Quelques réflexions pour établir la chronologie du "phénomène transsexuel": 1910-1995

(paru en portuguais dans la Revista Brasileira de Historia)


Le transsexualisme est un syndrome complexe, dont l'appartenance même à la pathologie a été, au terme d'un processus que je voudrais retracer, remise en question avec plus ou moins de succès. Il se caractérise par le sentiment intense de ne pas appartenir à son sexe anatomique, sans par ailleurs manifester de troubles délirants (l'impression de subir une métamorphose sexuelle étant banale dans la schizophrénie, mais dans ce cas, elle est accompagnée d'hallucinations diverses), et sans bases organiques (comme l'hermaphrodisme, ou une quelconque anomalie endocrinienne). Ce syndrome a été individualisé dans sa forme moderne par un médecin allemand émigré aux Etats-Unis, Harry Benjamin (1885-1986), puis, sous diverses figures, peu à peu admis dans les nosographies psychiatriques. Il figure aujourd'hui dans le manuel diagnostique publié par l'Association américaine de psychiatrie (le DSM 4), non pas sous l'intitulé "transsexualisme", mais à "trouble de l'identité de genre". Que le "genre" puisse le moins du monde paraître une notion plus claire que celle de "sexe" consacre le triomphe en psychiatrie d'une conception sociologique particulière de l'identité, et à soi seul, ce fait exige une mise en perspective. Or, la possibilité technique de satisfaire les demandes de "mise en conformité" émanants des transsexuels grâce aux hormones et aux progrès de la chirurgie plastique a contribué à donner au transsexualisme, à partir des années 50, une couleur distincte des descriptions plus anciennes (par exemple celles de Krafft-Ebing et Moll, dans leur Psychopathia sexualis (1)). Désormais, la liberté de choisir son sexe vient au premier plan, comme possibilité de "construire son identité" sexuelle et d'en obtenir la sanction sociale avec les droits afférents (mariage, insémination artificielle du partenaire, ou adoption), accompagnée d'une dénonciation des obstacles à ce choix qui mobilise à des fins militantes, souvent avec bonheur, les instruments habituels de la critique des préjugés (comme la sociologie comparée, qui a justement mis l'accent, dans le féminisme récent, sur la distinction entre le "genre" socioculturel et le "sexe" naturel, ainsi que divers arguments biologiques qui relativisent le "dimorphisme" homme/femme).

D'une situation individuelle au départ absolument marginale, on est ainsi passé, toutes les statistiques des pays développés l'attestent, à une croissance exponentielle des demandes de "changements de sexe", et le sex ratio, qui initialement retenait une proportion d'une femme pour huit hommes demandant hormones et chirurgie, est désormais à une pour trois (2).

Bernice Hausman, dans Changing Sex: Transsexualism, Technology and the Idea of Gender (3), présente une analyse historique éclairante de la genèse du "phénomène transsexuel", selon la formule fameuse de Harry Benjamin (4). Prenant le contre-pied des visions militantes qui y voient l'émergence d'une forme de liberté (sinon d'un "droit de l'homme") sévèrement réprimé par le sexisme prégnant des représentations médicales, elle a bien montré comment la revendication transsexuelle s'est développée dans une dialectique subtile entre l'offre technologique (celle d'endocrinologues et de chirurgiens mus par la compassion, mais aussi soucieux de tester des hypothèses sur la nature humaine et ses déterminants biologiques), et une demande de soin de mieux en mieux structurée par un discours standard, offrant aux médecins l'image exacte de ce qu'ils attendaient de leurs malades, et répétant des stéréotypes transmis dans une sous-culture transsexuelle validant et stabilisant cette situation comme digne de l'intérêt des médecins. Incluant la technologie médicale dans son analyse, elle réfute donc la primauté de l'économie du discours sur le réel du corps, quand il s'agit d'analyser le transsexualisme. Elle se démarque ainsi des féministes, notamment Judith Butler, dans Bodies that matters (5), qui se sont intéressées au genre, au point de penser que la notion même de sexe, loin d'être un roc inébranlable (le "réel" biologique supposé hors-discours, et qui est mis en forme par le discours comme une matière), était lui-même un artefact de ce discours: autrement dit un réel produit discursivement (comme la limite idéale mais contingente de la recatégorisation toujours possible de nos représentations du "genre" ou du "sexe"). Pour Bernice Hausman, pareille vision du sexe est incapable de tenir compte de l'histoire positive du savoir biologique, et de l'inertie qu'impose à la reconfiguration de nos idées sur le genre et le sexe la difficulté intrinsèque qu'il y a à mobiliser les moyens matériels de la réalisation pour déplacer ces catégories - en un mot, à la relativisation réelle du dimorphisme homme/femme. Sans contester le fond de l'argumentation contructiviste de Judith Butler, elle entend donc la lester d'une référence matérialiste à la praxis effective de la médecine.

Faire l'histoire du transsexualisme au 20ème siècle, à la charnière de l'histoire des idées, de la médecine, et des mœurs, est donc une tâche encore largement devant nous, tellement les questions préliminaires de méthode semble se radicaliser devant la singularité de l'objet, et la difficulté de savoir de quoi au juste on fait l'histoire. A l'évidence, décider qu'on ne doit ici faire que l'histoire des représentations, dans une veine foucaldienne, serait déjà prédéfinir l'objet pour l'ajuster à l'idée qu'on se fait de l'histoire. Aussi, plus modestement, je voudrais ici juste introduire une chronologie préliminaire des textes et des faits les plus marquants dans l'émergence de ce problème médico-sociologique, en suggérant une autre ligne d'analyse du "phénomène transsexuel", liée à ses conditions idéologiques d'affirmation dans le champ social et scientifique. Elle n'est nullement incompatible avec l'hypothèse de Bernice Hausman, mais elle permet peut-être de mieux mesurer les attendus conceptuels qui tendent à fixer les positions contemporaines dans une sorte de contradiction mutuelle qui masque ce qu'elles ont de commun, et les oblige souvent à s'étayer logiquement de manière circulaire. En effet, l'ensemble des théories (apparemment si conflictuelles) du transsexualisme peut se penser en opposition constante à un corps de doctrine sur la sexualité et la vie psychique, qui est, depuis l'origine, l'ennemi désigné des partisans de l'autonomie nosologique, mais aussi, à l'autre bout du spectre, de la valeur culturelle et politique subversive du changement de sexe (ou sa version post-moderne, la "construction du genre"). Cet ennemi, c'est la psychanalyse. En réfuter la prétention à expliquer le transsexualisme est le fil rouge, dirais-je, d'élaborations théoriques qui sont aussi bien celles des partisans d'une étiologie somatique du syndrome (avec pour conséquence l'idée que la seule thérapie est d'hormoner et d'opérer les patients, pas de questionner leurs impressions), que des militants pour qui le droit à l'auto-détermination de l'identité sexuelle relève du choix politique. Pour montrer l'incidence de cette polémique anti-psychanalytique sur la structuration du transsexualisme, sur sa mise en forme discursive, je propose d'en périodiser l'histoire scientifique et culturelle en quatre phases.

L'historien des idées chérissant les cycles, véritables ou supposés, je signale ici qu'il s'opère une sorte de retour aux origines sexologiques allemandes (et même berlinoises) de la problématique transsexuelle: combinaison ludique et festive, provocante, de trajectoires de vie où le drame et les souffrances intérieures s'estompent un peu dans la rédemption militante, et confiance dans une science qui transporte dans le cerveau, donc dans la nature, le poids de la faute dont la société accable injustement les anormaux: par-dessus un siècle de psychanalyse, et la domination relative du paradigme d'une sexualité intra-psychique conflictuelle, Magnus Hirschfeld triomphe.

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La bohème berlinoise d'avant la Grande Guerre offrait un terrain d'enquête dont on mesure seulement aujourd'hui le caractère déterminant pour les options libertaires de la sexologie. Le premier livre où il est fait usage du mot "transsexuel" est celui que Magnus Hirschfeld lui a consacré, Die Tranvestiten, en 1910. Comme on voit au titre, il n'est alors pas question de séparer le transsexualisme (le mot figure d'ailleurs enchâssé dans l'expression "transsexuel psychique") de l'ensemble des perversions, mais plutôt, d'une part, de séparer des formes d'homosexualité, et d'autre part d'établir que le transvestisme n'est pas une pratique spécifiquement homosexuelle, en vue de détruire l'homogénéité apparente de la catégorie d'"actes contre nature". Ceux-ci, en effet, étaient réprimés avec une cruauté toute particulière par le Code impérial de 1870, qui reprenait à cet égard des dispositions appliquées en Allemagne du Nord avant l'unification. A l'arrière-plan de la sexologie naissante, et chez des membres aussi divers de ses premières associations scientifiques internationales que Havelock Ellis, Auguste Forel ou Sigmund Freud, la loi allemande était un exemple de barbarie en ce qu'elle refusait aux individus consentants et même à huis clos ce qui ne faisait à l'époque difficulté nulle part en Europe (en tous cas, sous réserve de la protection des mineurs, pas en France ni au Royaume-Uni). On ne manque jamais d'analyser les stratégies scientifico-discursives des sexologues "fin de siècle" en soulignant ce qu'ils doivent au néo-darwinisme spencérien, et aux idéaux que la reproduction hétérosexuelle, biologiquement indispensable, permet à peu de frais d'introduire dans une matière si sulfureuse, sans céder sur le positivisme descriptif, ni sur l'amoralisme qu'il véhicule. On devrait aussi comprendre que l'analytique raffinée, ou la subdivision quasi linnéenne, des multiples "aberrations de l'instinct génésique" qui fait la substance de ces ouvrages, naturalise avec une force rhétorique irrésistible ce qui pouvait aussi bien paraître relever du simple vice moral. La stabilité formelle et la régularité anhistorique des perversions dédouane du coup a priori les pervers, pour qui sait lire, d'une responsabilité quelconque: s'il n'y a pas d'"actes contre nature", c'est parce que la nature est partout présente même dans ses manifestations morbides, et que l'acte est imputé conventionnellement par la justice pénale, là où l'on a avant tout affaire à des impulsions irrépressibles. Il est évident que l'impossibilité de donner des limites au licite et au défendu qui reflètent un quelconque découpage objectif des comportements humain est déjà à l'œuvre chez Krafft-Ebing, Moll, Ellis ou Hirschfeld. C'est un procédé de relativisation d'abord innocemment épistémologique, mais finalement éthique, constant dans tous les travaux sur la perversion; le "constructivisme social" actuel n'a fait que le radicaliser. D'autre part, si la référence ultime à la dégénérescence demeure la clé de voûte de toutes les étiologies de la perversion, elle permet aussi, comme dans nombre de théories psychopathologiques à l'époque, de donner librement la parole aux malades, et de respecter leur vécu subjectif pour ce qu'il est, dans sa "nécessité fatale" propre. Ce sont ainsi les deux sexologues les plus décriés de la fin du 19ème siècle, Krafft-Ebing, puis, à sa mort, son élève Moll, qui recueillirent l'auto-observation poignante de ce médecin transsexuel anonyme, dont ils observèrent l'évolution sur des dizaines d'années, et dont certains propos pourraient sortir mot pour mot de la bouche des malades contemporains ¾ à la notable différence qu'introduit l'offre technique d'un "traitement" hormonal et chirurgical inimaginable pour lui (6). Jusqu'à aujourd'hui, les psychanalystes se sont demandés dans quelle mesure ce médecin pouvait être comparé au Président Schreber, tel que Freud le comprend, qui dans le cadre d'une psychose paranoïaque avérée, avait lui aussi émis le souhait d'une transformation corporelle. Un transsexuel est-il un délirant dont la seule manifestation comportementale facile à objectiver est l'espoir de changer de sexe? Ou est-ce une personne qui émet un souhait non-pathologique, mais accueilli par la société de façon telle qu'il tombe parfois mentalement malade?

On comprend alors combien le détournement freudien de la clinique sexologique, telle qu'il se présente en 1905 dans les Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, est apparue à la fois comme un soutien à la crédibilité naturaliste de l'entreprise, et comme une menace sur ses buts sociaux et juridiques (les explicites et les secrets). A mesure d'ailleurs que les bases empiriques de la psychanalyse paraissaient plus fragiles, elle ne trouva aucun secours chez les sexologues (à l'exception d'Ellis, qui avaient par ailleurs des intérêts psychologiques bien plus larges que ses confrères). Au contraire, Freud fut très tôt perçu comme le promoteur d'une nouvelle normativité hostile aux intentions libertaires des sexologues, parce qu'elle jetait par dessus bord la neutralité descriptive, et postulait des mécanismes psychiques à l'origine des perversions. Ceci ne pouvait qu'encourager dans le public savant ou populaire l'interprétation déficitaire des sexualités déviantes. Or quelles que soient les mises en garde et les précautions de Freud, son sens aigu de l'inutilité de condamner médicalement l'homosexualité, il est patent que ses théories enveloppent bien une norme hétérosexuelle "œdipienne" propre à susciter une telle inquiétude. Un autre facteur est vraisemblablement crucial. La psychanalyse a paru s'approprier à ses propres fins, et même, chez les ignorants, créer de son propre fond, des idées qui avaient été péniblement implantées par la science du sexe, à la fin du 19ème siècle dans les consciences cultivées (la bisexualité psychique, ou la sexualité infantile comme faits universels). Elle leur a évidemment donné une diffusion extraordinaire et les a incorporé à la culture moderne. Mais c'était, là encore, au profit d'une idée de l'homme, pas d'une idée de la liberté. Il y avait donc là en germe un désaccord sur la question de ce qu'est scientifiquement le sexe, désaccord qui ne cessera plus de s'amplifier.

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Loin d'être la psychologie hégémonique qu'on décrit parfois aux Etats-Unis, entre les deux guerres, la psychanalyse a toujours eu à y combattre un adversaire de poids, le béhaviorisme. Pourtant, le conflit réel (par opposition au conflit tel qu'il est idéologiquement compris et vécu par ses acteur) a une dimension sociologique que la recherche historique féministe récente a mis en lumière. Au départ, en effet, le promoteur de la psychanalyse et du béhaviorisme de Watson (à Johns Hopkins, qui est vraiment le centre névralgique des théories sociales de l'identité), c'est Adolf Meyer, le père de la psychiatrie américaine. Sensible aux idéaux pragmatistes et à leur inscription sociale (dans le champ de la pédagogie, par exemple, avec Dewey), Meyer cherche à briser le sentiment de fatalité thérapeutique qui règne alors en médecine mentale, où la théorie de la dégénérescence dominait sans partage les esprits; or, psychanalyse ou béhaviorisme, les deux nouveaux courants promettent une action possible et une modification radicale des vécus morbides; Meyer espère donc les faire collaborer. C'était sans compter sans la méfiance des milieux médicaux comme des grands psychologues expérimentalistes américains à l'égard d'une théorie psychologique complexe, infiniment moins testable que le béhaviorisme, comme celle de Freud.

Or, dans les années 20 et 30, la progressive découverte des hormones, et l'alternative biologique qu'elles offrent à la théorie de la libido, de la bisexualité psychique et du choix du rôle sexuel selon l'Œdipe, va susciter un engouement extraordinaire tant chez les savants que dans le public. Le "béhaviorisme endocrinal" de Louis Berman ou de Williams Robinson reprend les thèmes classiques depuis Brown-Séquard et Starling, au 19ème siècle, de l'allongement de la durée de vie et de la "seconde jeunesse" (dont les connotations sexuelles ne sont nullement tues) (7). Il donne sa base scientifique au dimorphisme, et consolide les préjugés politiquement intéressés sur la différence homme/femme sans recourir à de douteuses analyses introspectives. C'est dans cette même période en effet que sont votées les fameuses lois sur les mœurs et le mariage, qui sont l'arrière-plan moral des lois ultérieures sur la prohibition de l'alcool et les quotas d'immigration. Grâce aux hormones, l'anormalité des conduites et des sentiments devient une question de dosage sanguin. Rectifier ces dosages est économique, causalement efficace, et laisse hors du champ conscience morale et vie privée. L'évidence selon laquelle les comportements sexuels ou sociaux (violence, surtout) dépendent des hormones n'attend plus, pour ainsi dire, qu'une théorie qui réduit l'identité personnelle à la somme des interactions comportementales pour s'achever en une construction exclusive de la notion de conflit psychique indispensable à la psychanalyse. En même temps, Freud, sensible à ces découvertes (les endocrinologues rafflent quatre prix Nobel en vingt ans (8)), modifie dans les rééditions successives des Drei Abhandlungen sa doctrine de la libido. Il renoue avec son ancien naturalisme biologisant, et spécule sur les liens entre sexualité et hormones. André Tridon, dans un texte assez cité, prolonge encore davantage l'assimilation (9). Que Freud ait toujours maintenu l'autonomie de l'analyse psychologique du désir n'arrête personne. A grand renfort d'encarts publicitaires et de promesses osées (stopper la ménopause, guérir la calvitie), les laboratoires pharmaceutiques gavent le public américain d'informations semi-savantes et d'espoirs. Le béhaviorisme universitaire, post-watsonien, par essence prudent quand au lien entre comportement observable et physiologie, se développe alors dans un style desséchant et hyper-abstrait: il n'a pas tant à offrir.

Pourtant, c'est en Europe que les conséquences pour l'identité sexuelle des découvertes endocrinologiques vont avoir le retentissement technique le plus spectaculaire. Un élève de Magnus Hirschfeld, Eugen Steinach, est connu pour avoir prescrit des hormones à Freud (dans un but que je ne connais pas). Le même Steinach, en 1912, aurait déjà tenté, à l'instigation de Hirschfeld une greffe d'ovaires sur un homme. Il faut dire que l'ablation des ovaires chez les hystériques était une opération tout à fait répandue avant 1900; il n'y avait pas forcément d'outrance logique à chercher alors une symétrie. Mais c'est son élève, le chirurgien Felix Abraham qui va opérer le premier en 1921, dans une clandestinité relative, "Rudolf", le premier transsexuel réassigné, donc. Le cas de Andreas Sparre, alias Einar Weigner (alias "Lili Elbe") est plus connu, puisque sous le nom de Niels Hoyer, et avec une préface du grand sexologue britannique Norman Haine, il a raconté, à travers un épais filtre de pseudonymes, son expérience (10). La vaginoplastie était une technique bien maîtrisée depuis la seconde moitié du 19ème siècle; la phalloplastie commençait à l'être grâce à Harold Gillies, un des pères de la chirurgie plastique, virtuose de sa profession, qui l'avait expérimentée en 1917 sur des soldats mutilés. Gillies, auquel s'adressèrent après 1919 des intersexuels, et qui a rédigé un manuel de chirurgie urogénitale sur ces patients, opéra également quelques transsexuels (11). Il semble avoir pratiqué la première phalloplastie sur Laura Dillon, devenue Michael, première militante du "droit moral" au changement de sexe (12). Il les considère alors, tout comme Abraham, et même Daniel Stürup (qui fera partie de l'équipe en charge de George Jorgensen en 1952) comme des homosexuels et des transvestistes. Comme on voit, le choix de répondre à la demande d'opération telle qu'elle se présente dans la bouche des patients est commandé à l'arrière-plan par un faisceau dense d'assomptions théoriques: puisque le statut hormonal régit absolument le vécu mental (c'est le fond de représentations populaires et semi-savantes sur lequel on s'appuie), il n'y a pas à interroger la demande en tant que telle, c'est l'effet de ce statut, la preuve étant la conviction subjective du malade et son insistance à se faire opérer. L'argument compassionnel est si fort que jamais on n'interroge de psychiatres (en fait, c'est dans les années 60, pas avant, que ceux-ci se scandaliseront des décisions prises sans les consulter). Les malades ne sont pas fous, mais des homosexuels malheureux (ce malheur expliquant leur détresse psychique); pas besoin d'expertise extra-médicale hors du bon sens. Et la rareté du phénomène ne permettait guère d'évaluer un véritable risque déontologique. Quant aux sexologues comme Benjamin, lui aussi élève de Steinach, leur position militante les protègeait d'interroger l'au-delà de la demande explicite des patients, ou ce qui aurait pu déterminer leur vécu intime et leur sentiment de liberté. Benjamin, ainsi, ayant demandé une psychanalyse à Freud, se l'était vu refuser, Freud ayant, semble-t-il, attribué son impuissance à son homosexualité. De ce jour, Benjamin devint l'adversaire farouche de la psychanalyse, et chercha dans l'endocrinologie une thérapie alternative à tous les troubles sexuels. L'antipathie entre les deux manières de voir est dans ce cas une affaire d'individu à individu.

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Si l'on excepte quelques anecdotes spectaculaires de la seconde guerre mondiale (la plus frappante étant certainement la transsexualisation forcée d'un transvestiste, dans un camp de concentration nazi en France), l'histoire vive du transsexualisme reprend aux Etats-Unis. Elle coïncide avec le développement d'une sociologie minutieuse, quasi clinique, attentive aux "rôles" fonctionnels des individus et des agents et qui s'efforce de traduire sur tous les terrains l'entreprise abstraite d'un Talcott Parsons. La démonstration de intérêt social de la sociologie étant la norme, les psychologues qui s'occupent des hermaphrodites vont se poser la question de savoir si c'est la nature ou la culture qui décide de l'identité sexuelle des individus ambigus, et se donner les moyens empiriques (statistiques, questionnaires, etc.) pour en décider. Influencés par Erwin Goffman, et aussi par Harold Garkinkel, dont l'étude du cas "Agnes" (un transsexuel qui s'était fait passer auprès de lui pour intersexuel) reste encore aujourd'hui un classique de la sociologie, ces chercheurs vont reprendre sous l'angle de la théorie du rôle social, et non plus biologique, l'assimilation traditionnelle du transsexualisme à une forme d'"hermaphroditisme psychique". John Money, à Johns Hopkins, domine de toute sa stature la période. Persuadés que les enfants ont leur identité sexuelle fixée irrévocablement vers 3 ans, il va légitimer la procédure de réassignation sexuelle encore en vigueur aujourd'hui, qui, en cas de mutilation ou d'hermaphrodisme avéré, recommande la chirurgie (castration de mâles génétiques, par exemple) accompagnée d'une éducation sans équivoque dans le sexe féminin. Tout le savoir biologique sur l'hermaphroditisme humain accumulé depuis les années 20, et dont la somme est le manuel de Hugh Young (13), est interprété sociologiquement. Que l'identité sexuelle résulte essentiellement d'un apprentissage du "rôle de genre", et que l'"identité de genre" en découle, cela ne sera plus guère remis en question. Il faut dire que les conceptions psychanalytiques ne trouvaient guère de moyens d'étayer le contraire. Même le psychanalyste et psychiatre Robert Stoller, qui, à Standford, avec Garfinkel, va initier les premières prise en charge de transsexuels, ignore la rare clinique psychanalytique sur l'hermaphroditisme. Celle-ci plaide pourtant pour une construction de l'identité sexuelle personnelle extraordinairement résistante aux éventuels démentis anatomiques; il n'est pas évident, ainsi, qu'il faille toujours régulariser par la chirurgie les organes génitaux des hermaphrodites. Néanmoins, autour de ce noyau doctrinal établi par Money, une foule de travaux anthropologiques vont se déployer, des polémiques également, comme celle avec Julianne Imperato-MacGinley, sur la part de la nature et de la culture dans l'établissement de l'identité, mais chaque fois en systématisant les acquis culturalistes (Margaret Mead, Bronislav Malinowski, Karen Horney en psychanalyse). Ils auront toutes pour effet de consacrer définitivement la distinction du "sexe" biologique et du "genre" psychosocial. On est ce pour quoi l'on "passe" dans l'interaction sociale, l'identité sexuelle n'échappe pas à la règle.

Les transsexuels ne font que la confirmer. L'approche sociologique de l'époque est en effet d'emblée dépathologisante. Pas question pour Money d'accepter le cadre sexologique et médical traditionnel des paraphilies, parce qu'il est sensible à la question de la "déviance", autrement dit, des règles que suivent les individus stigmatisés dans le processus qui les met au ban de la société. On ne peut donc voir dans ces comportements de transsexuels des conduites "anomales", autrement dit, antisociales, et pathologiques en ce sens, puisqu'au contraire, ils gèrent rationnellement leur chances d'insertion comme leur risque d'exception. Que ces sujets soient adaptés, conscient du "rôle" qu'ils jouent, et qu'ils poussent même la complicité avec le sociologue jusqu'à décrire leurs conduites en termes de "rôle" et de construction identitaire, cela confirme l'intuition de départ: comme les hermaphrodites élevés dans un sexe social qui n'est pas leur sexe chromosomique, ils peuvent soulager leur malaise avec l'aide du chirurgien et de l'endocrinologue, et interagir de façon fluide avec autrui.

La diffusion mondiale de l'histoire de Georges Jorgensen, le GI devenu Christine, grâce à Harry Hamburger et l'équipe danoise de Christian Hamburger, et qui fut élu "femme de l'année" en 1953, va alimenter en retour la réflexion sociologique sur l'identité sexuelle et la relativité des catégories du genre avec des situations vécues de plus en plus nombreuses. La médiatisation du cas, en tous cas, a tout de suite paru favoriser la multiplication vertigineuse des demandes (là où on ne pensait s'adresser qu'à une poignée de cas marginaux), au point de susciter les interrogations de Hamburger. De façon significative, ce sont des psychanalystes qui se sont le plus vigoureusement dressés contre la banalisation des opérations, mais pas au nom de convictions psychanalytiques: au nom de la faiblesse de protocoles d'évaluation des suite, et donc en tant que psychiatres (14). Ce problème est d'ailleurs évident: les transsexuels qui se disent "satisfaits" des conséquences des opérations chirurgicales sont évalués sur des critères les plus objectifs possibles (adaptation sociale mesurée par l'emploi, la stabilité, etc.). On n'en envisage pas d'autres, et surtout pas l'évaluation interpersonnelle et subjective que les psychanalystes réclament. On ne considère pas, en particulier, le fait que la prise en charge psychothérapeutique est un succès quand elle prévient ou retient le transsexuel de se faire opérer. L'échec à le guérir de son malaise psychique est imputé au psychanalyste, tandis que la solution mutilante irréversible, parce qu'elle fait disparaître les motifs allégués par le patient de son malaise est versé au crédit de la technique chirurgicale (15). Mais est-ce le bon problème? Que la société trouve son compte dans les résultats des opérations, cela vaut-il solution d'un problème psychiatrique, argumentent les adversaires de ces procédés? Que quelqu'un se sente "satisfait" de passer pour une femme, avec un néo-vagin et des doses massives d'hormones, est-ce une guérison, la preuve du bon effet d'un traitement, l'effet prévisible (neutre sur le plan médical) de la satisfaction d'une demande insistante et ancienne, ou la preuve définitive qu'il est fou? Tout dépend en fait de critères éthiques implicites (la définition du mieux-être) et de l'idée de la subjectivité qu'on se fait (il est évident qu'après l'opération, les possibilités de réélaboration personnelle du vécu transsexuel sont réduites à néant), et qui commandent la lecture des résultats d'enquête mesurant la "satisfaction".

Mais les réponses des psychanalystes, quand on leur a demandé d'offrir des étiologies alternatives à la réduction sociologique ont été en général extrêmement faibles, parce qu'elles ne parvenaient pas à accommoder le principal problème que pose une sous-catégorie précise de transsexuels (ceux dit "primaires" parce qu'ils manifestent le syndrome dès la plus petite enfance, et qu'ils n'ont jamais rien voulu, en toutes circonstances, que répudier leur sexe): l'absence de conflit psychique patent, et la tranquille assurance que leur problème est social (comment faire accepter aux autres une évidence?), pas mental (16). Même Stoller, le mieux informé des premiers théoriciens psychanalystes du transsexualisme, en s'efforçant de donner une signification psychanalytique à la notion de "genre" selon les mêmes lignes que Money (en comparant transsexuels, hermaphrodites, enfants aux organes génitaux mutilés, etc.), a dû construire une doctrine dont il ne cesse lui-même de signaler le caractère hérétique pour un freudien, parce qu'elle part de l'absence de conflit intrapsychique chez les transsexuels. Mais comme il insiste sur l'impossibilité d'objectiver la clinique qui lui permet de la soutenir, et que ses données sont souvent indirectes, ou hasardeuses comme toute psychanalyse, jamais son travail, malgré sa prudence et son bon sens, n'a pu inquiéter le paradigme dominant de la "satisfaction" des transsexuels opérés. A la limite, en faisant des concessions majeures à des savoirs extra-psychanalytiques, et en usant de notions aussi problématiques que l'imprinting des nourrissons par leur mère, à la Lorenz, ou à la théorie de l'apprentissage social, Stoller a plutôt signé l'arrêt de mort de l'autorité de la psychanalyse dans ce domaine: chacune de ces explications peut être substituée à toutes les autres explications qu'on trouve chez Freud (à l'Œdipe, au refoulement, etc.), et aucune n'a besoin de s'enraciner dans l'inconscient.

Ces débats scientifiques se déroulaient tandis que le nombre toujours croissant de demandes de réassignation sexuelle, et la médiatisation des récits autobiographiques de "changement de sexe" (17) faisaient passer le transsexualisme dans une autre dimension. Très vite, dun coup, dans les pays où la castration par un médecin tombait sous le coup de la loi (le Danemark était alors l'exception), le problème médico-légal se posa. C'est seulement à partir des années 80 que des législations, partout en Europe, encadreront la modification d'état civil. Le seul cas français antérieur est celui de Jacques Dufresnoy, opéré par Georges Burou en 1958 à Casablanca, et connu sous le nom de "Cocinelle", qui obtint le droit de se marier sous le nom de Jacqueline; ce fut un tel scandale que plus aucune demande de rectification ne fut acceptée avant les années 70. En l'état actuel, ces législations exigent toutes la médicalisation de la réassignation de sexe pour éviter que l'état civil ne deviennent une matière de convenance personnelle. Il faut que les opérations s'inscrivent dans un projet thérapeutique que le magistrat mène à son terme. L'hybride psychiatrico-sociologique forgé à cette fin fut la "dysphorie de genre", portée sur les fonds baptismaux par Norman Fisk en 1973 précisément pour répondre à de tels besoins fonctionnels, et sans aucune ambition nosographique (18). Elle réplique mot à mot la demande des transsexuels, en transportant leur auto-diagnostioc (ne pas se sentir du bon sexe) dans la définition médicale du syndrome, et consacre dans le même mouvement comme unique choix thérapeutique celui qu'ils réclament (hormones et chirurgie). C'est la reconnaissance d'un acte de transformation conçu comme un acte libre, mais formulé dans des termes qui permettent encore de le décrire comme un syndrome, et donc de préserver une zone d'expertise médicale (il faut vérifier que les patients ne sont pas schizophrènes); le problème est que l'anormalité symptomatique du transsexualisme ne se mesure plus désormais qu'à l'inadéquation sociale ressentie, pas à une norme de la santé mentale. Les avatars de la dysphorie de genre se frayèrent ensuite un chemin dans les nosographies officielles (les versions successives du DSM), dans le cadre global des "troubles de l'identité de genre".

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C'est justement l'exigence thérapeutique qui constitue aujourd'hui la dernière frontière du transsexualisme. Dès le moment où la dysphorie de genre n'a plus de médical que le fait contingent qu'on la répertorie parmi des syndromes psychiatriques, il n'y a finalement pas plus de raison de l'y conserver que de conserver l'homosexualité parmi les maladies mentales. C'est d'ailleurs aussi en 1973 que sur la base d'un vote (il était impossible d'atteindre un consensus entre psychiatres sur des bases scientifiques) l'Association psychiatrique américaine retire l'homosexualité de la liste des pathologies; la décision prendra effet dans le DSM 3, en 1980. Dans cette phase, à laquelle nous appartenons, l'instrumentalisation consciente et délibérée de la chirurgie et des hormones à des fins d'épanouissement individuel, de choix de style de vie sexuel dans le contexte général de l'émancipation des mœurs, et conjointement, la critique savante de la normativité dimorphique véhiculée par le féminisme militant, sont les grands points de repère. C'est l'époque du "transgender", où transsexuels, tranvestistes, homosexuels à la présentation volontairement ambiguës, mais aussi certains hermaphrodites, entreprennent une déconstruction ludique mais aussi politiquement armée des stéréotypes sexuels où s'aliène le désir. Il semble que le premier à utiliser le terme de "transgender" pour désigner une forme de coalition contestataire des ennemis des stéréotypes sexuels soit un transvestiste militant, Charles Prince (devenu Virginia) (19). Utilisant les hormones pour féminiser son apparence, mais refusant l'émasculation chirurgicale, Prince est devenu un des principaux spécialistes de l'histoire des pratiques transvestistes.

Deux éléments essentiels émergent ici. Le premier, c'est le conflit ouvert qui oppose les défenseurs d'un transsexualisme "assimilationniste", où le but étant de se fondre dans le sexe visé, l'état transsexuel est une pure transition, et les transgénéristes, pour qui la réfutation agie des stéréotypes sexuels est un but subversif en soi, et qui refusent donc de les reconstituer "de l'autre côté" sous une forme inverse. Janice Raymond, dans un ouvrage controversé, The Transsexual Empire (20), a ainsi accusé les transsexuels féminisés de détourner le mouvement féministe à des fins typiquement masculines, et d'encourager le durcissement des stéréotypes sexuels opprimants. Néanmoins, c'est le militantisme féministe et homosexuel qui a offert son modèle aux organisations transsexuelles (et transgénéristes) de la seconde génération, dont l'ambition n'est désormais plus de fournir l'acccès à la réassignation sexuelle à des individus isolés et dépourvus d'information, mais bien de lutter contre la discrimination économique, ou policière, etc. (21) Les émeutes du "Stonewall bar", à Brooklin, en juin 1969, qui opposèrent plusieurs jours d'affilée des homosexuels à la police, sont le fait d'armes fondateur de ce militantisme; on oublie souvent qu'elles furent au départ le résultat d'une mobilisation de transvestistes et de transsexuels, victimes d'une homophobie plus large, mais dont ils étaient les cibles facilement identifiables. De sous-culture semi-clandestine, vouée à faire circuler les "trucs" auxquels les médecins détenteurs du pouvoir d'opérer étaient réputés sensibles (histoires de vie typiques, pratiques à dissimuler, etc.), le transgénérisme est devenu peu à peu un mouvement libertaire aux vastes ramifications, notamment académiques et littéraires, qui s'alimente à la tradition associative et communautariste américaine, et utilise Internet dans la veine des protestations pour les droits civiques des années 60. Un de ses prolongements les plus intéressants est le mouvement de protestation qui s'est organisé contre la réassignation chirurgicale des intersexuels, mutilés pour satisfaire des stéréotypes conformistes du genre (22). Or, ce ne sont pas les anciens arguments psychanalytiques qui sont ici invoqués: au contraire, le transgénérisme, avec sa contestation sociologique du dimorphisme sexuel semble fournir l'essentiel des arguments.

Toutefois, cette version du transgénérisme reste marginale hors des Etats-Unis. En Europe, les Pays-Bas, dont la tradition libérale en bioéthique est notoire, l'Université libre d'Amsterdam, où a été créée en 1990, pour l'endocrinologue Louis Gooren la première chaire spécialisée, est le centre d'une activité plus traditionnelle, orientée vers le transsexualisme, et pour qui le transgénérisme est surtout un à-côté culturel et politique. Dans cette institution, les travaux sur l'hypothalamus des transsexuels, directement déduits de ceux de Simon LeVay (23), servent de référence ordonnatrice (24). Et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à Strasbourg, dont un des membres était d'ailleurs lui-même un transsexuel, saisie à intervalles réguliers par des patients opérés qui s'estiment discriminés (pour le mariage, l'adoption, etc.), préfère encore l'interprétation médicale du syndrome à son interprétation culturelle.

Malgré les conflits de surface, il est cependant patent que l'approche sociologique et la quête d'un soubassement neuroendocrinien ne se contredisent pas: il est devenu scolairement trivial d'écarter les oppositions nature/culture, exacerbée dans le cas du transsexualisme, au nom de leur complémentarité. En revanche, si un strict déterminisme s'exerce sur les sujets, si leur sexe psychosocial n'est pas plus en leur pouvoir que le fait d'être gaucher ou droitier, alors leur est ouverte la porte de la reconnaissance juridique de leur statut, et les ménagements dus à une minorité sexuelle opprimée. C'est dans cette direction que se tournent aujourd'hui les organisations de transsexuels, mais elles n'obtiennent guère plus que des mesures de protection déduite du droit fondamental à la non-intervention de l'Etat dans la sphère privée (au sens de la privacy anglo-saxonne). Désormais, les deux conceptions du transsesxualisme, l'une, psychanalytique, qui continue à maintenir en invoquant une clinique de plus en plus précise, le caractère pathologique et très souvent délirant de l'espoir de changer de sexe (25), et celle du militantisme transgender, en pointe dans la lutte pour la reconnaissance légale, ne se rencontrent plus nulle part. Par bien des côtés, il semble que les psychanalystes veuillent en fait défendre l'existence même d'une psychiatrie qui mesurerait les troubles mentaux à une autre norme que l'acceptabilité sociale des déviances, tandis que les militants transgender dénoncent dans la psychanalyse un dogmatisme dépourvu de bases scientifiques qui légitime a posteriori des préjugés conservateurs. Ces anathèmes réciproques reflètent une difficulté exemplaire de nos conceptions anthropologiques: sont en lutte celles qui relèvent d'une vision de l'homme comme individu libre, transparent à lui-même, instrumentalisant la science pour accomplir un projet dont il est seul responsable et qui se mesure à des idéaux hédonistes, et celles qui voient dans la transparence prétendue de la conscience une illusion radicale, dont la sexualité et l'identité sexuelle non-choisies sont les pierres de touche, avec une méfiance pour la technologie médicale qui refabriquerait l'humain. Comme ces deux options sont des options morales, il serait très hasardeux de considérer que l'une ou l'autre puisse être définitivement vaincue (au moins dans le cercle historiquement défini de notre culture et de notre société).


Les références renvoient à la Chronologie et bibliographie du transsexualisme en ligne sur ce site.

  1. Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, édition par Albert Moll de 1923.
  2. Combien y a-t-il de transsexuels aujourd'hui? On ne le sait pas. Les estimations oscillent à cause de l'ancienneté des pratiques clandestines, et de la volonté de l'immense majorité des opéré(e)s à se fondre dans l'anonymat, une fois leur état civil modifié. Il y en aurait environ 50000 aux Etats-Unis, 3000 en France.
  3. Hausman (1995).
  4. Benjamin (1966).
  5. Butler (1993).
  6. Observation n°129, traduction nouvelle par Henry Frignet et Françoise Bernard dans Sur l'identité sexuelle: A propos du transsexualisme, édité par Henry Frignet et Marcel Czermak, vol.1, Editions de l'Association Freudienne Internationale, Paris, 1996, pp.243-309.
  7. Bernman (1928, 1935), Robinson (1934), mais aussi Frank (1929) et De Kruif (1945).
  8. Bantig et MacLeod en 1923, Dale en 1936, Butenandt en 1939, le seul qui l'obtient non pas en médecine, mais en chimie, Doisy enfin en 1943, pour des travaux entamés depuis 1920.
  9. Tridon (1923).
  10. Hoyer (1933).
  11. Gillies (1957).
  12. Dillon (1946).
  13. Young (1937).
  14. Ostow (1953), Kubie et Mackie (1968), et surtout Stoller (1969).
  15. En plus, il est constant que les textes psychanalytiques indiquant les possibilités d'une telle psychothérapie sont considérés comme marginaux, ou politiquement biaisés par des aspirations réactionnaires. Le discrédit des travaux de Lothstein (1983) n'a rien à voir avec leur qualité scientifique, mais avec leur statut psychanalytique.
  16. Gutheil (1954).
  17. Cowell (1954), Hedi Jo Star (1955), Jorgensen (1967), Vidal (1968), Morris (1974).
  18. Fisk (1973). La paternité de l'idée est sans aucun doute chez Money.
  19. Prince (1979).
  20. Raymond (1979, 1995).
  21. La fondation Reed Erikson est le type de l'organisation de première génération: subventionnée à partir de 1964 par une transsexuelle devenue millionnaire, amie et ancienne patiente de Harry Benjamin, elle a diffusé à grande échelle des manuels et des conseils pratiques pour aider les candidats à la transsexualisation; elle a soutenu aussi les premiers pas de la Harry Benjamin International Gender Dysphoria Association (HBIGDA), dont les "Standards of Care" pour les transsexuels sont les plus généralement adoptés dans le monde. Plus libérale, la International Foundation for Gender Education (IFGE), qui édite Tapestry, le grand magazine transgender, entend abaisser les contraintes de ces "Standards".
  22. Chase (1993).
  23. LeVay (1993).
  24. Zhou, Hoffman, Gooren, Swaab (1995).
  25. Chiland (1989), Czermak (1982), Limentani (1989), Millot (1982), Oppenheimer (1980), Stein (1995).
  26. Ont contribué à l'établissement de cette chronologie Heike Boedeker, Bernice Hausman et Geneviève Morel.