La critique sociale, comme on sait désormais surabondamment, s’est intéressée de près à la dépression. De fait, il est difficile de passer à côté d’une expression du mal-être qui a tant de caractéristiques d’une « maladie du siècle ». En somme, avec la dépression, nous aurions eu à la fin du 20ème siècle, un équivalent de l’hystérie et de la neurasthénie à la fin du 19ème : non seulement des maladies bona fide, garanties par une médecine scientifique de pointe, mais, en même temps, des moyens d’expression privilégiés pour les malaises individuels et collectifs — donc des formes de sociabilité, et plus encore, dans le cas de la dépression, une sorte d’attracteur normatif, définissant d’un côté les bornes du normal et du pathologique en général dans la conduite humaine (le dépressif est paradigmatiquement celui « qui va mal »), et de l’autre, mobilisant les forces les plus puissantes de la société, en vue, par exemple, de « médicaliser l’existence » en réponse à cette perception du mal-être sous forme de « maladie dépressive », ou bien, à l’inverse, de « psychologiser » ce qui serait une réponse légitime des individus aux pressions sociales qu’ils subissent.
Tout cela est fort suggestif. [1]
Mais que se passe-t-il si l’on fait un moment confiance à l’analyse tout simplement descriptive, grammaticale (et peut-être logique) des usages savants de la notion de dépression ? Comment cette notion organise-t-elle, en effet, certains traits tout sauf rares de nos conduites et de nos sentiments (notamment de nos sentiments moraux), en sorte que des « dépressions » aussi contradictoires que celle du neurobiologiste et celle du lecteur de Foucault ou de Freud puissent chacune prétendre à un sens hégémonique ? Est-il seulement concevable que l’une soit vraie parce que l’autre est fausse ? N’est-on pas plutôt contraint d’avouer, sans qu’il y ait en cela la moindre démission intellectuelle ou philosophique, que la dispersion des sens, et, en même temps, la finesse des jeux d’implication qui les parcourent localement, nous en disent davantage que les réductions unilatérales qu’on leur impose ? On découvrirait alors, un cran en dessous des dépressions consacrées par la biologie ou la psychologie, un enchevêtrement d’impasses significatives et de connexions inattendues qu’il y a plus à admirer pour ce qu’il offre de souplesse pratique et d’élégance expressive qu’à sanctionner pour sa naïveté pré-scientifique. Notre « histoire naturelle » serait ainsi paradoxalement mieux révélée dans nos mots et nos attitudes ordinaires, ainsi que par les impossibilités formelles qui cernent ce qui peut se penser et se faire, que par des procédures de naturalisation en bonne et due forme. Du même coup, au lieu de jouer de façon relativiste telle ou telle « représentation » contre une autre (par exemple, en critiquant l’universalité anthropologique de la dépression [2] ), ce qui revient toujours à traiter peu ou prou les sujets sociaux comme passifs et soumis aux idéaux culturels dans lesquels ils baignent, l’ordre des raisons qui ajustent nos affects à nos conduites pourrait enfin s’autonomiser, et valoir pour lui-même.
Sur ces bases, on pourrait enfin, en toute hypothèse, reconsidérer les enjeux du conflit d’interprétations que j’exposais à l’instant.
Je ne nierai donc pas, au départ, une certaine consistance à la « maladie dépressive », comme on s’exprime parfois, comme s’il fallait chasser le soupçon que la dépression ne soit pas quelque chose de médicalement sérieux. Néanmoins, on ne saurait en rester là. Car, pour en arriver à traiter les affects dépressifs comme une « maladie » en soi, il a fallu une subtile formalisation psychiatrique de nos tristesses, de nos hontes, de nos culpabilités, de notre fatigue et de notre gestuelle ralentie ou douloureuse (avec l'institutionnalisation corrélative de leur prise en charge). Car ces dernières, en tant qu'objets de science, et tout particulièrement de neurobiologie, méritent un peu d'attention critique. Car il est immédiatement intuitif, je pense, que leur prise en charge au sein d’une « maladie » n’est pas le résultat empirique d’une découverte scientifique (comme la découverte des microbes à l’origine des pathologies infectieuses). C’est l’effet théorique d’une réécriture de leur teneur morale habituelle en des termes nouveaux, traitables par la neurobiologie, et engageant une analyse conceptuelle de ce que sont ou seraient « en vérité » la tristesse, la honte, la culpabilité, l’action se figeant, voire s’autodétruisant, et les douleurs qui s’ensuivent, etc. Mais voilà : appréhendée sous cet angle, la « maladie dépressive » révèle une logique spéciale. Et à ce titre, le savoir psychopatho-logique qui s’en déduit, qui est profondément rationnel et philosophiquement très dense, confère une dureté d’autant plus tranchante aux stratégies de normalisation médicalement assistée de la vie intime que dénoncent sociologues et psychanalystes. En effet, il procure aux acteurs (patients et soignants) l'assurance qui leur manquait : celle de n'agir qu'au nom de la vérité des « lois naturelles », loin de toute contamination idéologique, voire loin de tout enjeu moral de surface — quand cette référence morale n’est pas purement et simplement tenue, du coup, pour un écran de fumée néfaste à la saisie objective et scientifique de la dépression.
D’où le titre de ce chapitre : quelle transformations grammaticales et logiques faut-il imposer aux notions psychologiques ordinaires dans lesquelles s’exprime le mal-être dépressif, pour que, d’une part, elles deviennent les objets d’une science naturelle (i.e. de neurobiologie), et, d’autre part, pour qu’elles motivent des attitudes et des comportements (thérapeutiques, ou institutionnels) entièrement distincts de ceux qui régissent d’habitude l’appréciation morale de ces mêmes « symptômes » ? Que doit-on penser de ces transformations ? En quoi disent-elles mieux, plus clairement, et surtout plus véritablement ce qu’est la dépression ? Déplace-t-on enfin utilement les enjeux de la querelle naturalistes/constructivistes sur la dépression, si l’on passe par cette voie philosophique ?
Pour analyser les grandes lignes de l’évolution de la doctrine actuelle de la dépression, je propose d'en examiner trois dimensions.
Il semble en effet que les théories dominantes, neurobiologiques comme cognitivistes, facilitent une profonde démentalisation de la « maladie dépressive ». En fait, argumenterai-je, c'est de manière de plus en plus verbale et extérieure qu'on rapporte à l'esprit des pathologies désormais conçues soit comme des « troubles de l'humeur », soit comme des « troubles de l’agir » entrelacés à la cognition et aux émotions. La clé de cette démentalisation, c'est d’abord l'éclipse de toute analyse contextuelle et holistique dans la clinique de la dépression. Cet effacement, perpétré à l'ombre de silencieux a priori méthodologiques, s’effectue en douceur. La cohérence logico-linguistique du jeu des affects dépressifs (culpabilité, abjection, ennui, douleur, remords, lassitude, deuil, etc.), si sensible dans l’expérience morale, s'évanouit ainsi quand on la soumet au crible de techniques d'évaluation « dimensionnelle » qui en démembrent la systématicité vécue — c’est en tout cas l’effet manifeste des échelles psychométriques [3] .
Car il y aurait tant à dire sur ces échelles !
Le simple fait d'itémiser des notions aussi délicates que la tristesse, la honte, la culpabilité (je me sens …, un peu, beaucoup, etc.), en intercalant d'une énigme morale à l'autre des questions sur la durée et la qualité du sommeil ou de l'activité sexuelle, pulvérise la cohésion psychologique de ces émotions, en incitant le sujet psychométrisé à les réduire à de vagues sensations de malaise. Car ces dernières sont les seuls faits mentaux saillants qui lui restent, quand on les extrait isolément de toute élaboration psychique en continu, et qu’on suspend le dialogue, même interne, où elles apparaissent mutuellement comme des raisons les unes des autres. Ne compte plus, dès lors, que l'inertie des mouvements viscéraux fins que nous associons (et souvent plus en général qu’en particulier) au dégoût de soi, au remords, au sentiment d’échec ou de faute, sans aucune prise en compte des contextes spécifiques où ces états nous deviennent odieux. Du fait de tels procédés psychométriques, on n'est pas anxieux parce qu'on se sentirait coupable d'avoir honte pour rien, devant quelqu'un à qui on se résigne à en parler, mais sans savoir pourquoi il nous répugne sexuellement (ce qui serait d’une complexité intraitable). Mais on a et de l'angoisse, et de la culpabilité, et de la honte, et du dégoût (4 items, c’est tout simple). Ce problème fut d’abord mis en évidence dans le cadre des tests sur la personnalité par Chuck Carver, mais il est généralisable à toute appréciation d’un état mental par la voie psychométrique.
Outre l’ignorance méthodologique (qui est de principe) du caractère holistique des vécus affectifs et de leurs raisons, le postulat de ces questionnaires et de ces échelles est ensuite qu’on a accès en première personne, et directement, à la qualité de ses affects. « On sait » qu’on est coupable et non honteux, fatigué et non en colère, etc. Il ne vient jamais à l’idée de personne que c’est là une théorie philosophique des émotions bien spéciale. Ce n’est certainement pas celle dont les cotateurs ont l’usage dans leurs interactions quotidiennes, où, au contraire, qualifier exactement l’émotion qu’on ressent est un processus de négociation et d’ajustement permanent à autrui et à ce qu’autrui pense et ressent à notre sujet. Ainsi, je peux me sentir fatigué, mais autrui peut aussi avoir objectivement raison contre moi, qui me juge plutôt dans un état de rage et que j’étouffe à grand peine… Et les exemples de variations de cette sorte sont légion, qui ruinent complètement la croyance à un accès introspectif vrai par principe (ou du moins incorrigible) à la qualité de ses propres affects. Cette alternative rappelle en effet qu’il n’y a aucune émotion sans réponse co-émotionnelle d’autrui : il n’y a pas d’émotion sans entre-affectation réciproque, sans expression des émotions, ni sans que ces émotions soient adressées. Mais bien sûr, soulever une alternative conceptuelle de ce genre touchant les affects réhabiliterait divers procédés de l’entretien psychiatrique classique, sans échelle ni questionnaire, donc sans quantification. Elle les rendrait parfaitement naturels et même incontournables, précisément parce qu’ils sont subjectifs et intersubjectifs — tandis que l’immense majorité des praticiens considère aujourd’hui, malheureusement, qu’on a fait un progrès décisif en s’en débarrassant grâce à l’objectivation psychométrique [4] .
Mais la
méthodologie psychométrique est bien loin d’être la seule à incriminer, dans
la démentalisation (ou dé-moralisation)
des « émotions » et des « cognitions » dépressives (i.e.
dans la naturalisation des affects et des raisons en jeu dans une dépression).
Car il va aussi sans dire que cette démentalisation radicale (qui fait en somme du vécu dépressif l’épiphénomène plus ou moins arbitraire d’un trouble cérébral) a peu de chances de séduire un neurobiologiste. Celui-ci croit davantage aux accidents spécifiques de l’évolution-adaptation des organismes qu’aux explications trop directes par des désordres biochimiques élémentaires. Non que ces désordres n’existent pas, mais parce qu’il faut encore leur assigner une place dans l’économie fonctionnelle globale des organismes. Or ceci, on l’oublie, exige au moins quelque chose comme un « esprit », ou du moins, dès les animaux des zones supérieures de la phylogenèse, quelque chose qui sache tenir compte d’un « sens » ou d’une intentionnalité régie par des règles, si tant est que vivre, ce soit bien s’adapter, donc avoir des comportements intelligents (souples selon les contextes, révisables, etc.) — ce dont justement la dépression paraît alors être la pathologie par excellence, et même la pathologie qui vérifie empiriquement l’exigence d’un « esprit » pour articuler l’évolution darwinienne à l’éthologie. Mais aussitôt, on change de paradigme : on prend ici la dépression non plus sous l’angle du seul trouble de l’humeur (indexée sur le point de vue du psychopharmacologue sur ce qui se passe « dans la tête »), mais du ralentissement psychomoteur, autrement dit, de la faillite relative des plans d’action nécessaires (et là, l’environnement reprend tous ses droits). La dépression déprime affectivement parce qu’en amont, c’est l’initiative et le maintien persistant des plans d’action qui s’enlise et qui échoue. Dès lors, la dépression se rementalise : elle reste inscrite dans des coordonnées neurobiologiques, mais elle implique au moins la sorte d’esprit requis pour une stratégie intentionnelle d’adaptation selon des règles et des contextes mouvants, en sorte que la bonne explication des symptômes n’est plus le désordre biochimique (serait-il une cause prochaine), mais l’élucidation du rôle causal de ce désordre dans le comportement global, qui enveloppe bien d’autres dysfonctions possibles. C’est dans une telle perspective qu’on insérera à propos les thérapies explicitement cognitives et comportementales, en remarquant qu’elles visent non le contenu de sens des buts poursuivis par un dépressif, mais leur cohérence intentionnelle et leur succès en tant qu’actions finalisées.
Il n’en reste pas moins, dernier temps du parcours, qu’une telle intentionnalité malade, dans la dépression, suppose une notion d’esprit extrêmement courte. Ce qu’elle gagne en objectivité neurobiologique, elle le perd en qualité descriptive, en tendant, par la force des choses, à décanter une « vraie » dépression (dont la référence est finalement éthologique, puis évolutionnaire) et tout un discours accessoire, contingent, fait de rationalisations a posteriori, dont le grain moral propre n’est pas nié, mais qui relève de l’inscription socio-culturelle de phénomènes mentaux de base, lesquels expriment la régulation fonctionnelle de l’agir, régulation biologiquement contrainte (serait la régulation de l’agir humain, serait-ce donc un agir soumis en plus et par ailleurs à des normes non biologiques, mais morales ou sociales). Mais voilà : peut-on identifier la dépression chez les êtres humains sans donner un rôle constitutif à ces aspects moraux ?
Pareille vision de la texture intentionnelle propre à la dépression (de ses affects, des problèmes psychomoteurs qu’elle exhibe, du style d’action lent, las, lourd qu’elle commande), pareille délégation, donc, à la culture, des contenus fins de l’esprit dépressif est-elle tenable ? Pour poser correctement cette question, il faut la voir émerger de ce qui s’est construit pour qu’elle ne se pose justement pas, soit contre et malgré les théorisations de la dépression qui la vident a priori de sens. D’où mon recours préalable à deux conceptions un peu anciennes, mais remarquablement stables et toujours exemplaires de la dépression, celle de Sheldon Preskorn, et celle de Daniel Widlöcher.
« J’ai un ami chez qui a été porté le diagnostic de "dépression". On lui a donné une ordonnance d’antidépresseur. Récemment, je lui ai demandé s’il prenait toujours son traitement. Il m’a répondu que oui. Je lui ai demandé ce qui le déprimait. Il m’a répondu que c’était un manque de sérotonine dans son organisme. Je ne sais pas si nous étions totalement sérieux l’un et l’autre, mais je lui ai dit qu’en tout cas lorsque j’était interne en psychiatrie, on n’aurait jamais répondu de cette façon, qu’on pensait toujours que le patient était déprimé à cause d’un événement vécu récemment ou dans un passé plus lointain. » Strauss (2007 :125) [5]
Voici ce qu'écrivait par exemple Sheldon Preskorn [6] en 1998, sur le site de Medscape®, que de nombreux psychiatres américains consultent pour se tenir au courant de l'état des recherches, ainsi que des nouvelles recommandations thérapeutiques :
« Il se peut que le clinicien conclue que les symptômes dépressifs sont les résultats compréhensibles de la situation du patient dans sa vie et/ou de facteurs stressants récents. Bien que cette connexion puisse paraître évidente du fait de nos croyances culturelles, elle est souvent fausse. La dépression sévère (major depression) pourrait bien être la cause des problèmes de la vie, plutôt que leur résultat. (…) Avoir une "raison" pour une dépression sévère n'en altère pas le cours, n'en réduit pas la sévérité et les conséquences, ni n'en change la capacité à répondre à un traitement. Néanmoins, il se peut que des cliniciens ne traite pas une dépression grave, s'ils perçoivent que le patient "a une raison pour être déprimé". Pourtant, ils n'auraient jamais l'idée de ne pas traiter un infarctus du myocarde ou un carcinome au poumon parce qu'il y a une "raison" pour que le patient ait la maladie, comme avoir un excès de poids, ou être fumeur. (…) [Les patients dépressifs] se sentent coupables ou responsables de leur maladie (illness). En cherchant une raison, ils attribuent souvent leur maladie à des facteurs extérieurs comme des "stress" au travail, ou à la maison. Il se peut que les difficultés au travail ou chez soi soient un résultat plus qu'une cause de la maladie » [7] .
L'élimination des raisons (qui ne seraient que des façons de décrire la compréhension en première personne des états morbides, voire de leur attribuer de fausses causes sur la base de rationalisations a posteriori) au profit des causes (qui sont seules réelles, et qui sont en outre biologiquement définies) est familière au philosophe ; ce qui est plus nouveau, c'est sa transformation en idéologie psychiatrique et thérapeutique.
Il est évidemment tentant de hausser les épaules, et de dire : bien sûr, si l'on commence à expliquer aux gens que le problème, ce n'est pas eux, ni ce qui arrive à leur personne, mais leur cerveau, c'est absurde : c’est faire comme si le cerveau n’était pas, justement, un organe spécifiquement sensible aux « raisons » de se trouver dans telle ou telle situation désastreuse, d’y agir à mauvais escient, d’en subir les conséquences, etc. Qu’il y ait une inertie propre à la réponse neurobiologique à ces états « qui ont des raisons » d’être ressentis comme ils le sont, ou que le cerveau, comme tel, puisse également subir des altérations d’origine génétique ou biochimique indépendantes de ce qui arrive à la personne dont le crâne contient le cerveau, cela, d’autre part, est parfaitement sûr, et acquis d’avance. Mais le sophisme de la dépression ramenée à l’état dépressif du cerveau est ici trop grossier. Il va de soi en effet qu’on ne soigne pas des cerveaux dépressifs, mais des gens dépressifs qui ont un cerveau, et qu’on ne juge de la pertinence réelle de ses actes thérapeutiques comme de ses théories de la dépression qu’aux effets sur la personne, pas sur ce qu’elle a à l’intérieur de la tête.
Mais il faut résister à la tentation de récuser de but en blanc la position de Preskorn, car elle s'appuie sur une philosophie très cohérente. Si les malades sont invités à prendre les antidépresseurs, dit-il, « comme des antibiotiques » (sauf que les antidépresseurs agissent plus lentement), c'est dans le cadre d'une reconfiguration délibérée de la perception de soi que pourrait avoir le patient déprimé ¾ et qui transforme le quidam « profondément déprimé » en un « dépressif majeur » caractérisé. Preskorn se bat en effet d’abord et avant tout sur le front de la stigmatisation : ce n'est pas une faiblesse de caractère que de prendre des antidépresseurs. « Ne vous faites aucun reproche pour votre grave dépression. Rendez-vous compte que vous n'avez pas demandé à en souffrir. Votre estime de vous-même a été et est vraisemblablement ébranlée, comme ce serait le cas de toute personne qui connaîtrait un pareil épisode. [je souligne] Epargnez-vous toute pensée négative pour le moment ». Ensuite, il n'exclut pas la psychothérapie, mais souhaite la décider cas par cas, entre lui et son patient, et qu'elle accompagne le traitement chimique. Enfin, conscient de ce que le pronostic a en lui-même de déprimant, il élabore d'excellentes périphrases pour minimiser le risque de rechute. Mais c'est justement cette stratégie qui l'amène au tournant décisif : la baisse de l'estime de soi, qui est au départ un signe clinique de dépression, en devient progressivement l'effet causal. Et l'on doit d'ailleurs étendre ce raisonnement à tous les aspects mentaux de la dépression : il en va pareillement avec les attributions d'influence négative aux proches ou aux circonstances, dont le retour et l’intériorisation morbide (blâme contre soi, etc.) sont pour finir des effets du même type, imputables « à la maladie dépressive ». Il en irait de même avec la fatigue et les algies diverses qui accompagnent quelquefois l’expérience dépressive : elles ne sont plus des signes « qu’on n’y arrive plus », et que, du coup, la réponse d’autrui dans l’interaction habituelle se détériore, rendant encore plus déprimante la dépression. Non : la dépression sévère, celle qui persiste et ne se résout pas spontanément, a tout cela pour effets, et tout ce que le sujet peut en croire n’est qu’une dangereuse porte ouverte à une imputation causale à soi-même (ce qui alimente la dépression, et finalement l’exprime dans la conscience) de ce qui a pour véritable cause un dysfonctionnement cérébral asubjectif.
Or Preskorn ne commet, ce faisant, nul sophisme. C'est le propre de toute description de nos états mentaux que de ne pas résister à leur réécriture comme des effets causaux de nos états cérébraux. Disons que c'est un truisme de dire que, globalement, ce que nous pensons a pour répondant une activation neuronale = x. Certes, la réciproque est fausse, puisque bien des activités neuronales n’ont pas d’incidence manifeste sur ce que nous pensons. Mais ce que Preskorn met en œuvre, c’est la radicalisation absolue de ce truisme : il n’y a plus aucun point d’accroche des raisons subjectives d’être déprimé dans la connexion bien close sur elle-même et parfaitement autosuffisante des causes objectives et neurobiologiques de la dépression. Il est impossible, à la limite, de donner même une « raison » d’être dépressif qui soit autre chose, sans qu’elle le sache, qu’une rationalisation elle-même morbide, qui survient sous l’influence d’une humeur altérée. Et quelle « raison » peut tenir, en effet, quand on fait de la dépression une tendance à multiplier les « cognitions négatives » ?
C'est le principe du cercle (vicieux et vertueux) où tourne la conception de la dépression exemplifiée par Preskorn, et qui la rend inexpugnable. Car, dans la mesure où les patients se plient à un tel procédé d'évaluation de leur humeur, ils entérinent de facto que leurs raisons d'être déprimés ne jouent pas de rôle causal dans ce qu'ils ressentent. On peut crier à la dépersonnalisation tant qu’on voudra. C'est précisément la condition sine qua non pour isoler la molécule qui influera sur leur humeur, et permettra une réadaptation mise en danger par un certain degré d'angoisse, de tristesse, ou de fatigue prétendument « psychogène », etc. Aucune de ces molécules ne pourrait être testée, ni son efficacité établie, si l'on ne pouvait interroger les patients à qui on les administre sur des items traitables par le statisticien comme autant de dimensions disjointes. Comme l'anatomie de la dépression est de plus en plus une subdivision biologique de ses symptômes-phares, conçus comme des cibles chimiques, on ne peut juger la thérapeutique qu'à l'aune de ce que les neurobiologistes isolent de chimiquement pertinent pour ces troubles. Et à quoi d'autre, en effet ? Mais ces troubles n'ont, par principe, aucun ancrage subjectif, ni même individuel. Bien au contraire, il faut impérativement les recenser dans une population standardisée. D'une échelle de Hamilton pour le diagnostic à une échelle de Zung pour apprécier l’impact du traitement, la boucle est bouclée. Entre temps, tel procédé cognitivo-comportemental, ou telle molécule (imipramine, fluoxétine, etc.) ont fait leur effet.
Le fait troublant, c’est qu’on ne sait plus exactement de quoi on parle. La dépression, en un sens, a perdu toute qualité et toute forme, elle n’est plus rien qui se vive, mais quelque chose = x qui a pour effet que vous éprouvez en gros (i.e. statistiquement) ce que les gens nomment « dépression ». A moins de définir franchement, et on l'a fait [8] , la dépression comme « ce qui guérit sous antidépresseur », formule admirable, où se consomme la transformation alchimique d'un système de signes cliniques en agrégat d'effets biologiques ¾ et ce, non comme solution au problème nosologique de la maladie dépressive (en quoi consiste-t-elle ?), mais comme un programme de recherche extensible à l’infini. De fait, puisque la dépression est « ce qui guérit sous antidépresseur », on peut remettre en jeu les hypothèses en invoquant la « dépression résistante », dont la définition technique est tout simplement qu’elle ne guérit pas sous les antidépresseurs qui existent aujourd’hui [9] . Voilà donc ce qui se passe à la sortie du cercle dont Preskorn indique la courbure. Il ne faut pas guère d’imagination pour comprendre ce qui se passe aussi à son point d’entrée : si l’on augmente d’un simple gradient le périmètre des affects tristes, des humeurs malheureuses, des douleurs morales qui voisinent les états dépressifs déjà reconnus par les échelles psychométriques, il devient parfaitement concevable d’ajuster toute demande de mieux-être à d’éventuelles possibilités biochimiques ou cognitivo-comportementales encore inexploitées. Un tel processus est d’ailleurs parfaitement opératoire dans la logique sociale des associations de patients, quelle que soit leur maladie : comme les cliniciens leur abandonnent désormais une part de la tâche de définir les seuils pathologiques, et que l’effet direct en est d’inclure ou d’exclure des individus non seulement des groupes de soutien ou de parole, mais aussi des cohortes que ces associations offrent aux essais cliniques, la dynamique de la reconnaissance, de la réparation, et les tendances démocratiques à l’œuvre dans leurs actions collectives poussent à l’inclusion de cas de moins en moins définis [10] .
Quoi qu’il en soit, et que le cercle que j’isole de la logique exemplaire de Preskorn soit large ou étroit, le sujet dépressif en est radicalement exclu. En même temps, et c’est pourquoi il ne faut pas perdre de vue le gain qui s’opère, il se retrouve étroitement cerné par lui, dans la réalité objective de sa souffrance.
Il y a cependant un abîme, et j'ose le dire, un abîme scandaleux, entre le raffinement de la neurobiologie psychiatrique, et l'indigence quasi-saugrenue des procédés cliniques usuels pour évaluer les effets des molécules sur l'humeur. Tout se passe comme si les cliniciens ne lisaient jamais de psychologie sociale expérimentale. Stanley Schachter et Jerome Singer, dans les années 60, avaient monté un dispositif expérimental ingénieux pour voir jusqu'à quel point ces « attributions » à l'entourage et aux circonstance extérieures, qui chagrinent tant Preskorn, décidaient du vécu émotionnel mental et social, vécu éprouvé dans une interaction, et soigneusement distingué des états d’excitation corporels [11] . Ils avaient donc injecté de la noradrénaline (qui stimule le système nerveux sympathique) à des sujets persuadés d'essayer une drogue agissant sur la vue. Divers groupes avaient ensuite été constitués pour remplir des questionnaires sur les effets supposés de l’expérience. L'un des groupes comprenait un complice, qui se donnait pour but d'égayer les sujets ; un autre comprenait aussi un complice, mais qui se chargeait, lui, par sa légitime indignation devant les questions posées («Combien d'amants a eu votre mère ? »), de monter la salle contre les expérimentateurs de la prétendue drogue pour la vue. La même drogue administrée aux deux groupes avaient provoqué des effets émotionnels opposés : jovialité dans le premier, rage dans le second. Mais, pour interpréter psychologiquement les modifications ressentie sous noradrénaline, non seulement les sujets testés avaient eu recours au contexte émotionnel de l’interaction, mais ce contexte avaient superbement montré sa prévalence sur tout déterminisme biologique. L’expérience donne à réfléchir. On s'est souvent inquiété du fait que les antidépresseurs soient tous testés contre des placebos inactifs. Que se passerait-il si les sujets ressentaient quelque chose (d'éventuellement déplaisant) qui leur suggère qu'ils sont en train, peut-être, de subir les effets du médicament ? Quelle serait la dynamique attributive de leurs croyances ? Peut-on imaginer des dispositifs expérimentaux capables d'évaluer la construction intentionnelle des émotions, voire l'effet de simples rationalisations sur l'amélioration de la condition psychique ? Il y a là quantité d'expériences peu coûteuses et intellectuellement stimulantes à tenter avec tous les psychotropes, et notamment les antidépresseurs [12] .
Loin de moi l'idée que ces expériences résolvent le problème de l'intentionnalité selon des raisons, ou celui de la subjectivité des affects dépressifs ! Du moins permettent-ils de ne pas contrevenir à l'exigence scientifiquement légitime qu'on formule des objections positives contre leur exclusion a priori. De toutes façons, même si de telles expériences modifiaient notre idée du rôle des attributions rationalisantes dans l’élaboration des émotions dépressives en les intégrant à une explication causale de la maladie (causale, mais nullement biologique), il resterait tout un ensemble de difficultés purement conceptuelles que j’aborderai plus bas.
«
The philosopher picks some capacity that human beings have, a capacity which
is in one way or another useful for human beings to have, and argues that
it must have been selected by the evolutionary process ». Putnam (1992
: 20).
Le grand argument en faveur de la naturalisation de la vie mentale, c'est le statut bifide de l'action : d'un côté, l'action a des buts, et la réalisation ces buts plonge ses racines dans les intentions de l'agent qui les sélectionne (agent dont il faut, autrement dit, reconnaître la participation « mentale » à l'action) ; de l'autre, l'action produit un effet dans la réalité. Mais la chaîne causale qui aboutit à cet effet a toujours déjà commencé en amont : avant que mon doigt ne relâche la détente, des informations nerveuses ont été véhiculées jusqu'à ma main, etc. L'idée cardinale du naturaliste est que l'activité en amont du déclenchement effectif du tir (i.e. la circulation d'informations dans les neurones impliqués), coïncide avec l'intention mentale du tireur. L'intention, par là, devient une partie réelle de l'action, et elle est en droit passible du même style d’explication causale qui vaut pour les phénomènes naturels. Ce schéma un brin métaphysique a été depuis une dizaine d’années complétée par un recours à la théorie de l’évolution. Ne sont retenus par la sélection naturelle que les organismes dont les actions sont bien adaptées au contexte où ils jouent leur survie. Plus les êtres vivants sont haut placés dans la phylogenèse, plus complexes et intelligentes sont leurs actions adaptatives [13] . Avec les animaux sociaux, puis les primates et l’homme, les réponses à l’environnement sont de moins en moins exclusivement mécaniques ou réflexes. Elles obéissent de plus en plus à des règles, souples et révisables, mais néanmoins stables, et que partagent en outre les congénères. Quand on prend les choses sous cet angle, il n’est plus possible de naturaliser l’action en s’appuyant uniquement sur les prémisses neuronales, si j’ose dire, de l’intention d’agir ; il faut fournir une explication causale (naturaliste) de l’action qui explique les comportements des êtres vivants en tant que comportements intentionnels. Car la nature, ce n’est jamais seulement les neurones ; c’est aussi l’écosystème, et, dans cet écosystème, les relations avec les congénères (notamment sexuelles, s’il doit y avoir sélection naturelle). Ce que nous appelons en langage ordinaire « actions », ce n’est donc rien d’autre, en somme, que ce qui se passe « entre » le milieu naturel mouvant et un cerveau dont la plasticité est du coup tout à fait essentielle dans un cadre darwinien élargi. Les prémisses neuronales de l’action ne s’arrêtent donc pas à l’action en un sens vague, soumise à toutes sortes de paradoxes ou d’ambiguïtés verbales. Elles aboutissent à une conclusion exprimable en termes rigoureux de sélection et de fitness. Réciproquement, le milieu peut parfaitement exercer une pression dont la plasticité neurale est forcée de tenir compte — certains organismes en escomptant un avantage évolutif crucial. C’est désormais l’ensemble du trajet conceptuel qui procède de l’intention objectivée dans les pré-activations neuronales (avant les gestes), pour déboucher sur des gains adaptatifs pour l’organisme (dans son milieu naturel), qui vaut comme naturalisation effective de l’agir. Par là, on dispose enfin d’un concept objectivé de l’action ; et comme on voit, l’action n’est plus dans cette version évolutionnaire un simple effet causal des pré-activations neuronales. L’action causée est une action intentionnelle, intégrée à un comportement intelligent, elle obéit à des règles et elle est sensible au contexte-environnement. L’action causée, en d’autres termes, est une action qu’on peut qualifier de « normale » ou d’« anormale ». Elle a un sens.
Daniel Widlöcher connaît parfaitement ce raisonnement, dont il y a d’ailleurs plusieurs variantes. Il aboutit à deux choses bien distinctes.
Que disent
donc Les logiques de la dépression, et comment
le prouvent-elles ?
Comme la thèse que Daniel Widlöcher y soutient
sur la « réponse dépressive » est constamment intriquée à la réfutation d'hypothèses
concurrentes, auxquelles elle emprunte pourtant une partie de leur contenu,
jugé correct, on peut s’appuyer sur une brève synthèse :
«Or, les
deux caractéristiques fondamentales de la nouvelle théorie sont que ce type
de dérèglement n'est pas une altération d'un état affectif, mais l'amplification
d'une réponse comportementale naturelle, et que la tristesse n'est pas le
facteur qui explique cette réponse. Les signes de la dépression ne sont pas
les expressions de la tristesse. Ils témoignent d'une attitude de figement
qui s'accompagne de tristesse»
[16]
.
Il y a, condensées dans ce bref fragment, pas moins de six thèses :
La grande puissance de séduction de ces idées s'explique aisément. Elle coupe court de façon redoutablement efficace au conflit des explications psychogénétiques ou organiques de la dépression. Il y a bien un effet « mental » dans la dépression : le vécu basique de désespoir et d’impuissance. En conséquence, rien n’empêche que s’y greffe une logique de la perte et du deuil, qui n’est pas minimalement mentale (les animaux peuvent l’expérimenter), mais plus riche, voire franchement spirituelle. Toutefois, cette logique humaine sophistiquée est par là remise à sa place d'effet de traîne, si j'ose dire, du figement primitif des actions, et placée sous la tutelle d'une psychobiologie qui suppose qu’une dysfonction du cerveau n'est intelligible qu'à la lumière des contraintes de la sélection naturelle sur les interactions de l’organisme avec l’environnement.
Widlöcher le note aussi, on se débarrasse également par ce biais d'une plaie au flanc de la théorie de la dépression, celle de l'opposition radicale entre le normal et le pathologique. Car il n'y a plus de critère interne à la dépression (même plus psychopharmacologique, même plus, donc, de « déficit » de sérotonine), qui ferait d'elle, dans tels cas, une maladie, et dans d'autres, non. S'il s'agit d'adaptation, le critère devient externe. Du coup, il y a une dépression « à propos » (dont le type est le deuil ordinaire des êtres proches, lequel, paradoxalement, est même un procédé salutaire de détachement, un état psychique douloureux dont il serait nocif de priver les gens frappés par une perte). Et il y a aussi une dépression « à vide » [19] qui ne sert aucune fin de cet ordre, qui n’est pas sans présupposer la potentialité des affects dépressifs à se saisir d’un objet, mais qui n’est pas intégrable à une stratégie d’action utile à l’organisme (certains phénomènes dépressifs saisonniers et cycliques pourraient illustrer ce cas de figure). En ce sens, Les logiques de la dépression surmontent de façon originale une opposition dont le durcissement polémique a de lourdes conséquences : celle des dépressions « endogènes » et « névrotiques » (ou « réactionnelle »). Qu'il y ait endogénéité (génétique ou encore liée à la biochimie des monoamines), cela n'est plus qu'un facteur d'appréciation clinique parmi d’autres. Certes, on donne les mêmes antidépresseurs aux deux sortes de dépressifs, avec des effets analogues. Cela n'est pourtant plus, comme chez Preskorn, un motif pour rejeter la psychothérapie comme utile à la marge, car non-biologique. Au contraire, le cerveau dépressif s'insérant dans un contexte de contraintes adaptatives propre à notre espèce (dont les contraintes sociales), c'est dans leur effet relatif sur cet environnement interpersonnel, là donc où les intentions comptent, morales comme culturelles, que les psychotropes doivent faire la preuve de leur efficacité.
Ce point
de vue de méthode est assez aisé à conforter empiriquement. Par exemple, on
s’est longtemps demandé s’il existait un profil dépressif des femmes. De nombreuses
études ont été consacrées à l’impact des événements de vie récents (vécus
comme stressants, ou, plus finement, même s’ils n’avaient pas été vécus comme
tels) pour prédire la survenue d’un épisode dépressif majeur
[20]
. Ces études, datant d’avant le grand tournant des années
1980, ont été évidemment soumises à de minutieuses contre-enquêtes, pour établir
si, en réalité, les corrélations constatées n’étaient pas dues à une constante
cachée : un déterminisme génétique commun, affectant les personnes dépressives
et leur environnement familial
[21]
. Mais rien n’y a fait : l’intentionnalité de la dépression
eu égard aux événements stressants n’a jamais pu être complètement éliminée.
C’est enfin la série de travaux consacrés aux effets à long terme des abus
sexuels infantiles qui a fermement établi, dans un paradigme naturaliste cohérent,
que la génétique ne rend pas compte de telles corrélations
[22]
.
Pour ces motifs, la thèse de la dépression-pathologie
de l’agir n'est pas unilatéralement éliminativiste
(i.e. hostile à la prise en compte des croyances des malades au sujet
de leur dépression, en tant que croyances, raisons, motifs, etc.). On peut
même opposer cette attitude à celle de Preskorn.
Car les explications motivationnelles (et surtout les freudiennes) ne sont
pas mises d'emblée hors-circuit par ce naturalisme.
Widlöcher veille à ne pas dissocier aussi brutalement
que Preskorn le vécu subjectif et le mécanisme neurobiologique
sous-jacent, en disqualifiant ce
vécu comme une simple agglutination de rationalisations autodépréciatives,
par lesquelles le malade, dans l'ignorance de dysfonctionnements cérébraux
indépendants de lui, finirait, faute de causes qu'il comprenne, par s'attribuer
à tort la responsabilité de son état. Ainsi, dit Preskorn,
il croit que c'est parce qu'il a échoué qu'il déprime, alors qu'il est plus
vraisemblable que c'est parce qu'il était dépressif qu'il a échoué. Non !
Précisément parce que les dispositions du malade et les actions qui les actualisent
sont conçues en continuité, le vécu subjectif et l'ensemble de motifs qui
le tissent (y compris inconscients) n'est pas sans valeur, et il offre prise
à une psychothérapie qui n’est jamais une approche simplement palliative ou
symptomale. Certes, sans la fragilité intrinsèque
de l’agir adaptatif qui sous-tend, chez des êtres aussi complexes que nous,
la « réponse dépressive » ne viendrait pas donner cette inertie morbide qui
consacre l’écart entre un simple moment déprimant et la « maladie dépressive
». Mais qui dit « réponse » dit aussi réponse à une question, et dit
donc intentionnalité et sens. Ce n’est plus la « réponse » du couple
stimulus-réponse. Il y a place pour un esprit qui révise ses comportements,
qui s’adapte au contexte, etc., même si cet esprit est un esprit naturel,
une entité mentale émergeant d’un organisme soumis aux lois générales de la
biologie (autrement dit, pas juste aux contraintes physico-chimiques, mais
également à l’évolution). On n'a donc jamais chez Widlöcher,
ni dans tout ce courant de pensée cognitiviste, de recours à une biochimie
antimentaliste, augmentée de généralités sur la théorie de l'attribution,
qui sert de viatique à la psychiatrie dominante dont Preskorn
se faisait le porte-voix.
Toutefois, Les Logiques de la dépression s'efforcent
de rendre compatibles des positions qui ne le sont pas
[23]
. La solution par la réponse dépressive est grevée dès le
départ d'une hypothèque qu'elle ne peut pour finir lever, et qui n'est pas,
j'insiste, liée à la validité clinique du modèle (on observe ce qu'on veut
observer, et on peut croire du coup qu'on vérifie ce qu'on veut vérifier),
mais à la critique conceptuelle dont on prétend faire l'économie, en utilisant
le procédé qui consiste à transformer une conjecture philosophique en méthodologie
scientifique. La naturalisation psychopathologique de l'intentionnalité de
l'action, à quoi la dépression « sert d'exemple », a un coût élevé. Si l'on
remonte aux intuitions qui la soutiennent comme à celles qui y contreviennent,
on s'aperçoit que les six thèses plus haut sont des plus fragiles. Et comme
pour voir une action (ou un empêchement à l’action), il faut une théorie conceptuelle
de l’agir, cela change quelque chose à l'observabilité même des « faits
cliniques » comme à la nature de leur prise en charge psychothérapeutique.
Soit donc ces thèses :
La comparaison
avec les animaux prend son sens dans une perspective darwinienne (celle de
la sélection et de l'adaptation). Le sens du «sens» (i.e. ce à quoi
sert vraiment ce qui est sémantique dans l'intentionnalité), c'est de servir
les fins de l'espèce. Tout le reste qui ferait sens (i.e. ce que les
sujets rationalisent à leur propre égard) serait épiphénoménal. Or il y a
encore ici une apparence trompeuse. Car de la même manière que Widlöcher
élargit à l'infini l'horizon de la naturalisation de l'action à l'adaptation
ultime de l'espèce, et suppose dans ce but des réponses psychobiologiques
innées (dépression et angoisse), de
même pouvons-nous dilater sans mesure l'horizon de son irréductible donnée
morale. On m'objecte la Nature et son cours grandiose sous la pression de
la sélection ; je réponds par l'Histoire qui nous dénature. Que signifie «
être adapté » à un environnement si mobile que dans le cours d'une vie chacun
est exposé à une pluralité de langues, de cultures et de climats ? Il y a
beau temps que notre ancêtre chasseur-cueilleur émergeant hypothétiquement
de la Nature (un peu comme le singe est descendu de l’arbre bien avant que
l’homme ne descende du singe), et dont les compétences psychomotrices particulières
serviraient de base à l'homme moderne, ne chasse plus ni ne cueille. Autrement
dit, l'équipement cérébral dont il a hérité a servi d'autres fins que celles
qui en motivaient l'acquisition, et cet équipement n'a été conservé que parce
qu'il n'était pas incompatible avec les usages résolument distincts
que notre univers humain, qui est tout sauf naturel, a exigé de lui. Tout
argument par la sélection naturelle se retournera comme un gant, dès qu’on
voudra lui faire jouer un rôle de critère empirique objectif, et non de principe
général de régulation.
Nous voici rendus : il demeure constamment possible de rendre certaines dépressions, des plus profondes et des plus biologiquement conditionnées, compréhensibles. Il y a en effet dans le désir humain le ressort des vœux les plus fous dans l'absence avouée de tous moyens raisonnables de les réaliser, sans que nous puissions en rien traiter le désir en jeu comme une pathologie de l'inadaptation. Certes, l'état où nous sombrons alors, même s'il est proprement humain, s'observe chez les animaux. Mais à le projeter d'eux sur nous, c'est l'intentionnalité la plus bête que nous recueillons pour expliquer notre désastre. C'est ainsi de l'inadaptation des humains à l'objet impossible de leurs désirs que procèdent bien des dépressions sévères. Car on peut se déprimer de ne pouvoir rendre à autrui certains chaudrons avec toute l'impertinence de la fable de Freud, et de ne pouvoir conserver le beurre, l'argent du beurre et le sourire de la crémière, alors que c'est bien là tout le désirable. La grammaire paradoxale de l'intentionnalité du désir ouvre ici bien des pistes. L’espace manque pour les suivre [30] .
Il suffit
cependant de se reporter à la fin des Logiques
de la dépression pour lire, après une profession de foi naturaliste, rien
moins qu'une rassurante palinodie :
« Le codage
cérébral qui porte à la fois sur la perception de la situation et la production
de la réponse dépressive n'a de sens que par rapport à cette situation et
à cette réponse. C'est par référence à l'explication psychologique que nous
décrivons le mécanisme physiologique. Etre déprimé ne se comprend que par
référence à un ensemble de codes biologiques et sociaux qui règlent les interactions
sociales »
[31]
.
On aura beau faire, l'appréciation de la situation, donc les intentions supposées des autres et, réciproquement, celles qu'ils nous imputent, auront toujours le pas sur les intentions motrices (même précâblées) pour interagir avec nos congénères comme avec les régularités saillantes du milieu. Il est en fait plus vraisemblable que ces intentions motrices déterminent si peu le contenu des interactions sociales et morales de haut niveau, que l’inverse. Mais alors, pourquoi d’immenses préliminaires tout-naturalistes, pour une conclusion si contraire ? Du côté du cerveau, en médecine mentale, il y aurait donc énormément à découvrir, mais peu à penser, parce que s'engager dans cette direction répond d’avance aux questions cliniques essentielles (sans que ce soit une faute, d’ailleurs : comment procéder autrement ?). Du côté de la subjectivité de la dépression, en revanche, il n'y pas grand chose à découvrir (qui du moins s'accumule empiriquement), mais beaucoup à penser — et, en y réfléchissant à deux, peut-être suscitera-t-on des formes nouvelles d’interaction avec le patient.
« Mais on a alors l’impression que la psychologie (universitaire), à la différence des d’autres pratiques que nous appelons sciences, nous en dit moins que ce que nous savons déjà. Comme si ce qui la distinguait de la physique, ou même de l’économie par exemple, n’était pas le manque de précision ou de capacité de prédiction, mais le fait de ne pas savoir faire usage de ce que nous savons déjà sur les sujets dont elle traite. L’un des charmes de la pratique de la linguistique, c’est qu’elle donne, ou devrait donner, son plein déploiement à notre connaissance quotidienne de ces données. Et tel est également, ou devrait être, l’un des charmes de la philosophie du langage ordinaire ». Cavell (1979/1996 : 153-154)
Mais revenons aux affects. Une chose en effet est d’affirmer qu’il n’est pas plausible, en bonne neurobiologie, d’en faire le point de départ causal des phénomènes dépressifs (on peut préférer, on vient de le voir, une doctrine de la dépression comme pathologie de l’agir), une toute autre serait d’éliminer ces affects comme un accompagnement contingent de la dépression (même si on doit garder à l’esprit les cas de dépression « masquée » ou souriante, ainsi que les algies tenaces qui se substituent parfois à la douleur purement morale). L’affaire est plus sérieuse encore pour un partisan de l’irréductibilité de l’intentionnalité des états mentaux dépressifs : si le psychopathologue de l’action peut se contenter d’échos mentaux vagues de l’échec à agir (impuissance et désespoir, helplessness et hopelessness), il n’en va pas de même quand on prête aux interactions émotionnelles fines, notamment d’ordre moral, une valeur décisive dans l’identification, la spécification, l’entretien mutuel, et peut-être la psychothérapie de la dépression.
Commençons par ceci : si l'on sépare nos émotions tristes des raisons que nous avons de les ressentir, dispose-t-on encore de critères pour les identifier ? Prenez-en deux, comme la tristesse et la colère (ou l'irritabilité, qui ne retient de la colère que la disposition à la manifester). Les théories psychopathologiques en vigueur en font deux entités empiriquement disjointes. Il faut suspecter la dépression chez l'adulte triste, mais chez l'adolescent ou chez l'enfant, au lieu de la tristesse, surveillez l'irritabilité. Car ce n'est pas la même chose, pense-t-on, qu'être triste ou en colère, et nous ne nous sentons pas pareils dans l'un et l'autre cas. En réalité, c'est douteux. Tristesse et colère sont justement deux affects pour lesquels l’épreuve de reconnaissance des émotions dites « de base » (qui consiste à présenter une image de visage à quelqu'un d'une culture éloignée de la nôtre) ne marche pas bien, voire pas du tout [32] . Ce que nous apprend l'anthropologie (mais peut-être la simple lecture des moralistes suffit-elle), c'est que la tristesse, être renfrogné, sombre, à la fois abattu et réactif, mais gémissant et pessimiste, est une attitude que vectorise une demande : un appel à être considéré par autrui dans son malaise. Or la colère, sur le simple plan cénesthésique, jaillit vite de la tristesse. Si la tristesse est une « colère rentrée », alors la colère est une « tristesse explosive ». De plus, l'attitude y est symétrique et inverse de la tristesse : c'est une agression contre la cause qui vous attriste, et par là son extension logique. En somme, la tristesse, c'est la colère sur la pente de la réparation qu'on réclame, et donc la porte ouverte à la cessation du conflit ; tandis que la colère, c'est la tristesse qui mord, et se paie d'avance sur le dos de celui qu'elle attaque, du dommage qu'il nous a infligé. Ces deux affects sont donc impossibles à discriminer en-dehors de raisons d'utilité sociale qui en font les supports d'une négociation émotionnelle avec autrui. Si donc l'on ne voit pas comment autrui réagit, et surtout, si l'on ne devine pas les intentions de celui face à qui l'on est, ils demeurent indéterminé. Qui, ainsi, a le droit de se mettre en colère ? Et qui, faute de ce droit, ne peut exprimer que sa tristesse ? L'abattement dépressif peut donc tout à fait être de la colère ou de la tristesse selon le contexte, et selon l'interlocuteur je sur qui je règle et avec qui partage mes émotions.
En tous cas, le clivage clinique reçu entre adolescents et enfants d’une part (irritables), et adultes d’autre part (dépressifs), n'est certainement pas « biologique » en un sens exclusif. Ce serait faire l’impasse, au nom d’une psychologie génétique ad hoc, sur leurs rangs et sur les tolérance variables qui conditionnent l’expression culturelle de leurs émotions. (Il y aurait de la candeur à croire que ces contraintes s’estompent dans l’enceinte du laboratoire.) En fait, la distinction empirique entre colère et tristesse s'effondre complètement, si l'on « sent » la même chose, mais qu'on le « met en scène » pour des raisons distinctes dans des contextes distincts, où le poids des normes est décisif. Cent analyses de cette veine attendent ceux qui voudront examiner le détail psychologico-moral des affects dépressifs [33] .
Or cette possibilité de dialectiser de façon très considérable la teneur des affects de la dépression, en les réinsérant dans des interactions complexes mais bien réelles, au lieu de les « objectiver » en laboratoire, n’est pas la seule difficulté qui guette la naturalisation des états de tristesse, de colère, de honte, de culpabilité, de désespoir, d’impuissance, etc. Outre leur modulation dans l’interaction, ces affects admettent une marge propre d’indétermination qui ne le rend pas du tout imprécis (comme s’en plaindrait un psychométricien des émotions tout à fait naïf), mais au contraire, qui permet de s’en servir avec exactement le degré de souplesse requis par la vie pratique ordinaire. Cette indétermination reflète le caractère subjectif incompressible des affects dépressifs, qui sont les éléments d’un monde intérieur qui échappe à la mesure psychométrique, parce qu’ils fondent l’identité même du sujet psychométrisé.
On remarquera ainsi que Preskorn, dans son article, va bien plus loin que n'exige le DSM3R. Dans la liste de clauses excluant le diagnostic de dépression sévère, ce manuel stipule qu'on ne doit pas pouvoir mieux expliquer les symptômes par l’« épreuve d'une perte » (bereavement) [34] ¾ l'Association Psychiatrique Américaine fixant d'ailleurs à 2 mois la durée légitime du deuil. Pour l'épidémiologiste, la perte récente d'un proche vous exclut donc de l'échantillon statistique de patients dépressifs avec qui pratiquer un essai pharmacologique. Pourtant, même s'il s'agit là d'une raison d'être dépressif, Preskorn ne se contredit pas. Car le DSM3R se tait sur le critère d'une telle perte dépressive. Or ce doit être justement l'occasion de préciser le rôle qui échoit à la subjectivité. Il est facile, en effet, de repérer que ce qui me singularise en tant que personne, c'est ce que je ne veux pas perdre. J'y ajouterais les pertes auxquelles j'ai quand même survécu, et celles dont je pressens qu'elles me tueraient, mais moi seul, parce que l'absence qui me taraude ou qui me menace n'a de sens que pour moi. L'objet perdu, dans l'expérience du bereavement, n'est donc pas un proche-chose, en d’autres termes, quelqu’un dont on pourrait objectiver à quel point il m’était proche, voire me corriger sur ce point . L’objet perdu, c'est ce que j'ai perdu de proche en perdant Untel. Cela, moi seul le connaît (le ressent, etc.), puisque, par définition, je suis le point de vue d'où s'apprécie la perte. Personne ne peut donc corriger, en invoquant l'objectivité de mes relations à l'autre là-bas, mon sentiment de ce qu'il fut ici (disant cela, je montre mon cœur). Ce lien conceptuel entre subjectivité et perte du proche comme proche est inscrutable dans l'examen du comportement.
« Mais tout ce qui est proche », me dira un tiers (médecin bien intentionné, psychiatre naturaliste), « n'est que proche, et donc, reste relativement lointain. Console-toi ! » De fait, comme avec toute raison, on peut faire varier les descriptions. C'est le principe des excuses, qui se transporte inchangé aux consolations : c'est le même événement, mais vu (autrement dit, rationalisé) différemment. Or la variation des descriptions de l’événement qui m’endeuille est impuissante à modifier substantiellement les raisons de mon chagrin. L'échec des consolations n'est donc pas l'effet empirique d'un défaut d'empathie. On peut avoir toute l’empathie qu’on veut, et échouer systématiquement à consoler autrui. C'est l’effet d'une nécessité logique, si vous n'êtes pas en personne en deuil. L'incorrigibilité du sentiment intime de perte est totale. De façon tautologique, personne ne peut éprouver la perte à ma place, et donc, personne ne peut éprouver la perte à ma place.
Or cela n’impressionne pas du tout le naturaliste conséquent. Il en ressort plutôt, dira-t-il, qu'il n'y a à tenir aucun compte d'une subjectivité qui repose sur une telle stratégie logico-verbale d'auto-exclusion. Une phrase du type : « Vous ne pouvez pas comprendre à quel point cette perte m'est douloureuse, et c'est pourquoi je suis si affreusement déprimé ! » sera versée au compte des effets de la dépression, et ce n'est pas parce que le patient voit là une raison qu'il faut y voir la cause de son état. D'ailleurs, dirait Preskorn, si ce que j'ai perdu m'était rendu, si je perdais mes raisons de me plaindre, mes sensations psychomotrices d'abattement n'en seraient pas pour autant abolies. La neurobiologie de l'humeur l'emporte sur tout discours.
Et pourtant, est-ce bien certain ? Je vois trois raisons d'en douter.
Dans ces développements, un point méthodologique mérite d’être souligné plus que d’autres. Jamais il n’est fait ici usage en tant que tels d’une forme de relativisme culturel ou de « constructivisme » à propos des faits psychopathologiques qu’examine la psychiatrie de la dépression. Si indétermination ou relativisation il y a, elles sont conceptuelles : elles sont déduites du jeu logique des raisons qui permettent aux êtres humains d’interagir par le moyen du langage ordinaire (le langage qu’on parle aux patients, celui dans lequel on leur donne des instructions quand on les teste, celui enfin dans lequel ils citent les effets des psychothérapies qu’on leur propose). Ainsi, pour boucler ce parcours sur son départ, il est patent que le tout-naturalisme psychiatrique correspond effectivement à une certaine demande sociale, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas inutile ni innocent de désigner son malaise non comme un malaise subjectif, mais comme un malaise cérébral. Ce fait excède largement la portée d’une analyse exclusivement conceptuelle : c’est assurément, un problème de « représentations » sociales, et non de raisons [35] . La démentalisation de la dépression qui s'ensuit, et qui met au premier plan des souffrances corporelles, est donc moins une erreur épistémologique que la conséquence d'une rationalité psychiatrique aux succès évidents. Celle-ci présente, si j'ose dire, par ce biais, sa facture. Quoi qu’il en soit, les explications sociologiques ne peuvent pas faire le travail de l’épistémologue. S’il n’existait pas des logiques de la dépression (seraient-elles suspendues telles d’infimes gouttes de raison dans le brouillard épais des faits cliniques), et si ces logiques ne limitaient pas nos options intellectuelles face aux faits, à la variété de nos attitudes quotidiennes devant la tristesse et à nos mille et une façons d’en souffrir, on ne parlerait ni de « maladie dépressive », ni « des » dépressions — mais de rien.
[1] Suggestif ne signifiant pas vrai. Pour une critique méthodique des assomptions cachées du débat « social » sur la dépression, voir Ehrenberg (1998). Je rappelle que, contrairement à un contresens répandu, sa thèse n’est pas qu’une nouvelle maladie dépressive émergerait réellement dans les conditions sociales actuelles, mais qu’autour de la dépression, une représentation collective originale du mal-être prend forme, indissociable des mutations de l’individualisme contemporain.
[2] Castel (2004d).
[3]
Carver (1989).
[4]
Un rappel historique : les psychiatres du 19ème
siècle observaient aussi des symptômes dépressifs, notamment dans ce qu’ils
appelaient hystérie (notre « personnalité histrionique »). Mais ils faisaient
extrêmement attention à la différence entre un sujet qui pleure, un sujet
qu’on fait pleurer, et un sujet qui se fait pleurer (l’hystérique) — sans
oublier celui qui n’arrive pas à se faire pleurer, et celui qui n’arrive
plus à s’arrêter de pleurer. Ils suscitaient donc des interactions cliniques
(art brutal, d’ailleurs, car visant des effets d’épreuve et de démasquage)
où ces différences devenaient éclatantes, guidant des réponses thérapeutiques
elles aussi différentes. De ce fait, ils étaient enclins à ne pas individualiser
« la » dépression comme entité sui generis, mais à la concevoir comme
un symptôme d’accompagnement dans des états psychopathologiques profondément
distincts (de l’hystérie à la mélancolie, de la démence précoce ou schizophrénie
à la démence des vieillards, etc.). Non que tout soit aujourd’hui mis dans
le même sac. Mais les procédés actuels d’identification de l’état dépressif
tendent par principe à caractériser une « maladie dépressive » multiforme,
ce que démentira toute clinique qui met l’accent sur la sensibilité spécifique
de la relation entre le patient et son soignant.
[5] John Straus est un des psychiatres de Yale qui a participé à l’élaboration du DSM3 dans les années 1970.
[6]
Sheldon Preskorn est directeur
du département de psychiatrie et de sciences du comportement de l’université
du Kansas. C’était un expert respecté, qui avait travaillé pour l’administration
des anciens combattants (Veterans Administration), une institution extrêmement puissante
en santé mentale aux Etats-Unis, pour la Food
and Drug Administration,
pour le National Institute of Health
et pour la fondation Menninger. Il a écrit plusieurs
ouvrages de référence sur le traitement de la dépression en ambulatoire
et sur les antidépresseurs, Preskorn (1996) et
(1999²). On a là un point de vue typique des universitaires, au service
des généralistes comme des psychiatres d’exercice privé, et qui mettent
l’accent sur l’efficacité pratique.
[7] Preskorn (1998). L’essai de Preskorn était une référence de poids: il citait plus de 200 titres en bibliographie, et offrait une précieuse mise au point pharmacologique.
[8] Ollié, Poirier & Lôo (1997).
[9] C’est au début des années 1980 que la dépression est redéfinie comme une pathologie à rechute et à tendance chronique. Dans les années 1960, les psychiatres tenaient que la guérison est la règle. Mais est-ce bien la même dépression ? Autour de l’épisode dépressif majeur se sont désormais mis à graviter toutes sortes d’entités, dont les dysthymies.
[10] Voir le chapitre $.
[11] Schacter & Singer (1962).
[12] On pourrait se reporter à ce sujet aux études rassemblées par Fisher & Greenberg (1989) et (1997).
[13] On peut renvoyer ici à l’exposé fondateur de Barkow, Cosmides & Tooby (1992).
[14]
Widlöcher (1995 : 112).
[15] C’est une combinaison de sentiments de ce genre qui est retenue comme critère par les modèles animaux de la dépression. On amène d’abord un rat au bord de la noyade dans une cuve d’eau où il ne peut survivre qu’en tenant de s’agripper à un replat dont la pente est calculée pour rendre à la longue ses efforts vains. On lui administre ensuite des drogues, et celles qui sont considérées comme des antidépresseurs prolongent le temps pendant lequel il essaie de survivre activement. Sinon, le rat se met sur le dos et il abandonne la lutte. De la helplessness (sentiment d’impuissance) on infère la hopelessness (désespoir), à moins que ce ne soit l’inverse. Sur ces procédés, voir Gerfen, Rogawski, Sibley, Skolnick & Wray (2007), les sections 3.8 et 3.9.
[16]
Widlöcher (1995: 233).
[17]
Widlöcher (1995: 175).
[18]
Widlöcher (1995: 237).
[19]
Widlöcher (1995:229).
[20] Brown & Harris (1978).
[21] McGuffin, Katz & Bebbington (1988).
[22]
Kendler, Gardner & Prescott (2002)
et Hill, Pickles, Burnside, Byatt, Rollinson, Davis & Harvey (2001).
[23] Comme me l’a fait remarquer Daniel Widlöcher, la critique qui suit est peut-être discutable du point de vue de l’argument épistémologique, mais lors de la parution des Logiques de la dépression, l’incompatibilité que je mets en avant n’était pas si sensible. Il semblait possible de faire coexister plusieurs logiques de la dépression (l’intentionnelle de haut niveau et l’intentionnelle-naturaliste, ici ma cible), sans qu’elles soient réductibles les unes aux autres. L’originalité de son point de vue était plutôt de défendre une version « psychomatique » de la dépression. Sous cet angle, il voulait faire valoir la spécificité du ralentissement psychomoteur comme distinct de ce qu’on a l’habitude de reconnaître, du point de vue psychodynamique, comme inhibition (communication personnelle).
[24]
Widlöcher (1995 : 38).
[25] On pouvait lire encore sur Medscape© un article éloquent sur une molécule anti-dépressive d’usage banal en France, la tianeptine. Voilà, s’étonnait un commentateur américain, un médicament homologué ici, mais qui serait interdit d'essai aux Etats-Unis. Car il contredit la doxa psychopharmacologique : il est dopaminergique, et non sérotoninergique ; il accentue donc ce que les anti-dépresseurs « officiels » se voue à juguler ! On ne saurait mieux dire à quel point on ne sait plus du tout ce qui sert de critère d'identification à quoi : les symptômes guéris à la pertinence des médicaments, ou bien l’action des médicaments et les hypothèses étiologiques qui les sous-tendent à la légitimité du classement des symptômes dans le cadre de la dépression…
[26] Widlöcher (1995 : 40). Il y a de bonnes raisons de penser que le «syndrome de fatigue chronique», aux Etats-Unis, relève massivement des troubles somatiques de la dépression. Mais comme on sait, ce sont les associations de malades qui s'opposent à ce que leur pathologie soit dévaluée en pathologie mentale. On arrive ainsi à cette situation étonnante, où les antidépresseurs opèrent, mais où il faut les administrer en expliquant aux patients qu'il ne s'agit pas d'un traitement d'épreuve, mais du traitement des « conséquences mentales » d'une pathologie dont on ignore la cause — ce qui bien sûr les déprime. Sur la dynamique sociale qui aboutit là, voir le chapitre $.
[27] Voir chapitre 1.
[28] L'action dont la scène se résume à « Tu ne fais rien donc je ne fais rien », a des répercussions tout à fait réelle sur la voyageuse qui, dans une rame de métro, se fait importuner. Car je suppose que tu supposes que ce n'est pas grave, sinon, les gens tout autour auraient déjà agi. C’est l’exemple rebattu en psychologie sociale : plus il y a de gens dans la rame de métro où se déroule une agression, et moins les voyageurs se portent mutuellement secours, à cause de l’inférence ci-dessus. On n’agit que quand on est moins nombreux et, semble-t-il, sur la base de l’idée qu’on est le suivant sur la liste. Il va sans dire que la puissance prédictive de ce modèle qui intègre la non-action comme facteur causal parle largement en sa faveur.
[29] Widlöcher (1995:235).
[30] Je pense à la dépression sous laquelle les pensées agressives du paranoïaque peuvent être enfermées comme « sous cloche ». Ce sont les pires figements que j'ai observés comme clinicien. On peut cependant supposer qu'il s'agit d'une économie parfaitement intentionnelle, visant la préservation d'un investissement de l'objet positif que peut être le prochain, au prix d'une paralysie radicale de tout acte ou action qu'il interpréterait comme agressif. Il est sûr toutefois que quand on commence par poser que les maladies mentales n'ont entre elles de rapport que par leur appréhension psychiatrique commune (comme l'asthme et l'abcès du poumon, qui sont tous deux du ressort du pneumologue, mais qui n'ont pas d'étiologie commune), une corrélation comme celle-ci entre dépression et paranoïa reste inaccessible : Widlöcher (1995 : 45).
[31] Widlöcher (1995 : 246).
[32] Despret (1999). En fait, les images fixes sont remarquablement ambiguës (les expressions d’un Japonais sont mal reconnues par un Sénégalais, et réciproquement) ; mais quand on ajoute une gestuelle, un contexte pratique d’interaction, et bien évidemment, une historiette définissant les circonstances, les échecs disparaissent. Mais la tendance est de considérer qu’il s’agit d’une désambigüation progressive sur la base d’un traitement automatique et universel de la perception des traits du visage (on peut en effet programmer assez efficacement des ordinateurs à la reconnaissance faciale des émotions). On devrait plutôt raisonner à l’inverse : car l’attitude qui cherche pour la connaître quelle est l’émotion de l’autre est entièrement artificielle ; dans la vie ordinaire on ne cherche pas à savoir, on réagit en fonction, c’est tout différent. Autrement dit, nous partons toujours des interactions pratiques avec autrui, et de leurs circonstances complexes. C’est pourquoi il est difficile de « bluffer » quelqu’un qui vous connaît depuis longtemps, quelle que soit votre adresse à feindre telle ou telle émotion.
[33] Voir par exemple mon analyse des différents types de honte au chapitre 3.
[34] Bereavement, comme l'allemand Trauer qu'utilise Freud dans Deuil et mélancolie, ne désignent pas d'abord le deuil, mais la perte de ce qui est cher, et ensuite la perte d'un être proche
[35] Ainsi, je suis persuadé que certains phénomènes récents, comme l'épidémie de Chronic Fatigue Syndrome aux Etats-Unis, ne font que prendre acte de l'exclusion méthodique du point de vue de la subjectivité dépressive (i.e. de l'intentionnalité de la vie émotionnelle et de la socialisation des vécus mentaux). Voir le chapitre $, spécifiquement consacré à ce problème.