Destin et déchirure : un passage à l’acte meurtrier.

(Version préliminaire d'un article paru dans la revue EspacesTemps (2003) 82/83, pp.41-50 )

Résumé

Un fou tue. Comment penser son geste ? Explicable par une sorte de contexte psychique vaste comme une biographie ? Ou comme une rupture vitale à la fin inintelligible ? L’observation de Monsieur A. justifie les réserves qu’impose l’idée d’un " destin " de ce sujet, qui ferait de son passage à l’acte l’accomplissement d’une malédiction, ou d’une volonté non-consciente. Ce qui brise alors non pas une vie, mais deux, oblige à cerner la fragilité de la présence même au monde de ce jeune homme, fragilité sollicitée en chaque circonstance vitale jusqu’à l’instant tragique qui nous aveugle. D’où un plaidoyer pour la reconnaissance d’une folie sur laquelle nous devrions apprendre à ne plus projeter notre idée de l’intentionnalité, même moralement raffinée. De la clinique mentale, et des difficultés de l’expertise, naissent ainsi les plus graves questions philosophiques.


I. Observation de Monsieur A.

Dr B., Dr C., F. P, P.-H. Castel

Patient calme, orienté, lucide, légèrement sédaté. Pas de signes de dissociation ; ponctue ses propos de " pour être honnête... ", faisant effort pour ajuster ses réponses aux questions. Plus prudent, en fait, que méfiant.

Langue maternelle espagnol puis français. Se dit bilingue ; a fait ses études en Espagne (niveau licence) avant de revenir en France il y a 14 mois. Vivait seul. Evoque le brutal changement " de culture et de paysage " comme un élément de l’altération globale de l’ambiance qu’il ressent autour de lui. Depuis ce retour, nombreux petits boulots qu’il quitte relativement vite : " je ne sais pas pourquoi ".

Long passé de toxicomanie (THC (1), ecstasy, LSD), bien qu’il ait noté l’intensification du syndrome d’influence, de l’ambiance persécutive et des voix quand il abuse. Pas d’appoint éthylique déclaré. Ces intoxications accompagnent l’audition en continu de musiques diverses. Aurait continué en même temps un ancien traitement neuroleptique (olanzapine + amisulpride, doses non connues (2)) prescrit en libéral par le Dr X à Paris, et dont il aurait eu des réserves. Au moment de l’acte, dit qu’il les avait pris. Reconnaît avoir fugué de l’hôpital Y.

A l’entretien :

Le patient s’étend longuement sur ses orientations professionnelles futures, à grande distance des motifs de son hospitalisation. Depuis 1999 (" La coupe du monde "), " ne sent pas moins bien mais différent ". Pour expliquer, " il faudrait que vous passiez dans ma peau ". Se sent, depuis longtemps, " entouré ". Les gens, mais aussi les arbres, ont une présence particulière. L’ambiance persécutive est en général du côté de l’humeur ¾ pas de messages verbaux. Evoque toutefois des toussotements des passagers du bus ; " quand j’étais malade, j’étais parano ". Résume ces derniers mois : " C’est comme si j’avais plongé dans une autre vie ".

Appelé à commenter l’acte, le considère avec étonnement. " J’aimais ma grand-mère, c’est pour ça que je peux pas expliquer. Quand je l’ai vue allongée sur la table, puis par terre, et que j’ai compris que c’était trop tard... ". Les " je ne sais pas " s’accumulent. Pressé de motiver son geste, commente : " C’était pas elle, je voulais faire ça contre d’autres personnes ". Toute une " animosité " remontait, comme " infusée par d’autres personnes ".

Ces " autres personnes " appartiennent à l’entourage, y compris familial ; ce sont aussi des " personnes invisibles ", " mais c’est une hypothèse ". Ce qui n’est pas une hypothèse, ce sont les " voix intérieures " qui font irruption " de façon imprévisible ". Les propos tenus par ces voix n’ont pas été fouillés, car le patient est un peu réticent, mais il déclare les entendre depuis son séjour en Espagne.

En revanche, parallèle fait entre l’acte et un accident de voiture lointain ; là encore, l’allusion est fugitive et mystérieuse.

Propose l’adjectif " crépusculaire " pour qualifier son état lors de l’acte, soulignant la nuance de dépersonnalisation et d’étrangeté. Cet état devait remonter à quelques jours au moins, puisque sa tante l’avait adressé au psychiatre. D’autre part, il venait de quitter le domicile de sa mère, qui n’arrivait toujours pas, et voulait " se réfugier " chez sa grand-mère.

Sur cette dernière juste une remarque en passant : " Elle a fait trois fausses couches, mais c’est pas grave ".

Paraît surtout soucieux, après son acte " du b... que ça va faire dans la famille ". Pour lui, " c’est une bêtise ".

Le patient lit beaucoup (il citera Les mille-et-une nuits, L’âne d’or d’Apulée, des récits de Stevenson, du Nietzsche et du Schopenhauer, de la science-fiction). Parlant de son fonctionnement intellectuel, il évoque ses propres facultés de manière extérieure et technique : " mémoire à long terme, à court terme ", etc.

Au total :

Lors de la discussion clinique menée en équipe après l’entretien, plusieurs points ont retenu l’attention :

L’acte n’est manifestement pas subjectivé, ni intégré à la trajectoire du patient : " J’ai du remords... Peut-être que je réalise pas aujourd’hui... Surtout pour ma grand-mère... Ça va faire du b.... dans la famille... " En même temps, le patient nous interroge sur la neutralité de l’expert qu’il va, lui explique-t-on, rencontrer. Demande quelle peine de prison il va subir. Il s’étonne d’apprendre que l’expert est là pour orienter le juge sur la décision à prendre : soin ou punition. Cet étonnement persiste et contribue à lever un peu la réticence dans l’entretien. C’est alors seulement, en effet, qu’il nous informera de ses difficultés psychiatriques antérieures.

En revanche, dans le service, ne comprend pas vraiment pourquoi il devrait se soigner ; dans la chambre d’isolement, tente de manipuler les vis des fenêtres ; n’en mentionne rien devant nous ; l’équipe trouve d’ailleurs que même le petit couteau plastifié représente un risque.

Invité à nous questionner à son tour, le patient se lance : " Il y avait beaucoup de questions... le moi, le surmoi, le ça... C’est compliqué ce qu’en a dit la prof de philo... Qu’est-ce que la libido ?... A quoi ça sert ?... " Mais rien ni sur l’acte lui-même ni sur ses conséquences.

Nous ne saurons ni nettement ce que disaient ou disent les " voix intérieures ", ni aucun détail sur la scène fatale, ni les préoccupations anciennes (ruminations) présentes à l’arrière-plan. Le patient n’a pas non plus été interrogé sur ses antécédents affectifs et sexuels.

En tout cas, plus trace ce jour du balancement noté lors de l’entretien d’entrée entre la volonté de " se faire du mal " et ce qu’il ressentait comme " pulsion de tuer ". Avait dit qu’il s’était demandé juste avant son geste : " Est-ce que je tue ou pas ? ". Ne mentionne pas de TS dans son passé, et n’a pas en ce moment de volonté avouée d’autolyse (3).

 

II. Comment restituer une rupture vitale ?

La description de l’insensé est-elle possible, sans produire, par l’opération même de la description, le contraire de ce qu’elle visait : le rétablissement d’une continuité de sens, par l’inscription dans un contexte justificatif, ou, plus psychologiquement, par la projection d’une " carrière " qui ferait de l’acte de A. l’aboutissement nécessaire de ses " dispositions " ?

Car l’idée qu’on se fait de ce que c’est qu’être sujet de ses actes s’éclaire, à mon avis, quand on est confronté à des " actes " dont on ne sait pas bien s’ils émanent, de façon obscure mais pas absolument impénétrable, d’une intentionnalité profondément cachée au sujet (dont il n’aurait pas en tout cas pleinement conscience), ou, au contraire, s’ils témoignent, dans notre langage imbu de l’évidence qu’un acte s’impute forcément à son sujet-agent, d’une discontinuité radicale. Et si on ne le sait pas bien, c’est parce que, parfois, motivations possibles, intelligentes, " voulues ", et quasi-décharges aveugles, impulsions " incoercibles ", s’entremêlent ¾ l’appui qu’elles se prêtent mutuellement tramant l’existence d’un individu.

Mais l’observation précédente, dirai-je d’abord, faite le lendemain du jour où A. avait mortellement tranché avec un couteau de cuisine la carotide de sa grand-mère, n’est nullement exceptionnelle. De tels comptes rendus, qui font partie des obligations légales, ne sont pas rares. Mais elle a été faite par un psychiatre attentif aux effets mêmes de l’entretien, et à la fonction qu’il va bien évidemment jouer dans la recomposition par le patient lui-même d’une continuité de sens, à laquelle il aspire visiblement (voyez ses efforts pour continuer à projeter un avenir professionnel) et dont il renoue les fils épars autour d’une déchirure encore centrale, presque un corps étranger psychique, pas forcément opaque ni inintelligible d’ailleurs, et qui est, de façon difficile à démêler, le conglomérat que forment l’acte d’égorger sa grand-mère, la scène quasi extérieure à lui où il la voit s’effondrer, et toute une ambiance de malaise qui le tenaillait depuis des jours, mais qui ne va justement pas se lever, telle un brouillard mauvais sous le soleil de l’acte, une fois ce dernier accompli.

Or, rédiger une semblable observation pose un délicat problème. Lisible en droit par tout autre (médecin traitant ou expert commis par le tribunal), elle se garde d’interpréter un matériel qui doit être, selon les canons du genre, uniquement restitué. Comme, de plus, il n’appartient pas au psychiatre, mais au juge, qui se fondera sur l’avis du premier, de décider de l’éventuelle irresponsabilité pénale de A., les moindres nuances comptent. Il n’est pas question de soutenir ici à mots couverts une théorie de la psychose impliquant " l’abolition " du discernement, ou son " altération ", dans un document qui sera vraisemblablement intégré à un dossier criminel. Abolition ou altération (au nom desquelles sera prononcé " qu’il n’y a ni crime ni délit " ou que la responsabilité de l’auteur est atténuée) doivent en quelque sorte découler des faits et de leur organisation immanente. Malheureusement, faire état de cette réalité " toute nue ", la dégager même dans ses lignes de force en tant qu’état mental, cela suppose de part en part une interprétation, et même une interprétation en continu, puisque le simple fait de conduire l’entretien et l’expertise prête sans cesse un certain type de sens à ce qui est avancé par l’un puis par l’autre. Car on interprète toujours ce que l’autre interprète, et comment il interprète la façon dont on l’interprète, mais encore plus évidemment quand on le juge " interprétatif " ¾ ce qui, n’oublions pas, est donc toujours réciproque, y compris quand un des interlocuteurs est manifestement paranoïaque, et l’autre psychiquement sain.

 

III. L’expertise à l’horizon

Loin de se réduire à un conflit entre conceptions philosophiques de la signification, cette aporie a des effets judiciaires considérables. Depuis, en effet, que la nouvelle procédure aux assises renvoie à la fin des débats l’audition des experts-psychiatres sur l’état mental des prévenus, et permet aux jurés populaires d’avoir leur mot à dire sur cette expertise, les cas se multiplient où l’expert est interpellé avec force : d’où prend-il que le " malade " qu’il dit n’est pas un criminel qui tente de se faire excuser pour une folie dont les jurés, eux, dans leur bon sens, ne sont pas sûrs. Précisément parce que l’expert n’a pas une entière autorité sur la nature ultime des faits rapportés, qu’il doit présenter de façon à ce que d’autres jugent, en leur âme et conscience, s’il y a lieu d’excuser l’auteur des faits, on comprend que sa compétence finisse par devenir suspecte. Même si " l’art " d’interpréter les propos du sujet est soumis à des règles qui le normalisent, tout ce que ces règles ont de contre-intuitifs parce qu’elles mettent en ordre la confrontation avec l’insensé, avec le " passage à l’acte " ou la rupture de l’espace perceptif par l’hallucination, et d’autres choses encore, voilà qui est à peu près impossible à faire entendre au sens commun (la dimension de " manoeuvre " propre à l’entretien clinique (4) en est une illustration connue, mais aussi, tout à l’opposé, une certaine manière de laisser les priorités du sujet exhiber d’elles-mêmes et sans qu’on les sollicite l’étrangeté de leur ordre et de leur dépendance mutuelle, comme on le voit dans mon observation).

On lit davantage, et heureusement, que les prisons sont remplies de gens condamnés aux assises pour des crimes que leur état mental n’a pas excusé, mais qui, incarcérés, développent des pathologies psychiatriques gravissimes. Il est trop tard cependant pour des soins. Ceux-ci ne feront plus qu’accompagner la punition. Or, il est important de souligner que l’incertitude sur la présence subjective d’un auteur de l’acte au moment des faits, ou, plus indirectement, au niveau de nos connaissances ou de nos préjugés, les notions psychologiques usuelles touchant la nature et l’étendue de la responsabilité dans un crime, sont en train de se modifier. Il n’y a pas là quelque chose qu’on puisse rejeter sur je ne sais quelle dégradation circonstancielle des bons vieux rapports à l’autorité médicale, ou à la fureur sécuritaire des nouveaux jurés. Je suppose plus volontiers que c’est là une modification anthropologique, qui vient de loin et qui n’a pas fini de produire ses effets. J’ai connaissance d’un cas où un schizophrène chronique, connu depuis 25 ans, en fugue, se trouvant dans un lieu public, a par deux fois, sentant l’angoisse monter, demandé une ambulance. Devant son insistance, et son aspect, il a réussi à en obtenir une. Mais comme aucun médecin ne l’avait demandée, celle-ci est repartie. Un moment plus tard, le malade a même remis à un commerçant le couteau qu’il portait sur lui. Peu importe : car ce jeune homme, dans les minutes qui ont suivi, a assassiné un passant, offrant tous les stigmates du " meurtre immotivé " du schizophrène décrit dans la littérature. Eh bien, trois collèges d’experts successifs ont déclaré, d’ailleurs à l’effarement des magistrats, un tel patient accessible à la sanction. La raison en était la suivante : à leurs yeux, la schizophrénie, avec syndrome de persécution ancien, ne faisait certes aucun doute. Toutefois, le patient avait interrompu son traitement ; non seulement il avait fugué, mais il refusait de prendre ses médicaments, alors qu’il se savait malade ¾ fait, notent les experts, que ses médecins lui avaient dûment expliqué. A ce titre, il ne s’était pas assez prémuni contre lui-même, et n’avait pas, en somme, rempli sa part du contrat thérapeutique. Là se trouvait la racine de sa responsabilité indirecte dans la tragédie. Si l’on entend traiter " humainement " les malades mentaux (ce qui va parfaitement avec le souci de plus en plus insistant de les traiter en malades " comme les autres "), on le voit, on ne saurait les laisser complètement de l’autre côté de leurs propres actes. D’autant moins qu’on ne considère plus si aisément, de nos jours, qu’un malade mental qui demande à être puni, voire puni de mort, continue à délirer, ou parachève en un délire auto-punitif l’acte délirant hétéro-agressif qui lui vaut d’être jugé. On tend au contraire de plus en plus souvent à faire entrer ce type de demandes dans la " critique du délire ", hâtivement considérée comme une forme de guérison symptomatique : le malade " a pris conscience du mal " et " veut réparer ". Si la personne qui se conduit ainsi n’a pas à la bouche un flot de néologismes impénétrables, si ses propos se tiennent (i.e. s’ils ressemblent à ce que dirait tout un chacun en de pareilles circonstances - circonstances que tout un chacun, justement, n’a jamais connues…) - et qu’on peut, toujours par " humanité ", rejeter sur soi-même comme quelque chose d’un peu honteux le violent malaise qu’on éprouve devant la tension de la voix et du regard chez l’auteur du crime, alors la cause est entendue : la presque totalité des psychotiques meurtriers sont voués à la réclusion criminelle, où l’on soignera la part malade d’eux-mêmes, part qui accompagne derrière les barreaux celle qui l’était un peu moins.

En l’espèce, la déontologie supposait de restituer ici des éléments aisés à exploiter pour imputer une responsabilité au moins relative à A. dans son homicide. Les plus parlants sont ceux-ci : l’hésitation pseudo-obsessionnelle dont A. fait état avant son acte (" Est-ce que je tue ou pas ? ") ; la conscience du mal commis, puisque le patient tente vraisemblablement de s’évader de la chambre d’isolement, et qu’il s’interroge sur sa peine future, se montrant sensible à la chance d’y échapper par le détour de la folie. Rien, en fait, n’était plus complexe à faire ressortir que la déchirure incompréhensible qui engloutit ces grumeaux de conduite intentionnelle dans le magma de son humeur psychotique. Dans l’économie de l’observation, c’est paradoxalement leur inclusion qui sert de révélateur au désordre du vécu. Et c’est elle aussi qui tempère la valeur des justifications que tente le patient, qui semblent clairement des biais d’attribution (" J’ai peut-être été trop pénétré par les thèmes de mes livres ", dira-t-il).

Mais quand on s’écarte même un tout petit peu de cette manière d’énoncer les faits, quand on décolle, en somme, des traces verbales de ce désordre vécu dans la fraîcheur de leur production, et que, " pour comprendre ", on prend connaissance du contexte des événements, de ce que nous avons su par la famille, de ce qu’on écrit les journaux, des comptes rendus de l’hospitalisation qui a précédé l’acte, à nouveau, un réseau de significations et de motifs se reconstitue : la part du " destin ", sinon celle de la volonté, redevient écrasante.

 

IV. La part du destin.

Monsieur A., nous disent les parents, est fils unique. Le grand-père paternel, espagnol, décédé, a été interné dix ans en psychiatrie pour éthylisme chronique. Les drames de la guerre civile l’avaient traumatisé. Le père travaille en Espagne, où il pensait s’installer avec sa femme. La mère vivait jusque là en France pour élever A. Elle a perdu son père au moment de sa naissance, traversant une dépression de 4 mois. Après cette naissance, elle a effectivement fait trois fausses couches. Elle précise que A. participait à ces déceptions, éprouvées quand il avait 5, 6, puis 11 ans, car il ne cessait de lui demander un frère ou une sœur. Ils étaient ainsi très proches, et la mère décrit leurs affects comme " profondément partagés " ". La victime est la mère de la mère. C’était aussi une grande anxieuse, et A. ressentait vivement ses angoisses. Là encore, la proximité dans la relation est au premier plan, avec une nuance d’insoutenable. La mère l’illustre d’un épisode survenu il y a 18 mois : A. devait rejoindre l’Espagne, ses bagages étaient enregistrés, et en attendant le départ il prenait un café. Sa grand-mère, angoissée, le fixait dans le blanc des yeux. Ne pouvant le supporter, il quitta subitement la table, puis l’aéroport, et s’enfuit sans prendre l’avion.

L’enfance a été marquée par une grave pathologie orthopédique. A 8 ans, on découvrit une ostéochondrite de la hanche droite, qui imposa une prothèse externe pour que la jambe malade ne repose pas au sol : " une troisième jambe ", dira la mère. C’est donc un enfant privé de jeux, solitaire et exposé aux moqueries des autres, qui dût, trois ans durant, supporter opérations et séances de traction. Selon la mère, il ne se plaignait jamais, ce qui la surprenait, et il paraissait incroyablement dur au mal.

A l’école, A. était un rebelle qui divisait ses maîtres. Ils lui trouvaient tantôt une maturité précoce étayée par de nombreuses lectures, tantôt des réactions infantiles et désarmantes ¾ ce que nous constatons aussi. Il a également bien eu un professeur de philosophie, avec qui les rapports se sont peu à peu tendus : " elle se prenait pour ma mère ", dira-t-il. Elle serait cause de ses échecs scolaires, et selon la mère, il en dressait deux tableaux antagoniques, idéalisée, ou à rejeter avec force, comme d’ailleurs pour toutes les femmes. Mais cette agressivité était tout aussi présente, à l’adolescence, avec sa propre mère. Deux fois, il en vient aussi aux mains avec le père, qui modère la gravité des faits en précisant que tout s’était terminé par " maintien en prise d’immobilisation ". Contention physique, contrainte affective, et, presque en même temps, sentiment d’abandon et vive solitude, à la limite du lâchage pur et simple en pays étranger, insubordination scolaire combinée à des performances sans emploi, autonomie sociale précocement forcée juxtaposée à l’aliénation à l’angoisse de la mère et de la grand-mère - tout paraît conspirer.

Dans les antécédents judiciaires, le père rapporte deux interpellations pour vol par la police espagnole. Ces vols ont été commis dans une indifférence totale : il avait acheté un objet quelconque dans un magasin et dérobé en même temps une pâtisserie qu’il mangeait à l’entrée ; une autre fois encore, sa conduite est tout aussi incongrue.

Au sujet de l’acte proprement dit, les parents nous apprennent que la veille, A. avait blessé avec un couteau son ami T.. Après le meurtre, il avait informé un autre ami, D., de ce qu’il venait de faire, et c’est D., d’abord incrédule, qui avait prévenu la famille, puis la police. Tout cela ne l’avait pas empêché de faire ses bagages pour partir au Maroc, comme si de rien n’était. Pourtant, au beau milieu de cette résolution, il s’endort sur un banc, et se fait même voler son sac.

Que disent maintenant les observations juste avant sa fugue de l’hôpital de Y, soit une dizaine de jours avant le meurtre, et celles faites au moment où il est conduit à Z sur réquisition de la police ? (Il sera transféré de Z dans notre service, le jour même).

A. se trouvait à Y pour une réévaluation du traitement neuroleptique, vu la persistance de phénomènes hallucinatoires acoustico-verbaux (dont, en 15 jours, nous n’avons jamais rien vu). Outre les voix, A. percevait des " tâches colorées ". Le clinicien, à Y, qui note que lors de l’unique entretien, " le patient ne rapporte pas de phénomènes hallucinatoires quels qu’ils soient ", constate cependant un " automatisme mental avec devinement et vol de la pensée, syndrome d’influence (pensées et actes imposées, des "mouvements de tête") ". Il cite le passé d’intoxication. A Y, lit-on encore, le patient présentait une " dissociation modérée se manifestant essentiellement par une diffluence et une discordance idéo-affective ". Quelques heures après, A. fugue. Le médecin conclut : " Schizophrénie paranoïde d’évolution imprévisible, période d’observation trop brève ".

Aux urgences de Z, le médecin qui le reçoit en garde à vue voit quelque chose que nous n’avons vu ni dans les premiers moments de son séjour dans le service, ni plus jamais ensuite : " Ce jour, à l’entretien, le patient explique que son geste n’était pas prémédité, décrit un syndrome d’influence et une voix intérieure "qui vient du cerveau" qui lui aurait dit de le faire ". Pour le reste, la froideur émotionnelle et l’angoisse sans mots pour la dire sont déjà là. Comme on voit, un seul praticien dans toute la chaîne a mis le doigt sur le critère-clé de l’acte imposé psychotique : l’ordre hallucinatoire de tuer. Le patient lui-même n’en aura donc fait état qu’une fois - et ce n’est pas faute qu’on l’ait ensuite recherché.

Que penser de cette accumulation d’informations contextuelles, de données remontant à l’enfance et d’observations psychiatriques plus ou moins convergentes ? Dans quelle mesure parler d’" enchaînement fatal " ? Jusqu’où, pour mieux rapporter tout cela à mon problème, court ici la continuité, qui soudain se brise dans la catastrophe instantanée du meurtre ? Où commençait-elle, de toutes façons ? Une venue au monde marquée au sceau du deuil et de la dépression, est-ce là l’entrée dans une continuité quelconque, ou, à l’inverse, le perpétuel avortement des élans de A. pour s’extraire de la tristesse maternelle, reconduite de fausse couche en fausse couche ? Comment nier que la discontinuité du passage à l’acte s’annonçait de loin, dans une fêlure subtile du rapport à soi, au corps, aux proches, comme co-extensive au développement de l’existence ? La déchirure n’est-elle pas, ici, continue ? Mais si l’on ne veut pas nier la discontinuité en la retrouvant partout, que faire, alors, de ce réseau d’échos, d’analogies, sinon d’annonces prophétiques, où A. semble emprisonné, et nous avec ?

 

V. Une déchirure hors du temps ?

Il semblerait que l’appréciation de ce en quoi consiste un authentique passage à l’acte impose de dissocier, d’une part, les phénomènes psychologiques de rupture de la continuité vitale, avec tous les phénomènes de perplexité et d’étrangeté ressentis tant par l’agent supposé d’un tel acte que par ceux qui tentent de le décrire, et, d’autre part, la relative cohésion en tous temps (relative, car susceptible de révéler une fragilité omniprésente) de ce qui se " pose " en chaque circonstance en tant que sujet. Du vécu de discontinuité, les indices ne manquent guère. Il est plus délicat de démarquer ce que j’évoque comme l’unité formelle de la position (du jaillissement) du sujet dans ses actes, et la continuité temporelle du destin. Car un destin, c’est toujours ce en quoi chacun finit par reconnaître le cheminement obscur de sa volonté - de ce qu’il a toujours voulu, quand bien même jamais il n’aurait le souvenir d’un moment où il se serait explicitement proposé ceci ou cela. Il y a pourtant grand intérêt à séparer cette position permanente du sujet (avec ses fragilités constitutives), d’un côté, et de l’autre, le destin. On peut imaginer (on le doit, en fait, pour sauver l’unité de la vie éthique, mais je ne défendrai pas cela ici) qu’un crime se commette sur le mode du destin qui rattrape tel individu, malgré qu’il en ait. Que ce soit à la fin (trop tard) que l’agent de l’acte comprenne ce qu’il a fait, n’a jamais, à cet égard, constitué une excuse. Il s’y reconnaît, c’est tout, et l’horreur qui l’étreint a valeur d’aveu.

Mais dira-t-on que le crime du jeune A. relève de son destin ? Y était-il promis ? Y a-t-il glissé lentement, obscurément ? Je doute qu’on puisse trouver des indices psychiques pour trancher. Le mélange d’attitudes fuyantes, de sidération, de réticence, qui fait sans nul doute partie du tableau, se verse autant au compte de la mauvaise foi du coupable effrayé que du trouble plus radical que j’envisage (auquel cas ces signes psychologiques sont l’effet d’une tentative de réappropriation de l’acte par le moi, tentative qui avorte). Non : si A. n’éprouve nullement l’horreur de se reconnaître dans son acte, s’il n’a pas été consommé selon la règle dans un accès de passion, c’est qu’il ne trouve lui-même personne en lui qui en réponde. Mot fort bien relevé par le médecin qui va demander l’hospitalisation et mettre fin à la garde à vue : " J’ai pas d’émotion ". Désaffecté, Monsieur l’est, si j’ose dire, d’abord de lui-même.

Qu’on me permette de rapporter ce qui se décide ici à une difficulté métaphysique tout à fait classique. Dans la Critique de la raison pure, Kant observe que si la liberté doit exister comme cause, elle ne peut certainement pas commencer au sein de la série des causes et des effets qui précèdent l’acte qu’on dit libre ; autrement, l’acte est déterminé et non libre. Reste la solution que la loi de cette causalité libre relève du " caractère " de l’agent, caractère qui n’est pourtant pas la somme de ses dispositions empiriques (donc conditionnées par la nature), mais un caractère " intelligible ", dont l’effet en réalité un effet total) se manifeste dans la série entière des phénomènes qui forment la trame de son caractère " empirique ". Ainsi, " on dirait de lui très exactement qu’il commence de lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l’action commence en lui-même [i.e. comme l’effet d’une cause déterminante antérieure]" (5). Kant souligne le caractère négatif et général de cette solution : elle doit surtout interdire tout projet de connaissance de la liberté (6). Elle a reçu une célèbre interprétation chez Schopenhauer (7). Au fond, Kant aurait juste retrouvé Platon, quand, dans le Mythe d’Er, il décrit les âmes qui vont renaître choisissant leur " lot de vie " (8) . Ce lot est un paquet, et les âmes imprudentes passeront leur vie à en découvrir le contenu fatal, sans plus rien pouvoir y changer. Un choix libre a bien lieu, mais une fois pour toutes: voilà le destin. Or, je crois que le propos de Kant ouvre une autre perspective. C’est l’idée que ce qui " se pose " radicalement comme sujet ne peut même pas être interrogé sur ce qu’il sait ou a su qu’il choisissait de faire ou de vivre. Ce n’est pas de l’ordre du savoir. Nul n’a jamais eu devant lui un " lot de vie ", dans l’au-delà ou le monde intelligible, lot qu’il eût mieux fait de considérer par deux fois. Car il n’y a jamais rien eu à considérer. Pareille position du sujet, ou son attitude omniprésente en regard de tout, est en deçà de toute ressaisie réflexive, et au-delà de toute introspection. On n’en sait rien que dans les choix où elle s’explicite, mais le choix qu’elle est elle-même, on ne peut rien en dire.

Pourquoi ce rapprochement ?

Parce que Monsieur A. témoigne d’une souffrance irréductible au destin que son acte aurait accompli : la façon dont son jaillissement vers le monde aura été entravé dès l’origine soustrait à son acte jusqu’à sa teneur d’acte. Ici, nulle puissance qui s’accomplisse, mais un éclair mortel au bord d’un vide sans nom. Son cas suggère que nous devrions nous abstenir de recourir trop vite au destin, si cela paralyse la reconnaissance de cette discontinuité pure qu’est un passage à l’acte. Et en lieu et place de cette imposition de sens sur les intentions les plus étranges des autres, afin de les recoudre par force au tissu habituel des nôtres, nous devrions peut-être considérer les conditions vitales de la " position " d’un sujet, au sens que j’ai esquissé. Monsieur A., cerné de partout, depuis son corps d’enfant prothésé, nomme à grand prix une des ces conditions : se séparer de l’angoisse, un pur " desserrer l’étreinte ".

Je ne doute pas qu’il faille un oeil neuf pour envisager ainsi les choses ; mais ne rien tenter serait se rendre complice d’une négation de la forme même de la folie, réduite à un excès pathétique. Ce serait manquer le réel de la déchirure psychotique.


  1. THC = principe actif du cannabis.
  2. Dans une observation postérieure j'ai trouvé olanzapine 10mg, amisulpride 800mg. Ce n'est pas une association très commune.
  3. Autolyse = suicide, en jargon psychiatrique.
  4. Selon le mot de Gatian de Clérambault, pour lever les réticences des psychotiques. Affecter la froideur, ironiser avec cruauté, simuler diverses émotions, feindre de prendre partie pour le malade, surenchérir sur son délire, étaient et sont encore les principales méthodes invasives de l'entretien. S'en offusquent ceux qui n'ont pas la moindre idée de la dangerosité d'une érotomanie, du délire de jalousie du persécuteur, ou d'une guérison simulée chez un mélancolique qui surveille l'instant de relâchement où il pourra se défenestrer.
  5. Kant, Critique de la raison pure, trad. franç., Garnier-Flammarion, Paris, 1976, pp.442.
  6. Ibid., note 1, p.448.
  7. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, trad. franç., PUF, Paris, 1966, p.635.
  8. Platon, République, 618a-621b.