L'esprit influençable: la suggestion comme problème moral en psychopathologie

paru dans Corpus n°32, "Bernheim et Delboeuf, entre hypnose et suggestion"


Pourquoi obéissons-nous à une suggestion comme à un ordre? Comment peut-il se faire qu'une volonté non seulement en influence une autre, mais la plie à ses exigences? Le pouvoir des mots est-il tel, qu'il agit causalement sur le cerveau, ou peut-être, dans le genre romantique, donne sa substance à l'affrontement mystérieux des puissances psychiques du suggestionneur et de son sujet? Quelle passivité originaire mine alors en secret notre liberté?

Il y a une façon simple et efficace de se débarrasser de ce type de problèmes. Si nous obéissons à un ordre, c'est tout simplement parce qu'on nous le donne. Les questions qui voudraient chercher au-delà sont gratuites, et n'ouvrent pas l'abîme métaphysique qu'on croit. Elles se ramènent au sophisme qui postule un processus psychologique réel quelconque derrière le développement purement analytique d'une définition: les ordres sont donnés pour être obéis, obéir n'est pas l'effet causé par l'ordre donné, mais le critère qu'un ordre a bien été donné. Il n'y a donc rien qui appelle une détermination causale, à ce que nous faisions ce qu'on nous dit de faire, quand on nous dit de le faire. On trouverait des arguments de cet ordre dans la tradition dite wittgensteinienne de la philosophie de la psychologie (1). Je vais d'abord expliciter un peu ce point de vue, qui a pour lui d'économiser le plus longtemps possible la prolifération de pseudo-objets mentaux dont la psychologie est toujours menacée; puis je dirai, à cet égard, les réserves auxquelles la psychopathologie de la suggestion (après Bernheim et Delboeuf) pourrait éventuellement conduire.

Car il est vrai que l'obéissance aux ordres dépend des conventions sociales au sein desquelles seules elle devient observable - et pas du tout de processus causaux à élucider expérimentalement. Si je prie mon voisin, dans le bus, avec l'accent impératif qui sied à la circonstance, de bien vouloir retirer sa main de ma poche, et qu'il n'obtempère pas sur le champ (du simple fait que je le lui ordonne), il ne me viendrait pas à l'idée de suspecter en lui, tout d'abord, une lésion cérébrale, ou un accès de folie. Bien plutôt, j'y verrai un manquement grave à la politesse, voire à l'honnêteté, bref, des fautes par rapport à des conventions, fautes qui ne sont constituées que parce que je suppose a priori (un a priori pragmatique) mon voisin dans un état normal, soumis à aucune cause altérant son jugement. Si j'ai à répéter l'injonction, mon ton qui s'élève ne vise pas à surmonter la surdité physiologique de mon voisin indélicat: il souligne au contraire, conventionnellement, qu'une norme de l'échange est violée, qui veut qu'on se plie sans délai à un ordre. Cette situation montre encore qu'il y a en réalité deux normes emboîtées l'une dans l'autre: une norme morale générale, (on ne fouille pas les poches de ses voisins, c'est "mal"), et une convention pratique impliquée (si l'on manque à la première exigence, c'est par inadvertance, et il faut obéir tout de suite au rappel). Cet emboîtement dépend de la structure de l'action intentionnelle, et du contexte social dans lequel un ordre prend sens, c'est-à-dire ¾ et la méprise du causaliste naît de là ¾ , prend effet. On voit bien que l'ordre vaut par lui-même, conceptuellement, et reste indifférent aux forces psychologiques présumées que la situation mettrait en jeu. Si mon voisin traîne à sortir la main de ma poche, et regrette manifestement d'avoir à délaisser mon portefeuille, sa résistance ne s'analyse pas comme celle d'une porte de métro que le vent pousse contre moi. Sa réticence n'appelle nulle indulgence, ce n'est pas, et ce ne peut pas être une viscosité mécanique. Pire: imaginer une quelconque force (une cause psychique) derrière le geste indélicat, c'est croire que mon ordre doit avoir à son tour une force causale qui la contrecarre. Or, justement, il doit suffire à la norme de s'énoncer pour agir suffisamment, dans un contexte d'ensemble, et d'ordinaire, personne ne pense à un rapport de force réel quand il donne un ordre. La force (l'autorité) est toute morale. C'est bien enfin au nom des normes applicables dans un contexte donné que nous résistons à des ordres que nous jugeons arbitraires. La force de caractère (ou quoi que ce soit de psychique de ce genre) vient ensuite, comme un enjolivement littéraire, un mythe privé, ou une concession à la culture du Moi dont notre conception individualiste du monde est imprégnée. Ailleurs, la prétendue force causale du psychisme aurait une allure divine ou sacrée, mais remplirait la même fonction illusoire.

Malheureusement, les phénomènes de la suggestion dont Bernheim et Delboeuf furent de si éminents témoins, comme aussi les agents très ingénieux, nous obligent à amender un tel point de vue anti-causaliste, et de manière considérable. Ils raniment de façon troublante les explications grandioses auxquelles on doit autrement renoncer. Car il semble bien qu'il y ait des forces psychiques insoupçonnées à l'oeuvre, chez le magnétiseur. Et si l'on renonce à la mythologie psychophysiologique de l'hypnose, à ses fluides et ses baquets ¾ ce que je ferai ici en ne tenant aucun compte des états neuropsychologiques induits par l'hypnose chez l'homme comme chez l'animal ¾ , on est encore plus embarrassé: c'est le langage, et en même temps l'esprit, privés de qualités occultes, qui désormais manifestent des propriétés énigmatiques. Car non seulement, sur l'ordre du suggestionneur, j'agis de telle ou telle façon, au détriment de mes intérêts et en un sens malgré moi, mais en plus, je me souviens de ce qu'il me commande de me souvenir, que l'événement remémoré ait eu lieu ou pas, et je sens ce qu'il me dit de sentir, ce qui va des hallucinations positives aux négatives, et inclut l'insensibilité à de vives douleurs. Au terme le plus spectaculaire de la suggestion, j'obéis précisément en me croyant libre, et je donne toutes sortes de raisons personnelles à des actes incongrus, sincèrement ahuri devant les témoins qui affirment que ces actes m'ont été suggérés il y a quinze jours. Comment penser, devant cela, que l'obéissance est uniquement un critère de l'ordre approprié, et non pas l'effet résultant d'une action transcendant ma conscience, ou l'intentionnalité que je donne, après-coup, aux actes commandés? Comment rendre compte de la perplexité et de la bonne foi absurde des sujets d'expérience, devant des suggestions dont ils observent, comme nous (c'est-à-dire en position de tiers) l'effet sur eux ¾ effet qu'ils subissent? Comment, en même temps, tenir compte de l'active intelligence de leurs réponses, et de ce qui, dans les expériences de Bernheim, Delboeuf, Janet également, atteste que le sujet est à la fois volontairement agissant et sous influence ¾ voire conscient et inconscient de ce qu'il fait, automate, et libre?

Revenons sur la solution conventionnaliste du problème de l'obéissance. Ce n'est pas en effet parce qu'expliquer causalement l'obéissance ne me vient jamais normalement à l'idée, qu'il n'y a pas, quand même, de causalité à l'oeuvre, impliquant par exemple la force de caractère, ou l'énergie de la volonté ¾ considérées comme des variables empiriques. Assurément, un ordre se justifie selon des raisons et dans des concepts qui sont, pour une part irréductible, normatifs et évaluatifs; ainsi, il est impossible de dire pourquoi un ordre est exécuté, sans dire en quoi il est "approprié", voire "bien" d'obéir. Mais cela n'empêche pas qu'il soit aussi efficace, et à ce niveau, déclenche un mécanisme réel, neuropsychologique, qui cause l'action ou l'état mental suggéré. Car il est peut-être vrai que je n'invoquerai d'abord que des raisons morales, motivant la conduite à suivre à la lumière du contexte, et des normes qui y sont applicables. Mais pourquoi serait-ce là mieux qu'une rationalisation accompagnant le processus causal sous-jacent? Allons plus loin: pourquoi même supposer deux élaborations parallèles, l'une neuropsychologique, l'autre rationnelle, au lieu d'une seule, la causalité réelle de l'influence psychique exercée par l'ordre ¾ déniée ensuite au moyen d'un recours naïf à des conséquences logiques, qui émergent dans la conscience, mais qui sont inertes et toutes verbales? Ce qui est agissant dans une situation où un ordre est donné et reçu, doit être réel, puisque quelque chose de réel en résulte (une action, ou même un simple changement d'état mental attesté par le comportement objectif). On peut donc décrire l'obéissance en termes moraux et intentionnels; ce n'est qu'une description. Les mêmes faits doivent aussi être décrits en termes réels, ce qui seul rend compte de leur causation.

Nous voici au coeur d'un noeud d'apories débattues aujourd'hui par la philosophie analytique de l'esprit, et lourdes de conséquences pour les perspectives explicatives ultimes de la psychologie cognitive. Qu'est-ce qu'une action intentionnelle, et comment la distinguer d'un comportement objectivement déterminé? Comment concilier l'organisation téléologique de l'action (elle a une fin, donc des moyens hiérarchiquement disposés), avec la formulation de lois causales liant le mental au mental, puis ce dernier au physique (des lois qui insèrent donc l'action, en tant que phénomène réel, dans le flux universel de la nature)? Les effets de la suggestion entrelacent les deux dimensions d'une manière remarquable.

Avec des différences d'appréciations majeures sur ce qui y est en jeu, les expériences de Delboeuf et Bernheim soulèvent ainsi une série de problèmes qui, à mon sens, devrait conduire à ranger la suggestion du côté d'autres paradoxes de la vie mentale:

En philosophie, la discussion se concentre sur la structure abstraite de ces irrationalités. La difficulté consiste à comprendre comment on peut être irrationnel, quand pour l'être, il faut d'abord être rationnel; mais être rationnel, cela suppose évidemment qu'on élimine l'irrationalité. D'où ces paradoxes (5). En revanche, pour le psychologue, l'incontinence sexuelle, la fausseté de l'existence, puis maintenant la suggestibilité, évoquent au contraire un objet qu'il connaît bien: ce sont les trois piliers du fameux "caractère hystérique" (6). Or, à la fin du XIXème, c'est justement au sujet des hystériques que s'imposèrent toutes ensemble les redoutables apories de la suggestion, de la simulation, et des effets somatiques des croyances et des désirs. Bernheim et Delboeuf les rapportent d'ailleurs toujours à ce contexte, auquel Freud se rattachera explicitement (7). Si l'on suit ce fil conducteur, si l'on accepte donc que l'expérience psychopathologique indique quelque chose de l'unité de ces trois problèmes (historiquement comme conceptuellement), alors la question de la suggestion s'articulera de façon plus ou moins directe à l'incontinence et à la duperie de soi. Ce foyer de consistance commune (l'hystérie), voilà ce que je propose de prendre comme référence, quitte à déplacer vers la clinique mentale la manière philosophique ordinaire de poser le problème (8).

Par là, l'influençabilité de la volonté par la suggestion, en d'autres termes, l'obéissance pathologique, réclame plusieurs niveaux d'examens: dans la perspective de la philosophie analytique, une approche logico-linguistique des phrases de suggestion; dans celle de la philosophie de l'esprit, une clarification du statut des raisons et des causes de l'influence sur la volonté; sous l'angle de la philosophie morale, une discussion du rôle insoupçonné qui échoit ici à des concepts normatifs, voire évaluatifs. Alors seulement, je risquerai trois remarques touchant les limites probables d'une psychologie cognitive, qui transporterait sans précautions dans la pathologie mentale (ou plus exactement, dans la théorie des névroses) les présupposés naturalistes qui la rendent ailleurs si attractive. Mais je ne doute pas de la perplexité dans laquelle la conjonction de ces analyses peut plonger les psychologues comme les philosophes, et plus encore les historiens de la psychopathologie. Chacun aura l'impression que ses objets familiers évoluent ici dans un univers bizarre. Mais je suggérerai, pour dissiper un peu cette impression, que tous considèrent les apories de la suggestion, ainsi traitées, comme les fruits d'une expérience de pensée grandeur nature, qui n'est plus une fiction heuristique, comme en raffole la philosophie de l'esprit contemporaine, mais le contenu conceptuel d'une crise de l'histoire de la psychologie. De même pour l'issue "freudienne" de ces réflexions: je ne veux, en la pointant, que souligner le renforcement mutuel qu'occasionne une perspective croisée sur un objet très hypothétique, que le psychologue comme le philosophe peuvent avoir, chacun de leur côté, des raisons exclusives de rejeter.

*

1. Si vous croyez que vous allez guérir, alors vous allez guérir.

2. Si je dis la vérité, alors p.

3. Si vous croyez que ma suggestion curative est vraie, alors vous allez guérir.

4. Vous ne croirez jamais que je dis la vérité.

5. Vous ne serez jamais sûr que je dis la vérité.

6. Je mens, mais je souffre.

Pour examiner ces phrases, je propose de faire une assomption extrêmement forte, et bien sûr trop forte si on la développe jusqu'aux dernières conséquences: elle consiste à traiter la croyance comme un opérateur, assimilable (à un degré quelconque) à ce qu'à la suite de Gödel, les logiciens ont fait intervenir, dans divers systèmes modaux, pour introduire dans un calcul la prouvabilité des propositions mêmes qui s'y déduisent. Prouvabilité (logico-mathématique) et crédibilité (psychologique) auraient ainsi, je suppose, une affinité susceptible, à titre heuristique, de développements formels élémentaires. Le Beweisbar ("B") de Gödel s'échangerait donc, plus ou moins naturellement, avec un opérateur de croyance ad hoc ("C"), pour permettre l'exploration d'énoncés du langage naturel. L'analogie a pour but de mobiliser une famille de paradoxes et d'apories épistémologiques bien connue des logiciens, sans qu'on s'égare dans le labyrinthe d'intuitions linguistiques ordinaires. En même temps, par le biais de l'idée de prouvabilité à quoi on la compare, la croyance psychologique à une proposition renvoie aux raisons de la supposer vraie, même quand on ignore comment prouver effectivement si elle est vraie, d'une manière qui évite l'homogénéité massive d'un acte d'adhésion mentale à un contenu représentationnel. R. Smullyan, sur le mode ludique qu'il affectionne, s'est livré à un repérage global de ce qu'on peut attendre d'une pareille analogie, et je lui emprunte la plupart de ses remarques. Bien sûr, je reste prudent quant à la possibilité d'en déduire plus que des indications de structure - il n'est pas question, notamment, d'imaginer qu'on pourrait par ce biais réduire la croyance à une modalité propositionnelle entièrement calculable (9).

Ainsi 1., pour commencer, se laisserait noter sous la forme:

1'. Cp => p.

Si l'on en reste à ce niveau, on n'a jamais donné qu'une transcription caricaturalement abstraite de la méthode Coué (10). Le problème est évidemment de savoir comment cet enchaînement entre une croyance et un fait peut devenir nécessaire. En effet, à gauche, p est une proposition, et devrait encore le rester à droite. Mais l'hypothèse implicite dans 1', c'est qu'en détachant le conséquent, on donne non seulement la raison d'agir, mais l'action elle-même (plus exactement l'événement de guérison, pour autant qu'il tienne à une action du sujet). Il n'est pas absurde qu'avant d'agir, ou de modifier tel de nos états mentaux, nous tirions des conclusions de contenus propositionnels antérieurs; il est même assez intuitif que certaines actions se présentent comme les conséquences conclues de raisonnements antécédents. En revanche, de "conclure" à "passer à l'acte", l'amphibologie est patente, parce que nous voyons bien, d'ordinaire, que la conclusion logique n'a pas le pouvoir causal requis pour altérer un état réel. C'est exactement ce qui motive ici le recours à l'écriture Cp => p: quand nous essayons de rendre compte de la suggestion, ce qui doit être expliqué, c'est précisément l'effet causal de la vérité supposée de la prédiction du suggestionneur. Or, bien sûr, la vérité n'est pas un ingrédient causal; c'est une propriété sémantique des descriptions. Pour se faire une idée du sophisme en jeu ici, on examinera 2., en se demandant si cet énoncé n'est pas implicite dans toute suggestion. Mais que ce soit un sophisme est ici révélateur, par son irrationalité même, de la rationalité sous-jacente de l'intentionnalité en général.

En effet, chacun comprend que la suggestion n'opère que si, sous une description au moins, la phrase du suggestionneur est tenue pour vraie. Mais comment une telle phrase signifie-t-elle sa propre vérité?

2. Si je dis la vérité, alors p.

Supposez que 2. soit vrai. Alors, ce que dit cette phrase doit aussi être vrai. Autrement dit, que celui qui parle dit la vérité, et que par conséquent, p. Or, c'est bien ce que dit cette phrase: que si celui qui parle dit la vérité, alors p. Il y a autoréférence. Donc, si cette phrase est vraie, par hypothèse, il est vrai que p. Pas plus qu'on ne s'alarme de ce genre de cercle en logique modale, on ne le devrait, je suppose, dans la théorie de la croyance. Ainsi, si l'on se plaçait dans un "monde possible" où les gens sont soit absolument menteurs soit absolument sincères, il serait, en ce monde, impossible que quiconque dise: "Si je dis la vérité, alors vous allez guérir", et que la guérison n'ait pas lieu (11).

La différence apparaît surtout avec 3.:

3. Si vous croyez que ma suggestion curative est vraie, alors vous allez guérir.

Cette expression combine les deux précédentes. Elle prend appui sur l'autoréférence de 2. pour faire aboutir 1. Le sophisme de Coué prend alors une autre tournure, puisqu'on y fait jouer un rôle majeur à la supposition de la vérité de la suggestion, au lieu d'y voir un aspect de pur renforcement imaginaire. C'est par là, on l'entrevoit dès à présent, que certaines raisons s'insinuent primitivement dans le jeu de langage suggestif, et qu'on ne peut le réduire à une simple habituation psychologique, au sens causal. En effet, 3. prend la difficulté à bras le corps: elle tente de rendre autovérifiante une prédiction sur l'état de mes croyances, état propice à la réalisation de la suggestion, au lieu de faire juste appel, comme Coué, à la force de l'imagination. Mais comment 3. déploie-t-elle son autoréférence? Dotons-nous pour le voir d'une propriété psychologique décisive: la réflexivité des croyances; sous ce terme, je range la propriété (axiomatique) des croyances, qui fait que Cp => CCp. Ainsi, on ne peut croire quelque chose sans croire eo ipso qu'on la croit. Ceci implique également que l'on ait le concept de croyance, distingué d'un savoir de la vérité fondé sur une confirmation externe objective (12).

Supposez 3. vraie. Autrement dit, que le suggestionneur, parlant de ma croyance, ne ment pas ¾ ce qui est le principe du traitement extensionnel de l'opérateur C. Dans ce cas, je vais croire à ce que dit 3., autrement dit, que la croyance dans l'effet de la suggestion va me guérir. Mais si je crois que le suggestionneur dit vrai, je vais croire que je vais croire qu'il dit vrai. Une fois que je crois que je crois qu'il dit vrai, et que, d'autre part, je crois que le fait de croire qu'il dit vrai implique que la suggestion va me guérir, alors je crois que la suggestion va me guérir. Or, c'est exactement ce que dit 3. Il y a, là encore, autoréférence. Le reste suit: je conclus que le suggestionneur dit la vérité, au lieu d'en faire l'hypothèse, et j'en déduis aussi, dans la foulée, que je croirai que la suggestion me guérira. La conclusion suit: je guérirai.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que le détail de ce raisonnement n'a guère de plausibilité psychologique, si l'on entend par là l'opération explicite de calcul qu'exécuterait le sujet sous influence. Tout dépend d'ailleurs de ce qu'on va considérer comme psychologique dans ce raisonnement, et de la valeur qu'on va reconnaître à l'accompagnement mental de son déroulement, qui n'est pas obligatoirement une réalité phénoménale (13). Mais il y a mieux, et plus étonnant; car sur le plan des faits cliniques (ce qui se disait effectivement lors des thérapies menées par Bernheim, Delboeuf, ou Janet, ainsi que les commentaires des sujets les plus intelligents au réveil des expériences de somnambulisme provoqué), on est frappé de la convergence entre les artifices de l'autoréférence et la structure des sophismes grâce auxquels suggestionnés et suggestionneurs faisaient coïncider leurs idées sur ce qui se passait. Je crois même qu'il est impossible d'analyser les faits du somnambulisme et de l'hypnose (le cadre habituel des expériences suggestives) sans faire une place majeure, dans la grammaire de leur description, à de tels paradoxes. Ainsi Janet, pour un exemple entre mille:

"Je rendors le sujet et lui met sur les genoux 20 petits papiers numérotés. "Vous ne verrez pas, lui dis-je, les papiers qui portent des chiffres multiples de 3". Réveil, même oubli, et même étonnement de Lucie devant ces papiers qui sont encore sur ses genoux. Je la prie de me les remettre un à un: elle m'en remet 14 et en laisse 6 qu'elle a bien soin de ne pas toucher; les 6 restants sont les multiples de 3. J'ai beau insister, elle n'en voit pas d'autres. Ici, n'a-t-il pas fallu se souvenir qu'il s'agissait des multiples de 3, et voir les chiffres pour reconnaître ces multiples? On peut terminer par cette plaisanterie: suggérer au sujet de ne pas voir le papier sur lequel il y a écrit le mot "invisible"" et de fait c'est ce papier qu'il ne voit pas" (14).

De même qu'on ne voit plus le mot "invisible", on ne sentira plus la sensation, on ne se souviendra plus du souvenir, tout en sentant qu'on sent ce qu'il ne faut pas sentir, tout en ayant présent à la mémoire ce qui est interdit de remémoration, etc. Dire que "invisible" est invisible, c'est une antinomie sémantique; on la combine simplement à un schéma (fallacieux) d'inférence de l'action, pour l'intégrer dans un processus causal. De même avec le reste: ce qui est atteint par les sophismes des phrases de suggestion, c'est l'attitude propositionnelle (je sens que..., je me rappelle que...), en tant qu'elle spécifie l'intentionnalité (respectivement, de la perception, de la mémoire). La thérapie suggestive n'est qu'une application de ces procédés expérimentaux (15).

Or il faut une dénivellation spéciale des ordres de l'appropriation intentionnelle (dans l'action, le souvenir et la perception) pour rendre cela possible: c'est bien sûr au second degré que si on croit quelque chose, alors on croit qu'on ne le croit pas. Car Cp => Cnon-Cp n'est pas logiquement contradictoire ¾ ce qu'est Cp => non-Cp ¾ , même si son corrélat psychologique semble l'être. Sans doute vaut-il mieux parler alors, avec R. Smullyan, de "division". Certes, il faut donner une idée plus précise de ce que peut être ce second degré, c'est-à-dire de la réflexivité des croyances, comme source d'antinomie sémantique. Par exemple, cette division exige-t-elle qu'on suppose vraies les croyances d'un Autre que soi? La divisibilité est-elle un trait structural inhérent à toute croyance? Quoi qu'il en soit, si l'on fait la place qui lui revient à l'invocation de la vérité de ce que dit le suggestionneur, comme tous, et notamment Bernheim le mettent en avant, en mobilisant dans leur visée thaumaturgique l'apparat de la science (16), alors il y a quelque raison à l'irrationalité de ceux qui se font suggestionner. Sans ces raisons, on ne comprend ni leur perplexité devant ce qui leur arrive, ni leurs tentatives de rationaliser leur comportement au fur et à mesure que la suggestion agit, ni enfin leur insistance à motiver après-coup leur comportement, en soulignant tout ce qui peut y être décrit comme l'effet de leur seule volonté. L'autoréférence relie ces divers aspects du phénomène, qui sont autrement dispersés, et donne un cadre rationnel à leur irrationalité ¾ ou ménage, disons, dans la suggestion, une place pour la motivation logique. Estimer le poids relatif de cette motivation rationnelle, c'est-à-dire de ce rapport (forcément acausal) à la vérité comme telle, fera l'objet d'autres développements dans la seconde partie de cet article.

En revanche, il est décisif de souligner l'articulation intrinsèque de la problématique de la suggestion (comme croyance autovérifiante) à une autre dimension psychopathologique, logiquement cernable dans l'hystérie. En effet, cette psychonévrose est étroitement liée à la suggestion par tous les auteurs de l'époque, notamment Bernheim dans sa polémique contre Charcot et les neurologues de la Salpêtrière. La difficulté est de savoir si les manifestations apparemment objectives de l'hystérie (anesthésie, amnésie, paralysie) ne sont pas en réalité intégralement reproductibles par la suggestion, et si le fait qu'elles soient reproductibles sur ce mode permet ensuite de les distinguer de la simulation pure et simple (17). Je laisse de côté les réponses apportées par les protagonistes de la polémique, sur le plan médico-légal. Du point de vue des phrases de suggestion et des jeux de langage logiques susceptibles de les éclairer, une remarque plus élémentaire s'impose. Car on peut soutenir que les propos cliniquement cruciaux qui peuvent faire hésiter (réalité objective, suggestion, simulation?), comportent une dimension d'indécidabilité étroitement liée à la sémantique paradoxale de ces phrases.

Il faut ainsi les rapprocher de ce que j'appellerai des phrases de simulation, ainsi:

4. Vous ne croirez jamais que je dis la vérité.

Il est tentant de lire cette formule dans un contexte psychologique au sens large. On y décèlerait alors les configurations discursives usuelles du "caractère hystérique": défi et prise à témoin, désignation de l'impuissance constitutive de l'Autre à entendre la vérité de ce que l'hystérique avance, modalité pathétique de l'adresse énonciative, sentiment global de fausseté qui s'attache, sans qu'on sache trop comment, à ce que l'auditeur est appelé à reconnaître comme vrai, etc. Il suffit d'ailleurs de lire la littérature sur la simulation hystérique, à la fin du XIXème siècle, pour constater deux choses: d'une part, l'impression de fausseté ressentie face aux protestations hystériques se maintient, paradoxalement, même si le fait contesté est établi par ailleurs objectivement; d'autre part, personne n'arrive à spécifier complètement la part de la simulation et celle de la réalité des troubles allégués, surtout pas les prétendus simulateurs, dont plusieurs comprennent bien l'impossibilité objective de leur infirmité (les pseudo-cécités unilatérales sont légion, et faciles à dépister), mais persistent, en connaissance de cause et toute bonne foi, à échouer aux tests (18). En revanche, il est notoire que des pratiques suggestives lèvent des symptômes hystériques que n'entame aucune explication rationnelle de leur inanité: du moins est-ce l'énigme que Bernheim et Delboeuf proposent. On conçoit donc une relation intime, ou mieux, un ordre intentionnel entre des symptômes qui gardent une aura de fausseté manifeste même s'ils correspondent à des faits avérés (mais qui ne sont pas pour autant des mensonges conscients), et des actions contre-suggestives qui les abolissent (mais où la référence à la vérité n'a de pouvoir causal qu'au moyen d'un sophisme). Cette interdépendance parle en faveur, je crois, de la réalité morale forte de ce qu'active dans un sujet des questions sur la vérité et l'objectivité de ce qu'il croit: un jeu paradoxal de raisons et de causes mentales, qui ne se manoeuvre pas n'importe comment. L'affinité formelle entre phrases de suggestion et phrases de simulation se voit dans l'énoncé suivant, où "être sûr que p", signifie ici à la fois, croire p, croire qu'on croit p, et croire que p est vrai (adhésion mentale, réflexivité, certitude de vérité).

5. Vous ne serez jamais sûr que je dis la vérité.

Supposons cet énoncé faux. L'hystérique, qui parle, ment. Je saurai donc un jour, peut-être tout de suite, si cet énoncé est vrai. Mais si cet énoncé est vrai, je ne pourrai jamais le savoir, puisque c'est précisément ce qu'il énonce (que je ne serai jamais sûr que je n'ai pas affaire à un menteur). Il y a encore une fois autoréférence. En d'autres termes, s'il est faux, et si le sujet ment, il dit la vérité, et c'est contradictoire. Changeons donc l'hypothèse. La seule possibilité restante, c'est désormais que je suis sûr qu'il dit la vérité. Il s'ensuit que je sais quelque chose que l'hystérique prétend que je ne peux pas savoir: qu'elle dit la vérité. Il y a encore contradiction.

On peut faire au sujet de ce raisonnement deux remarques. "Etre sûr" et "savoir" sont ici deux attitudes propositionnelles à distinguer, bien que le langage naturel ne s'y prête guère. Etre sûr est subjectif; savoir exige une démonstration effective que les raisons d'être sûr ont un remplissement objectif réel. Ce que vise le jeu de langage semi-propositionnel mis ici en oeuvre, c'est la logique de la croyance, en tant qu'elle laisse place à un sophisme; ce à quoi il ne se réduit pas (du moins d'emblée), c'est à une expression dont les connecteurs logiques reflètent une consécution réelle d'opérations mentales. Ceci s'articule étroitement à la seconde remarque. Ce jeu de langage n'est mobilisé qu'à l'occasion d'un soupçon dans un contexte clinique: celui de la simulation et de la suggestibilité. "Etre sûr", c'est être sûr par rapport à quelqu'un qui met en doute la vérité de ce qui est dit; "savoir" n'a pas besoin de ce contexte. C'est pourquoi l'hystérique ne commet pas simplement une erreur. Le propre du sophisme est l'instrumentalisation de cette erreur, pour que celui qui l'écoute la commette.

Aussi pareille présentation de l'attitude propositionnelle retorse de l'hystérique capte adéquatement le malaise qui envahit un clinicien confronté à la suggestibilité (notamment hystérique), comme disposition paradoxale. Face à l'action commandée, la sensation ou le souvenir inhibés ou forcés, il ne peut pas appréhender l'intentionnalité sous-jacente sans ramener en même temps dans son filet une sorte d'antinomie logique familière. Quand il s'agit d'intentionnalité de la sensation, par exemple, les anesthésies ou les hallucinations négatives prennent du coup une tonalité extrêmement réaliste (19). On boucle la boucle en arrivant à ce qui est de toute évidence indécidable dans l'aveu de son mensonge par l'hystérique: quand elle l'articule au fait que menteuse ou pas, elle n'en souffre pas moins. Au lieu du paradoxe du crétois Epiménide, dit "du menteur", on se retrouve alors à un énoncé du type:

6. Je mens, mais je souffre.

Là encore, on n'est pas obligé de se précipiter sur le transfert freudien, qui nous ferait pointer sans mal la dimension rétorsive, voire séductrice du "mais", en pareil contexte (quelque part entre "c'est votre faute!" et "au secours!"). Je crois plutôt qu'il faut extraire une telle interprétation d'un contexte plus large, celui des interprétations peut-être plus frustes qui en furent données historiquement. En effet, le sens qu'on lui donne, tout antinomique qu'il soit, définit le style de l'action thérapeutique. Car il y a deux grandes manières de comprendre 6., autrement dit, de décider pratiquement de ce qui est indécidable théoriquement, et dans l'histoire de la psychopathologie, elles correspondent, avant Freud, à celle de Bernheim, et à celle de Babinski. Pour Bernheim, 6. doit se gloser:

6'. Ma souffrance dépend de ce que vous supposez qu'elle est. C'est pourquoi elle sonne faux, je ne m'y reconnais pas vraiment. Mais elle est mienne, et toute subjective qu'elle soit, elle n'est pas moins subjectivement réelle.

Prendre les choses sous cet angle, c'est accepter l'intentionnalité de la souffrance. C'est donc traiter "souffrir de..." comme un prédicat intensionnel, du niveau exact de l'attitude de croyance telle qu'elle opère dans la suggestion, puisque pour Bernheim, aucun des prétendus symptômes objectifs de l'hystérie ne résiste à la contre-suggestion. Le terme ultime de cette interprétation, c'est d'accorder au sujet psychique une certaine existence, celle d'une conscience paradoxale, puisque consciente de ce qu'elle exclut consciemment de son propre champ. Bernheim nie donc, ce qui sembla à son époque absolument extravagant, l'existence de l'inconscient sous toutes ses formes, cela afin de rendre justement explicable l'action sur la conscience d'une suggestion dont toute la teneur est consciente (elle n'a pas de tiroir secret, ignoré de celui qui se la fait administrer, au contraire, elle est entièrement explicite). L'oeuvre de Bernheim est traversé par l'énigme de ce psychisme intégralement conscient.

Pour Babinski (20), au contraire, 6. revient à:

6". Je mens, et donc mon mensonge porte également sur le fait prétendu de ma souffrance, même et surtout si je semble la donner en gage de sincérité. Par là, je simule la douleur.

La pratique de Babinski s'éclaire alors. Il décante l'hystérie dans deux directions: d'un côté, il faut démontrer par l'exploration neurologique (dont il fut un des grands promoteurs), qu'il n'y a rien d'objectif dans les troubles allégués; de l'autre, il faut porter un jugement moral sur la personne, et examiner son intérêt inavoué à se croire malade. On connaît la postérité de cette interprétation, d'une part dans le "traitement moral" des psychiatres français, de Déjerine à Baruk, fondé sur la persuasion et l'usage rationnel de la volonté, et d'autre part, avec les cruautés qu'elle légitima, dans l'abord des symptômes hystériques de la névrose traumatique, lors de la Grande Guerre (21). Babinski, pour des raisons parallèles à celles de Bernheim, mais moins choquantes dans le milieu neurologique auquel il se rattachait explicitement, fut donc aussi un des grands adversaires de l'idée d'inconscient. Du point de vue analytique, 6". réduit en effet la souffrance "vraie" à son côté objectif et matériel, tout intentionnalité forclose.

Leur unilatéralité rend problématiques ces deux interprétations de 6. L'une se contente de psychologiser les paradoxes homologues de la suggestion et de la simulation dans une conscience paradoxale; l'autre démembre les phénomènes, en disjoignant une sphère des raisons accessibles au sujet, et l'ensemble des faits somatiques réels sur lesquels il n'a aucun pouvoir. Cependant, dans la mesure où la clinique mentale dont elles se réclament est bien fondée, elles ont trois points communs, qui nous font revenir sur les terrains traditionnels de la philosophie de l'esprit, et surtout, de la philosophie morale.

· Elles rendent impossibles la naturalisation intégrale des faits de suggestion, puisque des facteurs logiques vérifonctionnels y jouent un rôle rationalisant irréductible, et plus seulement des causes réelles (l'impressionnabilité, et ses corrélats neuropsychologiques).

· L'une et l'autre obligent à distribuer entre un sujet et un Autre les éléments qui permettent de juger de la vérité des contenus de croyance (par un jeu de suppositions mutuelles, qui s'analysent comme autant de fictions permettant l'interprétation de la signification des énoncés).

· Elles offrent enfin la vérité de ces contenus de croyances à une appréciation morale, qui en transfigure les données (l'important n'est jamais seulement que tel ou tel énoncé soit faux, mais qu'il soit interprété comme un mensonge, et pas comme une erreur).

*

La question qui se pose désormais est la suivante: si les trois points énumérés sont corrects, peut-on comprendre la suggestion d'une façon plus cohérente, c'est-à-dire sans psychologiser purement et simplement le paradoxe (il y a de la conscience non consciente), et sans en écarter non plus les termes d'une manière qui le fait disparaître en déniant aux faits dont il procède toute consistance problématique (le malade ment)? Déjà au niveau général, il est facile de voir que les "paradoxes de l'irrationalité", selon le mot de Davidson (akrasia, duperie de soi), exposent à une difficulté de cet ordre. Depuis Socrate et l'adage "nul n'est méchant volontairement", on a souvent tenté de montrer qu'on n'agissait jamais contre son meilleur jugement, mais en croyant que ce qu'on fait, on le fait en croyant que c'est en dernière instance un bien. Aristote, contre Socrate, n'a fait que rendre au bon sens ce qui lui était dû: il y des actions accomplies avec la conscience claire qu'on dispose d'un meilleur choix. Mais si l'on s'en tient, comme il est raisonnable, au contexte dans lequel nous inférons chez autrui l'existence de croyances ou de désirs, il est patent que les paradoxes de l'irrationalité ne sont pas des cas-limites. Au contraire, ce sont les cas centraux. Ils motivent notre questionnement sur ce que les autres croient et désirent vraiment. Loin d'être des problèmes qu'une psychologie cognitive aurait à contourner ou du moins à élucider dans un lointain avenir, ils sont à l'origine de l'idée même d'imputer à nos semblables des attitudes propositionnelles, ainsi que les tests cruciaux auxquels nous finirons par revenir, pour avérer les résultats éventuels du grandiose projet de naturaliser le mental. Simplement, l'habitude scientifico-technique est aujourd'hui de traiter désirs et croyances comme des "relais fonctionnels" existant de toute éternité dans une architecture neurocognitive dont on percerait peu à peu les secrets. Mais cela occulte le point de départ phénoménologiquement probant de l'entreprise: qu'une anomalie dans les croyances et les désirs a troublé la transparence de nos échanges, et nous a conduits à supposer des "opérations" mentales complexes en arrière des significations évidentes de l'action. Or d'ordinaire, on comprend autrui sans faire ce type de suppositions; les faire, c'est s'apercevoir qu'on ne le comprend déjà plus!

La suggestion pathologique pousse à bout cette idée, qu'on aurait tort de sous-estimer, au motif qu'elle est ouvertement naïve. Car il faudra bien mesurer à cette naïveté psychologique et sociale l'intérêt d'un neurocognitivisme absolutiste, visant à éliminer l'usage des mots mêmes de "croyance", "désir", "intentionnalité", "Je", etc., du débat psychologique. La suggestion ajoute à cela, c'est ma thèse essentielle, un degré supplémentaire de complexité aux irrationalités davidsoniennes, et les rapporte à un champ empirique (la psychopathologie de la névrose) qu'elle oblige, comme on va voir, à envisager sous l'angle moral.

Pour en rappeler les données conceptuelles en termes de causes et de raisons, Davidson comprend ces situations critiques d'irrationalité comme des cas où les meilleures raisons de croire quelque chose ou d'agir dans un certain sens ne sont justement ni au principe de la croyance, ni en position de cause de l'action la meilleure. Dans l'akrasia en effet, une autre raison interfère dans la causation rationnelle de l'action, raison qui est une cause non rationnelle (la passion, comme motif d'agir à l'encontre de ce qui est raisonnable), en sorte que l'être rationnel qu'est l'homme, divisé entre des raisons de croire ou d'agir incompatibles, ne cause pas l'action qu'il devrait (i.e. la meilleure selon la raison). Dans la duperie de soi, une autre raison, qu'il faut bien considérer comme non rationnelle en un certain sens (un désir, qui est aussi un motif intentionnel) interfère dans les enchaînements normaux entre croyances, tout en n'étant pas elle-même sans raison (par exemple, elle se déduit de l'aversion pour l'état de choses qu'il faudrait admettre si la croyance la plus rationnelle, i.e. la meilleure, déployait toutes ses conséquences dans l'esprit). Cette conception, qui a l'avantage de définir avec finesse les données du problème, a soulevé nombre d'objections, dont j'extrais les suivantes (22):

1. L'idée d'une raison qui serait dans le même temps une cause non rationnelle de l'action est à peu près inintelligible. Celle d'une raison non rationnelle est franchement un non-sens, même si on la défend en disant qu'elle n'est pas rationnelle d'un "point de vue différent" de celui sous lequel on lui confère, par ailleurs et dans un premier temps, un rôle de raison de la croyance ou de l'action. Car il ne saurait y avoir de point de vue différent de la raison sur elle-même qui l'amène rationnellement à se dénier la qualité de raison.

2. L'irrationalité serait plutôt introduite, dans l'akrasia et la duperie de soi, par le souci de rationaliser la croyance et l'action selon des schémas logiques ou causaux tout à fait hors de propos. Ainsi, soit l'on considère l'akrasia dans la perspective d'un syllogisme pratique déductif, comme le fait Aristote. Mais dans ce cas on ne voit pas comment conclure à une action d'une contradiction formelle entre les prémisses (un conflit entre des raisons d'agir contradictoires). Soit on traite le raisonnement pratique comme une induction, en prenant en compte les meilleures raisons "tout bien considéré", ou prima facie, pour éviter la contradiction logique entre ce qu'on fait donc conditionnellement, et ce qu'on devrait faire par ailleurs inconditionnellement (le meilleur "absolument"). Mais en éliminant ainsi la possibilité logique de la contradiction, on élimine aussi la structure forte du syllogisme, qui permettait de conclure rationnellement à l'action, et le paradoxe n'a plus lieu.

3. Il est impossible de donner sens à une action modifiant causalement nos croyances ou nos désirs, et qui soit donc hétérogène, dans sa justification rationnelle, aux raisons qu'on a d'avoir telles croyances et tels désirs, en-dehors d'un cas précis. C'est celui de la réforme morale qu'un sujet peut tenter sur lui-même, en dérangeant (pour des raisons qu'il n'avait pas avant) la structure globale de son intentionnalité. S'il parvient à se modifier ainsi, la cause de ce changement ne peut pas être une des raisons de ce changement moral; sinon, elle s'intégrerait logiquement aux raisons préexistantes de se conserver dans l'état moral qu'on veut au contraire réformer. Mais voici alors deux difficultés. Comment cette cause peut-elle devenir une nouvelle raison de vivre, et pas seulement une nouvelle habitude extrinsèque, ce qui réduirait la vie morale (voire la raison) à une série d'impressions contingentes successives? Et comment, en passant au registre moral, continuer à ne parler que d'action, sans faire intervenir des facteurs évaluatifs (le bien, la vertu, etc.), qui arrachent définitivement les paradoxes de l'irrationalité à la philosophie de l'esprit, et à l'espoir sous-jacent de la faire contribuer aux débats de la psychologie cognitive?

4. Ceux qui pensent devoir exprimer en termes de causes et de raisons les dits paradoxes aboutissent inéluctablement aux obscurités d'un néo-freudisme, qui divise l'esprit en deux systèmes fonctionnels hétérogènes. Car dans la duperie de soi, les raisons dérivées d'autres raisons, et donc impliquées par elles, qui brisent de façon quasi causale le cours normal de l'enchaînement des croyances, ressemblent à s'y méprendre à des désirs "inconscients". Si l'on ajoute à cela la structure paradoxale de l'akrasia, qui confère à des raisons (ici les désirs inconscients) le statut de causes non rationnelles de l'action, le "refoulement", ou son fantôme conceptuel honni, ne sont plus très loin de ressusciter...(23)

Ce qu'on a dit plus haut de la suggestion devrait inciter à prendre ces objections en bonne part. Car elles se présentent beaucoup moins comme de véritables réfutations de la description davidsonienne de l'irrationalité, que comme des conséquences inaperçues de cette description, devant lesquelles on attend que nous fassions la grimace. Mais la quatrième et la troisième déplacent suffisamment le problème, à la fois du côté d'une référence clinique à la psychopathologie, et du côté d'une appréciation morale de l'irrationalité, pour que les deux premières cessent de nous gêner. Assurément, elles sont embarrassantes pour l'intention théorique foncière de Davidson, qui entend demeurer dans un cadre naturaliste. Mais le problème de la suggestion aboutit à des interrogations de type moral, et ouvre en même temps des horizons qui furent justement ceux de Freud. Pour autant que la suggestion multiplie les paradoxes de l'irrationalité, en greffant des paradoxes sur les motivations rationnelles des agents, elle devrait donc pousser à convenir de la justesse de la conception davidsonienne en termes de causes et de raisons. Elle intéresse également le clinicien, en pointant en direction de la systématicité intentionnelle de quelques névroses. Elle confirme enfin le bien-fondé d'une analyse de l'intentionnalité qui ne la suppose que là où elle est requise pour l'explication, autrement dit, dans un écart anormal de la signification et de l'action (maladie ou vice moral).

Je propose donc de prendre acte des expériences suggestives de Bernheim et Delboeuf en décomposant ce qui s'y passe à la lumière des irrationalités paradoxales de Davidson. Ceci comporterait quatre aspects, épousant grosso modo le mouvement d'ensemble des objections (en fait des confirmations) opposées plus haut à sa conception:

1. La suggestion combine dans un premier temps une duperie de soi, puis la prolonge, selon les croyances faussées qui y sont logiquement déterminées, dans une action incontinente: le sujet suggestionné est un akratès qui a raisonné pour se tromper lui-même. En effet, il croit le sophisme autoréférentiel de l'Autre qui le suggestionne, et qui revient comme on l'a vu à une seule chose, à savoir, si je suppose que l'Autre qui suggestionne dit vrai, alors effectivement il dit vrai. Par là, je crois à ce que je ne devrais pas croire, voire à l'incroyable, mais pas sans raisons. La raison non rationnelle en jeu est le sophisme autoréférentiel lui-même, que nul ne prendrait pour une raison s'il n'était pas rationnel. Une fois ce premier pas accompli (duperie de soi), le second suit (akrasia). A ce dispositif se rattachent deux faits notés avec constance par les hypnotiseurs et suggestionneurs de la fin du siècle dernier. Le premier, c'est que si la méfiance tue la suggestion, le doute, non. Delboeuf cite même le cas de l'esprit fort qui nie être hypnotisé, se moque du suggestionneur, mais regarde avec étonnement son bras traversé de part en part par une épingle (24). Car le doute est déjà la position mentale, ou l'acceptation passive dans une certaine croyance de ce que l'on met en doute par ailleurs; la méfiance au contraire interroge critiquement l'acte même de vouloir faire croire, qui, au même niveau d'imposition primitive de la croyance, se laisse suspecter dans les paroles du suggestionneur. Comme dans la plupart des paradoxes sémantiques, il est facile de mettre en évidence en arrière de l'énoncé paradoxal une énonciation sophistique, qui produit l'énoncé de façon à ce qu'il ressemble à une proposition en bonne et due forme, alors qu'il le rend inanalysable. C'est déjà ainsi que Russell comprenait le paradoxe d'Epiménide (25). Le deuxième, c'est que le sophisme autoréférentiel cardinal (l'énoncé 3.) concentre ce qu'on devrait appeler la fragilité inhérente de toute croyance. Il n'opère qu'à la condition expresse qu'on puisse croire croire quelque chose (26). Or l'écart est ici très grand avec la réflexivité transparente du savoir, dans un énoncé du type: "Je sais que je sais". Conséquence du résidu inanalysable, selon Russell, de toute énonciation suggestive, il est clair qu'au lieu d'une réflexivité psychologique forte (la certitude s'assurant elle-même d'elle-même), on a davantage affaire ici à une sorte d'extériorité intime de la croyance à la croyance (la passivité de la raison l'exposant non plus à ce qu'elle tient pour sûr d'elle-même, mais à ce qu'elle tient pour sûr à l'instigation d'un Autre). Ce subtil décalage interne serait tout ce qu'il faut pour qu'une raison qui ne rationalise pas une certaine action, en devienne pourtant la cause, puisqu'elle fonctionne "d'un autre point de vue", ou encore existe "sur un autre plan" (avec un effet d'inconscient).

2. On voit ensuite en quel sens l'action, dans un syllogisme pratique qui aurait pour majeure une forme optative conditionnelle comme l'énoncé 3. 27 n'est pas conclue, ni sur le mode déductif, ni sur le mode inductif. Jamais en effet la raison d'agir (ou de modifier l'attitude intentionnelle adéquate de la sensation ou de la mémoire) n'est assez bonne pour expliquer causalement le comportement observé ¾ autrement dit, pour équivaloir à une loi déterministe du comportement. Ce que cachent les hypothèses psychophysiologiques sur la "suggestibilité diathétique" des hystériques (i.e. par prédisposition), c'est le complément causal appelé par la fragilité des suggestions. Mais jamais non plus la raison d'agir n'est assez mauvaise pour qu'on puisse réduire ce comportement à une "impression de raison" (à quoi revient toute attribution d'un rôle causal à une bonne raison prima facie) imposée du dehors, et où l'intentionnalité de l'agent serait abolie. On ne peut pas plus réduire la rationalité du comportement de l'agent sous influence à une rationalisation ex post facto, inerte sur le plan causal, parce ce serait nier l'intelligence nécessaire à ce que l'agent mette l'expression suggestive au principe de son action parce qu'elle est crue vraie, et pas juste ressentie comme impressionnante. Au total l'impossibilité de déduire ou d'induire l'action dans l'akrasia apparaît nettement dans la suggestion. Voilà pourquoi les suggestionnés témoignent de leur état en termes ambigus: ils ont fait "comme si", même s'ils ont obéi (28). L'action accomplie procure donc à la conscience un sentiment de "fausseté" (puisqu'elle se produit à l'occasion d'un sophisme, lequel agit à la façon d'un piège sur la croyance intentionnelle initiant l'action, ce qui suppose un contexte normatif), mais elle n'en est pas moins accomplie comme la conséquence logique d'une impression psychologique "réelle" (en tant qu'elle simule le prétendu effet de la prétendue cause suggestionnante, voix autoritaire, imagination impressionnable, etc.).

3. Loin d'être un cas particulier de suggestion, la question de savoir si l'on peut faire commettre malgré eux des crimes aux hypnotisés devient la pierre de touche juridico-morale de toute l'affaire (29). Car ce qui est un paradoxe du point de vue d'une théorie de l'action moralement neutre (le but avoué de Davidson) cesse de l'être du point de vue de la philosophie morale. La réponse en effet est nette: on ne peut pas parler d'une action intentionnelle dans son déploiement objectif (telle une conduite blâmable) qui soit à la fois radicalement non intentionnelle sur le plan moral. La raison en est purement normative. Ce n'est pas là une vérité établie par une analyse expérimentale de la motivation, mais une condition d'intelligibilité et de recevabilité des actions des agents, en tant qu'elles ont une teneur morale. Quand bien même on disposerait d'ailleurs d'une théorie génétique des sentiments ou des raisonnements moraux (i.e. d'une éthique "naturalisée"), on ne voit guère comment éviter de la subordonner en dernière instance à la dimension constitutive de la morale. Si la suggestibilité est dispositionnelle, alors les juges, comme les censeurs de la moralité ordinaire, concluront avec bon sens qu'on ne se laisse suggérer que ce qu'on se suggérerait tout seul. Ce qui surgit en-deçà, c'est ainsi moins la volonté, que le désir des individus, qui sert ultimement d'index à l'oscillation superficielle des justifications qu'ils donnent à leur conduite (ce qu'ils croient, ce qu'ils croient croire, etc.). La conséquence des irrationalités du sujet sous influence, c'est donc la possibilité intrinsèque de le contre-suggestionner, jusqu'à la limite extrême de ce qu'il aurait de toute façon désiré (30). Mais ici, les deux extrémités du cercle se touchent: s'il s'agit bien de désir, alors nous ne disposons, pour penser les motifs ultimes de la suggestibilité dispositionnelle, que de concepts évaluatifs. Et ceux-ci sont présents à tous les degrés de la duperie de soi, de l'akrasia et de la suggestion, sans qu'on puisse les éliminer. Car tous ces phénomènes sont en quelque manière des sollicitations morales, qui ne surgissent jamais seulement comme des paradoxes de l'action, mais toujours en même temps, dans ce qui les constitue en tant que "faits", comme relatifs à des valeurs, des choix éthiques, une idée du bien et du mal, etc. Les soustraire à ce contexte, c'est les rendre invisibles, et donc inexistants.

4. Si la clinique psychopathologique de la suggestibilité hystérique a pris le tour freudien qu'on sait, on ne peut nier l'infléchissement moral majeur que la psychanalyse a imposé à la prise en compte de ces faits. La division fonctionnelle du psychisme qui semble si inacceptable dans l'examen davidsonien des paradoxes de l'action, l'est infiniment moins quand ce facteur est pris en compte (31). En effet, il ne faut pas oublier combien l'explication naturaliste que Freud produit dans sa théorie de l'inconscient, et les paradoxes qui découlent de l'impossibilité, dans ce cadre, de donner un rôle acceptable au contenu sémantique des représentations refoulées, dépendent tous d'une question clinique première: comment être sûrs que nous sommes les auteurs de nos actions? Ainsi s'interroge le névrosé qui échoue répétitivement, qui "se sent agi" (une expression paradoxale, mais essentielle à la clinique psychopathologique), ou bute sur des actes manqués ou des lapsus qui, dans cette perspective, ne peuvent absolument pas être traités comme des "masques cognitifs" totalement vidés de valeur morale. Or, c'est cette dernière et nulle autre que leur prête l'agent, au point qu'il est tout à fait naturel qu'il cherche à insérer ces lapsus et autres actes manqués dans le tissu de raisons qui motivent ses actes. Chercher qui est le sujet de l'action impliquera donc nécessairement de faire jouer un rôle crucial au désir, ainsi qu'à d'autres concepts évaluatifs impossibles à naturaliser dans leur fonction évaluative même. Cette perspective impliquera également pour le sujet (terme du coup plus adéquat que celui d'agent) une rationalisation très large des causes qu'il donne à ses conduites, et en même temps, la mise en fonction causale d'éléments qui se présentent toujours d'abord comme des raisons dissonantes dans un contexte donné: autrement décrites, elles deviennent d'autres raisons causales d'agir vers le "mieux". L'équivocité de ce que Freud nomme "interprétation", ainsi que la quaestio vexata de la "liquidation du transfert" au-delà des effets rémanents de la suggestion, pourraient sans doute se penser dans ce cadre de façon moins dogmatique, voire plus analytique (si j'ose dire) qu'il n'est d'usage dans la littérature spécialisée (32).

*

Je ne voudrais surtout pas nier le caractère schématique et programmatique de ces considérations, ainsi que le vague qui s'attache ici au concept de norme. La suggestion (notamment pathologique) semble toutefois rendre plausible l'idée qu'obéir à un ordre ne peut pas être une action tout à fait dépourvue de composante causale, et réductible au critère de l'acte d'obéissance qui convient logiquement à la consigne. Pour le montrer, on est en tout cas conduit à privilégier de véritables expériences de pensée, qui ont une consistance empirique attestée par la clinique mentale, au chapitre de l'hypnose et du somnambulisme. Mais par là, on est en fin de compte conduit à se guider sur quelque chose de moral (comme Aristote sur l'incontinence du désir sexuel, ou Sartre sur la mauvaise foi), au lieu de postuler une normalité psychologique objective, qui ne devrait justement pas donner lieu normalement à une analyse en termes d'attitudes propositionnelles ¾ sinon dans le but, bien problématique, de soutenir une théorie naturaliste de l'esprit testée comme une hypothèse scientifique. Ce n'est d'ailleurs pas contester l'existence de normes en général du fonctionnement mental, mais attirer l'attention sur le fait que de telles normes ne peuvent pas dispenser d'un recours conceptuellement constituant à l'analyse de leurs déviances structurelles. Les paradoxes de l'irrationalité indiqueraient alors peut-être les limites d'une psychopathologie cognitive des névroses, au-delà d'un certain degré de finesse clinique, celui où du sujet est convoqué, et plus seulement de l'agent.

Ce n'est pas la seule indication que j'ai voulu donner. On peut inférer du côté logique de la suggestion (i.e. du sophisme sur lequel elle s'étaie), qu'il est impossible de fournir une preuve expérimentale de la suggestion. Si l'hypothèse à tester comporte quoi que ce soit d'autoréférentiel, elle sera forcément infalsifiable. Une brève inspection de la littérature sur la suggestion confirme cette idée: on y trouve des tests établissants que les sujets suggestibles sont plus menteurs que les autres, et d'autres établissant l'inverse... 33 En revanche, la psychologie sociale, si intéressée par l'effet Rosenthal, pourrait trouver là de quoi alimenter ses réflexions: il semble qu'il y ait un lien étroit entre la suggestion et la théorie des rôles (34).

Le plus important pourtant est l'éclairage que ces analyses jettent sur un sujet abordé avec une sympathie tempérée dans la tradition de la philosophie analytique: le freudisme. Il y a quelques raisons de croire que réfuter la psychanalyse par la suggestion, ou l'effet-placebo, soit une pirouette qui se termine sur la tête (35). Freud donne l'impression, au contraire, de mieux maîtriser les choses, en évoluant du côté d'un fictionnalisme moral de plus en plus accentué, et en distribuant les instances du psychisme en fonction d'une clinique attentive aux paradoxes d'un transfert où duperie (la séduction) et incontinence (l'agir de l'agieren) ont un rôle-clé. Ainsi, sa fréquentation de Bernheim et Delboeuf n'aurait peut-être pas été vaine, et si j'ai raison, finalement plus probante que celle de la neuropsychologie fantastique de Charcot.


0. Mes remerciements vont à J. Proust qui a rectifié cet essai sur plusieurs points, ainsi qu'à P. Engel. Pour se procurer les textes de Bernheim et Delbœuf cités ci-dessous, visitez le site Bibliopolis

1.Wittgenstein (1953).

2. Sur le "problème critique de l'action", cf. Descombes (1995). Sur le problème général des causes et des raisons appliquées aux sciences humaines, Ogien (1995).

Il existe des tentatives naturalistes de traiter l'influence suggestive sur un mode causaliste, chez Bem et McConnell (1970), Storms et Nisbett (1970) et Nisbett et Wilson (1977). Les croyances y sont traitées, à la suite de Festinger (1964), comme des états mentaux renforçables. C'est l'origine des thérapies attributionnelles ainsi que d'études sur les placebos. Le défaut de ces théories est connu: il est difficile de traiter les croyances de façon individualiste, en-dehors du contexte motivationnel et inter-individuel au sein duquel elles prennent sens.

Pour des réflexions plus spéculatives sur la suggestion comme archi-imitation, appliquées notamment à Janet: Oughourlian (1982) et Girard (1995). Pour un état général des lieux en psychologie, Shumaker (1991).

3. "Une chose je désire, l'esprit m'en conseille une autre. Je vois le meilleur et l'approuve, c'est le pire que je suis".

4. On ajoute parfois à ces deux paradoxes le fait de prendre ses désirs pour des réalités. Il n'est pas sûr que ce soit là une troisième possibilité. Je penche plutôt pour interpréter les comportements de ce type comme des conséquences d'une combinaison de deux premiers paradoxes, à quoi s'ajoute une dose d'autosuggestion.

5. Davidson, (1970), (1991), a développé ces problématiques dans leur plus grande pureté conceptuelle, mais sans prendre au sérieux leur pertinence psychopathologique. Comme on le remarque parfois également, les textes qu'il leur consacre débouchent directement sur les questions morales qu'il évite partout ailleurs dans sa philosophie de l'action. Sur la faiblesse de la volonté, on dispose du remarquable essai d'Ogien (1993). Pour un panorama des paradoxes qui, dans cette veine, agitent la philosophie analytique, cf. Elster (1986).

6. cf. Ey, Bernard et Brisset (1989:327-329)

7. Sur l'ensemble de cette problématique, ses prolongements chez Janet et Babinski, son origine chez Charcot et Ribot, Castel (1996a).

8. Je ne peux pas ici ne pas prévenir une objection. Est-il raisonnable de partir de cas spectaculaires et déviants pour aborder les structures intentionnelles de l'esprit, et la possibilité de les traiter, au moins en partie, comme des mécanismes causaux? La duperie de soi ordinaire, la faiblesse banale de la volonté, ne suffisent-elles pas? Ne va-t-on pas compliquer la question en parlant de suggestion à la façon de Bernheim et Delboeuf? Je réponds qu'on ne peut certainement pas parler du cas "normal" sans une idée plus précise des variations "anormales" qui légitiment l'usage du mot. Certes, on peut commettre des irrationalités sans être névrosé, et de même, être névrosé en commettant bien autre chose (encore pire) que des irrationalités. De cela, il ne suit sûrement pas que l'intersection des deux dimensions soit vide a priori, ni dans les faits, ni surtout au niveau des principes d'analyse qu'on peut leur appliquer. Et c'est pourquoi je ne réduis pas l'usage de concepts philosophiques généraux à des outils quasi empiriques d'élucidation clinique, comme si c'était leur véritable usage enfin retrouvé.

Il est vrai qu'il y a une pente irrésistible, en psychopathologie cognitive à supposer que toute anomalie de structuration intentionnelle des actions ou des états d'esprit renvoie à un processus causal dans le cerveau (par exemple un dysfonctionnement biochimique). On n'arrive pas à concevoir une intentionnalité anormale, qui demeure une intentionnalité. Je m'efforce de remonter cette pente en maintenant, pour parler comme Kant, que le concept de normalité est un prédicament modal, et non, comme celui de force, un prédicament des catégories de la relation. Autrement dit, que telle chose soit normale ou plus ou moins anormale, cela n'altère pas sa donnée objective (ici, sa structure intentionnelle en tant que telle), mais seulement la façon (modus) dont elle est donnée.

9. Smullyan (1987); pour une version plus mathématique, qui met en évidence le contexte intuitionniste de la distinction entre prouvabilité et démonstration effective, Boolos (1979). Dans le même esprit, mais avec un accent délibérément psychologique, on peut lire des réflexions sur les "boucles" logiques en IA, chez D. Dennett et D. Hofstadter, ou P. French.

NOTE TECHNIQUE COMPLEMENTAIRE. A la différence de Smullyan, je ne fais pas usage du calcul propositionnel pour réduire des effets de réflexivité (et à quelque degré, de subjectivité), à des dispositifs extensionnels. Il s'agit ici de jeux de langage, dans l'esprit de Wittgenstein, qui visent à mettre en relief certains traits grammaticaux des phrases de suggestion, plus ou moins formellement enchaînés. Car le problème est que la croyance perd ici la caractéristique intensionnelle (l'opacité référentielle) qu'on s'efforce au contraire, en général, d'y mettre en évidence. Parler de l'opérateur "C" comme d'un opérateur modal, et lui appliquer du coup des règles logiques extensionnelles (qui fondent la substitution de C (p&q) à Cp & Cq), c'est monstrueux. Car nous voyons intuitivement qu'on peut croire une chose, et par ailleurs en croire une autre, mais pas du tout croire les deux à la fois. Mais y a-t-il lieu de s'alarmer? L'intensionnalité des croyances (et de toute attitude propositionnelle, désir, regret, etc.) n'est qu'un reflet de notre incertitude sur leur contenu, dont rien n'assure qu'ils soient équivalents, par exemple, en moi, et chez autrui. C'est pourquoi on répugne à les traiter comme des termes substituables dans un calcul propositionnel. Pour autant, il ne faut pas perdre de vue que les contradictions auxquelles quelqu'un se trouverait acculé, si l'on traitait ses croyances sur ce mode, ne sont pas dépourvues de signification.

Le dogme de l'irréductibilité intensionnelle des attitudes propositionnelles se met peut-être trop vite, du moins ses applications cliniques le donnent-elles à penser, au service d'une psychologie implicitement normative, qui voudrait que nos états mentaux ne soient jamais contradictoires, ni même intrinsèquement ambigus. Mais on peut en douter, du moins dans certaines limites. Il suffit de dire que certaines contradictions psychologiquement pertinentes se laissent rationnellement circonscrire, précisément si l'on conteste le dogme de l'irréductibilité à la logique extensionnelle des expressions combinant un facteur mental (croire que...) et un facteur propositionnel (p). Tout le problème est plutôt de rester fidèle à la bizarrerie empirique des configurations de croyance, quand on travaille sur leur irrationalité. La suggestion offre un contexte justificatif intéressant et précis, pour une infraction locale, mais encore raisonnable, à des principes méthodologiques dont on finit par oublier les premiers motifs.

Sans rentrer dans les détails, il est d'ailleurs évident qu'une difficulté symétrique surgit dans les contextes où l'on fournit des excuses: il est souvent pertinent de contester à celui qui s'excuse l'irréductibilité intensionnelle du réseau de croyances qu'il met en avant pour se justifier. Car, sur le fond, quel que soit le jour sous lequel l'action commise est décrite ou justifiée, l'événement réel en quoi elle consiste n'en demeure pas moins. Oedipe a partagé le lit de Jocaste. Que ce soit sous une autre description que celle de sa mère, cela l'en exonère-t-il absolument? On peut peut-être aussi reculer les limites de ce dont il n'avait pas l'intuition en y croyant, jusqu'à certaines marges troubles... La limite entre l'extensionnel et l'intensionnel est alors subordonnée aux stratégies du sujet et au contexte de son acte, et non pas posée d'emblée comme une vérité ontologique, qui précède l'interprétation (ou la conditionne, voire même la norme). Pour les semi-calculs qui suivent, on n'en demande pas plus: leur fonction est de mettre en relief des choix psychologiques cliniquement pertinents, dans un contexte autoréférentiel, quand on décide du sens d'un énoncé de croyance.

C'est pourquoi enfin, cette présentation du problème logico-discursif de la suggestion pourrait être qualifié d'essai de "logique naturelle" au sens de Grize (1987), qui reprend lui-même certaines idées de Grice (1975). Dans le lexique de Grize, les phrases de suggestion seraient des "schématisations" intrinsèquement "dialectiques"; car dans une relation qui donne une place centrale au sujet d'énonciation et à l'Autre auquel il s'adresse, il s'agit de produire sur un mode argumentatif (il y a des raisons en jeu) une disposition vraisemblable. Le problème de la logique naturelle est qu'elle n'est une logique que si elle est suffisamment formelle pour cela, et qu'elle n'est naturelle que si des données psychologiques précises permettent de faire jouer à des processus empiriques un rôle dans le déroulement même du raisonnement. En exploitant des jeux de langage assimilables aux paradoxes (pour la conscience commune) de la logique modale intuitionniste, je ne fais d'ailleurs que mettre en oeuvre une suggestion de Grize lui-même.

10. Autrement dit, "si tu crois p alors p". La suggestion telle que Coué l'envisage n'est nullement le prolongement méthodique des techniques de Bernheim. Il n'a jamais vu la dimension rationnelle de la suggestion, et le rôle qu'y joue la vérité supposée des prédictions du suggestionneur. Tout pour lui reposait sur l'imagination.

Il est très important de ne pas lire CpÉ p comme "Si p est le contenu d'une croyance, alors p est vrai". En effet, en ce cas, outre qu'on ne voit plus pourquoi 1'. ne définirait pas le "savoir que p", on perd la possibilité de concevoir la "croyance que p"comme justifiée sans être totalement justifiée, voire même comme fausse.

En fait, ces développements sur la grammaire la suggestion pourraient être lus comme une suite de l'analyse que Wittgenstein fait du paradoxe de Moore (1953, 2ème partie, X). Contre Moore, Wittgenstein soutient que Cp et p sont si proches du point de vue logico-grammatical, qu'on ne peut justement pas considérer que du fait que je crois p, il en suit une information substantielle sur p. Ainsi, "Supposons que je croie p" et "Supposons p" n'ont pas forcément un développement logiquement différent. Ceci se voit au fait que je ne peux dire dans n'importe quelles circonstances une phrase comme "Je semble croire p", qui est pourtant un élément du contexte (grammatical) dans lequel "Supposons que je croie p" prend un sens spécifique. Du moins, l'écart avec "Il semble croire p" est-il manifeste. Or, la suggestion présente un contexte déviant et pourtant structuré. "Je semble croire" n'est plus alors une phrase absurde, et elle implique précisément une division du Moi que signale d'ailleurs Wittgenstein. D'autre part, CpÉ p n'est plus une phrase vraie pour les raisons grammaticales que Moore ne sent pas, mais, si j'ai raison, pour des raisons d'autoréférence associées au traitement de la croyance comme une sorte d'opérateur modal, et cela, justement, quel que soit p. Mais ces remarques mériteraient d'être plus explicites.

11. Supposez que 2. soit faux. Il faut alors que l'antécédent soit vrai et le conséquent faux: que p ne soit pas le cas, mais que "je dis la vérité" soit vrai. Or ceci, par autoréférence, contredit l'hypothèse.

12. Ceci est conforme à la stratégie de Smullyan. La réflexivité des croyances n'a ici rien d'exorbitant. Ce qui est une difficulté en philosophie de l'esprit (l'emboîtement des attitudes propositionnelles) est ici écarté par la vertu du statut quasi modal de l'opérateur C. Mais quand il faudra discuter de la fonction de ces sophismes comme des raisons agissantes, le problème du "croire croire", ou du "désirer croire" se posera de façon plus aiguë.

13. Une particularité intéressante de ce sophisme, c'est qu'il ne se déploie pas simplement sur le seul plan de la consécution logique : p change de statut épistémique au fur et à mesure qu'elle se déploie, et quelque chose de mental et surtout de subjectif s'y insinue. Car dans le raisonnement en question (un modus ponens): "si p alors q, or p, donc q", le premier p n'est pas asserté, le second, si. Croire p, c'est dans la première occurrence le recevoir dans l'esprit sans assentir positivement, dans la seconde, juger positivement à partir de ce contenu. "Or" est d'ailleurs, étymologiquement, un indexical; c'est en ce sens qu'une première personne, un Je, est enveloppé dans l'acte d'asserter, et qu'on aura du mal à dissocier complètement cette présence subjective d'un acte d'évaluation implicite de la vérité de p. Sur ces questions, cf. Geach (1957). Faute d'apercevoir ces nuances, il est habituel chez les praticiens de l'hypnose d'appeler suggestion l'état induit "sans motif logique suffisant": cf. Hoareau (1992:36-37). C'est doublement inexact: d'une part à cause du rôle que je suggère ici d'accorder à un sophisme; et d'autre part, à cause de la structure mentale de l'assertion, qui excède la logique sans pouvoir en être détachée.

14. Janet (1889:269). Pour une liste des principales énonciations paradoxales dans les suggestions, Castel (1996a). Pour des exemples plus contemporains, mais mal interprétés à mon sens, Hoareau (1992:51)

15. Les neurologues contemporains n'ont presque conservé de l'hystérie traditionnelle que le concept de "conversion neurologique". On se rappelle des exemples, popularisés par Freud, d'anesthésies cutanées au dessin impossible à faire coïncider avec le parcours des fibres nerveuses sensitives (anesthésies en manche de gigot, à découpe géométrique, etc.). Ces anesthésies, ou paralysies, touchent des zones du corps qui dépendent surtout des représentations verbales que nous en avons, dans l'ignorance la plus complète de l'anatomie nerveuse. Il n'y a pas à chercher ici de corrélats corticaux raffinés à ces aberrations: pour ne rien sentir, il faut précisément sentir ce qui ne doit pas être senti, l'avoir identifié par des mots, puis travailler sur un mode paralogique la représentation verbale en tant que telle: bref, étendre le paradoxe sémantique de l'invisible à l'insensible.

On voit donc mal comment donner une explication causale et neurophysiologique de la suggestion, dans la mesure où le contexte logique joue un tel rôle dans la constitution du fait. Cela ne veut pas dire qu'il ne se passe rien dans le cerveau au moment où la suggestion agit. Mais que ce qui se passe au niveau cérébral est illisible hors du contexte paradoxal de l'interprétation, contexte qui dans ce cas précis comporte une dimension normative constitutive et incontournable, préalable à la manifestation du fait; pire: la norme logique conditionne l'observabilité du fait psychologique de la suggestion. Si l'on ne devait supposer vrai le contenu des phrases que nous dit l'Autre, son influence sur nous serait essentiellement vague, un choc devant l'audace du suggestionneur, on ne sait quoi. En aucun cas, le contenu précis des suggestions ne passerait pour une croyance propre du sujet suggestionné lui-même.

La suggestibilité est la contrepartie du "principe de charité" selon Davidson, qui nous contraint de créditer la majeure partie des croyances prima facie d'autrui d'être vraie, si nous voulons seulement juger de ce que nous y présumons faux. Ainsi, qu'un locuteur croit une phrase vraie est prima facie une bonne raison de croire à la vérité de cette phrase. Mais qu'il paraisse le croire est structurellement équivalent pour l'interprétation: ce qui revient à poser que le "principe de charité" est authentiquement constituant pour l'interprétation, et pas un simple principe régulateur (Quine), ou même un critère empirique de l'adéquation des interprétations (Davidson).

16. Delboeuf note finement que l'attente scientifique des résultats objectifs que "doit" produire la suggestion, est un des artifices les plus propres à susciter ladite réponse: à la fois parce que le sujet est impressionné par le protocole expérimental qui crédibilise le surgissement d'un effet quelconque, et parce que le suggestionneur, se pensant lui-même comme l'agent d'un processus rationnel, suggestionne avec d'autant plus de bonne foi.

17. Pour un état de la question, méthodologiquement exemplaire, cf. Orne (1959).

18. Chavigny (1906).

19. Sur l'intentionnalité de la sensation, Anscombe (1981), notamment in fine sur le membre fantôme.

20. (1918). Sur l'interprétation générale de la sémiologie neurologique, ses conditions d'émergence, et ses conséquences psychothérapeutiques, Castel (1996a).

21. Les traumatisés psychiques qui ne présentaient pas de signes neurologiques lésionnels, furent considérés comme simulateurs en temps de guerre. Les thérapies consistaient donc à rendre le front plus désirable que l'hôpital, et à cette fin, Clovis Vincent introduisit ses fameuses pratiques de "torpillage", qui consistaient à torturer à l'électricité les malheureux en état de choc. Ceux-ci recouvraient aussitôt, du moins dans une proportion assez considérable, l'énergie nécessaire à se lever du lit et à se déclarer guéri.

22. On en trouve les grandes lignes dans McLauglin et Rorty (1989), ainsi que dans Pears (1984), Ogien (1993) et Descombes (1995).

23. C'est pourquoi la référence de Davidson à la névrose obsessionnelle (1982) est certainement plus qu'un exemple. Davidson explique en outre que son néo-freudisme n'est pas soumis à l'objection traditionnelle de l'homoncule, puisque l'effet d'inconscient résulte de la division de "rôles fonctionnels" entre raisons et causes.

24. Delboeuf (1885:334-335).

25. Russell (1906). La valeur de vérité d'énoncés où figure un emboîtement de croyances se détermine au cours d'un raisonnement autoréférentiel globalisant, dans lequel la vérité de la proposition ne dépend pas de la vérité de chacun de ses composants (critère logique de compositionnalité). En termes linguistiques, on dirait que ces pseudo-propositions inanalysables (des "expressions", dit Russell), sont fonction du décalage entre énonciation et énoncé. Et rapportée à l'énonciation qui la fait une et toute, n'importe quelle proposition extraite du langage ordinaire devient plus ou moins inanalysable. Reste à se demander si ce que dévoile dans le cas présent l'autoréférence, autrement dit, un effet d'énonciation originaire, échappant à une analyse en termes de valeur de vérité, débouche ou non sur une appréciation normative ou évaluative (et donc intrinsèquement morale) de ce qu'on appelle, avec complaisance, les effets de la parole.

26. Il est frappant que ces mises en abyme de la croyance (et de toutes les attitudes propositionnelles: désirer croire, croire désirer), soient regardées avec méfiance par les spécialistes de philosophie de l'esprit qui ont l'oeil rivé sur les applications cognitivistes de leurs travaux. En philosophie morale, on ne voit pas comment s'en passer: cf. Frankfurt (1988) et Williams (1975).

27. C'est le cadre de l'analyse de l'akrasia chez Davidson, et la guérison y est l'objet désirable: Ogien (1993).

28. Bernheim (1891:150-169).

29. Delboeuf (1885:339-385), Bernheim (1891:171-247) et l'article de Plas (1989).

30. On ne saurait s'étonner que Delboeuf, de façon tout à fait indépendante de Freud, ait considéré que ce désir se manifestait dans les rêves des suggestionnés, et dans leurs appétits sexuels: ce sont là, dit-il, les meilleures indications sur ce qu'on est à peu près certain d'obtenir par un commandement suggestif, puisque les sujets y tendent déjà malgré eux (1885:380-382).

31. Pour une étude plus serrée de cette évolution du naturalisme neuropsychologique à l'éthique normative (on devrait plutôt dire, chez Freud, d'une oscillation constitutive entre les deux registres), révélatrice d'impasses qui sont encore celles de la querelle entre réalistes et interprétationnistes en philosophie de l'esprit, Castel (1996b).

 

32. S'il n'est pas question de considérer la psychanalyse comme scientifique, la prendre sous l'angle moral est une manière de ne pas se dispenser d'en parler de façon rationnelle. D'autre part, à la différence d'Ogien (1995), je ne sépare pas l'action pratique de l'acte moral. Si le sujet existe, il doit être aussi agent. Et ce côté de la relation n'est pas moins important que la thèse fictionnaliste plus forte selon laquelle si un agent existe, c'est parce qu'on le suppose sujet responsable de ses actes. Il faut bien qu'à un moment ou un autre, telle fiction (par exemple, que je sois supposé sujet de mes actes) modifie causalement (donc réellement) telle de mes attitudes intentionnelles. Il vaut mieux, en fait de croyances morales, être fictionnaliste par provision qu'antinaturaliste par principe.

33. Hoareau (1992:46-47).

34. Rosenthal (1966), Sarbin (1950). Dans une variante connue cet effet d'influence non consciente de l'observateur sur l'observé a conduit quelques expérimentateurs à présenter à des éducateurs un groupe témoin pour l'apprentissage d'une tâche en majorant leur QI, sans qu'ils le sachent. Un certain temps après, les élèves avait atteint le niveau de performance que les éducateurs leur attribuaient à tort. L'expérience s'est multipliée sous mille et une formes, ces dernières années.

35. C'est ce qui arrive à Borch-Jacobsen dans son chapitre terminal sur Anna O. (1995). Car c'est une chose de démontrer que les phénomènes de l'hystérie ont pu être suggérés à la fameuse patiente de Breuer; c'en est une autre de comprendre en quoi la simulation hystérique n'a justement rien à voir avec un mensonge banal. Et une autre encore de croire réfuter la psychanalyse avec une théorie de la suggestion qui ne fait qu'en poser le problème; cf. également Chertok et Borch-Jacobsen (1987), à qui s'appliquent la même objection.

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