La métamorphose impensable: identité personnelle et altération corporelle radicale

(conférence au séminaire "Le mental et le social" à l'IHPST)


Le mot qui manque à mon titre, et que j'élide ici par prudence, nécessite une première clarification. Je ne propose pas dans cette étude une théorie quelconque du "transsexualisme", ou du changement (réel ou imaginaire) de sexe, ou la philosophie viendrait comme au secours de catégories psychopathologiques, ou anthropologiques, ou encore juridiques, plus ou moins défaillantes. Il va bel et bien s'agir de philosophie (i.e. de philosophie de l'esprit et du langage), d'épistémologie, et même, sous une forme spécialement pure, de métaphysique.

L'identité personnelle (par exemple telle qu'on la décline dans l'état civil) comporte en effet plusieurs composantes, le lieu où l'on est né, la date à partir de laquelle on a commencé à vivre, de qui l'on descend, et la mention du sexe. Si les catégorie du temps et du lieu, ainsi que le fait d'être né de ses parents (quels qu'ils soient, connus ou pas), ne suscitent en général pas tellement de difficultés, et semblent, pour ainsi dire, des développement logiques nécessaires de l'identité de l'être humain, la mention du sexe est plus problématique. Etre un homme ou une femme est-il pareillement objectivement nécessaire, ou essentiel à l'identité de chacun? Si je changeais de sexe (ce que prétendent faire les transsexuels), ne serais-je pas toujours moi-même? En revanche, à me supposer nés de parents différents (en incluant la possibilité que je sois né d'un autre œuf), ou nés ailleurs, ou encore nés à une autre période de l'histoire, n'ai-je pas l'intuition que je serais autre que je ne suis? L'identité sexuelle, à partir de cette intuition de base, apparaît du coup comme le maillon faible d'un faisceau de prédicats identifiants "naturels", et son évidence habituelle perd un peu de son lustre. Sur la base de cette intuition, on peut commencer à donner du sens à l'idée selon laquelle le sexe pourrait être, non pas une dimension ontologique rigide de l'identité personnelle, mais de façon plus lâche, une modalité épistémique de l'identification de chacun. D'une part, on pourrait dire que le sexe ne compte pas plus pour faire de chacun ce qu'il est, que n'importe quel trait physique, tant du moins qu'on maintient l'idée importante que l'identité d'une personne, c'est l'identité de quelqu'un qui a un corps, ou l'identité qu'elle a avec ce corps (si on change le tout du corps, c'est quelqu'un d'autre). D'autre part, on pourrait aussi dire, et c'est en ce sens que la question du changement de sexe a une importance cruciale pour l'épistémologie des sciences humaines, que le poids accordé au sexe pour identifier les individus, est un objet pour une critique constructiviste, qui montrerait que la naturalisation du "genre" social de chacun explique jusqu'à la production sociale du "sexe", d'une façon qui repousse toujours plus loin la biologie, ou du moins, qui décèle dans la prétendue objectivité biologique des préjugés sexistes au service d'intérêts sociaux déterminés. L'anti-essentialisme sociologique contemporain puise là un de ses exemples fondateurs, et on comprend aussi que l'existence du transsexualisme, autrement dit, de gens qui mettent en acte sérieusement, je veux dire physiquement, cette variabilité in potentia de l'identité personnelle (dans une de ses composantes apparemment essentielles), ne peux que confirmer son bien-fondé. Le "dimorphisme sexuel" (il n'y a que des hommes et des femmes, comme il n'y a que des mâles et des femelles) se conjugue alors avec l'usage du sexe comme marqueur social intégré à toutes les autres dimensions du marquage des individus, pour éventuellement conspirer, dans une sorte de naturalisation spontanée et véhiculée par le langage quotidien, à perpétuer des rapports de domination archaïques.

Il y a indubitablement un trésor de cas-limites qui alimentent ce point de vue, avec le procédé rhétorique usuel, qui consiste à montrer que la marge est toujours bien plus proche du centre qu'on ne le croit d'abord. L'anthropologie historique, dans une démarche radicalement relativiste, vise cependant, en ces matières sexuelles, à remettre en question la possibilité de penser même l'identité personnelle comme une essence stable: ce n'est pas tel ou tel vêtement recouvrant le moi, la mode changeant avec le temps, qui est en question, mais la production de l'identité même du moi par l'identification qui en est faite, socialement, et par le moyen de représentations historiques toujours renouvelée. Le sexe étant la composante sociale primitive de l'identité (il décide de la famille et de la reproduction, mais plus généralement du rôle dans la société), les coordonnées spatio-temporelles où l'origine biologique étant neutres, l'identité "vraie" de chacun, celle qui est pratiquement en jeu dans les interactions quotidiennes, est par là relativisée à l'infini. Cela ne veut pas forcément dire que chacun est "libre" de choisir son sexe, au sens où ce n'est plus une contrainte ontologique; mais cela signifie clairement que le sexe, et le genre social à partir duquel il est pensé et parfois naturalisé bien au-delà de ce que réclame réellement la biologie, est dépendant des descriptions mobiles qu'on peut en donner, et que ces descriptions sont, comme on sait, l'enjeu de discussions politiques.

Je ne dirais pas grand-chose de ce constructivisme, sinon qu'il me met mal à l'aise, dans la mesure où il met un anti-rationalisme explicite (un relativisme historiciste rigoureux) au service d'idéaux d'émancipation forgés par les Lumières, d'une façon qui semble ne poser problème à personne. Je ne vois pas pourquoi la seule chose qu'il faudrait relativiser, ce sont les représentations historiques de l'identité personnelle, notamment sexuelle, et pas le point de vue qui recherche, d'une façon aussi compacte qu'opaque, plus de "liberté" dans la subversion du dimorphisme sexuel.

En revanche, je voudrais élaborer très en détail la question de savoir ce qu'il en est de l'intuition de départ, selon laquelle l'identité sexuelle serait susceptible d'altération, qu'elle ne serait pas aussi étroitement dépendante du concept d'identité personnelle qu'on le croit, et qu'on pourrait sérieusement, non seulement tenter, mais réussir à la modifier, en s'engageant dans un processus de transformation corporelle qui ferait, par exemple d'un homme, une femme. L'intérêt des transsexuels est le suivant: même si ce sont des patients dont un nombre important présentent des pathologies psychiatriques supplémentaires, il en existe une minorité dont rien ne vient attester, du moins dans une clinique ordinaire du comportement, qu'ils délirent. Bien au contraire, ils sont socialement relativement bien insérés, parfaitement lucides et capables de motiver leurs actes, au point que la question se pose de leur liberté personnelle dans la rectification d'un sexe où ils disent être nés par erreur (l'"erreur de la nature" qui m'a fait naître "femme dans un corps d'homme").

Je propose en général comme illustration le texte suivant, de Al/Kate Bornstein, lui-même un transsexuel opéré (comme homme, il a eu deux enfants d'un précédent mariage), qui vit désormais sous une identité féminine, avec une autre femme:

"L'identité de genre (gender identity) répond à la question: "Qui suis-je?" Suis-je un homme ou une femme, ou un quoi? C'est une décision faite par presque chaque individu, et elle est sujette à n'importe quelle influence: la pression des pairs, la publicité, la drogue, les définitions culturelles du genre, tout ce que vous voulez.

Beaucoup de gens tiennent pour "naturelle" l'identité de genre; c'est-à-dire que quelqu'un puisse se sentir "comme un homme", ou "comme une femme". Quand j'ai commencé à faire des interventions sur le genre, voici la question qui ne cessait de revenir: "Vous sentez-vous comme une femme, désormais?" "Vous êtes-vous jamais senti comme un homme?" "Comment saviez-vous comment une femme se sentirait?"

Je n'ai aucune idée de comment "une femme" se sent (feels like). Je ne me suis jamais vraiment senti comme une fille ou une femme; bien plutôt, c'était mon inébranlable conviction que je n'étais pas un garçon ni un homme. C'était l'absence de ressenti (feeling), davantage que sa présence, qui m'a convaincu de changer de genre."

Vient ici, interpolé un petit poème:

"Comment un homme se sent-il vraiment?

Comment une femme se sent-elle?

Vous, vous sentez-vous un homme?

Vous sentez-vous une femme?

J'aimerais vraiment savoir cela des gens."

Puis elle reprend:

"L'identité de genre répond à une autre question: "A quel genre (classe) est-ce que je veux appartenir? Etre (being) et appartenir (belonging) sont des concepts étroitement reliés quand il s'agit de genre. Je sentais que j'étais une femme (être), et ce qui importait bien plus je sentais que ma place était avec les autres femmes (I felt I belonged with the other women) (appartenance). Dans cette culture, les deux seuls clubs de genre qui ont droit de cité sont "hommes" et "femmes". Si vous n'appartenez pas à l'un ou à l'autre, on vous dit en termes rien moins qu'équivoques de vous inscrire rapidement."(1)

Ce type de spéculations métaphysiques mêlés de considérations sur l'aliénation sociale à des rôles de genre insupportables est parfaitement constant dans la littérature. Simplement, ce texte est précis et dense, tant dans ce qu'il revendique que dans les doutes qui s'en élèvent. Et il très important de noter qu'il est intelligible: pas question de dire que le "jeu de langage" ici joué avec des catégories majeures comme l'appartenance à un genre, l'être, ou le sentiment de soi, est tellement déviant, qu'il relève du non-sens (2). Ce n'est pas une salade de mots. Bien au contraire, c'est le moment de se rappeler la position classique de Wittgenstein, pour qui aucun jeu de langage ne peut être absolument irrationnel (3). Ici, Al/Kate Bornstein est manifestement capable de traiter les limites et les difficultés de sa position à l'intérieur du cadre grammatical de sa position, et d'aménager les expériences récalcitrantes avec une certaine cohérence. Cela ne suffit pas non plus de dire qu'il y a quelque chose de contradictoire à poser qu'on n'a pas vraiment de sexe, et en même temps, de poser qu'on peut en changer. Là encore, Wittgenstein le rappelle, tant qu'il y a des inférences, des raisonnements, des règles que l'on suit en se justifiant, l'existence de contradictions n'abolit pas le jeu de langage. En revanche, on est sur une limite intéressante, non celle de l'irrationnel, mais celle de l'inintelligible. Car pour qu'il y ait un jeu de langage intelligible, il faut que des traits généraux de la nature dans laquelle nous nous exprimons et tenter de comprendre nous soient communs (4). Or, ici, quelqu'un dont le corps a été radicalement altéré, un homme génétique qui a des seins et un pseudo-vagin, mais aussi une vie militante, autrement dit, un milieu social où ses expériences sont plus ou moins échangeables, et font l'objet d'appréciations convergentes ou divergentes, pose la question de savoir si le cadre global de la compréhension de ce qu'il dit n'est pas détruit. Car la "forme de vie" du transsexuel, et la "forme de représentation" qui en dépend, doit avoir une zone d'intersection suffisamment large avec la nôtre. (Sans développer ces points, je signale, comme le faisait remarquer S. Laugier dans la discussion de cet exposé, que je donne ici à l'expression de Wittgenstein "forme de vie" un sens où "vie" inclut la vie biologique, et non un sens généralisant ou purement sociologique; à cet égard, je rejoins S. Cavell. D'autre part, je parlerai de forme de vie "de l'humanité": ce concept en effet n'est pas du tout condamné à un usage purement local, comme s'il n'existait de formes de vie wittgensteiniennes qu'au sein de communautés nécessairement partielles).

Voici donc les questions philosophiques qui me paraissent se poser: y a-t-il un quale sexuel intime, un effet que ça fait d'être un homme ou une femme? Peut-on manquer d'un tel quale? Le savoir que j'existe, et que j'existe comme ceci ou comme cela, est-il exprimé dans des propositions qui peuvent être vraies ou fausses (principe de bipolarité)? Peut-on même dire qu'on sait son sexe? Peut-on en être certain sans le savoir? Peut-on être certain qu'on ne le sait pas? Est-ce que cela fait sens de se dire d'un autre sexe que celui de son corps de naissance?

C'est là une première série de questions, qui ont pour particularité de donner au sens de ce qui apparaît par beaucoup d'aspect comme une expérience privée exemplaire, une valeur forte. Il ne s'agit pas du tout ici de faire peser sur Al/Kate Bornstein une sorte d'exigence vérificationniste exorbitante ("Prouvez-nous que vous ressentez ce que vous ressentez, ou pire, que vous ne ressentez pas ce que vous croyez devoir ressentir!") (5); il s'agit de savoir si des phrases comme celle qu'on a sous les yeux, et qui veulent dire quelque chose, arrivent à le dire, ou si c'est du non-sens qui a l'apparence du sens, et en produit l'impression. D'ailleurs, la difficulté ne s'arrête pas là, elle continue. Parce que même s'il ne s'agissait que d'impression de sens, ou de l'"impression de suivre une règle", comme dit Wittgenstein (6), cette impression dirait quelque chose sur l'histoire naturelle de l'homme, et nous ne serions pas dispensés de préciser quoi. Car seuls des êtres humains peuvent être transsexuels et élaborer ainsi sur leur identité. En tous cas, une approche mue seulement par un principe davidsonnien de charité (de rationalité d'une part, et de cohérence de l'autre) est ici évidemment inadéquate. Parce la question est généalogiquement antérieure: il faut savoir ici si la charité s'applique, autrement dit, s'il y a vraiment assez de sens (de règles suivies) pour l'appliquer. Pour ce qui est de l'interaction sociale objective avec Al/Kate Bornstein, autrement dit, de la rationalisation de ses actions dans le monde commun, le doute n'est pas permis: les dissonances réelles sont franchement réduites. Il ne suit pas de cela que la signification même de ces rationalisations, comme il les exprime, soit une sorte de résultat qui devrait émerger simplement de la possibilité de paraphraser dans notre système de croyance et nos motivations, à valeur de vérité égale, les propositions dans lesquelles s'expriment ses croyances à lui. Car nous avons bien l'intuition que leur recevabilité fait d'emblée difficulté. Il faut ici, par conséquent, faire de l'élucidation des conditions du sens un préalable à l'analyse en termes de vérité. C'est pourquoi je suis sceptique sur les applications clinico-anthropologiques du modèle décitationnel davidsonnien, dans la mesure où la question est justement de savoir si le cadre global (forme de vie pratique et forme théorique de représentation), qui se présente comme différent du nôtre, n'est pas conceptuellement digéré par le principe de charité, et ce, avant que les distorsions corporelles ou environnementales, sur lesquelles Wittgenstein attire l'attention, n'aient eu la chance de surgir.

Voici maintenant une deuxième série de questions, où je tente moins de faire dialoguer Wittgenstein et Davidson, que Wittgenstein et Kripke. Admettez que l'on puisse régler la question de l'impression de sens qu'éprouve Al/Bornstein dans le cadre d'un argument réfutant son langage privé. Il reste qu'il est fort possible qu'ontologiquement, quoi qu'en dise ou pense quelqu'un, ou plutôt non compte tenu de la manière dont il décrit ce vécu ineffable, l'existence d'un tel vécu soit l'effet causal d'une altération substantielle de son existence. Il se pourrait, métaphysiquement parlant, que quelqu'un soit une femme prise au piège d'un corps d'homme, même si toutes ses tentatives d'expliquer de l'intérieur une situation pareille étaient vouées à un échec logique. On pourrait par exemple prendre argument de ses comportements typiquement féminins pour en déduire qu'il est bien ce qu'il dit. Mieux, ou pire, puisque la proposition circule désormais, les transsexuels les plus purs (dits "primaires", en psychiatrie) manifestant cette disposition dès la plus petite enfance, et même longtemps avant de parler, on devrait pouvoir les émasculer et les hormoner dès 7-8 ans, alors qu'ils n'ont rien demandé de ce genre, pour leur éviter des souffrances que la puberté, avec les modifications somatiques qu'elle implique, cause aux transsexuels opérés plus tard. Tout a trait ici au statut du corps dans la définition de l'identité. Peut-on changer de corps et rester soi? Le cerveau, en un sens, est la limite ultime de l'identité du corps comme mon corps: on peut tout m'enlever, bras et jambes, puis tout le reste auquel je suis lié par mes expériences sensorielles ou kinesthésiques, selon la figure de L'innommable de Beckett, mais tant que j'ai mon cerveau, je reste moi. Que le solipsisme par enfermement de "l'innommable" fasse ou non sens, qu'il se trompe ou pas dans le flux sans appui de sa vie mentale, peu importe: dira-t-on qu'il n'est rien, ou qu'il n'est pas lui-même (même si ce lui-même est peut-être fou, halluciné, rêvant, blessé au cerveau et dévidant des stéréotypies à intervalles réguliers, voire aphasique pour certaines catégories de mots)? Il lui suffit de continuer, dit Beckett, plus lecteur de Locke que de Descartes, il n'a même que la continuation voulue de cette continuation pour subsister, selon les tragiques dernières phrases du roman. En effet, au second degré, le critère d'identité du cerveau (lequel cerveau est, au premier degré, le critère d'identité de mon corps), c'est le fait qu'il est nécessaire à ce que je me vive comme moi. Tant qu'on m'enlève des parties du cerveau qui n'altère pas ce sentiment, on ne fait qu'ôter des parties inessentielles de mon corps. Or, ne peut-on mettre un esprit-cerveau de transsexuel dans un corps du sexe auquel il aspire? La question est d'ailleurs posée, régulièrement, par les transsexuels, et une réponse positive est espérée comme remède radical aux tortures qu'ils endurent dans le corps qu'ils désavouent. L'argument se poursuit alors: c'est désormais le cerveau-support-de-l'identité qui est sexué, uniquement ou d'abord le cerveau, pas le corps, qui n'est pas du "bon" sexe. Objectivement, je dois être une femme dans un corps d'homme, parce j'ai un cerveau de femme dans un corps d'homme. Cette conséquence bute pourtant sur un obstacle majeur. Car, pourrait-on répondre, est-ce l'existence purement physique du corps (avec ou sans cerveau, peu importe) qui garantit mon identité? Si c'est un corps humain, ne faut-il pas que ce soit un corps vivant, dont la continuité biologique soit comme un principe interne d'identité, qui résiste à la variabilité des descriptions extrinsèques? Et si c'est un corps vivant, sa genèse sexuelle, dans l'espèce humaine, ne décide-t-elle pas radicalement de son identité? Si je suis le produit biologique de l'union d'un mâle et d'une femelle, n'y a-t-il pas une contrainte causale (complexe, bien sûr) qui fait que je suis in fine produit comme mâle ou comme femelle, et en conséquence, homme ou femme en un sens matériel? Cela implique-t-il pas que, quelle que soit la façon dont je me décrive ensuite (ou que je sois décrit par autrui), il y a une manière d'utiliser "homme" ou "femme" comme des désignateurs rigides, selon la référence que fixe la génétique (XX ou XY)? On pourrait alors légitimement continuer à désigner un transsexuel féminisé en disant: "C'est un homme, qui a pris l'apparence d'une femme, ou qui est décrit, dans telle ou telle circonstance, comme une femme". Mais pas plus qu'un faisceau de descriptions systématiquement convergentes ne suffit à établir la référence d'un énoncé d'identité, pas plus une accumulation d'apparences d'un sexe ou d'un genre social quelconque ne pourra jamais valoir comme la réalité essentielle (au sens logique) de l'identité matérielle de quelqu'un.

La question la plus difficile, je crois, sur laquelle on débouche, est la suivante: l'argument de Wittgenstein qu'on pourrait employer pour récuser l'auto-assignation subjective du sexe (l'argument du langage privé), est-il compatible avec cet autre argument de Kripke, qui bloque objectivement l'hétéro-assignation du sexe par une théorie de la référence matérielle? L'argument du langage privé n'exclut certainement pas qu'il y ait quelque chose comme une intimité psychique (il exclut juste qu'on en fasse un argument fondationnel); il laisse donc la réalité de ce vécu intime en l'état. Maintenant, ce qui reste est encore suffisant pour une identité personnelle, même impuissante à se prouver comme celle d'une personne raisonnable. Cela suffirait donc encore à étayer sur un "feeling" la revendication transsexuelle, au moins aux yeux de celui qui la considère, du dehors, avec sympathie. Il faut alors un argument plus objectif, qui ne soit pas limité à l'idée que ça ne fait pas sens, mais qui arrive à démontrer que ça ne peut pas être vrai. En incluant la genèse sexuelle de l'organisme, comme être sexué, par d'autres êtres sexués, aux critères matériels de l'identité personnelle humaine, on fixe au sein d'un langage référentiel dont les intuitions de base sont universelles une limite décisive à toute entreprise contructiviste radicale. Si les représentations sont des représentations de quelque chose (du sexe), alors la possibilité même d'en faire l'histoire, ou de repérer les déplacements de ces représentations, présuppose que ce dont elles sont les représentations historiques reste essentiellement identique à soi. Voilà une traduction épistémologiquement cruciale de la thèse de Kripke, selon laquelle toute identité est identité nécessaire. Ce réalisme n'est d'ailleurs pas normatif: il n'est nulle part stipulé que ce dont une représentation est la représentation doive ressembler à une quelconque représentation idéale (ce n'est pas un réalisme platonicien). Au contraire, ce réalisme permet la critique de toute normativité en offrant le moyen de parler de façon référentielle de ce qu'on idéalise. Il est donc immunisé contre l'accusation redoutable de servir de caution formelle à des stratégies idéologiques de naturalisation anti-sociologique.

Il n'en reste pas moins qu'il est incompatible avec Wittgenstein Le point le plus important paraît être le suivant: de ce qu'une détermination par la référence matérielle suffit, il ne suit pas qu'elle soit le seul critère d'identité de quoi que ce soit. Décrire l'homme ou la femme comme ceci ou comme cela, pourvu que ce soit l'acte d'une communauté instituant des règles pour se comprendre, est un aussi bon critère. Il est même d'autant meilleur qu'il respecte les niveaux de langue de la description, en évitant la référence savante (homme = XY), et respecte ainsi, dans l'échange, le fait que quelqu'un qui voudrait altérer son identité sexuelle ne vise pas à coïncider avec une apparence matérielle de l'autre sexe (opposée à la réalité génétique de ce sexe), mais, d'abord, à être dit de l'autre sexe, et ce, justement, dans le langage communément partagé. S'il en adopte donc les apparences biologiques (seins, ou organes génitaux construits), c'est la conséquence de son souci d'être identifié par les autres dans ce registre social. Pour reprendre la discussion de Wittgenstein sur l'incompatibilité dans la théorie des couleurs de "blanc" et "transparent", je ne crois pas qu'on cesserait d'appeler la neige blanche, si l'on découvrait qu'elle absorbe la lumière bien plus qu'elle ne la réfléchit; il y a une autonomie du langage à l'égard du monde réel auquel il est référé. Par conséquent, un déplacement au sein de l'économie conceptuelle de la langue, déplacement qui payerait le prix de la cohérence grammaticale, forgeant un nouveau jeu de langage avec le sexe, pourrait (métaphysiquement parlant) bien fonctionner, même si Kripke faisait la grimace en pointant la réalité biologique. La différence kripkéenne, en outre, entre un critère métaphysique d'identité et les conditions épistémiques de l'identification est bien trop tranchée pour l'identité personnelle (alors qu'elle est plausible pour les objets): "je" suis en effet ce que "tu" entends dans ce que j'exprime. On pourrait d'ailleurs trouver chez Wittgenstein divers passages qui le rendent très sensible. Dire: "Je sais que je suis un homme!", ce n'est pas juste violer le principe de bipolarité qui ne devrait pas s'appliquer ici (comme personne ne peut, normalement, ignorer son sexe, personne ne peut donc savoir quel il est). C'est dire aussi, non pas au niveau de la proposition, mais à celui de l'expression: "Tu ne peux pas le savoir mieux que moi!" S'il n'y avait aucun symptôme permettant de m'identifier, quel pourrait bien être mon identité personnelle, même si l'on disposait des critères les plus subtils pour fixer la référence réelle de ce que je dis que je suis? Parlerait-on même d'identité personnelle, si, à la limite, Dieu seul savait qui je suis? Imaginez, comme Leibniz, un langage où le seul Tu serait Lui (parce qu'une monadologie, ce n'est rien d'autre), et essayez de dire Je.

On reste donc devant un dilemme. D'un côté, les arguments en faveur d'une réalité de l'expérience transsexuelle, comme ceux qu'on pourrait déduire d'une formalisation des propos d'Al/Kate Bornstein, et qui postulent une légitimité subjective interne de la revendication, sont indéfendables. De l'autre, qu'ils soient indéfendables ne prouve pas assez, parce qu'on voudrait que le problème puisse être objectivement résolu (peut-on réellement changer de sexe?). Malheureusement, la solution la plus naturelle qui se présente n'est pas complètement exclusive de la possibilité que l'identité sexuelle soit mobile selon certaines descriptions. Le recours à Kripke endigue la barbarie constructiviste, mais pas suffisamment pour exclure tout à fait un arbitraire dans le mouvement des formes de vie et de représentation, qui laisse le champ libre à la reconfiguration de la partie sexuelle (notamment) de l'identité personnelle.

*

Dans une seconde partie, j'aimerais introduire des nuances et des précisions, dont je ne vais pas expliciter la valeur clinique pour la psychopathologie, mais qui me serviront à faire entendre pourquoi le recours à l'analyse par Wittgenstein de l'identité personnelle a quelques conséquences, quand les moyens technologiques se multiplient de modifier réellement les corps et leurs environnements naturels, au point que nous soyons de plus en plus exposés à voir se déliter des jeux de langage et des pratiques sociales établies, et en surgir d'autres, dont ne savons pas s'ils aboutissent ou non à des formes de vie originales, ou au contraire, à une totale destruction de l'humain (et pourquoi pas, d'ailleurs?). Le transsexualisme, tenterai-je de suggérer, a à cet égard une valeur prodromique.

La première série de difficultés (et de points à clarifier) me semble être la suivante.

  1. Qu'est-ce que l'argument du langage privé, invoqué plus haut sans davantage de détail, exclut, et qu'est-ce qu'il laisse ouvert? Pourquoi, par exemple, ce dont on témoigne à son propre sujet, et qui n'est pas nécessairement visé comme une description (pseudo-) objective, ne serait pas, en un sens, constitutif pour chacun de son identité personnelle?
  2. En quoi consiste ici l'incompatibilité relative entre Wittgenstein et Kripke, touchant la référence (et notamment la référence de "Je")? Que change justement le recours à la notion de continuité biologique pour asseoir l'identité matérielle sur un critère non-épistémique? J'ai expliqué que ce recours à la biologie n'était pas normatif (ce n'est pas un idéal pour un homme que d'être mâle, etc.). Mais un réalisme purement logico-sémantique fait-il l'affaire?
  3. Que doit-on penser de la possibilité matérielle d'altérer les fonctionnements du corps humain, en sorte que des expressions qui ne faisaient jamais sens dans aucune grammaire, pourraient tout d'un coup entrer en circulation? Car, rejeter comme dépourvues de sens certaines expressions revient à un cercle vicieux, si, par exemple dans le transsexualisme, on s'appuie pour les exclure sur une forme de vie "naturelle" préexistante, en oubliant que le corps des transsexuels est précisément biologiquement transformé de manière à rendre cohérente leur revendication d'identité. Le "choix du corps" est-il une expression a priori insensée, ou bien, au contraire, du fait technique que le corps est susceptible d'être choisi (dans son sexe), alors la grammaire de l'identité personnelle (du transsexualisme) cesse-t-elle d'être inintelligible? Une altération matérielle du corps peut-elle périmer la grammaire?
  4. A quelles conditions peut-on changer de jeu de langage? Quelles sont les conditions pour aller d'un jeu de langage (d'une forme de vie et de représentation) à un autre, en sorte que ce à quoi on aboutit reste un jeu de langage? Peut-on assimiler de tels déplacements à une "histoire naturelle", et notamment, de l'identité personnelle?

Je crois qu'il est facile de construire un argument du langage privé avec le texte des revendications transsexuelles. Il est patent que l'échantillon de sensations sexuelles auquel se réfèrent ces personnes pour garantir que le quale de leur ressenti identitaire interne est bien en contradiction avec leur corps, est absolument inscrutable. La situation est saisissante quand on voit ainsi des hommes féminisés par la chirurgie et les hormones, dire qu'ils ressentent enfin dans leur corps des orgasmes "féminins", dont la qualité spécifique est pour eux indiscutable: certes, les chirurgiens conservent ou reconnectent les terminaisons du nerf honteux, après l'ablation de la verge et la réversion du scrotum, et les centres cérébraux impliqués dans le plaisir sexuel ne sont évidemment pas atteints par le bistouri. Mais l'évaluation subjective du plaisir comme correspondant exactement à ce qui doit être un plaisir féminin reste totalement opaque pour l'observateur extérieur. Bien plutôt, l'impression dominante est que les transsexuels révèlent là sans aucune distance leur aliénation à des idéaux préformés socialement de ce que "doit" être un tel plaisir chez l'autre sexe, et plus généralement, reflètent des traits conformistes du plaisir à exister attribué à l'autre sexe. Le point pratique important, face à cette opacité logique et conceptuelle, est que, du coup, le principe de "raison proportionnée", capital en médecine comme en droit, ne peut s'appliquer: dire non à certaines demandes transsexuelles peut n'être ni de la cruauté, ni l'arrogance arbitraire de celui qui méprise la souffrance d'autrui au nom de ses préjugés. Car on ne peut pas perdre de vue que le psychiatre et le juge ont, eux aussi, un droit respectable à agir de façon éclairée. Or, devant la demande d'émasculation, ou d'ablation des seins, il y a de bonnes raisons de penser qu'on ne peut pas avoir de réponse éclairée. On ne peut convaincre quelqu'un qui demande à changer de sexe qu'il a tort, parce qu'on ne peut rien partager de ses raisons solipsistes de croire qu'il a raison. Du coup, même si, par extraordinaire, on arrivait à le convaincre qu'il a tort, on ne saurait ni comment, ni pourquoi on a réussi (7).

Maintenant, c'est là une application un peu brutale de l'argument du langage privé. La position de Wittgenstein met en péril des prétentions fondationnalistes (comme celles qui argueraient de la subjectivité du ressenti pour légitimer la revendication transsexuelle). Mais si cela permet de mettre en cause la prétention à avoir un droit sur son identité, on ne trouverait rien dans Wittgenstein qui nie le fait que l'identité (sexuelle) puisse s'altérer. Wittgenstein suggère aussi l'idée que les descriptions que nous faisons de nos états psychologiques sont des "parasites" d'expressions pré-linguistiques, comme par exemple, la description de la douleur qui vient se greffer sur le cri de douleur (8). Du coup, il faut imaginer un continuum où expressions et descriptions s'entremêlent peu à peu. Le critère, c'est la durée des phénomènes psychiques. Pas d'erreur possible sur les sensations primaires (angoisse, douleur), ni sur mes intentions, que je ne teste pas pour savoir si je les ai ou pas. En revanche, avec les émotions, je compte sur mon comportement pour confirmer l'état dans lequel je suis (amoureux?) (9). A l'autre extrémité du spectre, il devient donc possible que je puisse me tromper moi-même sur moi-même, ou que la description d'un autre prime sur mes prétendues expressions, qui ne sont que des descriptions erronées ou logiquement impossibles. En tous cas, il paraît impossible de n'accepter qu'une partie de ce continuum entre descriptions et expressions, et, par exemple, de se refuser à l'idée que nous pourrions nous tromper sur nos descriptions de nous-mêmes, en croyant que ce ne sont que des expressions, autrement dit, de refuser l'idée qu'autrui pourrait avoir raison contre nous sur la nature expressive ou descriptive de tel ou tel énoncé que nous prononçons à notre sujet (ou sur quoi que ce soit, d'ailleurs). Par exemple, l'énoncé: "Tu n'as pas si mal que ça!" n'est pas grammaticalement incorrect, et la raison pour laquelle il est difficile d'en évaluer la pertinence n'est pas l'impossibilité logique ou métaphysique de tester les sensations primaires d'autrui, mais l'impossibilité simplement physique de sortir de son corps (on pourrait d'ailleurs imaginer, avec Wittgenstein, la situation de deux frères siamois non-séparés, où l'un pourrait ainsi parler à l'autre sans cette étrangeté). J'en conclus ceci: il se peut bien que la revendication transsexuelle n'ait pas de validité descriptive, mais qu'elle soit aussi une sorte de cri du cœur, comme, après tout, la plupart des choses que nous disons quand on nous somme de dire qui nous sommes. Si elle ne se présentait pas comme la description d'un état interne inscrutable, mais davantage comme la constance invincible d'une intention de quitter le corps dans lequel on est né, intention que le transsexuel ne teste pas, mais qu'il déploie en toutes circonstances, et qui est, pour ainsi dire, née avec lui, alors les choses seraient plus délicates à trancher (si l'on peut dire). Mais la même possibilité que j'ouvre ici, je la referme aussitôt en disant qu'il n'appartient pas au transsexuel de pouvoir, en plus, garantir absolument qu'il en est bien ainsi: qu'il a raison. Il se peut justement qu'il soit fou, et que notre description (du caractère insensé) de cette position prime sur l'expression la plus sincère qu'il en donne. Le problème est devenu en partie éthique: au lieu d'un droit subjectif, on entend (ou l'on peut entendre) dan s sa revendication un cri du cœur. Or pareil cri peut aussi déboucher sur une identification de soi potentiellement erronée, dès qu'il s'articule en une auto-description de l'identité personnelle. "Mais j'ai toujours été un chic type!": que cela puisse être vrai implique que cela puisse être faux. (Ce qui manque en tous cas, chez Wittgenstein, c'est une analyse détaillée de la façon dont une description "parasite" une expression: après tout, pourquoi ne pas imaginer une symbiose? Et pourquoi l'expression ne meure-t-elle pas d'être décrite?)

En revanche, du point de vue psychologique, le transsexualisme fournit un exemple privilégié d'étrangeté concrète dérivée d'un forçage sur l'expérience privée. D'abord, l'identité personnelle est par excellence le lieu où le concept de règle s'applique, puisque seule une règle (et une règle que l'on suit) peut dire ce qui compte comme le même. Or, une règle privée, c'est en fait la même chose qu'un automatisme: on a le sentiment de suivre une règle dans la reconnaissance de son identité privée, mais clairement, il est impossible de distinguer, faute de tiers terme, ce qui est juste à chaque fois et ce qui me semble juste. C'est une amphibologie sur la spontanéité: peut-être que je me retrouve semblable à moi-même en toute occasion, mais peut-être aussi suis-je à chaque fois différent! (10) D'ailleurs, les transsexuels ont toujours donné ce sentiment bizarre: si ce n'est pas la liberté la plus absolue, alors c'est l'aliénation la plus absolue. Le point crucial, c'est que la sensation privée invoquée par Al/Kate Bornstein n'est pas "quelque chose", mais elle n'est pas non plus "rien"; c'est une fiction grammaticale, liée à la projection sur un vécu privé de la logique publique du nom et de l'objet. Même s'il se créait, d'ailleurs, des sensations privées (et au fond, il n'y a pas lieu de nier que l'idiosyncrasie de "l'effet que ça fait d'être soi-même" fasse partie de notre image ordinaire du monde), par exemple ce qui doit bien arriver, à force d'ingérer des hormones, à cause de l'action de ces substances sur la neurophysiologie du cerveau et de la sexualité, eh bien, on pourrait encore continuer à distinguer les vécus qui accompagnent les descriptions de l'identité personnelle transsexuée, d'un côté, et de l'autre, des éléments du contenu de la revendication, et qui la justifient. Je ne dis donc pas qu'il ne se passe rien, ou qu'il n'y a rien, chez les transsexuels, ou que le délire, s'il y a délire, est sans cause; je souligne son indécidabilité en raison.

Touchant le dissentiment de Wittgenstein et Kripke sur la référence, je crois qu'il faut distinguer deux problèmes. Même si le néo-essentialisme kripkéen n'est pas un réalisme platonicien, ou plutôt, précisément parce qu'il ne l'est pas, il semble qu'il soulève une difficulté traitée par Wittgenstein dans sa propre critique du Tractatus. En effet, partir de la continuité de la genèse sexuelle des êtres humains, de génération en génération, pour retracer l'origine matérielle de ce à quoi on se réfère quand on parle de l'identité sexuelle des personnes, c'est peu ou prou retrouver le problème des "objets". Car, c'est postuler une combinatoire d'objets ineffables, qui sont là avant les faits qu'ils constituent, et qui pré-structurent ontologiquement la forme logique du langage (sa sémantique référentielle). Bien sûr, dire que ce dont on part pour construire des énoncés d'identité référentiel est "ineffable", ce n'est pas une description du sexe matériel ou réel (comme ineffable). Même le mot "sexe réel" est un terme du langage, et comme tel, rien ne défend d'en faire la critique en tant que description historiquement définie ("réel" n'est pas un mot neutre). Simplement, on ne peut, conformément à la stratégie de Kripke, comparer les descriptions successives que sur la base de ce qui reste constant dans tous les mondes possibles. Le bât blesse ici: même si ce qui reste constant n'est pas un idéal ontologique (l'Homme, ou la Femme), n'est-on pas encore en train de faire une ontologie inutile, ou un contresens de métaphysicien? Quand on dit que toute identité est identité nécessaire, il faut s'entendre. Que des propositions empiriques, à la rigueur, reflètent des états de chose empiriques, soit; mais des propositions nécessaires ne reflètent pas, parallèlement, des états de choses nécessaires: elles les norment. Ce que Kripke durcit sous la forme de critères ontologiques non-épistémiques de l'identité, ce n'est rien que le caractère déterminé de la grammaire des énoncés d'identité. A moins que l'identité personnelle ne soit une exception? Mais pourquoi les énoncés d'identité personnelle ne seraient-ils pas soumis aux mêmes critères que les énoncés d'identité tout court?

Pris sous cet angle, je crois qu'on peut comprendre les passages contradictoires de Wittgenstein sur l'identité personnelle et la référence du mot "Je". Ou bien "Je" est hyperréférentiel, parce qu'il est impossible de rater sa cible en le prononçant (même un amnésique qui ne saurait plus rien de lui, dit encore "Je"); ou bien "Je", pour la même raison, est aréférentiel. Ce n'est pas plus, si l'on veut, le nom logique d'une "personne identique à soi" (la thèse de Strawson), que "ici" n'est le nom logique d'un "lieu omniponctuel". Quel que soit donc ce qui fait, ou mieux, produit dans la continuité vivante et la genèse sexuelle le "Je" humain auquel on se réfère (et j'y ai eu recours pour fonder matériellement la référence sexuée du "Je"), on n'arrivera pas à satisfaire Wittgenstein: ce "Je" ne sera pas celui qu'on utilise pour se présenter, ou pour attirer l'attention sur soi, ou pour s'opposer à autrui et à son savoir. Pour rendre compte de la grammaire de l'identité personnelle, il faudrait défier Kripke d'expliquer l'anecdote fameuse d'Alexandre et Parménion. Darius offrait la paix au Grec, en échange d'immenses territoires. Parménion dit que, s'il était Alexandre, il accepterait. Alexandre répond: "Moi aussi, si j'étais Parménion…" Dans cet exemple, on voit bien que le changement des places le plus réussi possible n'équivaudra jamais au changement des personnes, par ce que "Je" peut être utilisé précisément pour distinguer le changement des places, et celui des personnes, autrement dit, dans une position adversative irréductible vis-à-vis de "Tu". La référence du pronom personnel cède ici la préséance à son usage social.

En revanche, Wittgenstein fait extrêmement confiance à certains enracinements naturels du "Je", et ce sont ceux-là qui posent aujourd'hui problème, et à mon avis, vont de plus en plus poser problème. D'où le caractère paradigmatique de l'exemple du transsexualisme, qui n'est que la pointe avancée d'une famille de difficultés qui vont se multiplier, et qu'on ignore en métaphysique, parce qu'ils nous arrivent de la bioéthique. Wittgenstein dit ainsi que je ne choisis pas la bouche qui dit "Je". Assurément, c'est là où se nouent à la base le corps, toute possibilité de me nommer en propre (donc de me donner un nom propre), et toutes les expressions pré-linguistiques qui vont ensuite me permettre de décrire en première personne mes états psychologiques, notamment le sentiment que j'ai d'être moi-même. C'est pourquoi, justement, quand on me demande de m'identifier, je réponds si souvent: "C'est moi!" Car dire "C'est moi!", normalement, suffit. Mais il n'est plus si évident, matériellement, que je ne puisse pas choisir pas la bouche qui dit "Je", ou le corps qui soutient cette bouche et en fait une bouche vivante. C'est la racine de l'effroi qui nous saisit devant certains vertiges techniques liés au clonage, en extension, ou en intension, au remodelage infini de la chair humaine par des prothèses de plus en plus incroyables. Imaginez que dans un proche avenir, non seulement la chirurgie crée des humains à la ressemblance du sexe qu'ils veulent, mais encore leur aménage des organes sexuels internes, permettant à un homme d'être enceint et d'allaiter, puis de disposer d'un stock d'organes renouvelables, qui se développeraient hors de lui en permanence par ectogenèse, et qu'en outre, des implants cérébraux nous permettent de diriger des machines électroniques, de façon à ce que les phénomènes physiologiques qui accompagnent le processus de la pensée (nos ondes cérébrales) causent l'affichage sur des écrans de phrases disant ce que nous pensons, ce qui déclencherait sur ordre d'autres mécanismes, etc. L'univers serait tellement bouleversé, que les distinctions entre causes et raisons, nature et artifice, vie et mécanisme, s'effondreraient. L'identité personnelle aurait-elle encore un sens? Je ne pense pas simplement au fait qu'on pourrait changer de sexe, par addition de prothèses, mais encore au fait qu'on ne pourrait plus savoir quand tel ou tel est né, vu le renouvellement fluide de ses organes, ni même où est et quel est le foyer de ses pensées, vu qu'au comble de cette fiction, ses comportements seraient actualisés dans une extériorité hors corps (dans des prothèses électroniques et non plus vivantes) dont il serait un facteur, un rouage.

J'accélère pour souligner ceci. Ce que Wittgenstein aide à concevoir, à partir du transsexualisme, c'est la limite naturelle de la raison. Il est tout à fait sûr que les métamorphoses de l'identité personnelle sont impensables; sauf si l'on métamorphose aussi l'ensemble des conditions du jeu de langage où nous en parlons et nous en servons, bref, la forme de vie de l'humanité. Une question extrêmement spéculative consiste alors à se demander ce que nous retrouverons de l'autre côté d'un rideau de notions usuelles que nous sommes certainement en train de déchirer. Y aurait-il d'autres jeux de langage? L'arbitraire de ces jeux, dont je suis parti, supporte-t-il une désarticulation radicale du corps, une dénaturation complète et une artificialisation de la projection de l'intérieur vers l'extérieur (par la maîtrise technique des structures du corps et du cerveau)? Il est certain, dit Wittgenstein, qu'on ne critique pas par des raisons le changement de jeu de langage. C'est une affaire de persuasion, d'éthique, et éventuellement le résultat d'un acte moral solipsiste, quand un individu s'élance contre le mur du langage, et en un point précis, réussit à le franchir. Toutefois, il faut que nous puissions nous convertir, tous, à la nouvelle image du monde (11). En faut-il plus au transsexuel, dont la force de conviction est extrême? Ne met-il pas en avant une liberté absolument radicale? N'est-il pas le prototype de ceux qui vont bientôt essayer d'autres opérations de transmutation corporelle pas moins vertigineuses? Or, pour se convertir, il faut précisément que nous puissions tous être concernés par la nouvelle image du monde. La persuasion intime de celui qui persuade les autres, trivialement, ne suffit pas. On ne pourra certainement pas éviter de trouver de l'autre côté de la limite à franchir un équivalent du "bon sens" à la Moore que les mutations de nos formes de vie risquent de mettre à mal. Parce que le certain, c'est ce qui est certain pour tout le monde. Cette contrainte conceptuelle continue de s'imposer. Dans le cas des transsexuels, il convient ainsi de ne pas se laisser impressionner par l'apparente communication entre les gens qui sont "passés" par la métamorphose problématique. On peut tout à fait se demander s'ils forment une communauté capables d'échanger valablement au sujet de l'expérience de la métamorphose, ou au contraire, un agrégat d'individus qui ont l'impression de communiquer selon des règles, et qui, en fait, répètent mécaniquement des stéréotypes imaginaires de la transsexualité. Il semble, justement, que ce soit toujours le même idéal solipsiste de certitude et de convergence sur les apparences qui est dévidé mécaniquement par les nombreux transsexuels. Et il ne suffit pas d'être plusieurs à répéter entre soi le même discours pour que de nouvelles règles surgissent et qu'une communauté nouvelle s'organise. Néanmoins, les transsexuels permettent de poser à nouveau frais une question un peu oubliée en philosophie, celle, non pas de l'irrationalité (ce n'est pas une affaire de vrai ou de faux), mais de la déraison (c'est une question des limites du sens à l'intérieur de la raison). C'était ma manière de dire que les question de psychopathologie sont, en un lieu central, des questions de langage et de logique, et seulement à l'horizon qui s'esquisse à partir de ce centre-là, des questions biologiques.


  1. Bornstein K., Gender Outlaw. On Men, Women and the Rest of Us, Vintage Books, New York, 1995, p.24.
  2. Il y a aussi un sentiment de soi chez Wittgenstein: il remarque même que posséder un nom propre le renforce, dans son commentaire sur le Rameau d'or de Frazer. La critique de l'intériorité fondatrice de la métaphysique n'est pas la dénégation de l'existence de cette intériorité (ou du fait que cette intériorité fait parti de notre conception usuelle du monde).
  3. Wittgenstein's Lectures, 1932-1935, Blackwell, Oxford, 1979, pp. 39-40.
  4. Remarques sur la philosophie de la psychologie, I, TER, Mauvezin, §48.
  5. Fiches, §438. Evidemment, il faut veiller à ce que les questions qu'on pose à quelqu'un pour mettre en cause son sentiment d'identité ne soient pas, justement, des questions auxquelles personne ne peut répondre. Cela pose un problème clinique sérieux.
  6. Philosophical Investigations, Blackwell, Oxford, 1958, §259.
  7. P.-H. Castel, Le problème de Tirésias, ou comment c'est "se savoir d'un autre sexe", in Czermak M. et Frignet H. (éds.), Sur l'identité sexuelle: à propos du transsexualisme, vol. 1, Editions de l'association freudienne internationale, Paris, 1996, pp.49-76. On pourrait peut-être objecter à cette idée qu'il existe des psychothérapies qui réussissent (les patients retardent le recours à la chirurgie mutilatrice, et parfois y renoncent). En fait, un phénomène intéressant pour la sociologie des sciences est assurément l'élimination progressive de l'idée que certaines psychothérapies seraient utiles avec les transsexuels.
  8. Philosophical Investigations, Blackwell, Oxford, 1958, §§244-290. Pas de "J'ai mal!" véritable qui ne soit en un sens aussi une sorte de cri de douleur, ou un "J'ai mal!" dit sincèrement.
  9. Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, TER, Mauvezin, §156, §722.
  10. Philosophical Investigations, Blackwell, Oxford, 1958, §202, §§258-259.
  11. De la certitude, Gallimard, Paris, §92.