comme affirmer « je suis mort » : ce serait une contradiction in rebus. On ne peut pas davantage dire, ce qui est plus troublant, « il désire-inconsciemment ». Car personne ne saurait objectiver une intention qui se déclare, si elle ne lui est pas adressée ou, plus exactement, si elle ne l'affecte pas directement selon ce qu'il représente aux yeux de celui qui exprime cette intention. C'est aussi pourquoi la réplique de Chimène énonce banalement ce dont elle n'a pas conscience, mais qui pourtant l'anime. Car nous, les spectateurs hors-champ, devinons qu'elle l'aime, et pas juste Rodrigue10. En freudien, on devrait donc uniquement pouvoir dire « tu désires-inconsciemment » (un peu comme « il pleut », et pas « je pleus » ni « tu pleus »). Notez aussi que si le retour interprétatif que fait le psychanalyste au patient dans le cadre du transfert constitue un cas paradigmatique de la personnaison défective de désirer-inconsciemment, il y en a d'autres : le surmoi freudien aussi s'adresse à la conscience sur ce mode, quoique « de l'intérieur ». C'est la raison, nullement empirique ou clinique mais logico-grammaticale, pour laquelle l'interprétation en psychanalyse peut s'avérer persécutive, ou « surmoïque ». Ce qui se dessine dans cette analyse, c'est donc un système d'entre-affectation : une façon de circonscrire une pratique de la relation avec autrui, des émotions, et toute une forme de vie où les règles du désirer-inconsciemment se déploient (avec les substitutions qui les spécifient, symbolico-infantilo-sexuelles). Et ces règles, circulairement, instituent comme espace de « jeu » cette forme de vie. Du coup il peut y avoir des interprétations plates, à côté, fausses, justes, vraies mais sans portée, ou fausses mais explosives, etc., et il peut tout aussi bien n'y en avoir aucune (car le jeu peut être vain : je ne suis pas en train de « prouver logiquement » que la psychanalyse a raison de dire ce qu'elle dit, mais plutôt, si c'est une version du jeu de la vie à laquelle des gens jouent, et qu'ils vivent effectivement, à quelles contraintes elle obéirait, et que Freud a confondu avec des lois causales de l'inconscient).
En d'autres termes, l'objection que je formule contre Descombes est la suivante : même si on lui accorde la conception adverbiale de l'inconscient freudien, il faut distinguer entre le fait d'ajouter « inconsciemment » à une phrase, ce qui revient à enrichir uniquement les modalités possibles de l'énoncé adverbialisé, et ajouter « inconsciemment » à un constituant de phrase (au premier chef, chez Freud, le verbe désirer), ce qui revient à forcer l'introduction d'un nouveau mot dans le langage ordinaire (« désirer-inconsciemment »). Or un tel forçage ne peut opérer que si, avec ce mot, vient une grammaire originale de son usage, et que si, en plus, on peut mettre en lumière en même temps que cette grammaire logique, tout un ensemble de pratiques (et d'institutions, et de techniques d'apprentissage) au sein d'une forme de vie qui s'altère, autrement dit de manières de s'affecter les uns les autres, comme de produire des pensées et des « institutions de sens » inédites en fonction de ce nouveau terme et de sa grammaire.
À l'évidence, si l'on pose les problèmes dans ces termes, une clarification normative de ce qui peut se dire ou pas en langage ordinaire est assurément nécessaire, mais pas suffisante. J'ai lourdement insisté jusqu'ici sur le fait que pour n'importe quel lecteur soigneux de Freud, la donnée de départ pour concevoir ce qu'est le désir inconscient, ce n'est pas exactement, ni d'emblée, ce que le sujet ne sait pas de soi ; c'est ce que le sujet ne veut surtout pas (et par conséquent ne veut pas savoir, alors qu'il le sait, mais inconsciemment). Il faut tout un environnement anthropologique, un fact of the matter, en quelque sorte (une « implantation » dirait Goodman), du concept d'inconscient dans une constellation de pratiques historiquement situées, d'usages ordinaires du langage, mais aussi d'usages plus techniques et de tensions qui les habitent tous, en quête de leur résolution conceptuelle, pour apprécier le contexte du surgissement de l'inconscient à la Freud.
Des règles, mais aussi un monde et une forme de vie
« To give an account of the meaning of a word is to describe how it is used; and to describe how it is used is to describe the social intercourse into which it enters11. »
Peter Winch
Et là, nous basculons aussitôt, peut-être trop brutalement (je n'ai pas non plus trouvé le moyen de négocier ici une transition douce entre le normatif et le descriptif) du côté de l'histoire des idées. Car la question d'actes intentionnels, portés par un désir, mais dont le sujet ne veut pas, et ne veut rien savoir, était tout à fait centrale dans la réflexion psychologique et dans la philosophie de l'esprit à la fois française et allemande qui imprégnait la psychopathologie d'avant 1900. C'est le problème retourné en tous sens de la suggestion hypnotique, laquelle, pour les contemporains de Freud, ne pouvait justement plus se réduire à une sorte de manipulation causale d'un pantin endormi, parce qu'on avait parfaitement repéré que ce que l'on pouvait faire faire à quelqu'un en état d'hypnose, ce n'était nullement n'importe quoi (par exemple un crime), mais seulement ce qui était conforme à ses prédispositions, ou ce que le sujet hypnotisé, apparemment dépourvu de conscience et pliable à la volonté de l'hypnotiseur, en fait, désirait12. C'était ensuite la question des obsessions, c'est-à-dire de ces représentations intrusives, totalement distincte des hallucinations psychotiques, ou de ces impulsions vécues comme contradictoires aux aspirations et aux idéaux du sujet (à faire quelque chose de dégoûtant, ou de répréhensible, ou d'absurde), mais qui commandaient cependant certains comportements étranges, des actes compulsifs ou des rituels d'évitement13. Les aliénistes, bien avant Freud, avait d'ailleurs noté que ces rituels d'évitement avaient tendance à accomplir précisément ce qu'ils voulaient en surface éviter, mais sous une forme déguisée, voire symbolique, comme si une contre-volonté démoniaque finissait par primer sur la volonté consciente.
Toutefois, autour de ces observations ponctuelles, il faut tout un monde : celui où la volonté devient le centre de gravité de l'esprit et de l'individu, mais où cette volonté est de plus en plus naturalisée, pensée comme une énergie et non plus comme une faculté de l'âme. Il faut aussi un environnement institutionnel et politique bien précis : il faut que la « faiblesse de la volonté » sorte des journaux intimes et des lamentations privées pour devenir un problème collectif, articulée à l'idéalisation d'un certain type idéal d'homme fort. Il faut des institutions médicales, scolaires, et bien d'autres encore, capables de l'identifier chez des masses considérables d'individus, susceptible de traduire et donc de donner forme dans ces termes précis pas de vague sensation d'angoisse et de fatigue. Il faut enfin, la chose est particulièrement frappante en français, des problèmes de traduction. Car très longtemps, « obsédé » a signifié à la fois l'état de celui qui est obligé de se retenir constamment de passer à l'acte (ce qui survit dans la locution « obsédé sexuel ») et l'état de celui qui, taraudé par le doute, n'arrive à l'inverse jamais à trouver le ressort en lui d'une action complète. Mais ce deuxième type d'homme n'a trouvé son nom d'« obsessionnel » qu'au détour des premières traductions en français … de Freud ! Et l'on peut suivre dans les années 1920 le lent cheminement de ce nouveau mot dans la langue, ses zones d'implantation culturelle, les voies de son rayonnement dans les nouveaux manuels de psychiatrie, dans le monde littéraire et, pour finir, trouver sa consécration dans le dictionnaire. Au total, ce qu'observe l'historien et l'anthropologue, c'est tout à fait autre chose qu'un usage nouveau, car déviant, de l'« inconscient ». C'est l'apparition et la disparition connexe de certaines locutions tenues comme particulièrement parlantes par les acteurs sociaux, parce qu'ils habitent dans des univers de sens et jouent ensemble à des jeux sociaux forts différents. Dans ses Leçons cliniques, monuments de la psychiatrie française classique parue en 1895, Jules Séglas concluait un immense parcours de la psychopathologie de son temps par une étude de ce qui s'appelait alors non pas la « névrose obsessionnelle », mais juste les « obsessions » (ou selon le mot de Janet aujourd'hui tombé en déshérence la « psychasthénie »). Il y relève le propos d'un malade exemplaire qui définit ainsi le clivage de son moi : « je suis conscient d'un côté que je suis inconscient de l'autre ». Osons le dire : le monde ou un tel énoncé était possible a disparu. Ce n'est pas parce que cet énoncé a été jugé faux. Le succès absolument extraordinaire du concept de névrose obsessionnelle (dont je rappelle qu'il a été inventé par Freud et qu'il a survécu dans la psychiatrie bien au-delà de la psychanalyse, au moins jusque dans les années 1970) était, semble-t-il, étroitement dépendant d'un certain type d'expérience de soi, où la division du moi se pensait en termes de « lutte interne ». On était considéré comme obsédé, c'est-à-dire névrosé, et non comme un délirant et un psychotique, à la condition d'éprouver dans l'angoisse cette lutte contre ses propres pensées et ses propres intentions, mais désavouées par le moi. Même ce critère, tenu comme pathognomonique pendant des dizaines d'années (quand il s'agissait d'enfermer ou pas les gens qui ont des idées aussi bizarres), est aujourd'hui remis en cause. Par exemple, il est rare que les jeunes enfants atteints de ce qu'on appelle aujourd'hui le « trouble obsessionnel compulsif » luttent intérieurement contre leurs obsessions. Une fois encore, posons la question : Est-ce parce que l'absurdité logico-grammaticale de ce type de phénomènes a éclaté au grand jour, ou parce que le monde de l'individu freudien (et celui de la popularisation de la psychanalyse) s'éloigne peu à peu de nous, tandis que d'autres modalités du rapport à soi s'y substitue ?14
Malgré ici la surabondance, voir l'excès de références historiques et anthropologiques, on ne devrait pas perdre de vue que les transformations vers lesquels je pointe ne pourront pas être entièrement irrationnelles - comme si on pouvait agiter dans un cornet à dés les constituants des énoncés logico-grammaticaux portant sur le moi, les conflits de la volonté et de la conscience, et puis examiner les « tirages » successifs en suivant l'ordre chronologique. Au contraire, ce sont les transformations du monde, celles de formes de vie réglées, et non le hasard, qui régissent ces formules successives des crises du rapport à soi. Et c'est à l'intérieur de ces transformations, ainsi raisonnées, qu'il devient éventuellement possible de considérer l'émergence, parmi d'autres, d'un « jeu de langage psychanalytique », et de son implantation - autrement dit de quelque chose que l'on ne pourra pas simplement juger du point de vue de la logique ou de la grammaire des concepts, mais qu'il faut aussi décrire factuellement (par exemple, comme une « représentation collective »).
Pour
conclure
En forçant peut-être les choses, il me semble que je soulève ici un problème plus général lié à la façon de philosopher de Descombes. Sur quoi s'appuie-t-il en effet pour juger « pathologique » , ici, l'esthétique subjectiviste de Proust, là, la psychologie naturaliste de l'inconscient de Freud (étend acquis que Proust et Freud offrent presque de manière exemplaire l'endroit et à l'envers de ce qui se présente de façon ambiguë chez Descombes comme une maladie de la modernité et sans doute chez MacIntyre comme la modernité en tant que maladie) ? Un moment, Descombes soulève le cas Rousseau, qui « invente un langage » dans les Confessions - un langage, ou plus exactement la rhétorique de l'intériorité sentimentale. Or Descombes semble reconnaître, dans ce cas précis, que c'est le français (l'idiome littéraire, puis la langue) qui change et, avec lui, la manière d'être affecté par l'existence. Est-ce qu'une création de ce genre peut être jugée « pathologique », « à rectifier » ? Le danger, en effet c'est que l'on transforme du coup le mythe de l'intériorité en repoussoir abstrait, décontextualisé, tout en faisant, de l'autre côté, de Wittgenstein un critique normatif quasi kantien des aberrations du moi moderne. Mais bien sûr, ce n'est pas parce que Rousseau fait l'apologie philosophique de l'intériorité et du sentiment, et qu'il déploie à cette occasion pour la première fois dans toute sa splendeur les apories du solipsisme (celui de l'affect « incommunicable »), que nous sommes obligés d'accepter la logique de sa position. Il va de soi, en effet, tous les historiens du « sentimentalisme » au XVIIIe siècle s'accordent là-dessus, qu'une telle grammaire quasi solipsiste (ou, du moins, ouvertement subjectiviste) de l'émotion reflète en réalité un nouveau « régime » d'entre-affectation émotionnelle qui monte en France et en Europe à partir des années 1750, et qui culminera avec la Terreur15. Le problème du bon dosage entre le normatif et le descriptif, si l'on adopte une lecture wittgensteinienne exigeante des faits sociaux, reste donc entier.
Il est possible qu'on ne puisse pas contourner une solution néo-hégélienne au problème : car comment la sorte de holisme que défend Descombes en philosophie de l'esprit peut-elle en rester à une « pensée d'entendement », autrement dit se cantonner aux règles conceptuelles formelles sans descendre dans leur contenu effectif ? Si la réponse est non, il faudrait alors développer davantage le projet de Descombes : en une pensée du contenu concret de l'histoire (au minimum, des contenus concrets « possibles » de l'histoire des idées et de l'esprit)16. L'alternative serait justement de s'en abstenir, de camper sur des positions conceptuelles, ce que Descombes paraît préférer (par exemple, quand il écrit : « J'imagine que MacIntyre serait bien en peine de dire s'il admet ou s'il refuse une réalité de l'inconscient. Sans doute serait-il surpris qu'on lui pose une pareille question. Tant qu'on n'a pas éclairci ce qu'on entendait par "l'inconscient", il est vain de s'interroger sur sa réalité. La réalité de quoi ? »)17. Mais en ce cas, il lui faudrait faire valoir qu'il y a bien des formes de vie « primitives », et donc des jeux de langage immanents à toute grammaire logique possible, dont on ne saurait que marginalement s'extraire, et auxquels on revient toujours, quelle que soit l'ampleur des extensions qu'on accepte pour tel ou tel concept (comme l'intentionnalité « inconsciente »).
« Sauver » Freud comme Descombes « sauve » Proust impliquerait, de toutes façons, une refonte substantielle de ce que les psychanalystes appellent la « théorie psychanalytique », et non seulement de son appareil conceptuel, mais surtout de son statut épistémique dans sa relation à la clinique. Il faudrait pour cela déjà reconnaître que « changer sa (forme de) vie » (son monde) peut être bien mieux qu'un vague projet et, en plus, s'avérer plus défendable, du point de vue rationnel, qu'« altérer causalement le comportement » en trifouillant les manettes de mystérieux mécanismes inconscients. En commençant par désespérer, on ne se ménagera que de bonnes surprises.
1Je remercie Alain Ehrenberg, Valérie Aucouturier et Lionel Fouré pour leurs commentaires.
2À l'exception peut-être de certaines remarques de Daniel Widlocher.
3V. Descombes, « L'inconscient adverbial », Critique, 1984, n°449, p.775-795. Venait de paraître L'Inconscient : analyse d'un concept, Presses universitaires de France, 1984, traduction française de The Unconscious : A Conceptual Analysis, paru chez Routledge and Kegan Paul en 1958.
Cet article marque une accélération sensible entre la première étude détaillée de V. Descombes consacrée à la psychanalyse, L'Inconscient malgré lui, Minuit, 1977, et les critiques du structuralisme de Lacan développées dans Grammaire d'objets en tous genres, Minuit, 1983.
4V. Descombes, Proust, philosophie du roman, Minuit, 1987.
5« L'inconscient adverbial », p.787.
6Et bien sûr, la caractéristique principale de l'idéalisme hégélien, en restituant une « nécessité » à l'histoire, est d'en faire une tragédie. La narration des contingences humaines se change ipso facto en poème dramatique.
7David Lapoujade semble d'être livré à l'exercice en lisant ensemble William et Henry James. Les idées théoriques du pragmatisme soumises à la « règle d'extraversion » de Frye s'incarnent en idées de roman, avec un effet saisissant : D. Lapoujade, Fictions du pragmatisme : William et Henry James, Minuit, 2008.
8Voir P.-H. Castel, Introduction à L'interprétation du rêve de Freud : une philosophie de l'esprit inconscient, Presses universitaires de France, 1998, p.80-83, et pour le contexte scientifique et historique de cette notion de contre-volonté, Âmes scrupuleuses, vies d'angoisse, tristes obsédés, Ithaque, 2011, p.403-429.
9Le mot vient, semble-t-il, de Damourette et Pichon.
10C'est ce qui fait l'ennui pesant de la psychanalyse appliquée : le saut facile du « tu » (qui implique une réaction affective de celui qui interprète à ce qu'on lui dit hic et nunc) au « il », qui ne tarde pas à prendre les airs hautains d'une objectivation semi-scientifique d'intentions inconscientes qui ne se sont pourtant pas déclarées à vous.
11P. Winch, The Idea of a Social Science, Routledge, 1958, p.123.
12Chez le maître ès hypnose de Freud, Bernheim, c'est un point capital : voir P.-H. Castel, La Querelle de l'hystérie, Presses universitaires de France, 1998, p.82-83.
13Si quelqu'un trouve artificiel ce que j'écris plus haut de la personnaison défective de désirer-inconsciemment, je livre à sa réflexion le fait suivant : un trait distinctif des obsessions névrotiques, c'est qu'elle s'énonce exclusivement en seconde personne, souvent comme des impératifs (« Relave-toi les mains ! »), mais pas toujours. On a depuis longtemps remarqué que lorsque la voix dans la tête qui énonce ces formules passe à la troisième personne (« Il se lave les mains », on change de registre psychopathologique. Ce phénomène relève systématiquement de la psychose.
14Sur ces problèmes, voir P.-H. Castel, La Fin des coupables, suivi de Le Cas Paramord, Ithaque, 2012.
15W. Reddy, The Navigation of Feeling: A Framework for the History of Emotions, Cambridge University Press, 2001.
16Mon embarras est d'autant plus grand à cet égard, que je suis profondément redevable à Descombes de la façon dont il a mis à la disposition des historiens des sciences psychologiques (et des faits psychologiques) une philosophie holiste de l'esprit. Il est juste étonnant que donnant cette philosophie à l'historien, il s'arrête au seuil de ce qui serait une philosophie de l'histoire. Charles Taylor, lui, franchit ce pas (néo-hégélien), en partant de prémisses analogues.
17« L'inconscient adverbial », p.776. Notez que c'est là une façon de dire que les conditions d'usage d'un mot ne font que lui donner son sens de façon formelle, et rien du tout comme sa réalité pratique, sociale, historique.