Quand
donc est apparue la « névrose de contrainte » ?
Une
conjecture historique, anthropologique et psychanalytique
Dite aussi « névrose obsessionnelle » (je vais justifier
pourquoi), « névrose de contrainte » est désormais la traduction
reçue de la Zwangsneurose freudienne, issue
elle-même de la psychiatrie allemande du dernier tiers du 19ème
siècle (Westphal, Krafft-Ebing). Faite de rituels
étranges, vécus comme absurdes, sinon dégradants, mais agis compulsivement dans
de violents états d’angoisse, de pensées intrusives, criminelles ou obscènes, que
le sujet désavoue farouchement, et qu’il conjure par d’autres « contre-pensées » tout aussi aliénantes, de doutes
torturants sur le mal qu’il aurait commis, voire qu’il est peut-être en train
d’accomplir sans s’en rendre compte, de scrupules éthiques et sexuels, de
dévorante minutie dans des tâches médiocres que la même scrupulosité rend
interminables, l’ensemble éprouvé enfin dans une ambiance de culpabilité,
d’angoisse et de secret, son tableau clinique est fort connu. Sa consistance
psychique est immanquable : l’obsédé, tout concentré sur son drame
intérieur, et masquant, parfois, sa détresse sous les dehors d’une maîtrise
cassante et bardée d’intellectualisations rigides, semble constituer à lui tout
seul un caractère complet. C’est qu’il fait, dans les représentations
classiques de la névrose de contrainte, subjectivement un avec ses troubles, au
point parfois d’arriver à nier l’existence d’une maladie, tant celle-ci lui
paraît coextensive avec le meilleur de l’intelligence, de la vertu, de la sensibilité
morale et de leurs exigences indiscutées. Disons qu’il vit les contraintes
immanentes de la raison et de l’éthique sur notre vie psychique comme si elles
étaient son affaire la plus propre, et donc comme si l’on ne pouvait avoir
toutes les (mauvaises) intentions qu’on a, ni même toutes les (mauvaises) pensées
qu’on pense pourtant, sans déjà enfreindre un interdit obscur. L’angoisse
d’être pêcheur, ou pervers, et même criminel et fou, est ainsi au cœur de la vie
psychique de l’obsédé, cet explorateur génial du continent de la Faute.
C’est ce portrait, toujours dressé par les cliniciens
freudiens comme pré-freudiens avec une note
d’admiration pour la qualité de ces hommes (et de ces quelques femmes), qui
sous nos yeux, et disons depuis une vingtaine d’années, change au point de
devenir méconnaissable. Le puissant mouvement contemporain de naturalisation de
la psychiatrie a entièrement mis de côté la dimension moralement déterminante
de la névrose de contrainte — qui faisait regarder Amiel, Kafka, Kierkegaard,
Samuel Johnson ou Ignace de Loyola et tant d’autres,
comme les cousins psychologiques proches ou lointains d’Ernst Lanzer, le fameux
« homme aux rats » de Freud[1].
Les « troubles obsessionnels-compulsifs » (TOC) ont pris la relève de
la névrose obsessionnelle dans la psychiatrie actuelle. Ces TOC sont désormais
traités comme les effets de désordres neurobiologiques fins. Du point de vue
évolutionniste, on les regarde comme des activations intempestives de schémas
innés (vérifier, laver, accumuler encore et toujours). Toute leur vivacité
morale est enfin attribuée de nos jours au dysfonctionnement de systèmes cognitifs
(modulaires ?) d’imputation de responsabilité, lesquels traiteraient non
seulement les pensées, mais les intentions : l’obsédé ne peut pas ne pas
se considérer comme l’agent de ce qu’il a esquissé en pensée, avec toutes ses
conséquences, comme si elles étaient déjà advenues. La batterie des arguments
usuels de la nouvelle psychiatrie vient appuyer cette conception : hypothèses
génétiques, construction de spectres cliniques continus avec d’autres
pathologies (tics, troubles anxieux divers, phobies, notamment la phobie
sociale, et même les troubles de l’attention ou les conduites impulsives), thérapies
comportementales et cognitives des TOC, psychopharmacologie[2].
Ainsi, là où la psychiatrie classique et la psychanalyse
pensaient l’unité existentielle de la névrose de contrainte, se fondant sur la
dynamique psychologico-morale du tableau, puis avec
Freud sur ses soubassements inconscients et sexuels, souvent transparents, la
psychiatrie naturaliste conçoit désormais un individu-avec-un-TOC
— recueillant et légitimant du coup les souffrances de patients qui n’entraient
pas dans ce moule « névrotique » (par exemple des schizophrènes,
voire des autistes, et plus généralement ces patients dont on ne voit pas bien quels
enjeux éthiques ou intellectuels, ni non plus affectifs et sexuels, pourraient
les mouvoir, et qui éprouvent leurs TOC comme des sortes de parasites mentaux
impersonnels).
Dans une telle perspective, la question des origines
historiques et anthropologiques de la névrose de contrainte est aussi futile
que celle de l’origine du choléra. Les TOC ont dû toujours exister. Ce qui a varié,
c’est leur enveloppe sociale (par exemple, le poids plus ou moins grand des
obsessions religieuses). Et si, comme la psychiatrie néo-darwinienne le
soutient, toutes nos maladies mentales procédant de traits adaptatifs utiles à
certains égards, nul besoin de raffinements historiques pour expliquer leur
soudain essor à un moment précis : car ce que l’historien nous apprendrait
n’a rien à voir avec l’essence de la pathologie mentale.
Le présent essai prend le contre-pied exact de cette
vision, aujourd’hui dominante. Je crois au contraire que la névrose
obsessionnelle/de contrainte n’a pas toujours existé, et que ses conditions
d’émergence historique nous apprennent quelque chose de substantiel touchant sa
nature. Cependant, je récuse avec autant de force sa naturalisation
(corollaire : ses aspects moraux ne sont rien que les manières
contingentes dont le trouble neurobiologique s’exprime dans un contexte
social), que l’option constructiviste toute opposée, qui en ferait un produit
culturel (corollaire : sa naturalisation actuelle par la psychiatrie ne
serait qu’une version parmi d’autres de la description du malaise moral, quand
il tourne en maladie). Non : je soutiens que l’analyse historico-anthropologique
de la névrose de contrainte nous instruit sur un épisode très précis de notre
généalogie d’« individus », au sens éminemment moderne du mot, et
tout spécialement, comme individus dotés d’une intériorité coupable. Car
une telle intériorité est tout sauf une réalité naturelle (mais bien sûr, il
faut un cerveau pour être coupable), et elle joue un rôle crucial pour
constituer l’espace de sens au sein duquel une « obsession » et une
maladie psychique des obsessions deviennent simultanément possibles.
Dans leur belle étude des Lébous, des Sérères et des
Ouolofs du Sénégal, les Ortigues rappellent ce fait
psychopathologique frappant, qu’on n’y rencontrait ni mélancolies délirantes auto-accusatrices ni névroses obsessionnelles, du moins
dans les milieux traditionnels et non urbanisés[3].
C’est que la conception du « mal » (physique ou moral, de la maladie
au crime et à la mort) qui y prévaut est fort différente de la nôtre. Des
grandes possessions et des désastres familiaux ou collectifs jusques et y
compris aux minuscules accidents du quotidien, on détecte en effet toujours à
l’œuvre une cause intentionnelle externe (génie ancestral voulant se faire
entendre, esprit nocturne du sorcier malfaisant, « maraboutage » banal
au principe de l’échec), non qu’on ignore les causes générales et naturelles,
mais parce que ces causes échouent à dire pourquoi c’est cet homme à qui
ce malheur précis est arrivé. Les Ortigues
décrivent ainsi une vie sociale et morale où le problème du mal est formulé de
façon essentiellement projective et persécutive : la culpabilité est peu
intériorisée, si même elle est constituée, tandis que la honte attachée au
statut et à la relation aux pairs prévaut, impliquant un pression psychologique
permanente vers la solidarité la plus affichée, et la plus dénégatrice de toute
agressivité à l’égard des « frères » de ces systèmes lignagers. Je
n’entrerai pas dans la clinique ni dans les récits de psychothérapies grâce
auxquels les auteurs articulent à l’Œdipe freudien
(et lacanien) ces observations anthropologiques. Mais on ne peut qu’être
extrêmement perturbé dans ses modalités ordinaires de confrontation avec le
mal, en découvrant des cultures raffinées où la conscience morale et
l’implication intime de l’individu, par son action, dans les effets de ses
intentions, n’existe pour ainsi dire pas, et si elle se manifeste
ponctuellement, n’est en rien la clé de voûte des représentations communes ni
des impératifs légitimes de la vie sociale. Tout un système d’oracles y quadrille
l’existence, en quête de qui, ancêtre, sorcier anthropophage, marabout payé
pour son « travail magique », cause le mal qui survient. La religion
animiste peut être ainsi comprise à la fois comme la mise en acte ritualisée du
rattachement des vivants aux morts (car la possession n’appelle pas
nécessairement un « exorcisme », ce peut être un ancêtre qui se
manifeste chez le possédé, lui causant du mal sans être lui-même un démon) et
comme antidote à la sorcellerie. Du coup, on est irrésistiblement porté à
penser que l’intensité des rituels sociaux, minutieux et répétitifs, épargnent
à l’individu d’obsessionnaliser sur un mode coupable son
rapport à ses intentions privées : le collectif prend systématiquement en
charge la réconciliation avec soi-même et avec autrui, et il s’y reconnaît en
s’y constituant.
Ces cultures où, toujours, le mal est causé du dehors par
un double projectif des êtres humains (les sorciers et leur société
nocturne, les esprits, les ascendants décédés), exploitent à leurs fins propres
le sentiment de persécution. Car si la vie quotidienne est pleine de soupçons
(qui donc a fait que mon enfant échoue, que la récolte
se gâte, etc. ?), on serait mal inspiré d’y voir une paranoïa selon l’acception
ordinaire. En effet, toute souffrance psychique est mise en forme, au Sénégal, dans
le sens du sentiment persécutif, exactement comme
nous sommes, en Europe, d’abord enclins à mettre en cause les actes que
l’individu, s’en rendrait-il compte ou non, s’impute ou doit s’imputer, en
cherchant dans son intériorité par nature faillible, sinon déjà fautive,
ce en quoi il a préparé ce qui lui arrive.
Je me permettrai alors d’avancer une hypothèse dont j’ai
conscience qu’elle ne peut, en quelques pages, pas prétendre à plus qu’à sa
valeur suggestive, et qu’il lui manquera bien sûr l’appareil érudit
indispensable à la formuler vraiment clairement.
Cette hypothèse est la suivante : le 17ème
siècle, de l’aveu des historiens des mentalités, est le siècle qui a vu
l’émergence sociale massive des questions de l’individuation. Or c’est aussi,
d’une façon qui surprendra désormais un peu moins le lecteur, le siècle où la
maladie des obsessions, baptisée par les confesseurs qui la rencontrent à
grande échelle, « maladie des scrupules », devient un fait psychique bien
défini : une véritable culture morale spécifique à une classe et à un
état, frappant électivement d’ailleurs les femmes de la bourgeoisie urbaine
aisée, bien au-delà des cercles religieux où elle était jusqu’alors confinée
comme une maladie de clercs, en lien avec l’acédie
médiévale. Le scrupule, dans la prédication, c’est en somme la réciproque à la
fois morale et sociale du dolorisme : aux pauvres, la consolation d’une
vie meilleure promise dans l’au-delà en compensation du mal subi en ce
monde ; aux riches, à qui ce mal a été épargné dans une société à
« ordres » inflexiblement structurée, le souci du salut par
l’intériorisation du sentiment du péché[4].
Il ne manque à la vie torturée des scrupuleux rien de ce qui caractérisera pour
les psychiatres modernes la névrose de contrainte : ni les « sales
imaginations », ni la confusion entre la tentation du péché et le péché
accompli, ni les doutes sur la qualité du mal commis (péché véniel ou péché
mortel), ni la multiplication compulsive des « confessions
générales », l’aveu n’arrivant jamais à épuiser une angoisse compliquée de
rituels de piété absorbants, tout cela à l’ombre menaçante de la redoutable énigme
de la prédestination, qui hante ces milieux travaillés par la Contre-réforme.
Jamais sans doute dans toute notre histoire la subjectivation et l’internalisation
de la culpabilité n’eurent tant de prix ni causé tant de souffrances[5].
Or,
tout ce mouvement moral et social est contemporain d’un autre, avec lequel
l’Afrique résonne. La même période voit en effet une double transformation du
rapport social au « mal » dans sa figure ultime, et dont la
manifestation exemplaire est la fin des procès de sorcières, et le début des
grandes possessions.
Si je
parle de double transformation, c’est qu’un consensus existe pour dire que la grande
période de la sorcellerie, qui s’achève au début du 17ème siècle,
projette encore son ombre sur les pratiques d’exorcisme à grand spectacle qui
constituent le gros du rituel d’exorcisme des possédées, jusqu’à ce que s’en
dégage, autour d’un événement majeur de l’histoire de l’exorcisme, une pratique
de l’exorcisme toute inverse, profondément intimiste, où le démon, de puissance
extérieure persécutrice, objectivée par l’imaginaire projectif où se déchiffrent
à livre ouvert les angoisses collectives, se métamorphose en entité
spirituelle, voire métaphysique, nourrie du rapport le plus personnel de
l’individu à sa faute et à sa peccabilité. Le démon, désormais, ne puise plus
sa force ailleurs que dans les défaillances de celui qu’après avoir justement
tenté, puis « obsédé » (car telle est l’origine du concept dans la
théologie morale et la démonologie), il a fini par posséder. Cet événement
majeur, ce moment d’inversion critique des valeurs morales et sociales dans
lesquelles s’énonce au 17ème siècle le problème du mal, c’est la
possession de Loudun[6].
Et je conjecture donc qu’une approche de cette fameuse possession pourrait nous
aider, armés de la comparaison africaine, à disséquer le plus fin tissu de ce
qui a rendu possible l’intériorisation de la culpabilité : la transition
d’un âge de la persécution par le mal, dans une société rurale, aux statuts
figés, aux solidarités familiales et locales intenses, mais craignant les
jeteuses de sorts (sortiarae) et les
combattant par tout l’appareil d’une contre-magie
spectaculaire, à un âge de l’initiative individuelle à ses commencements, celle
de « l’honnête homme » éduqué, donc acculturé, « libertin »
peut-être, franchissant en tout cas certaines bornes des hiérarchies
traditionnelles au nom du mérite et de son talent — autrement dit, un homme que
sa qualité d’individu, si pré-moderne à nos yeux[7],
ne pouvait à ceux du public contemporain qu’évoquer, car c’en est la définition
menaçante, anti-sociale, celle du sorcier.
Par
quel concours de circonstances Urbain Grandier, un peu trop libre, trop amateur
de livres dangereux et de femmes au-dessus de son état, fut ainsi identifié
sans hésitation comme « le » sorcier des religieuses de Loudun, et
bien vite brûlé, je le laisserai de côté. Tout comme je ne reviendrai pas sur
l’interprétation psychopathologique quasi-légendaire de la possession de Loudun
par Paul Richer, l’élève de Charcot, lequel vit avant tout dans Jeanne des
Anges le modèle indépassable de la « grande hystérie »[8].
Ce qu’il faut aussi penser du contexte social et politique de cette possession
a été longuement et fort justement expliqué par de Certeau : Grandier n’a
pas été brûlé par l’Eglise, mais par le Roi, Richelieu prenant grand soin
d’ôter en la circonstance aux religieux commis au procès ce même pouvoir de
punir qu’il confisquait au profit des nouvelles institutions de l’Etat,
purement civiles. C’est un déplacement essentiel : ne reste plus au prêtre
ainsi dépouillé qu’une autorité morale et spirituelle, une autorité sur les
âmes et non sur les corps. Or, ce déplacement, argumente encore de Certeau,
devait ouvrir un interstice aussi fécond qu’inouï dans le nouveau quadrillage
étatique de l’absolutisme naissant. Dans ce décalage concerté de l’équilibre
traditionnel des pouvoirs, la nouvelle autorité sur les âmes, donc la
prédication, libérée des responsabilités collectives assurées ailleurs et
autrement, allait ouvrir un espace entièrement propre, celui-là même de l’intériorité
pour l’intériorité. On ne comprend le rôle éminent de Jean-Joseph Surin,
exorciste en titre des soeurs de Loudun, puis confesseur de Jeanne des Anges, que
si l’on conçoit sa vie mystique, qui fut une des plus fécondes du Grand Siècle,
comme toute accordée à sa mission officielle dans ses coordonnées
sociopolitiques les plus exactes. Là où les capucins qu’il vient suppléer, et
qu’il remplacera pour finir, exorcisent « à l’ancienne », au milieu
des convulsions, des hurlements, et d’un grand concours de peuple, traquant
l’Ennemi à qui ils font avouer publiquement sa terreur de l’Eglise et des
sacrements, Surin, jésuite, missionnaire de la modernité spirituelle et de
l’ordre de la nouvelle rationalité catholique, met en place un dispositif qui
rompt entièrement avec le vieux protocole d’une culture de la persécution — autrement
dit, de la projection au-dehors du mal et des angoisses collectives, combattues
par la puissance divine, quasi-oraculaire, retenue entre les mains de la
personne sacrée du prêtre. Il prend la Mère des Anges à part, la soustrait au
regard de la foule plus qu’il ne l’expose[9],
et lui fait toute une affaire des mouvements de son cœur qui préparent, parfois
à son corps défendant, mais jamais tout à fait à son insu, ses crises démoniaques.
Mutation sensible : la peccabilité humaine, le mystère du péché originel,
dont la tradition ecclésiale a surtout fait une dette collective, une souillure
touchant le status hominis
quand bien même l’individu que je suis n’est pas personnellement l’auteur du
péché d’Adam, devient au contraire le ressort inscrutable
(« mystique » a ce sens éventuellement péjoratif) de mon expérience privée
de la miséricorde divine, et bien sûr aussi, à l’inverse, du danger de mon
abandon de toute grâce comme de tout salut.
Surin,
et l’Eglise ne s’y est pas trompé qui a fini par consacrer sa méthode
spirituelle d’exorcisme, est ainsi un des minuscules ouvriers de l’immense transformation
des mentalités, qui, de l’âge de la persécution (des sorcières, du diable agreste
de la contre-société nocturne du Sabbat), nous a fait passer à l’âge de la
culpabilité (du combat intérieur de l’obsession, en amont de la possession, et
d’un démon intime dont la preuve psychique est la division du moi que j’éprouve
dans le conflit torturant de mes intentions morales et de mes indésirables
désirs). Que la « maladie des scrupules » se soit ainsi du même pas
que les stratégies d’appropriation toujours plus personnelle de la foi, et
justement dans le milieu dont les possédées de Loudun étaient issues (noblesse
intermédiaire, filles de famille aisées), ne se comprend pas sans qu’on
explique aussi le pourquoi et le comment de cet art nouveau de « faire
scrupule » des élans de l’intériorité, comme du style de l’intentionnalité
morale.
Mais
assez sur le pourquoi. Comment, au juste, Surin a-t-il produit cette
intériorisation de la culpabilité, comment a-t-il inculqué à Jeanne des Anges
cette leçon d’intériorité dont la grammaire est d’abord, chez lui, toute
entière mystique ? Comment, enfin, cet échange et ce travail de recréation
spirituelle qui, d’une possédée banale, a tiré une femme dont la sainteté, à la
fin, le disputait à la Mère de Chantal, a pu s’imposer avec tant de force aux contemporains,
au point de donner aux rituels collectifs d’exorcisme le tour intensément psychologique
qu’ils ne devaient plus perdre ?
La
trace a en été conservée par le journal spirituel de Surin, dont de Certeau a
édité de longs fragments[10].
On peut le résumer d’une formule qui prit pour Surin un sens terrible : ce
fut un échange projectif radical.
Car
si l’histoire de la psychopathologie a cessé de s’intéresser à Jeanne des anges
une fois ses signes diaboliques expliqués par l’hystérie, c’est un tout autre
portrait que nous dresse Surin au commencement de son ministère : celui d’une
femme rongée par des signes de mélancolie auto-accusatrice :
« car cette fille étant en son bon sens se comportait comme une personne
déjà jugée et condamnée de Dieu, avec de telles lamentations et gémissements
qu’il [Surin] ne la pouvait aucunement consoler »[11].
Mais Surin exploite ce trait en la persuadant de ne surtout pas craindre cette
« mélancolie » et de l’accroître plutôt en fuyant les mortifications
superficielles, qui ménage notre « amour-propre ». Développant avec
elle ses arguments sur le péché originel, cause première de la tentation, donc
de l’« obsession » (siège de l’âme par le démon) puis de la
possession (quand il s’y déchaîne, sans pouvoir cependant annihiler notre
volonté), Surin l’amène peu à peu au point qui nous intéresse : « La
Mère ayant reconnu tout cela et poussé par l’esprit de vérité qui l’assistait,
donna créance à ce que lui disait le Père de ne plus regarder les démons comme
auteurs des actions déréglées qu’elle faisait même durant son trouble, mais de
les attribuer à soi-même, et de s’en humilier comme de choses dont le principe
se trouvait en elle »[12].
Or il ne s’agit point là d’une simple conversion intellectuelle. Surin met au
contraire en œuvre, à partir de la spiritualité ignacienne, une surveillance
des mouvements intérieurs absolument constante et d’une minutie absolue :
« Il n’y avait pas un petit geste, pas une parole, dont il ne tâchait de
connaître l’origine ; et de fait, il la trouvait fort souvent »[13].
Il faut ainsi se représenter la familiarité complète de Surin avec Jeanne des
Anges, accompagnée dans les moindres détails du quotidien et portant à la pesée
de sa conscience des défaillances encore en germe, de simples idées de
faiblesse devant la vertu exigible d’une créature renvoyée sans cesse à son
impureté constitutive et au seul secours de la grâce. Que ce procédé ait paru
profondément choquant à ceux qui l’observaient, Surin est loin de
l’ignorer : « Il faut se rappeler que le Père avait pris à tâche de
délivrer la Mère par la culture de l’intérieur, ôtant les forces du démon par
l’usage de la vertu. Or il advint que sa conduite fut fort décriée et tenue
pour suspecte, comme particulièrement éloignée de la pratique ordinaire de
vaquer aux exorcismes. Le Père ne négligeait pas celle-ci, mais son principal
soin était de faire correspondre l’âme à la grâce »[14].
Surin
cependant, à mesure que se déroulaient ces événements « pour la plus
grande gloire de Dieu » et la satisfaction de ses supérieurs jésuites,
connaissaient des épreuves dont seul son journal, dans une section qu’il avait
expressément défendu de rendre publique avant sa mort, nous a laissé le récit.
Très tôt en effet, alors qu’il communiquait à Jeanne des Anges cette forme
de l’intériorité mystique qui se replie sur soi et n’offre plus que sa nudité absolue
au rayon de la grâce, se laissait inversement envahir par le contenu de
la folie démoniaque de l’âme qu’il entraînait avec lui dans cette surenchère
d’intériorité. Surin se retrouvait obsédé à son tour, et c’est semble-t-il de
1637, année de la mort de son père, qu’il se trouve « au commencement de
ses plus grandes peines »[15].
Alors qu’il accompagne encore Jeanne, Surin se couche, et sent un serpent
impudique le mordre partout et le brûler, ce dont il ne se défend qu’en
invoquant l’image de la Vierge à l’Enfant. Puis les démons le paralysent
mentalement, au point qu’il doit lui-même être à son tour exorcisé[16].
Surin n’ignore pas que cet échange des souffrance des âmes, entre l’exorciste
et la possédée, est l’effet immanquable du choix résolu qu’il a fait, dès le
départ, de s’offrir lui en victime substitutive pour gagner la délivrance de
Jeanne — ce qu’il découvre cependant, c’est que cette posture christique, si
sensible dans ses identifications, le conduit à l’abîme inattendu d’un consentement
à sa propre damnation… par charité envers Jeanne. Leur rapport, inouï et si
suspect aux yeux des exorcistes traditionnels, les unit au-delà de ce que les
hommes supposent : « … ce qui fonda une telle correspondance entre
ces deux cœurs, que les démons ont dit quelquefois qu’ils n’en avaient jamais
vue de pareille »[17].
Le nœud de projections croisées qu’il se resserre désormais sur lui déclenche
alors une mélancolie exactement homologue à celle dont Jeanne était partie, et
qu’il l’avait encouragé à radicaliser pour s’émanciper des tentations de la
chair et de sa joie de vivre malsaine : « … mon plus grand péché, et
qui me pesait le plus sur la conscience, était de faire les actions d’un homme
de bien, étant damné comme je l’étais »[18].
L’auto-accusation enfle monstrueusement, les raptus anxieux se succèdent, enfin
Surin se défenestre et manque se tuer. Vingt-cinq longues années, il passe pour
fou. Mutique, immobile, prostré, il est la proie de tels tourments intérieurs
qu’on affecte à ses soins un frère brutal qui craint sans cesse de le trouver
pendu et le bat sans qu’il ose même gémir. Surin rapproche son état des sentiments
de damnation qu’avait éprouvés Jeanne en lien avec sa possession intime par les
démons : c’est l’impression même de damnation éternelle des démons qui la
possédaient, mais qui l’obsèdent désormais à son tour, que Dieu voulait qu’il
éprouvât[19].
Comment
Surin devait enfin sortir de sa mélancolie, je dois encore le laisser de côté,
à regret, tant cette sortie de la folie reflète à sa façon le cycle paradoxal
d’approfondissement volontaire de la culpabilité, jusqu’à un absolu
d’humiliation qui cause le resurgissement dans la grâce, et qui avait
finalement triomphé de la possession de Jeanne des Anges. Son pivot est dans
cette sidérante expression que Surin laisse comme une pierre d’attente sur le
chemin qui mène jusqu’aux fondements cachés de notre sensibilité morale (et qui
passe certainement par Dostoïevski) : l’« amour de sa propre
abjection »[20].
Car un tel état, Surin l’a sans doute su, est une nouveauté sans précédent,
bien plus profonde que la réforme spirituelle de l’exorcisme.
« Faire scrupule » à autrui, et donc aussi
« se faire scrupule » de ses intentions les plus cachées, voilà donc
un dispositif dont l’invention, au 17ème siècle, exige un
renversement non seulement des fondements de la morale, mais du rapport social
au « mal », dont le caractère intraitable, ultime, mobilise justement
tous les ancrages symboliques de la collectivité. Que la scène de l’exorcisme
soit à cet égard commune avec celle de la mystique, de Certeau l’avait
parfaitement compris : une intériorité historiquement si nouvelle ne se
décrète pas, elle naît de la rencontre imprévisible d’opportunités éthiques,
sous la contrainte de rapports de force tant politiques que religieux qui
dépassent infiniment la conscience de leurs fragiles acteurs. Que la
culpabilité soit ainsi devenue en Occident le régime dominant du rapport personnel
au mal, et que la solution traditionnelle, persécutive, par imputation à une
cause intentionnelle externe, ait peu à peu disparu du devant de la scène, au
point qu’il nous faille un détour africain pour percevoir la contingence de nos
solutions, voilà du moins ce que je voulais suggérer.
Mais on peut alors légitimement faire deux remarques, en
laissant à d’autres lieux leur nécessaire problématisation.
La première touche le grain de ce que nous avons appelé longtemps,
dès avant Freud, « névrose de contrainte », et qui, désormais, soumis
à des tensions qu’il faudrait élucider, perd en apparence sa texture à la fois
morale et intrinsèquement subjective. Elle se reconfigure en une « simple »
gêne anxieuse, frappant solidairement l’agir et la pensée (on devrait même dire
de telles pensées, pour coller à la phénoménologie de ces troubles, qu’elles
« s’agissent toutes seules », et contre la volonté). Car si ce qui
précède est correct, il sera désormais extrêmement difficile de prétendre que
les obsessions ont toujours existé en tout temps et en tous lieux. Non qu’il
faille nier l’existence de substrats biologiques complexes aux états de doute,
d’anxiété, d’inhibition psychique, ni non plus à l’auto-imputation
excessive de la responsabilité, comme aux sentiments de compulsion à penser et
à agir contre ses idéaux. Mais parce que l’accent s’est déplacé, dans la
considération de ces phénomènes, des causes directes de leur réalisation mentale,
vers le contexte moral et social où c’est tout un ensemble de valeurs, de
concepts, d’émotions qui sont aussi sollicités, ensemble au sein duquel il
n’est pas évident qu’on « fasse scrupule » à quelqu’un (ou à
soi-même) de son intentionnalité propre dans les échecs ou les malheurs qui
arrivent — bref, que son intériorité potentiellement coupable soit un fait
d’évidence. Or si une telle configuration éthique n’est pas activement portée à
la connaissance des individus, si elle ne règle pas dès l’enfance et dans les
étapes cruciales de l’existence leurs actions et le jeu de raisons qu’ils
produisent pour les justifier et constituer autour d’eux un monde moral stable
et partagé, il n’y a tout simplement aucune chance pour qu’apparaissent névrose
de contrainte et mélancolie auto-accusatrice.
Je
veux en passant souligner combien je n’ai pas recours ici au relativisme
culturel. Il m’importe plutôt de mettre en valeur les raisons, éventuellement combinatoirement disposées, de nos attitudes face au mal.
Car les conventions sociales peuvent infiniment varier touchant l’expression comme
les formes de ce rapport au mal (par exemple, la nature de l’entité qui possède
et persécute les humains, qui est chez nous elle-même systématiquement
mauvaise, ne l’est pas au Sénégal, où ce peut être un ancêtre mort qui veut juste
qu’on l’honore). Ce qui varie moins, ce sont les modalités de l’imputation
morale, les raisons, par exemple, au principe d’une éthique de la honte ou
d’une éthique de la culpabilité. Ce ne sont donc pas de simples cultures qui
connaissent ou ignorent telle ou telle pathologie mentale. Mais ce sont des sociétés
cohérentes avec elles-mêmes, dont les raisons s’articulent en nombre fini, et
nous offrent d’ailleurs des choix moraux évaluables. Parfois, elles changent,
et il serait évidemment intéressant de s’interroger sur les effets de la
modernité individualiste et des religions de salut sur les Africains, en se
demandant si la crise que j’indexe ici sur la refonte spirituelle des rites d’exorcisme
au 17ème siècle, connaît des développements analogues en Afrique de
l’Ouest, à mesure que les structures traditionnelles s’y dissolvent.
La seconde remarque est un petit peu plus incisive. Si ce
que j’ai suggéré est correct, ne pourrait-on pas interpréter la tendance
actuelle à naturaliser les comportements moraux en s’appuyant sur leurs
variantes pathologiques, comme relevant elle-même de cette histoire de la
morale dont les cultures de la persécution, puis de la culpabilité, sont des
moments ? Loin de fournir une issue « scientifique » enfin
strictement descriptive et neutre devant ces affects moraux qui, à l’occasion,
deviennent morbides, la transformation actuelle de la névrose de
contrainte/obsessionnelle en TOC naturalisé serait alors l’indice d’une crise
de notre idée de la responsabilité et de l’agentivité. Il est sûr que la notion
paradoxale de « contrainte intérieure » fragilise l’évidence que notre
philosophie morale a placée dans la distinction de la contrainte (externe, car
imposée) et de l’obligation (interne et consentie), et que nous aurons plus de
mal qu’autrefois à résorber semblable dissonance en acceptant des formes de
division du moi qui font éprouver aux obsessionnels qu’ils sont comme « possédés »
par des pensées et des intentions qu’ils désavouent. Mais peut-être la
naturalisation actuelle esquisse-t-elle en creux une figure neuve de nous-mêmes.
Ce serait celle de l’individu à qui un TOC « arrive », anthropologiquement
distinct du vieux névrosé obsessionnel, parce qu’il peut légitimement chasser
comme hors-sujet les pensées intrusives et les
compulsions qui l’assaillent. Loin d’être une voie d’appropriation de son
identité la plus intime et la plus vraie, au risque de la mélancolie et de
l’effondrement mental dans l’auto-accusation, le TOC est devenu un parasite psychique
privé de sens. Mais dire cela, c’est pour moi juste un moyen, et, encore une
fois, de façon toute provisoire, de suggérer que la naturalisation de la
névrose de contrainte ne va pas forcément de pair avec une sorte de dé-subjectivation régressive, ou de liquidation des valeurs
fondatrices de l’individualité. Il se pourrait qu’on puisse y lire la figure à
venir de l’individu « autonome », peut-être encore plus pur, plus
seul, et (pourquoi pas ?) encore plus victime de lui-même qu’il n’a jamais
été — nullement désubjectivé, donc, mais encore plus
responsable de lui-même, au sens où il devrait désormais prendre en main sa
culpabilité comme, si j’ose dire, une variable d’ajustement.
Mais
c’est une autre histoire, et je n’ai fait là qu’une conjecture.
[1]
Sigmund Freud, « Remarques sur un cas de névrose
de contrainte », tr. fr. in Œuvres complètes IX,
Paris, PUF, pp.135-214.
[2]
Pour un tour d’horizon récent, voir Martine Bouvard
et al., Les troubles obsessionnels compulsifs:
Principes, thérapies, applications, 2006², Paris, Masson.
[3] Marie-Cécile et Edmond Ortigues, Œdipe africain, 1984², Paris, L’Harmattan : p.191, p.270, p.281-2.
[4] Voir Jean Delumeau, L’aveu et le pardon : Les difficultés de la confession (17ème-18ème siècle), 1992², Paris, Fayard et Le péché et la peur : La culpabilisation en Occident, 13ème-18ème siècle, 1983, Paris, Fayard, notamment le chapitre 10.
[5]
Le texte canonique à cet égard est le Traitté des scrupules : De leurs causes, de
leurs espèces, de leurs suites dangereuses, de leurs remèdes généraux &
particuliers, de Jacques-Joseph Duguet, Paris, 1717,
chez Jacques Etienne. Oratorien proche des jansénistes, Duguet
synthétise dans un contexte marqué par la question du laxisme et de la casuistique
jésuite, une littérature proliférante au 17ème siècle. Voir également,
de Colomban Gilotte, Le Directeur des consciences
scrupuleuses, examinant tous leurs scrupules, & enseignant la maniere
de les guérir, selon la doctrine de Gerson, des théologiens, & des Peres
de la Vie spirituelle, de 1697, dont la dernière édition paraîtra en
1757 chez François Delaguette, à Paris.
[6] Michel de Certeau, La possession de Loudun, éd. révisée par L. Giard, 2005², Paris, Gallimard.
[7] Je dis pré-moderne, car nous n’avons pas ici le type du bourgeois précapitaliste à la Weber ou à la Sombart.
[8] Paul Richer, Etudes cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie, 1881, Paris, Delahaye et Lecrosnier, pp.630-650. C’est aussi Georges Gilles de la Tourette qui publia l’autobiographie de Jeanne des anges.
[9] Jeanne des Anges servira bien à démontrer la puissance de l’Eglise sur le démon, puisque ses incroyables dermographies sur la main (traces gravées dans sa chair portant les noms de JESUS, MARIA, etc., laissées par les diables en sortant) furent exhibées devant des foules immenses. Mais elle ne fut ainsi mise en scène qu’une fois délivrée.
[10]
Jean-Joseph Surin, Triomphe de l'amour divin sur les
puissances de l'Enfer et Science expérimentale des choses de l'autre
vie: rédigés de 1653 jusqu'en 1660, soit plus de vingt ans après la
possession de Loudun, ces textes ont été réédités et préfacés par Michel
de Certeau en 1990 chez Jérôme Millon, Grenoble.
[11] Op.cit., p.48.
[12] Op. cit., p.80.
[13] Op. cit. p.82.
[14]
Op. cit., p.98 et p.114. Surin
fut même éloigné, un bref moment, de Jeanne des Anges, avant d’être finalement
rappelé et d’en compléter l’exorcisme.
[15] Op. cit., p.294.
[16] Op. cit., pp.35-45.
[17] Op. cit., p.60.
[18] Op. cit., pp.183-184, p.226.
[19] Op. cit., p.205.
[20] Op. cit. p.417.