La honte irréductible: d'un "comportement" moral à la morale des "comportements"

(version révisée de l'article paru dans L'aventure humaine n°11, 2000, "Le comportement entre génétique et politique")


Peut-on traiter la honte comme un comportement? Du fait que, lorsque je suis honteux, je me "comporte" assurément d'une façon déterminée (et déterminée en profondeur, par le fait que je suis un primate évolué, que j'ai des structures neurophysiologiques complexes, que j'appartiens enfin à une culture), peut-on tirer quelque chose de significatif sur la honte? Question étrange, bizarre à beaucoup d'oreilles, si l'on ne rappelle pas succinctement contre quelle vision de l'esprit elle est tournée, en quoi, autrement dit, elle se veut plus féconde, plus éclairante que d'autres. Dans un premier temps, elle s'efforce de faire bénéficier l'analyse d'un état psychologique commun des avantages épistémologiques d'une reformulation en termes de comportement, ce qui revient à l'objectiver méthodiquement. Puis-je ainsi me débarrasser de l'arbitraire et de la confusion du sentiment de honte, où lorsque je m'interroge, ou interroge autrui, je mesure surtout le flottement des mots et des conceptions subjectives? Si, bien sûr, "subjectif" remplace partout "arbitraire" et "confus", le souci est louable. On se demande juste, mais ce n'est peut-être pas insoluble, si l'on peut considérer tout ce qu'un sujet pense de sa honte comme sans effet, symptomatique ou surnuméraire, et quel critère autorise à séparer ce en quoi il s'illusionne sur soi de ce en quoi il est substantiellement en jeu dans son affect. Dans un second temps, traiter la honte comme un comportement l'enrôle dans un programme théorique fort: c'est, comme on dit en philosophie de l'esprit, la "naturaliser". La honte, affect moral s'il en est, n'est plus ce que coûte le viol de certaines normes transcendantes, fixées par une raison désincarnée, qui ferait sentir son joug à la chair par le malaise dont elle l'afflige. Si on peut encore, en un sens, l'envisager comme le prix de l'élévation morale, c'est à partir de causes purement naturelles: celles qui commandent la socialisation d'un primate spécial, selon les mécanismes cérébraux que l'évolution a sélectionnés, et à la lumière desquels les normes que nous invoquons pour "rendre raison" de notre honte apparaissent pour ce qu'elles sont: des conventions circonstancielles, forgées après-coup. En somme, il n'y a pas de honte à avoir honte, si des conditions naturelles la déterminent. Si la honte est exemplaire, à cet égard, c'est qu'une analyse naturaliste de la honte, si elle aboutit, conjugue élégamment les deux côtés de ce qu'on appelle en philosophie le "naturalisme". Au sens moderne, influencé par les sciences cognitives, est naturaliste la démarche qui se fixe pour idéal la solution des problèmes philosophiques selon les canons des sciences naturelles (physique et biologie). Mais le naturalisme désigne aussi le style d'une éthique particulière, immanentiste, pour qui tout est un seul réel: la nature. En sorte que la connaissance de la nature (la seule chose dont il puisse y avoir une connaissance) est immédiatement libérante, parce qu'elle est la découverte pratique de nouvelles puissances d'agir sur la nature, sans qu'on invoque jamais aucune transcendance (Dieu, un esprit autonome, ou les normes et valeurs en général, qu'elles soient logiques ou morales). Naturaliser la honte en "comportement", ce n'est donc pas simplement faire allégeance aux idéaux théorétiques de la psychologie cognitive; c'est aussi une prise de position morale. Savoir ce qui la cause nous libère d'un certain nombre de mythes moraux. L'entreprise scientifique pourrait se prolonger par une critique des "fausses hontes" qui naissent de la méconnaissance de ses diverses fonctions naturelles, sociales et mentales. Il est vrai qu'on voit peu souvent la psychopathologie cognitive se risquer sur ce terrain. Il suffit de lire entre les lignes, cependant.

Ou bien, me laissant illusionner par le mirage d'une théorie réductionniste de la honte, la traitant comme un comportement biopsychosocial et plus comme une attitude où les raisons et les motifs normatifs prévalent, ne serais-je pas en train de m'égarer? Ne suis-je pas en train de révéler, de façon plus criante que tout gain épistémologique allégué, une disposition peu reluisante? En effet, qui parle de comportement, vise un nexus causal de faits (sociaux, et indirectement mentaux, quand on les motive "du dedans") et ouvre la voie à sa manipulation technique. Ainsi, tout un courant actuel de la psychothérapie a mis l'accent sur l'affect de honte comme une composante empirique de la souffrance mentale; il faudrait alors trouver le moyen d'en soulager l'individu. Mais, demanderai-je, et j'en assume la charge polémique, n'est-ce pas là une idée honteuse de la honte, je veux dire propre à faire honte à qui la défend? Car, objectiver l'affect de honte comme un comportement émotionnel (avec les cognitions associées), c'est tenir les raisons d'avoir honte, telles que le sujet honteux et en souffrance les expose, en se référant en général à des normes violées, pour erronées. Comme il est socialement nuisible d'avoir honte à ce point, raisonne-t-on, les "raisons" d'avoir honte doivent impérativement apparaître comme des complications inutiles, ou des représentations biaisées à corriger. Ces raisons, si immédiatement présentes à l'esprit du sujet, sont en réalité attribuées ex post facto à des motifs externes quelconques (on trouve toujours une norme bafouée dans le paysage environnant), dans l'ignorance des gâchettes neurophysiologiques, inaccessibles à l'introspection rationalisante, qui contrôlent la décharge quasi réflexe de l'affect. Or, sans nier l'existence de rationalisations défensives, ne peut-on pas se scandaliser tout de même de la liquidation de la vie morale fondée en raison qui se profile ici?

La honte est de tous les affects moraux un des plus vivement ressentis. Le motif de sa suppression technique, qui est effectivement possible, c'est que la douleur (morale ou pas) est mauvaise en soi, car contraire à des aspirations hédonistes présumées naturelles, et de façon à peine voilée, parce qu'elle rend les gens inutilisables pour le service des biens. En fait, on ne tolère la honte qu'à la condition expresse que son contenu (ses raisons) soit partageable par autrui sur un mode projectif. Il est bon qu'autrui ait honte quand il a fait, ou qu'il est, quelque chose que, moi aussi, je trouve honteux. Or, qui ne verrait là une thèse non pas scientifique et descriptive, mais bien éthique: une tentative d'écarter la justifiabilité intrinsèque de la honte, en exploitant la connaissance naturaliste de ses mécanismes pour poser d'avance qu'elle est nuisible et récuser le débat moral? Non que l'analyse comportementaliste de la honte soit le fait de dangereux immoralistes. Non que le débat moral soit augmente la connaissance objective des affects, qui est une tâche nécessaire. Mais parce que le retentissement de l'option naturaliste est énorme en clinique mentale, et commande un bricolage anthropologique significatif, dans la pratique psychothérapeutique, de ce que nous pensons de nous-mêmes et de ce que nous nous préparons à devenir. Car la honte, avec la culpabilité est un des affects intelligents qui affleurent dans la dépression, quand on ne démentalise pas toute la tristesse en abattement, en ralentissement psychomoteur et en douleur quasi somatique (1). Il serait troublant qu'on ait raison d'être abattu par la tristesse de sa honte, et qu'au cas par cas, ces raisons doivent être entendues sans médicaliser d'emblée les affects pénibles qui leur font cortège. La honte, de ce point de vue, a un noyau de rationalité coriace. Sa subjectivité est patente: il est difficile, quand on a honte, de trouver des raisons de ne plus avoir honte qui atteignent l'intimité de la honte. Et si le malade a raison d'avoir honte, qu'importe alors les causes qui agissent en lui? Il faut avoir écouté un mélancolique délirer pour être saisi de ce vertige: certes, il n'a rien commis de si impardonnable, de si culpabilisant (donc il délire), mais au fond, la honte d'exister, donc le désir de s'expulser d'un monde qu'on souille par sa présence, demeure une option éthiquement inscrutable. La honte mélancolique a toujours fasciné, à juste titre, parce qu'elle est extrême. Mais c'est moins par son intensité que par la généralité du schéma qu'elle propose, qui fait que même dans la folie, c'est encore et toujours avec une raison d'être ce qu'on est qu'on se bat. La honte morbide plus diffuse du déprimé banal n'est peut-être pas non plus sans lien avec ce qui lie entre elles ses raisons d'être triste, et leur donne une texture humaine: leur vérité, tout simplement (2).

Il ne fait donc aucun doute que la naturalisation des sentiments moraux (la réduction scientifique de la vie morale à des "comportements"), dépasse de loin le simple progrès des connaissances; c'est toujours aussi la mise en scène théorique d'une mutation anthropologique de la perception de soi et d'autrui. J'espère du coup suggérer pourquoi le "comportement" de honte n'est pas anodin, et que sélectionner la honte parmi les objets thématiques d'une lecture comportementaliste n'est pas gratuit. Explorer la honte naturalisée va donc me conduire de l'éthologie et de la neurobiologie à l'anthropologie culturelle et la sociologie. J'en présenterai les théories et les résultats avec une attitude extrêmement réservée: il semble qu'à chaque fois on puisse faire apparaître, à partir de considérations conceptuelles, une honte irréductible, qui est la vraie honte, ou ce qu'on appelle d'ordinaire la honte, ce qui voue l'enquête naturaliste à une poursuite désespérément asymptotique de son objectif. Car on arrive bien, en réduisant la honte, à cerner des comportements précis et structurés; mais une fois qu'on l'a réduite, et qu'on examine ce qu'on a dans les mains, on s'aperçoit que ce n'est plus rien de la honte dont on était parti (quoi, exactement, c'est ce qu'on va voir); la honte est restée dehors. Enfin je tenterai, puisque c'est dans le cadre de telles recherches que se pratique l'étude comportementale de la honte, d'indiquer les conséquences de sa naturalisation pour la psychothérapie, celle-ci étant sans doute un des moyens les plus efficaces de graver comme une "solution" dans nos esprits le forçage anthropologique singulier sur quoi je veux attirer l'attention (3).

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Darwin, le père des naturalistes modernes, avait posé la honte comme la limite ultime de l'explication des émotions humaines par leur origine animale, ou plus précisément, non la honte, mais la rougeur de la honte (blushing), témoignage du "sens moral" qui ne peut exister que chez l'individu, mais pas dans l'espèce (Darwin 1872). De plus, la rougeur témoigne d'un manquement à ce sens moral, elle est le signe négatif de son existence, étant entendu qu'il ne saurait y avoir dans la nature de signe positif de ce qui la transcende. Le singe, s'il rougit se met en colère, et le même déclenchement physiologique se décharge chez lui en agression. Chez l'homme, la possibilité de se retenir est décisive, et si la honte puise là sa proximité avec la colère, cette colère est non seulement "rentrée", dans la honte, mais elle est tournée contre soi, ou contre un intérieur qu'elle creuse et façonne dans l'opération même de "rentrer". Pour Darwin, donc, la honte était, à la charnière de l'humain et de l'animal, le sentiment sur lequel le naturaliste devait se taire (Maury 1993:18-32).

Il n'en reste guère, dans l'éthologie cognitive contemporaine, qu'un pieux souvenir. Ce n'est pas sans motifs. La démarche, inverse à la sienne, consiste désormais non à rechercher des origines animales à l'expression humaine des sentiments moraux, mais à observer ce qui s'esquisse chez l'animal, puis son devenir chez l'homme. La honte, ainsi, est d'abord comparée au "comportement de soumission" des primates: évitement du regard, tête basse, posture contrainte. Or, un tel comportement a toujours une visée d'apaisement (Keltner 1995), requis pour l'harmonie sociale. Il intervient même chez les humains comme procédé pour tempérer l'hostilité latente dans les manœuvres d'approche sexuelle, et par exemple, comme attitude paradoxale lors du flirt. Il semble ainsi, et c'est une idée riche, que la pénibilité de la honte est une sorte d'expiation qui désamorce l'agressivité des congénères lorsqu'une règle du groupe est transgressée. Entendue comme une réaction quasi réflexe, sans réflexion normative, la prostration du singe fautif se prolonge chez l'homme par une élaboration cognitive raffinée; mais sur le fond, notre honte ne serait que la contrainte que l'individu subit du fait qu'il est par nature socialisé, et la conduite éhontée serait alors moins une preuve de sa méchanceté que de sa désocialisation. Même rougir, dans cette perspective, relèverait de la stratégie d'apaisement (Keltner et Busswell 1997). Dans sa simplicité, cette approche de la honte est très parlante. Il y a bien un comportement de l'humain honteux, et il est étrangement similaire à celui que les singes exploitent dans leurs interactions sociales, sans langage ni conscience.

Il n'y a qu'un problème: ce que nous expérimentons dans nos interactions et qui se laisse comparer aux singes, ce n'est pas la honte, c'est l'embarras. Ce n'est pas le sentiment moral, mais la gêne sociale qui accompagne la perception du viol d'une règle. Or l'embarras ne pose pas un problème moral, mais un problème de savoir-faire (comment s'en tirer?) qui est dans bien des cas affaire de coopération collective (quand l'embarras est général). Quand on s'est tiré d'embarras (avec l'aide coopérative d'autrui), l'affect cesse, à la condition que l'on ait été effectivement assez puni du ridicule dont on s'extrait. La honte, et c'est en quoi la réduire à l'embarras en société devient un enjeu éthologique, arrête beaucoup plus brutalement l'hostilité d'autrui, elle manifeste un désarroi plus cruel, et, au contraire de l'embarras, reste indifférente à la coopération resocialisante. Dans la honte, on ne se pardonne pas soi-même ce que les autres seraient peut-être tentés d'excuser. Que le comportement soit matériellement identique n'y change rien.

Qu'il y ait une expiation plus sévère dans la honte que dans l'embarras, cela n'est pas forcément sans corrélat naturel, d'ailleurs. Le désarroi avec inhibition qui frappe le sujet en proie à la honte a été comparé, dans cet ordre d'idée, à deux phénomènes: le comportement désespéré de la proie face au prédateur (une sorte d'arrêt vital qui vise à le pétrifier un court moment), et la défense primitive des nouveaux-nés. Le mécanisme neurobiologique d'un tel arrêt est connu. C'est un éveil parasympathique soudain qui inhibe l'activité sympathique, avec une hausse du taux de sérotonine périphérique, qu'on a retrouvé chez l'homme et l'animal (Buss 1979, Gilbert et Macguire 1997). La variation du taux de sérotonine est notamment frappante chez les singes vervets, lorsqu'ils passent de dominant à dominé (ils doivent alors manifester davantage de comportements de soumission). Bien sûr, tout le monde s'accorde à penser que déterminer le sens social d'une émotion à partir de la neurophysiologie est un exercice périlleux. Mais comme il s'agit de s'enfoncer toujours plus loin dans la genèse de ce qui va devenir la honte humaine, et qui ne l'est pas encore tout à fait, ces travaux conduisaient logiquement à examiner ce qu'il en est chez l'enfant: quand apprend-il la honte, et quels sont les appareils cérébraux qui sont alors en pleine maturation chez lui? Si l'on met la main sur un mécanisme quelconque à ce niveau fondateur, le poids de la biologie sur le comportement moral devient fort plausible, semble-t-il.

Le psychanalyste et neurobiologiste américain Allan Schore (un des rares à écrire avec bonheur sur les deux sujets) a développé dans cette veine une théorie extrêmement séduisante, et surtout révélatrice du saut auquel on est acculé, si on veut la rendre aussi pertinente qu'on espère. Entre la première et la deuxième année, explique-t-il, les enfants connaissent une altération drastique du lien d'attachement à la mère. Stimulés intensément par et au cours des soins, ils sont soudain socialisés par des inhibitions spécifiques de ce qui avait d'abord été si vigoureusement excité. Au lieu d'encourager l'exploration de soi et du milieu environnant, à force de sourires et de caresses, on restreint ces entreprises, quand on ne les prohibe pas. Shore fait valoir combien, dans cette période de transition, les interactions nouvelles de la mère et de l'enfant (leur "interaffectivité dyadique") coïncidaient avec la maturation des systèmes impliqués dans l'inhibition parasympathique notée aussi chez le singe. Mais chez l'homme, cette maturation coïncide également avec l'émergence des premiers comportements préverbaux, ceux de la poursuite visuelle des regards et des gestes. Tout, ainsi, s'entrelace.

Activations orbitofrontales droites, décharges vagales, activations frontolimbiques (dont les effets neurohormonaux mobilisent la sérotonine), conspirent pour déclencher la réaction parasympathique (Schore 1997). Il n'est pas question de dire que le gain de savoir est nul. Dans l'élégante perspective génétique de Schore, la honte apparaît causalement médiée par des sous-parties définies du cerveau: on ne peut dire, ainsi, que la honte est un fait moral global qui saisit l'"être humain" en général, ni trivialiser les corrélats neurobiologiques de l'émotion en disant qu'il est évident que, l'homme ayant un cerveau, ses émotions sont aussi cérébrales. Toutefois, l'approche naturaliste n'atteint pas tous ses objectifs. On a bien sous la main une genèse de l'affect de honte, c'est-à-dire de la façon dont nous l'éprouvons quand elle est actuellement vécue. Mais le problème reste de savoir comment cet affect s'intègre à la totalité de la vie personnelle pour y jouer la fonction mentale et sociale qu'on lui a reconnue au départ, et qui est l'explicandum. Sauf à pratiquer l'amalgame de Schore (pour qui un jeune enfant qui s'excite excite "son cerveau", pas lui-même!), un abîme sépare la neurobiologie de l'affect et les effets winnicottiens dont il prétend fournir la base naturaliste, ceux de la "contraction du self", telle qu'elle est vécue subjectivement dans la honte. Car dans la honte, ce n'est pas mon corps qui se rétracte, comme je peux l'observer du dehors lors d'une douleur violente, c'est "moi". On reste sceptique parce quelque chose d'intuitif s'oppose à ce les mêmes causes, artificiellement produites (par un afflux soudain de sérotonine, par exemple) causent de la honte, ou même la favorise; pourquoi pas un malaise diffus, quand il n'y a pas de raisons d'avoir honte? De même, si l'on inhibait neurochimiquement et sans prévenir le sujet les mécanismes affectifs de sa honte, on ne voit pas pourquoi (à condition, bien sûr, que l'inhibition soit suffisamment sélective) pourquoi il ne serait pas surpris de ne pas avoir honte, quand toutes les raisons sont là? Et s'il n'avait aucune possibilité d'expérimenter de la honte (au sens de l'affect neurobiologiquement déterminé), est-il évident qu'il n'aurait pas alors une sorte de honte "au second degré" (la honte de ne pas ressentir de honte)? En fait, je ne sais ce qui résulterait de pareilles essais. Ils me semblent en tous cas relativiser l'"évidence" selon laquelle la vie morale est un comportement objectivable, au motif que nous sommes dans la nature, et que la honte serait la même chose que l'affect qu'on ressent quand on est honteux. Les nuances sont pourtant décisives, ici. Schore s'aperçoit bien que le mécanisme qu'il isole intervient dans des pathologies gravissimes (comme l'inhibition psychomotrice dans l'autisme, avec, également, la fuite du regard). Cela parle plutôt pour une plurifonctionnalité des dits mécanismes, une variation quantitative dans leur déclenchement, et au fond, le fait qu'ils sont bien loin de réduire la honte, puisqu'ils ne sont que les touches du piano cérébral grâce auquel celle-ci déploie son répertoire, en compagnie d'autres affects (la timidité, les affects pathologiques qui accompagnent certaines maladies mentales, etc.).

Il y a une autre difficulté, que divers théoriciens comportementalistes ont affrontée. On ne sait pas si ce n'est pas la socialisation qui déclenche la maturation cérébrale, ou l'inverse. En fait, encore faut-il prouver, si l'on est conséquent, que le câblage affectif neuronal de la honte est ancien, et non récent, autrement dit, sous la dépendance de ce qui est proprement humain (du langage, au premier chef, ce qui ruinerait la comparaison avec l'animal). L'échec catastrophique de la preuve de cette antériorité mérite ici d'être exposé. Dans un article lancé tambour battant, Gilbert et Macguire partent du caractère "involontaire" des déclenchements de honte (Gilbert et Macguire 1997). Et comme ce sont eux qui ont tiré les conclusions les plus audacieuses des variations du taux de sérotonine chez les vervets, qu'ils ont rapproché d'études plus anciennes chez les humains (Madsen 1986), il ne fait au départ pas de doute pour eux que la honte est involontaire parce qu'elle est une réponse physiologique forcée. Maeheureusement, si ce taux varie quand le statut du vervet change, le changement de statut et la position hiérarchique semble primer sur l'activation neurobiologique. Incidemment, les auteurs sont contraints d'avouer que les effets déprimants de la critique subie au sein d'une hiérarchie sont plus graves quand ils viennent d'un supérieur que d'un inférieur. Il faut donc avoir déjà intériorisé les prémisses de la hiérarchie sociale pour ressentir les affects pertinents. D'abandon en abandon, Gilbert et Macguire, concèdent que la honte qu'ils décrivent implique des "corrélations" entre cerveau ancien et cerveau récent, pour avouer que ce sont "des mécanismes anciens recrutés pour résoudre de nouveaux problèmes", et finalement, que ces mécanismes "fournissent leur carburant à la douleur de la honte". Mais c'est renoncer à expliquer ce à quoi ces mécanismes "fournissent du carburant"! C'est se réfugier, l'œil bas, les épaules voûtés et la queue rasant le sol, dans les "potentialités" utilisées par l'évolution. On n'a jamais plus que ces potentialités, dont la relation à la honte est tenue pour évidente. Mais elle ne n'est pas: la honte à réduire reste, en fin de compte, complètement inanalysée. Pire. Car, que reste-t-il alors du caractère "involontaire" du déclenchement de la honte, dont on ne peut nier le fait, et dont Gilbert et Macguire sont partis? Il se pourrait bien qu'elle aussi relève du cerveau "récent", et que son caractère involontaire, au motif qu'il est, chez l'homme, vécu comme involontaire, n'ait aucun rapport avec le réflexe social qu'on suppose chez le singe. A ce sujet, qu'on relise les superbes descriptions psychiatriques du rougissement pathologique: l'"éreutophobie", ou phobie du rougissement (Pitres et Régis 1902). Les gens ne rougissent involontairement que par un acte de "contre-volonté", pas par réflexe: c'est à l'idée de rougir qu'ils rougissent, et parce qu'il ne le faut pas, vues les raisons pour lesquelles ils rougissent. Traiter des réactions si subtiles comme l'écho de réflexes animaux, c'est rater du tout au tout ce qu'il y a expliquer. Ainsi, même ce qu'on croit tirer de la réaction de honte est sujet à caution, et sa naturalisation trahit davantage ce qu'on voudrait que soient les règles éthiques, et non ce qu'elles sont. Tout se passe comme si les chercheurs méconnaissaient leurs propres intentions morales en les projetant de façon fantastique dans un dessein objectif de la nature.

Mais l'évolution, qui est un tel dessein, et sans qui l'éthologie contemporaine perdrait sa force persuasive, permet trop souvent de conclure une chose et son contraire. La honte, notent avec surprise Deborah Greenwald et David Harder, deux sociobiologistes, peut parfois obliger à des conduites prosociales, et la culpabilité rend capable de ne pas faire de mal à ceux qui partagent nos gènes. Elle n'est donc pas un mal en soi, et a une valeur pour l'adaptation. Mais la contorsion est assez comique. Ils mettent ainsi plusieurs pages à s'apercevoir que si "la honte canalise l'instinct sexuel vers des conduites qui accroissent la fitness génétique", la prostitution n'est pas non plus sans avantage pour la progéniture des filles-mères… (Greenwald et Harder 1998:234). Faut-il, de toutes façons, l'évolution pour découvrir que la honte est bonne à quelque chose?

C'est le reflet de l'usage actuel, en sciences cognitives, de la notion de comportement. Au-delà du comportement skinnerien, qui appartient aux observables immédiats, on intègre les cognitions et leurs bases cérébrales, on les enracine dans la phylogénie, et on les projette sur les mécanismes sociaux. D'un bout à l'autre de cette chaîne, on cherche à objectiver la sémantique des concepts psychologiques, même si ces concepts ont une valeur normative; L'évolution sert alors à canaliser l'intentionnalité partout émergente dans les tuyaux étroits d'une explication fonctionnelle et causale épistémologiquement idéalisée. Car derrière cette naturalisation de l'intentionnalité, autrement dit du sens d'acte et des raisons motivantes des comportements, au bénéfice d'un néo-darwinisme généralisé (avec le risque qu'on puisse déduire a peu près tout de la fitness génétique), pointe le souci de déshabiller le langage pour habiller le cerveau. Le langage, en effet, parle du langage, de ses propres règles, et de façon circulaire, ne cesse de s'y retrouver. C'est épistémologiquement odieux, il n'y a pas de point fixe, point de "port" dans le langage, disait Pascal, et donc rien d'où faire levier pour saisir véritablement le pourquoi des choses (par "pourquoi", on entend un point de départ de la genèse causale). Mais l'adaptation vitale, dont le cerveau humain doit être, à l'évidence, l'heureux résultat, est là, qui vectorise tout l'élan de la vie: rien ne peut donc avoir de sens qu'en s'y ordonnant. Le "vrai sens", par opposition aux artefacts métaphoriques et aux arguties verbales, c'est donc ce qui va dans le sens de ce sens de la vie. Ce qui rend identiques les occurrences d'un concept sous des costumes distincts (de langue à langue, ou au sein d'une même langue, de paraphrase en paraphrase, et également dans les conduites qui l'expriment, seraient-elles des conduites animales), c'est donc sa valeur pour l'adaptation, ce qui le stabilise et fixe objectivement son bon usage (4).

Or le problème de la discrimination et de l'identification des concepts psychologiques et moraux par les comportements (et donc les processus causaux neurobiologiques qui les sous-tendent) se pose justement partout. L'évolutionnisme est donc censée, concrètement, dire quand on a le droit de substituer à une description de la honte formulée en termes de raisons, ou bien déterminée par la culture, mais inerte sur le plan adaptatif, une version plus crue, mais biologiquement pertinente, de la même "honte" (analogue, par exemple, à ce qui s'observe dans les sociétés de primates). Ce faisant, on suppose que la honte est si claire que son explication causale peut être entreprise sans délai, et qu'on va gagner gros à la réduction scientifique de ce que cerne si mal le bavardage commun. De fait, il semble évident qu'il doit y avoir des facteurs comportementaux discriminants de la honte qui régulent en silence la vie sociale, parce que nous interagissons avec nos corps et pas juste avec des mots (ou pire, avec des concepts philosophiques). Et ceci doit être une propriété de l'espèce.

De l'espèce? Alors il faudrait en tirer de désagréables conclusions. Car dans l'espèce humaine les invariants posturaux de la honte, dont je suis parti parce qu'ils sont les plus nets, sont très relatifs. Dans la reconnaissance interculturelle des émotions, les Japonais, et bon nombre d'africains, sont tout bonnement incapables de différencier la honte de la colère, ou de la simple tristesse (alors que les conséquences sociales à en tirer sont incompatibles). Pire, si l'on inspecte le format dans lequel sont présentés les tests qui témoignent d'une convergence de la reconnaissance des émotions, on s'aperçoit que ce sont des questionnaires à choix forcé (est-ce de la honte, de la colère, etc.?). Quand le choix est libre (définissez cette émotion) on n'arrive à rien. De toutes façons, les photographies sont décontextualisées, si bien qu'il faut beaucoup d'assurance pour dire que telle ou telle réponse est déviante. En fait, juger d'une émotion en posant qu'on ne peut pas être corrigé par les autres (parce que c'est une situation où un testeur "averti" teste des testés "naïfs") me laisse perplexe. Pouvoir être corrigé même contre sa plus forte impression est une condition de la vie sociale conçue comme négociation permanente des points de vue sur autrui. Tester autrui, sous ce rapport, est antisocial. Quoi d'étonnant si ce qui en ressort est parlant sur le plan éthologique, mais vide sur le plan anthropologique? On n'a pas là pratiqué une "réduction" au sens strict, on a simplement séparé deux problèmes, l'éthologique et le social, et chacun continue à se déployer sur une trajectoire logiquement indépendante de l'autre.

On est donc bien, faute de pouvoir contourner la verbalisation, obligé de donner des définitions de la honte qui la rende ensuite traitable d'un point de vue comportemental, donc sur le plan fonctionnel et causal. Il faut alors risquer la belle machine de l'évolutionnisme (qui n'en demande pas tant) sur le terrain accidenté de la sémantique du langage quotidien. "Je défère donc", dit le naturaliste, "à vos exigences de contextualisation, de rationalité interne et d'inscription de la honte dans des relations de langage. Pour autant, pas question de céder sur mon idéal théorique: intégrer un contexte ou une description verbale aux causes de la honte doit isoler des signaux déclenchants, des effets obéissants à des lois et des fonctionnalités objectives. Pour y arriver, je me contenterai d'un sens faible de l'"adaptation", qui n'a pas les contraintes aiguës de la survie de l'organisme, mais qui se laisse plus ou moins ramener à la simple facilitation de la vie sociale" (5).

Comment s'y prendre?

Il faut discriminer toute une série de termes qui menacent la théorie de la honte de ne capter que de nombreux affects confusément entremêlés. Un comportement de honte peut se confondre facilement avec un comportement d'auto-accusation (de self-blame), de culpabilité, mais aussi d'indignité, d'humiliation, de timidité, ou d'embarras (et plus difficilement, mais ce n'est pas absurde à cause des interprétations qu'on rencontre dans d'autres cultures, d'angoisse, de tristesse ou de colère). Pour séparer la honte de ses cousines, il faut donc, dans l'optique naturaliste, des critères internes: ce ne doit pas être l'effet de la redescription de l'affect "d'un autre point de vue", indéfiniment révisable. La honte doit être caractérisée de manière stable à cause de ce qu'elle est, et pas de ce qu'on en dit, ni d'un usage métaphorique du mot. Malheureusement, quand on lit ce que livre les analyses des psychologues du comportement, on est frappé soit de l'arbitraire de leurs découpages, soit de leur invraisemblance, dès que l'analyse est replongée dans la vie, et arrachée au contexte quasi expérimental où elle semble un moment plausible. Surtout, et c'est à mes yeux un indice du problème de fond, on sursaute devant les assomptions morales qui émaillent la retraduction de la honte en "comportement".

Examinez tout d'abord ce critère, proposé pour discriminer la honte et l'humiliation. La honte est en effet corrélée à des situations humiliantes, au point qu'on pourrait, en voulant décrire le comportement de honte, ne décrire que l'effet de l'humiliation. Or, pour être humilié, il faut qu'autrui nous ait fait quelque chose; certes, on le ressent en soi-même, on se juge humilié, mais l'interaction avec autrui est décisive. La honte est intime: une interaction avec soi-même suffit (Miller 1996). On peut l'accorder: si l' "interaction avec soi-même" a un sens, l'humiliation diffère par là de la honte. Cependant, il faut négliger une différence plus criante pour soutenir cette thèse. En fait, les gens ne considèrent jamais qu'ils méritent leur humiliation. Leur honte, si. Et si l'on me fait honte, c'est qu'il doit un avoir une raison, en sorte que je ressens de la honte dans la mesure où elle est méritée. En revanche, l'humiliation m'est infligée sans que je la reconnaisse pour légitime, à moins qu'étant précisément honteux, je consente à l'humiliation (publique) comme un châtiment, qui a sa raison d'être dans ma honte (intime). Ce qui apparaît ainsi, c'est que les effets d'intériorité et de publicité (avec l'idée que l'intime, c'est encore du public, mais "dedans") masquent une autre coupure: celle des causes sociales qui m'affectent et celles des raisons que je reconnais. C'est pourquoi je peux tout à fait sentir la cuisson de l'humiliation, en rougir, me tordre les mains, et pourtant, selon que je la mérite ou pas, être ou non honteux. Un critère comportemental de la différence entre honte et humiliation manque donc toujours.

D'où le souci naturaliste, pour parer aux difficultés de ce genre, de dériver la honte de l'auto-accusation, qui donne un rôle d'agent à l'intériorité du "soi". Mais le self-blame est évidemment conçu comme un mécanisme mental d'"attributions": j'attribue des raisons aux événements, externes comme internes (mentaux). Du coup, même motiver mon comportement par des raisons devient aussi un "comportement", et l'on peut chercher, par un retournement paradoxal, quelles sont les causes des "raisons" que je prête à mon comportement, et qui me donnent l'illusion d'échapper aux lois de la nature. Si l'on accepte ces prémisses, il semble qu'on puisse poser que la honte concerne les traits fixes de la personnalité, tandis que s'il s'agit de ses actions, le self-blame évolue en culpabilité.

Il y aurait énormément à dire de la réinterprétation systématique, en psychologie cognitive, de toute motivation par des raisons en termes de rationalisations a posteriori, par le biais de la théorie de l'attribution (ce qui revient en fait à l'idée qu'on projette les raisons de ce qu'on éprouve, dans l'ignorance de ses causes véritables). Il n'y a, en tous cas, qu'un petit pas à franchir pour traiter le mérite (et le fait qu'on mérite sa honte, pas son humiliation) comme un effet moral attribué à une personnalité forgée ad hoc, à une sorte de support psychique obscur du "devoir", dans l'ignorance des causes qui ont déclenché la bouffée d'affect. Comme je ne connais pas la règle violée, et que je ressens la pénibilité de l'affect, je fais de mon intériorité la cause ultime (mauvaise) de ce que je ressens, et j'absolutise ma faute.

Après tout, ce genre de considération est parfois salutaire; il y a des "fausses hontes" et des imputations morbides, que nous devons assurément rejeter. Le problème, c'est qu'on ne peut pas guérir, si j'ose dire, de l'attribution de la honte à une intériorité morale indépendante du jeu social où nous sommes pris. Il n'y a pas d'explication de ce que peuvent être les "fausses hontes" (tout ce qui, par exemple, à un tel âge de la vie, est associé à la sexualité) qui puisse me convaincre que la honte en soi est toujours fausse (i.e. l'effet du conditionnement social). Les fausses hontes font signe vers les vraies, celles qui, en d'autres termes, sont justifiées, et dont l'explication causale ne fait rien de plus qu'indiquer les modalités affectives (ce qu'on ressent quand on a honte). En somme, les raisons demeurent inéliminables, même si, et c'est là un acquis fondamental de la démarche naturaliste, l'inertie affective du ressenti peut servir de point d'appui à de "mauvaises raisons" d'avoir honte, et même s'il existe des conditionnements sociaux du comportement que nous endossons, à tort, comme des impératifs moraux.

Tout dépend en outre, dans cette distinction alléguée entre honte et culpabilité, de ce qu'est l'action dont on est "coupable", opposée aux traits fixes de la personnalité, dont nous aurions "honte". Faire des enfants, par exemple, est-ce une action? Les enfants de parents anormaux, accablés par la honte, et dont on considère la honte comme pathologique au motif qu'ils n'y sont pour rien, soulèvent des questions pénibles. L'étroitesse de notre conception de l'agent de l'action saute ici aux yeux. Si l'agent n'est rien que l'individu libre des sociétés démocratiques, pareille honte est sans raison, et doit se réduire à un artefact social, donc à une humiliation dont un psychothérapeute démontera les ressorts attributifs. Mais dans une société archaïque, où l'agent, c'est le corps sexuel, inscrit dans le système d'échange de la parenté où chacun doit sa progéniture à un autre clan? Si nous ne sommes pas si loin des "sauvages", c'est sans doute parce que les actes sexuels dépassent la liberté individuelle, et engagent chacun dans des rôles qu'il n'a pas choisis (homme, femme, père, mère), mais par rapport auxquels il se sent responsable. Peut-on alors soigner quelqu'un d'avoir honte sur cette strate enfouie de son humanité? Comment expliquer à quelqu'un qu'il n'y est "pour rien"? Il le sait, et n'en a pas moins violemment honte de l'enfant anormal qu'il a conçu, à un niveau tout autre, dont le psychothérapeute semble n'avoir aucune idée, tellement le dysfonctionnement social quotidien paraît balayer toute objection de fond sur son passage. La psychothérapie cognitive de la déculpabilisation, qui est redoutablement efficace en pareil cas (Nixon et Singer 1993), ne va ici pas plus loin que l'amitié, l'amitié en moins. En éliminant une culpabilité de surface (concevoir un enfant anormal n'est manifestement pas une action répréhensible), on néglige la profondeur de la honte, que l'on confond avec elle. Tous les praticiens qui s'y sont attelés ont été frappés par cette confusion. Or elle n'est pas purement conceptuelle. Je suis pas loin de penser que c'est une manière de ne pas apporter à ces parents le seul genre de consolation possible, une sorte de fraternité muette devant un malheur irréparable, au profit d'une manipulation réadaptative qui ne contribue pas à la restauration de leur dignité.

Même dans ces cas de honte extrême, frisant la pathologie, perce toujours le souci, on le voit, de réduire le moral au social (et le social aux exigences vitales de l'"adaptation"). La honte n'est jamais nettement distinguée de l'embarras, et c'est de l'embarras qu'on nous débarrasse, pas de la honte. Or, l'embarras est d'abord social, pas moral. C'est une question de technique de l'interaction, et l'instrumentalisation de soi-même pour y parvenir n'est pas, ontologiquement parlant, tirée d'un autre tonneau que les procédés d'instrumentalisation d'autrui d'usage immémorial (l'agresser, lui rendre l'embarras qu'il ressent de notre embarras plus insupportable qu'à nous, etc.). Penser l'embarras comme un comportement causalement déterminé, donc manipulable, est convaincant dans cette perspective. Cela dit, l'embarras n'est pas la honte pour des raisons que le caractère le plus souvent publiquement embarrassé du honteux font souvent méconnaître. C'est qu'on ne peut fuir sa honte. Du coup il ne faut pas oublier que même si la honte est publique, sociale, donc en un sens, ce qui est public, c'est une honte qu'on éprouve d'abord et avant tout devant soi-même. On peut au contraire se sentir embarrassé devant autrui, et affecter à ses yeux un comportement de honte, alors qu'on a pas le moindre remords de son acte.

Réduire la honte à l'embarras est ainsi la clé de voûte de sa naturalisation sociologique. Celle-ci une fois soigneusement effectuée, les détails de l'interaction qui causent l'embarras parfaitement décrits, on peut se servir bon vieil argument selon lequel l'"intériorité morale" que j'allègue n'est qu'une intériorisation contingente du comportement public, dans lequel, selon une formule utilisée auparavant, la honte résulte d'une interaction avec soi-même. La finesse en moins (notamment la conscience des limites du modèle théâtral de l'interaction), on a reconnu le postulat de la sociologie goffmanienne du "stigmate": s'il est vrai (et c'est vrai) que soutenir ses revendications sur ce qu'il est dans ses interactions est un motif fondamental de chaque être humain, la lutte pour préserver son identité explique causalement le pourquoi des déclenchements de honte. Ceux-ci sanctionnent un échec dont on peut retracer l'histoire, au terme de laquelle l'expression fameuse de spoiled identity (l'"identité pourrie") cristallise une dynamique révélatrice (Goffman 1956, 1968). L'analyse des techniques du contrôle de la présentation de soi est ainsi précieuse quand on décrit l'embarras dans lequel nous plonge, parfois, la honte. Loin s'en faut cependant que la honte soit par là expliquée, puisque c'est sa socialisation qui l'est, ou le lien (est-il intrinsèque?) entre honte et embarras. Si l'on y songe, c'est sans doute la raison pour laquelle il y a de si grandes variations interculturelles dans la reconnaissance de l'affect de honte. Il se peut que le lien entre honte et embarras, qui nous paraît intrinsèque, ne le soit pas pour d'autres, et qu'en reconnaissant contextuellement de la honte dans une image typique, les hommes d'une autre culture interprètent autrement la façon dont le sujet photographié la socialise, en liant, eux, cette honte (qu'ils ont identifiée) à de la tristesse ou de la colère.

De toutes façons, la naturalisation comportementale de la honte via l'interactionnisme goffmanien, si elle est à la mode, aurait du mal à atteindre ses buts. Pour Goffman, c'est un jeu que l'interaction sociale, jeu sérieux, certes, mais qui obéit à des règles. Ces règles ne sont pas immunisées contre une révision qui fait même plutôt partie de leur dynamique, et qui fait place à la discussion rationnelle. Il n'est pas question de traiter ces règles comme des lois de la nature qui s'imposeraient aux individus à la façon de la pesanteur (en-dehors de la règle vide suprême: on joue toujours à quelque chose). Or, on ne révise pas les lois de la chute des corps. L'espoir d'assimiler ainsi des conduites selon des règles à des comportements selon des lois fait long feu. Quand on décrit l'embarras biologiquement déterminé des singes vervets sous une contrainte adaptative de survie à la façon dont les acteurs humains exhibent de la honte, on homogénéise des phénomènes incommensurables, et comme je l'ai dit, il n'est même pas évident que les mécanismes affectifs des primates servent de "base" à ceux qu'on observe chez nous, qui sommes plus évolués, parce que cette évolution qui nous ouvre un monde de règles révisables nous donne aussi par là le moyen de mettre nos câblages neurobiologiques au service d'une dénaturation vertigineuse.

Il ne sert à rien de tenter de défendre la naturalisation sociologique en faisant valoir, à l'arrière-plan de ce jeu de règles, une dynamique brutale de la force et de la domination. La détermination causale et nomologique s'évanouit aussi vite. En rapportant la honte à l'honneur dans son acception sociale, on a pu tenter une sociologie du contrôle des valeurs, par exemple avec le problème anthropologique de l'"honneur" des femmes dans les sociétés traditionnelles (Lindisfarne, 1998). Qui, en effet, définit leur honte? Et dans quel but intéressé (i.e. motivant causalement la définition des affects à ressentir par un conditionnement du comportement, sur fond de répression)? Pas question, là encore, de nier la réalité de ces habitus imposés. Mais traiter ces règles édictées à des fins précises comme des lois naturelles de la domination et de la hiérarchie (vitales pour la survie du groupe) est parfaitement idéologique. C'est supposer les hommes tellement esclaves de ces déterminismes qu'ils ne pourraient plus se demander si l'on a raison ou pas de stigmatiser ainsi les femmes adultères. Et de là, il deviendrait inintelligible qu'on puisse, au cours de l'histoire, et parfois au cours d'une même vie, avoir honte d'avoir fait honte à autrui de certaines actions, tout simplement parce qu'il apparaît aujourd'hui que c'était pour des raisons critiquables (on ne coud plus la "lettre écarlate" A dans le dos des femmes adultères). Non que les causes sociales aient changé brutalement, mais parce que les conditions de l'action sociale, qui incluent aussi des raisons qu'on discute et qu'on révise, les font changer.

De ces essais de définitions naturalistes de la honte, qui la rende traitable comme un comportement, ressort une impression globale. La grammaire logique de la honte, ou le jeu de raisons qui accentue tel ou tel de ses aspects, et qui rend sous telle perspective la honte indissociable de la culpabilité, de l'embarras, ou de la colère, etc., est écrasé sous l'entreprise réductionniste. Ou bien il s'agit d'équivalents tautologiques que e naturaliste ne s'abaisse pas à discuter, ou bien ce réseau conceptuel est parcouru en tous sens comme un nexus causal, où tel affect est lié par une loi au déclenchement de tel autre alors qu'il n'y a en fait pour les unir qu'une implication logique: l'un justifie l'autre). On en vient donc à la solution miracle, parler de "l'ubiquité de la honte" (Retzinger 1998:220). Comme cela, l'impuissance à le discriminer devient une propriété du concept lui-même: il est flou! Ce mépris de la différence signifiante aboutit à une misologie plus redoutable que celle dénoncée par Socrate. C'est un sous-produit inattendu de la célèbre critique de Quine de la distinction entre l'analytique et le synthétique. Désormais, à loisir, et pour le pur plaisir de produire du savoir (ou plutôt un effet de savoir, car la procédure d'engendrement est finalement bien répétitive), les liens entre concepts sont traités comme des enchaînements causaux à explorer du point de vue cognitif, tandis que des relations entre objets mutuellement exclusifs relève maintenant de l'identité formelle (comme la valeur morale et l'affect qu'on ressent en y obéissant, et, à l'horizon, l'esprit et le cerveau).

Ces impasses logiques rejaillissent en pratique sur les tentatives d'évaluer la honte par des échelles, comme il est de rigueur en psychologie. Bernice Andrews a brossé un bilan sinistre de ce qu'on peut en attendre, tout en se promettant d'y remédier par d'autres échelles, améliorées, mais dont on ne voit pas comment elles pourraient surmonter les vices qu'elle a décelés chez les précédentes. Tout d'abord, ces échelles réfléchissent précisément des idées initiales naïves de la honte. Il le faut bien, si ce qu'on demande doit être compris des sujets interrogés. De plus, on ne peut guère s'en passer si l'on veut s'assurer que tous les cotateurs comprendront la même chose dans leurs réponses. Mais l'espoir de rectifier les préjugés sur la honte est compromis dès la sélection des items De plus, la circularité menace chaque essai de recoupement et de discrimination différentielle: il y a ainsi une échelle pour mesurer la dépression associée à la honte, mais on l'utilise aussi pour mesurer le rôle de la honte dans la dépression (Andrews 1998:46). Enfin ces échelles sont secrètement holistes, sans en payer le prix: on suppose que l'item analysé peut être évalué à partir de ses composants, mais on suppose en même temps que le résultat cumulé de l'addition des composants bénéficie de leur synergie, ou que le tout est plus que la somme des parties. Or, c'est ce tout, et lui seul, qui restitue effectivement la notion qu'on essaie de quantifier, et qui en démontre alors, paradoxalement l'unité sémantique et conceptuelle irréductible. Ce fait, noté par les critiques des questionnaires, dont l'emploi domine la psychopathologie clinique contemporaine, est fort gênant (Carver 1989). Composer des facteurs n'est pas fournir une analyse conceptuelle. C'est pourquoi Andrews, au terme de son article, retrouve les vertus de l'entretien socratique. "Qu'est-ce que votre honte?", voilà la question incontournable (Andrews, 1998:51). Elle replace toutefois la honte dans un contexte où sa justification par des raisons, donc la question de la vérité des raisons de la honte, échappe à sa réduction à un comportement. Car, si l'on parle des effets de la vérité sur nos représentations, que peut bien peser le vécu d'affect qui les accompagne? Comment pourrions-nous nous régler sur ce vécu seul en négligeant la vérité de nos pensées? Vers quelle nature, enfin, se tourner, pour dire que cet affect est excessif, ou anormal? Chacun, plutôt, se retrouve condamné à accepter sa nature (sous peine d'abdiquer toute revendication fondée à 'existence personnelle). On ne peut échapper à la subjectivité de l'individu, ni à ses orientations idiosyncrasiques, dans le fouillis des justifications acceptables d'une vie humaine. Et ce qui fait de la honte quelque chose d'irréductiblement humain, c'est qu'autrui peut nous surprendre avec le sens qu'il lui donne, ou nous en apprendre des aspects nouveaux. Si raffinée que soit l'anatomie comportementale de la honte, ce témoignage vivant la laissera toujours derrière. Pourquoi, par exemple, ne serait-il pas l'agent recruteur d'affects plus anciens, ou voués à d'autres fonctions, qui renouvelle même le vécu corporel de la honte?

Avec la psychothérapie de la honte (et de la culpabilité), on touche aux enjeux ultimes de la réduction comportementaliste du sens de la honte. On y lit certainement le meilleur de la psychopathologie contemporaine de la dépression, parce que le souci de décrire finement le grain de la plainte subjective l'emporte sur les simplifications psychologiques grossières, trop souvent nécessaires à la mise au point des psychotropes. Mais comme elle puise ses moyens autant auprès de la sociologie interactionniste que de la neurobiologie, elle en met à l'épreuve tous les présupposés. Il lui faut valider une analyse qui se démarque de ce que propagent les descriptions naïves, culturellement contaminées de la honte, ainsi que des effets égarants de l'introspection chez les malades. Là où ils se présentent éventuellement avec un récit, mais plus souvent avec une poignée de mots passe-partout (parmi lesquels la honte ne figure pas toujours), la compréhension causale des mécanismes doit rectifier le tableau, et l'aligner sur ses facteurs thérapeutiquement manipulables. Or, la nomenclature qui abrite les sujets honteux (dépressifs, anxieux, anxio-dépressifs, phobiques, etc.) est loin d'être inclusive. S'appuyant sur ce constat, plusieurs travaux ont suggéré que la honte, surtout sous sa forme contournée (bypassed shame), était tapie dans un grand nombre de situations cliniques, mais moins, fait crucial, comme un facteur pathogène sui generis, que comme un obstacle à la prise en charge psychothérapeutique (Lewis 1971). Tout se passe comme si la honte de la souffrance mentale venait aggraver le processus morbide, et que les relations interpersonnelles, inévitables dans toute psychothérapie (psychodynamique ou non) devaient se ressentir de la méconnaissance de la honte induite par la simple demande de traitement.

Comme d'habitude, il s'agit d'embarras, pas de honte. C'est voir la séance de psychothérapie comme une situation de contrainte sociale particulière. Mais si importante que soit cette dimension en pratique, en quoi enrichit-elle la psychopathologie de la honte?

Hic Rhodus, hic saltus. Tout ce que nous a appris la naturalisation comportementaliste de la honte peut-il intéresser le clinicien? On voit bien qu'elle peut l'assurer dans sa position, le persuader qu'il détient un savoir objectif sur ce qui n'est que subjectif chez son patient. Il peut l'attirer, maintenant, sur le terrain de la réalité, et lester ses propos d'une autorité fondée (Kaufman 1989). Mais dans la mesure où le clinicien, comme tout le monde, est respectueux de l'histoire de son patient, le voilà constamment à la peine pour décanter la honte qu'il juge normale, et son exagération pathologique (qu'il voit comme l'emballement d'un processus naturel qui désadapte le client dans sa vie sociale). De quelque manière qu'on médicalise le problème, les difficultés philosophiques ne sont jamais loin. Maintenant, elles fondent sur le praticien. Car au moment même où il considère que le sujet est victime de déterminismes neurobiologiques profonds, dont certains sont génétiques, il pratique un recours massif à son consentement éclairé, à ses capacités d'auto-évaluation et de choix (parfois entre deux maux), laissant à la pure empirie le réglage de la balance. Bien sûr, qui n'est sensible au fait que bine des situations sont objectivement honteuses, culpabilisantes, angoissantes, etc. (et il n'y a pas d'usage du terme "objectivement" qui puisse se dispenser d'une justification par des raisons)? Mais une fois cela reconnu, que faire? La science est muette, reste l'inspiration: que le malade voit lui-même ce qu'il peut supporter. Et le même patient qui consulte, tout à l'heure accablé de cognitions négatives et sous le coup de mécanismes neurobiologiques divers, se retrouve soudain investi de la tâche redoutable de décider, en individu courageux, de ce qui est de son ressort et de ce qui relève de la thérapeutique. Outre qu'on prend alors pour norme de l'action l'aveuglement du patient sur sa propre demande de soin, on lui laisse sur les bras la subjectivité même de son appréciation de la situation, ce dont il se plaint parfois de façon plus bruyante que de tout "comportement" objectif. Il y a fort à craindre, en fait, que ce soit toujours quand on se réclame de la plus pure objectivité scientifique dans le traitement des problèmes mentaux, qu'on taise, ou qu'on traite comme négligeable ce qui, en pratique (parce qu'on ne s'en vante pas dans les publications…), sert à traiter le résidu de l'objectivable, ou ses limites partout affleurantes. A ce moment, pour gérer "le reste", le psychothérapeute est livré pieds et poings liés à ses propres convictions éthiques, voire politiques, non analysées. Ce qui est vrai de toutes les thérapies cognitivo-comportementales éclate dans le traitement de la honte, parce qu'elle est considérée de façon systématique comme un mal (vu qu'il est pénible d'avoir honte), mais donc aussi comme un levier extrêmement efficace, capable de rectifier à la racine toutes sortes de comportements sociaux déviants.

Que nous n'en soyons pas loin, j'en veux pour preuve l'instrumentalisation sociale d'un affect moral à laquelle on songe, à la lecture de certains travaux. On a pu ainsi analyser la baisse du taux de récidive des délinquants mineurs comme la preuve du succès de la technique qui consiste à les exposer à leur victime, mais en présence de leur propre famille et de celle de leur victime, en exigeant d'eux la manifestation d'un remords (Moore 1993). Qu'on le fasse, et on l'a toujours fait, cela se comprend bien. Qu'on l'organise comme un processus causal où l'invocation de la norme est juste un biais pour obtenir une décharge d'affect socialement salutaire, c'est une manipulation cynique qui aura sa contrepartie cynique. Elle l'a déjà trouvé. On a dû cesser en catastrophe ce genre de pratique de manipulation comportementale avec des psychopathes, parce que le taux de récidive avait, au contraire, vertigineusement augmenté: les sujets "traités" détournaient les techniques psychologiques qu'on leur faisait subir pour augmenter leurs chances d'éviter les sanctions.

De quelque manière qu'on torture le langage, il y aura toujours une différence entre "faire honte" à quelqu'un et "causer un affect de honte" en lui.

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Deux faits militent en somme contre la naturalisation comportementale de la honte: 1) sa subjectivité, et 2) son inscription dans un réseau de raisons qui lient les énoncés relatifs à la honte, fixent leurs règles d'emploi (règles toujours sociales) et qui constituent sa grammaire logique.

La subjectivité de la honte, autrement dit la position d'exception dans laquelle elle met l'individu au regard de ceux qui l'entourent, a l'air tout à fait évidente. Etrangement, découvrir que la honte peut avoir des motifs rigoureusement privés a plutôt sidéré les psychologues qui l'ont étudiée (Tangney, Miller, Flicker et Barlow 1996). Ce qui les a étonné, c'est le caractère sélectif du secret: on a honte devant certains, pas devant d'autres. Cela entache la régularité quasi naturelle de l'affect d'un arbitraire qui oblige à raffiner à l'extrême l'hypothèse causale qu'on poursuit. Mais évidemment, au bout du compte, quand on est obligé de faire acception des personnes dans leur singularité, l'intérêt pour la recherche d'une loi qui instancie les déclenchements de honte est nul (ou plutôt, il montre sa teneur purement idéologique); il y a un degré de spécification dans les clauses ceteris paribus qui ridiculise la recherche d'une loi.

Pourquoi cet étonnant étonnement? Il révèle les prémisses implicites des recherches comportementalistes sur la honte. La honte y est, je l'ai dit, réduite d'emblée à l'embarras, parce que cela cadre bien avec une théorie du statut social, statut qui n'existe qu'aux yeux des autres et détermine nos interactions. Or, si juste que soit la métaphore de Goffman, nous ne sommes pas que des images, des miroirs ou des masques. La subjectivité qui s'exerce dans le désir de reconnaissance, s'exerce en même temps dans le rejet d'une reconnaissance par autrui qui ne serait celle que de l'image, et pas celle de son au-delà (que le sujet pose comme sa subjectivité vraie, par delà les apparences qu'il est dorcé de respecter). C'est ici la mesure des hontes privées, voire des attitudes antisociales, qui permettent de faire exception aux normes de la reconnaissance publique. C'est pourquoi, par exemple, le fouilleur de poubelles peut être stupéfait de la beauté de ce qu'un artiste rejette comme indigne de lui. Dans le même registre, on a pu également s'étonner que, contrairement à toutes les prévisions sociologiques, les gens acceptent facilement de parler de leur honte (Rimé, Mesquita, Philipot et Boca 1991). Mais pas à n'importe qui. L'élection du confident selon des critères privés spécifie la vraie honte, celle qui ne saurait être publique, et qui, au contraire, permet de lever la contrainte de la publicité. De tels travaux jettent une lumière inquiétante sur tous les autres: et si, précisément parce qu'ils sont honteux, les sujets interrogés n'avaient pas dit le fin mot sur leur émotion? Et si, exploitant l'occasion d'objectiver un embarras, ils en avaient durci l'aspect affectif pour ne pas trahir devant un enquêteur anonyme (pas même un ami), ce qui les souciait sérieusement (leur rumination subjective, la part rationnelle et morale de leur vécu)? Cela ferait obstacle radicalement à la méthode quantitative et expérimentale utilisée pour objectiver la honte du comportement. Car les hontes typiques sont celles dont on ne parle pas, ou dont on ne parle qu'avec l'intention d'en gauchir le sens pour nier leurs motifs rationnels, parce que cette façon de faire soulage. C'est donc seulement auprès de confidents choisis, dans un face-à-face tout subjectif, que nous accepterions de parler de notre honte véritable. Du coup, l'échec ultime à capter scientifiquement le comportement de honte ne dériverait pas du fait que le dispositif d'objectivation psychologique est imparfait; c'est parce que conceptuellement il est inadéquat.

Que la honte s'inscrive dans un réseau intentionnel, irréductible à un nexus causal, qu'il y en ait une grammaire conceptuelle et une rationalité morale, c'est une thèse qui exige un point de départ. Ruwen Ogien en propose un très ingénieux dans une étude de la honte au ton très anti-naturaliste, qui s'ouvre sur une déclaration sceptique à l'égard de ce que l'affect, le comportement manifeste ou même la biologie pourraient nous apprendre sur elle. Il y a en fait deux types de honte, la honte "de" et la honte "pour". La honte de est toujours honte à l'égard de quelque chose ou de soi-même; la honte pour est toujours honte à l'égard d'un autre, jamais d'une chose (ou d'un acte, etc.). Il va de soi que la qualité du rougissement ou le détournement de mon regard ne diffèrent en rien, que j'aie honte "de" mon orthographe déplorable, ou que j'aie honte "pour" quelqu'un. Rousseau, dans Les confessions, donne un exemple plein de relief de cette dernière sorte de honte:

"Le lendemain, jour de la représentation [du Devin de village] j'allai déjeuner au Caffé du grand commun. Il y avoit là beaucoup de monde. On parloit de la répétion de la veille, et de la difficulté qu'il y avoit eu d'y entrer. Un Officier qui étoit là dit qu'il y étoit entré sans peine, conta au long ce qui s'étoit passé, dépeignit l'Auteur, rapporta ce qu'il avoit fait, ce qu'il avoit dit; mais ce qui m'émerveilla de ce récit assez long, fait avec autant d'assurance que de simplicité, fut, qu'il ne s'y trouva pas un seul mot de vrai. Il m'étoit clair que celui qui parloit si savamment de cette répétition n'y avoit point été, puis qu'il avoit devant les yeux sans le connoitre, cet Auteur qu'il disait avoir tant vû. Ce qu'il y eut de plus singulier dans cette scène fut l'effet qu'elle fit sur moi. Cet homme étoit d'un certain age; il n'avoit point l'air ni le ton fat et avantageux; sa physionomie annonçoit un homme de mérite, sa croix de St Louis annonçoit un ancien officier. Il m'interessoit malgré son impudence et malgré moi: tandis qu'il débitoit des mensonges, je rougissois, je baissois les yeux, j'étois sur les épines; je cherchois quelque fois en moi-même s'il n'y auroit pas moyen de le croire dans l'erreur et de bonne foi. Enfin tremblant que quelqu'un ne me reconnut et ne lui en fit l'affront, je me hâtai d'achever mon chocolat sans rien dire, et baissant la tête en passant devant lui, je sortis le plus tot qu'il me fut possible, tandis que les assistans peroroient sur sa rélation. Je m'apperçus dans la rue que j'étois en sueur, et je suis sûr que si quelcun m'eut reconnu et nommé avant ma sortie, on m'auroit vu la honte et l'embarras d'un coupable, par le seul sentiment de la peine que ce pauvre homme auroit à souffrir si son mensonge étoit reconnu" (8).

Voilà donc un cas exemplaire où deux phénomènes qui exigent une discrimination linguistique fine et une appréciation du contexte social, motivent des actions distinctes, et ce, à affect vécu constant. Philosophiquement, c'est fort joli (Ogien 1995).

Il faut l'approfondir pour en voir la portée. Ces deux faces de la honte sont unies par des liens logiques et normatifs denses. J'ai honte pour l'autre à cause de ce dont il devrait voir honte, même s'il ne peut pas s'en rendre compte (il ne s'entend pas proférer des mots à double entente, et se ridiculise). Et j'évalue la situation (le fait que c'est honteux) à la lumière de ce qui va se passer quand il va comprendre ce qui se passe (il rougira tout comme moi je rougis). Ensuite, si j'ai honte de moi en sa présence, ce n'est que parce qu'on peut le considérer comme proche (par exemple, c'est un ami); du coup, la honte que j'ai de lui se communique à mon être comme une tâche, par contact. Mais cette honte que je peux avoir de lui est néanmoins conceptuellement distincte de la honte que j'ai pour lui, que je peux avoir même si je ne le connais pas, même si je ne suis pas menacé que sa honte rejaillisse sur moi. Surgit ainsi, si j'ose dire, une sorte de combinatoire pronominale (honte pour lui, de lui, de moi, pour moi (6)) aux règles de fonctionnement bien plus nettes que les spéculations naturalistes sur le rôle socialisant de l'affect de honte.

Il faut ici faire droit à une contre-objection: "La honte", dira le comportementaliste, "est tout simplement contagieuse. C'est, par exemple le courtesy stigma de Goffman: on a honte de celui qui a fait quelque chose de honteux, et rien de plus. L'intentionnalité de la honte sur laquelle vous insistez, autrement dit, le fait que la honte "de" et la honte "pour" visent des objets intentionnels séparés et justifient des attitudes différentes, alors qu'on se comporte à l'identique, tout cela n'est que vaine littérature. Vous n'interagissez avec autrui, et ne modifiez votre attitude, qu'à cause du ressenti pénible, parce que le comportement d'autrui vous affecte. Si vous avez honte "pour" le menteur, vous fuirez, déterminé par cet affect pénible. Ce que vous prétendez lié à l'intentionnalité, à la grammaire logique du concept de honte, aux raisons normatives, c'est un vernis linguistique brillant étalé sur les automatismes du fonctionnement de l'espèce". Ce que cet argument a de frappant, c'est qu'il préempte la possibilité de la réponse. Il postule que l'ordre introduit dans les choses par la langage, sa grammaire, sa logique, ne peut pas suffire à une explication qui en soit vraiment une (une explication comme en biologie ou en éthologie). Mais il échappe au contradicteur que la honte pour l'autre est absolument désintéressée. Elle n'existe même que si je puis l'opposer à la honte de l'autre (qui peut m'éclabousser). Elle se réfère à des choses qu'on ne doit pas dire, faire, ou être. Mais en utilisant ici le mot "doit", je ne désigne aucune convention contingente ni culturellement déterminée. Je me réfère de façon abstraite à ce qui rend possible la dignité des autres. Il y a là le symbole non naturel d'une universalité qui rend a priori interprétable le comportement des autres en fonction des normes auxquelles ils se réfèrent, même si ces normes sont en elles-mêmes contingentes (ce qui compte n'est pas ce que dit la norme, c'est qu'on justifie son acte en s'y référant). Il y a une façon simple de voir le désintéressement de la honte pour autrui. C'est qu'épargner à autrui de se ridiculiser est une action méritante qui n'a besoin d'aucune publicité et n'exige, comme tout ce qui mérite, aucune autre gratification que son accomplissement. Au contraire, la discrétion est si nécessaire à l'action méritante, que la publicité même la rendrait honteuse. Or ceci dépend du concept du mérite, ou de ce que doit être le mérite; l'affect, ou le comportement d'exaltation qui l'accompagne, vient après, comme l'intendance. On pourrait donc avancer que cette attention à la honte d'autrui (sous forme de honte pour autrui) est tout simplement un trait spécifique du lien moral humain: spécifique, parce qu'il n'est possible que sous la condition d'une représentation explicite de l'humanité (ce qui ne veut pas dire que nous ne soyons pas aussi, dans bien des cas, des primates).

De la honte "pour" distinguée de la honte "de" dérive alors l'évidence de l'imputabilité intrinsèque de la honte. En fait, non seulement l'essentiel des situations de honte ne sont pas naturelles, mais on ne cesse de créer des conditions non-naturelles de la honte en redéployant des raisons normatives et en réévaluant a posteriori. La honte des descendants des nazis, dont il a été récemment question dans des enquêtes sur l'Autriche, gagnerait ainsi à être mise en parallèle avec la honte des parents d'enfants anormaux. Avoir des parents monstrueux et vivre cette honte, dénude à la racine à quel point ce que nous devrions être n'a aucun rapport avec ce que nous pouvons être effectivement, et s'en moque d'ailleurs totalement. La virulence de l'affect, en pareil cas, est enrôlée au service d'une souffrance fonctionnellement absurde et contraire à l'intérêt naturel. C'est alors le conflit des normes qui engendre la honte. Car les descendants des nazis, ont à la fois honte pour leurs parents, honte de leurs parents, et honte de leur honte. Il semble que rien ne peut plus clairement établir combien lorsque un théoricien comportementaliste pose que la honte animale est mise au service de "nouveaux problèmes" chez les humains, il ne dit rien, et laisse de côté la honte humaine dans son jeu propre.

Ce jeu devient manifeste dans la mise en abyme des sentiments, qui est un ressort-clé de la vie morale: non seulement on a toujours à un certain degré honte de sa honte (et ce n'est pas de l'embarras d'être honteux, c'est sous la dépendance d'un conflit intérieur entre normes), mais on peut aussi avoir honte de ne pas avoir honte de son dévergondage (c'est-à-dire de ce qu'on fait de honteux en connaissance de cause). Ce fait n'a pas échappé à l'attention clinique des comportementalistes. La honte, fort vite, leur a paru évidemment liée au déni de la honte et à des stratégies complexes d'évitement et de surcompensation: c'est la honte contournée, bypassed shame (Nathanson 1987, 1992). Toujours à la recherche d'un mécanisme, on a pu ainsi proposer de concevoir la honte comme une honte en deux temps, sur le modèle du signal d'angoisse freudien, lui-même adapté du signal de douleur, qui commande la fuite devant une douleur imminente plus vive. La honte vécue nous alerterait donc d'une honte plus intense en préparation, et chuchoterait "Pas plus loin!" Pourquoi pas, d'ailleurs? Il est de toutes façons évident que ce genre de réponse, qui consiste à dire j'ai honte à cause de l'affect pénible de honte encore plus grand que je redoute, laisse entièrement de côté la situation où j'ai honte à la lumière de telle norme morale, en raison de la honte que je ressens d'avoir violée telle autre. Or c'est de cela que sont affligés les descendants de parents nazis: en avoir honte est un bien, vue leur absence totale de remords, et un mal parce qu'ils restent des objets d'amour.

Enfin la question des fins dernières ne se laisse pas gentiment reconduire à la porte par une référence savante à l'évolution. La honte, répète-t-on dans l'optique utilitariste exigée par la mise en œuvre des procédés de naturalisation du comportement, serait ainsi un mal en soi. Un exemple parmi cent: "Il est difficile d'argumenter contre la thèse que la vie serait meilleure sans honte" (Keltner et Harker 1998:78). Néanmoins, soutiennent ces auteurs, qui considèrent ce qu'ils disent comme une découverte empirique et pas comme une tautologie, la honte a une valeur sociale: puisqu'on souffre, cela apaise les autres (alors que l'impudence excite leur rage, voyez-vous?). Une telle explication est loin du compte. Implicitement, elle réduit le mérite à la fierté que cause l'honneur, du même pas qu'elle réduit la honte à l'embarras. Mais si les causes de la fierté ressortissent à l'honneur, ses raisons viennent du mérite. La honte, ainsi, est le prix de la fierté. Si la honte est sa propre punition, le mérite est sa propre récompense. Démériter rend honteux même si l'autre n'en sait jamais rien. Comme on traite les émotions comme des variables appréciables isolément, on finit par perdre de vue même les liens logiques élémentaires qui les unissent. Et l'on finit par considérer qu'il serait possible d'avoir la fierté du mérite sans la pénibilité de la honte, un peu comme le café avec ou sans sucre. De plus, l'argumentaire utilitariste qui fait de la honte un comportement social d'apaisement néglige un détail: pour que la honte soit une expiation, il faut qu'elle ait valeur d'expiation, et qu'elle soit reconnue comme honte, pas comme un "comportement" de honte. L'intention, en morale, compte en tant qu'intention, selon l'excellence formule d'Ogien. Si je suppose que le comportement que j'ai sous les yeux à pour fonction de m'apaiser, alors quelque soit mon câblage cérébral, s'il est normal, cela me mettra en colère: il y a des attitudes qu'il ne faut surtout pas instrumentaliser. Là encore, j'en suis sûr, le naturaliste se récriera. Il demandera: "Mais peut-on craindre d'avoir honte sans redouter justement l'affect pénible de la honte? Et l'affect n'est-il pas, ainsi, ce qui motive réellement, ou ce qui cause le désir d'éviter la honte? Sans l'affect, plus rien! Il n'y a pas d'"intention", comme vous dites, qui soit efficace sans ce moteur-là". C'est vrai, il ne s'agit pas de contester la réalité de tels comportements. Mais on peut toujours répondre que s'il y a des situations où les gens ont peur qu'on leur fasse honte, et d'autres où ils craignent seulement de se sentir honteux, alors dans le premier cas ces gens sont moraux (on peut leur faire confiance), et dans le deuxième, il vaut mieux se défier du cynisme qui transpire de leur théorie.

*

On se retrouve pour finir devant une alternative. Un de ses termes est extrême: l'étude comportementale de la honte est le déversoir central de préjugés qui en disent long sur l'anthropologie des psychopathologues de l'émotion et de la cognition, et sur leurs idéaux. On pourrait souvent déduire la nationalité et surtout les postulats politico-éthiques des auteurs de nombreux articles que j'ai cité de la simple lecture de ce qui les surprend, ou des hypothèses qu'ils testent (utilitarisme, individualisme, pragmatisme, etc.). L'analyse naturaliste de la honte révèle la fascination d'une discipline toute entière, la psychopathologie cognitive, pour des cautions d'objectivité qui la soulageraient de l'analyse conceptuelle et linguistique de son objet dans les échanges quotidiens, qu'elle ait recours dans ce but au cerveau, à l'évolution, ou aux déterminismes sociologiques. Si cette peinture est trop cruelle, on préférera sans doute celle-ci: la recherche d'une explication naturaliste de certains des mécanismes affectifs de la honte est encore loin du compte, non pas faute de moyens, mais parce qu'elle commence par simplifier si outrageusement le contexte dans lequel l'objet est identifié, qu'elle se réduit elle-même, dans démarche réductrice, à ne parler que de l'affect ressenti dans la honte, et pas de la honte qui nous affecte. Du coup, elle trivialise ses avancées en exagérant leur portée. Qui doute qu'il faille des neuromédiateurs, ou des structures sociales, pour ressentir la honte (ou quelque émotion que ce soit)? Il faut, tout bonnement, exister, pour être honteux. Arrive le moment, cependant, où la méticuleuse exclusion des raisons de la honte (comme n'étant pas des facteurs causaux de son éclosion, mais des rationalisations surajoutées) la rend opaque chez l'homme, ou pleine d'équivoques comportementales insolubles, ce qui bloque, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, la démarche naturaliste elle-même.

Car l'anti-naturalisme affiché d'Ogien va trop loin, faute de mesurer l'inertie de l'affect de honte et la profondeur de son indépendance à l'égard des raisons "raisonnables" (celles qui coïncide avec la vision morale des émotions). Je reviendrais volontiers ici sur un cas examiné précédemment. On a honte de ses enfants anormaux, observent ceux qui traitent leurs parents. Assurément, on peut contester qu'ils ne souffrent que de cognitions négatives, d'attributions culpabilisantes dont on peut techniquement les délivrer. Car il y a un lien de raison avec des idéaux identificatoires prégnants (une honte d'être ce qu'on se retrouve être, quand on échoue à faire pour ses enfants le minimum que nos parents ont fait pour nous), qui mine le sentiment de la dignité, même si l'on peut, grâce aux thérapeutes, "se raisonner" (autrement dit, rectifier les attributions pathogènes). Ce lien de raison, semble-t-il pourtant, n'est du niveau de la honte du moraliste; il est intentionnel, oui, mais n'est évidemment pas le produit de la conscience et de la délibération. Il se définirait plutôt au niveau des actes qui engagent la subjectivité, qu'on en ait ou pas voulu les conséquences, et dans lesquels elle est saisie par un ordre qui la dépasse: ici, l'acte essentiel est le rapport sexuel fécond et "satisfaisant" (l'enfant qui naît est normal). Son agent n'est pas l'individu abstrait de l'imputation morale, qui n'est pas plus un homme qu'une femme. Il y ainsi un ordre intentionnel des fondements de la subjectivité, qui se démarque de celui de la conscience (c'est pourquoi les concepts psychanalytiques sont des concepts intentionnels au sens logique). Mais la relation à l'"idéal" non-moral qui se présente alors, si l'on accorde cette analyse, manifeste alors une inertie spéciale, qui fait voir les limites d'une explication toute normative de la honte. Dans une étude remarquable (Lindsay-Hart, de Rivera et Mascolo 1995), on s'est aperçu qu'avoir honte, ce n'est pas juste échouer à atteindre l'idéal, c'est incarner un "anti-idéal". On n'est pas en échec; on est un "looser", etc. Il y a là un jeu d'image inversée et une opposition logique, donc intentionnelle (du positif au négatif correspondant), mais cependant, cette opposition plonge ses racines dans la relation en miroir à soi-même. C'est pourquoi il est difficile de ne pas penser à un mécanisme qui sous-tende et contraigne l'élaboration de la relation à l'idéal moral (comme l'interaffectivité dyadique de Schore, qui est une version comportementaliste du stade du miroir de Lacan et de ses avatars chez Winnicott). Entre le biologique pur et le foisonnement logico-linguistique des raisons, l'image du corps, avec ses dédoublements et ses saillances, semble incontournable.

Bien sûr, on ne prend la plume que contre quelque chose qui fonctionne. Ce sont donc des reproches marginaux que je fais ici à la vogue de la comportementalisation des attitudes subjectives par la psychopathologie cognitive. L'antinaturalisme brutal est interdit en clinique mentale: l'inertie des affects existe, ainsi que les biais attributifs qu'ils alimentent. Il n'y a alors rien d'éthiquement choquant à prescrire des molécules qui enrayent les spirales biologiques dommageables, induisant toutes sortes de rationalisations morbides. Mais pour autant, si l'on considère la dimension proprement humaine des choses, on n'est rendu qu'à pied d'œuvre. Le philosophe ne peut donc que dénoncer la fausse évidence et l'innocence avec laquelle nous croyons nous "traiter" nous-mêmes comme on l'aurait toujours fait, si l'on avait eu les moyens techniques. Evidemment, non seulement les "moyens" techniques nous mènent par le bout du nez, avec la téléologie de leur développement et leurs enjeux économiques, mais en outre, et c'est l'essentiel, sous couvert de progrès dans l'objectivation de la vie mentale, nous sommes aussi aspirés vers l'abolition idéologiquement concertée, et parfois fort délibérément, de la subjectivité de nos émotions, notamment de nos émotions morales (7).


 

  1. A cet égard, cet essai sur la honte s'inscrit dans une critique générale de la psychopathologie de la dépression, dont je m'efforce de réfuter de plusieurs façons les postulats méthodologiques naturalistes (Castel 2000).
  2. Qu'on range systématiquement, à l'hôpital général, dans le cadre des "dépressions majeures", sur les bases de l'observable à la mode qu'est le "comportement", des cas ultérieurement ventilés dans la mélancolie psychotique, la névrose, voire le passage à vide, n'est pas le fait de l'impéritie ou de la négligence. On pourrait se demander, face au "comportement" dépressif, ce que nous voulons bien voir, et ce que nous ne voulons pas entendre.
  3. L'essor de la psychopathologie cognitive remonte aux années 60 et au déclin des théories motivationnelles (dont la psychanalyse est le représentant le plus éminent). Il est d'autant plus frappant qu'une génération nouvelle de psychothérapeutes cognitivistes redécouvre aujourd'hui la pertinence de certaines idées de Freud ridiculisées par leurs aînés. Mais je n'opposerai pas ici psychanalyse et thérapies cognitivo-comportementales. Il semble plus important de souligner les effets de la minoration délibérée du langage dans la psychopathologie actuelle (tant de la grammaire logique des concepts moraux que des conditions de l'échange de paroles subjectivement investies), et de dessiner l'arrière-plan philosophique de ces querelles.
  4. En fait, beaucoup pensent que l'évolution fixe même la référence ultime des concepts psychologiques.
  5. Remarquez que l'"adaptation sociale" comme idéal implique sa possible réalisation. Que la psychanalyse, par exemple, explique que l'harmonie sociale est radicalement compromise par la différence sexuelle, et que c'est un là ressort capital du désir et de la jouissance des sujets, cela n'arrête plus grand monde. On peut même se proposer comme but d'adapter les uns aux autres les hommes et les femmes, puis les parents et les enfants, et en déduire un idéal psychothérapeutique. C'est un mouvement profond des idées et des relations sociales qui éclipse inexorablement les hypothèses psychanalytiques, et je doute qu'il s'agisse d'une simple forme de "refoulement".
  6. Ce cas de figure n'est pas retenu par Ogien. Mais il est pourtant bien connu en psychopathologie: c'est le type de la honte mélancolique. C'est moi que je vois avec horreur être moi, dans une oscillation frappante entre constat objectif et subjectif, où il est épouvantable que je ne me sois pas déjà assez rendu compte de l'horreur qu'il y a pour moi à exister. On sait que dans ce sentiment d'être dévoilé le mélancolique peut se suicider comme on s'expulse du monde à la façon d'une ordure. Quoi que dise le mélancolique, il est plus honteux que coupable. Le remords mélancolique pour un acte qui aurait fait faute, relève presque de la rationalisation défensive: exister est déjà trop.
  7. La figure la plus évidente de cet assaut contre la subjectivité, c'est évidemment le mépris pour la psychanalyse, que ne rattrape certes pas la condescendance ou l'arrogance des démarches qui prétendent l'intégrer au passé des théories psychopathologiques actuelles.
  8. Rousseau, Les confessions, Pléiade vol. 1, Gallimard, Paris, pp.376-377. Rousseau est un artiste moral de la honte: ce passage est enchâssé entre deux autres expériences frappantes que je ne puis rapporter ici.

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