Geneviève Morel, Ambiguïtés sexuelles. Sexuation et psychose, coll. "Psychanalyse", Anthropos, Paris 2000, et Henry Frignet, Le transsexualisme, Desclée de Brouwer, coll. "Psychologie", préface de Jean-Pierre Lebrun, Paris, 2000.
Le transsexualisme passe pour une variété de psychose que la psychanalyse n'aurait aucun mal à digérer. A la limite, il illustrerait même exactement sa thèse cardinale: l'altération fondamentale de l'identité qu'est la folie a dans son noyau partie liée au sexe; mais ce sexe n'a rien à voir avec le corps (les transsexuels n'ont, en général, aucune anomalie physique, génétique, hormonale, ni bien sûr anatomique): il est purement psychique, et c'est l'analyse des déterminismes psychiques et d'eux seuls qui peut expliquer ce spectaculaire syndrome.
En réalité, les choses sont plus complexes, et les deux ouvrages de Geneviève Morel et Henry Frignet, très différents dans leurs moyens comme dans leurs finalités, permettent de mesurer à quelles difficultés fondamentales la psychanalyse est confrontée quand des sujets transsexualistes s'adressent à elle. La commune option lacanienne des auteurs a l'avantage d'éviter de pénibles traductions conceptuelles et elle aide le lecteur à pénétrer très vite au cœur du débat. Ce débat, je crois, est capital. Tellement, d'ailleurs, qu'il est triste de prévoir que ces livres ont peu de chance de rencontrer un large écho. Mais c'est pour des raisons de fond, liées au déplaisir que suscitent des travaux qui envisagent comme autant de symptômes plusieurs piliers de l'individualisme contemporain (comme la capacité à s'autodéterminer radicalement, avec la libre disposition du corps qui en découlerait), et qui n'hésitent pas à employer les mots de "folie" ou de "perversion", en éclaboussant au passage, comme autant de complices par ignorance, les gens les mieux intentionnés, les psychiatres, chirurgiens, endocrinologues et magistrats qui, en Europe comme aux Etats-Unis, auraient donné au transsexualisme la portée d'un véritable phénomène social. Quoi qu'il en soit, les livres de Morel et Frignet sont l'un et l'autre des contributions exceptionnelles, à cause de leurs appuis cliniques (les cas de transsexualisme traités par la psychanalyse sont rarissimes), de l'armature théorique qui en sous-tend l'examen, de la richesse de l'information extra-médicale, et de l'ambition systématique qui les caractérise. Enfin des ouvrages, ajouterai-je, qui perçoivent l'importance du "transgénérisme" comme phénomène culturel, et du militantisme juridico-politique qu'il sous-tend, bien au-delà du strict champ médical (1). Il est éminemment vraisemblable en effet que la multiplication des opérations de transformation, ces dix dernières années (en Europe du Nord, aux Pays-Bas et pas seulement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis) et l'augmentation considérable du nombre d'hommes qui se font hormoner (pour avoir des seins, même s'ils ne se font pas castrer) se soutient d'un discours efficace, prônant la défense des choix individuels contre l'intrusion de l'Etat, et qui pousse dans ses ultimes conséquences un relativisme anthropologique intellectuellement raffiné.
Or Morel et Frignet ne disent cependant pas la même chose, et si plusieurs conclusions qu'ils tirent sont conciliables (notamment sur les principes généraux du traitement, une fois démontrée l'appartenance à la psychose de certains cas), les voies qui les y conduisent ne se recouvrent pas. Davantage: elles divergent sur l'appréciation de points centraux de la théorie de Lacan. En comparant Frignet et Morel, c'est cette dissonance que je veux souligner.
Il n'est pas courant, en effet, de voir l'édifice lacanien des psychoses et des perversions aussi fortement secoué, et bien que ni l'un ni l'autre des auteurs n'en ait eu l'intention (bien au contraire, ils pensent chacun inscrire leur démarche dans l'orthodoxie), les lire en parallèle oblige le lecteur à interroger cette doctrine. Car si Frignet a raison, et s'il faut, comme il le propose, démembrer la catégorie psychiatrique de transsexualisme, en distinguant des "transsexuels" qui sont (et ont toujours été) psychotiques, et des "transsexualistes"(2) qui ont un comportement semblable aux premiers, mais des motifs subjectifs et des structures psychiques distinctes (non-psychotiques), alors la lecture de Lacan que défend Morel, touchant la sexuation, la jouissance et son articulation à la "fonction phallique", ne peut plus suffire: elle raterait une différence clinique manifeste (tant dans le transfert que dans la sociologie du "phénomène transsexuel", selon l'expression fameuse de Harry Benjamin). Car pour Morel, dans le transsexualisme, il n'est question que de psychose, même si le diagnostic différentiel est parfois délicat avec certaines perversions, voire des cas un peu exotiques d'hystérie mâle où l'incertitude sexuelle irait jusqu'au forçage chirurgical. Si donc Morel a raison, alors la distinction de Frignet, semble-t-il, entre "transsexuels" et "transsexualistes", n'aurait pas lieu d'être. Rien ne mettrait en question le cadre classique de la forclusion et du déni pour intégrer des données dont le lien à l'actualité sociale et culturelle du "transgénérisme", du coup, serait assurément révélateur, mais pas un authentique élément causal dans les figure actuelles que prend le syndrome transsexuel. En un mot, la thèse à laquelle Frignet tient essentiellement, celle d'une susceptibilité tout à fait nouvelle du sujet "transsexualiste" à des idéaux pervers qu'il mettrait en acte sans pour autant douter le moins du monde de son identité sexuelle, perdrait tout son mordant et son caractère de nouveauté clinique. Je ne pense pourtant pas, il faut le dire d'emblée, qu'on puisse refuser à Frignet le fait de la distinction qu'il propose entre deux types de transsexualisme; elle a d'autres confirmations que cliniques, notamment dans les échanges semi-publics entre transsexuels, au sein de leurs groupes de soutien, de leurs forums Internet, et de la littérature que diffusent leurs associations, où ils se rendent bien compte que leurs attitudes s'opposent sur d'importantes questions (la nécessité absolue de la chirurgie, les pratiques homosexuelles, et le rapport critique à la norme sociale, pour citer les principales), les divisant en deux groupes assez conformes à la distinction qu'il avance: les transsexuels d'un côté, pour qui arriver au sexe-cible et s'y fondre sans reste ni trace constitue un but complet, et les transsexualistes de l'autre, pour qui la transsexualisation tient davantage du processus recherché pour lui-même, et alimente, à partir de considérations souvent très théorisantes (3), une volonté transgressive qui va jusqu'à tourner en dérision les stéréotypes de rôles sexuels auxquels se vouent les transsexuels au sens strict. Si Morel a raison, donc, ce sont plutôt les justifications psychanalytiques de Frignet qui sont en péril. Pour résumer en peu de mots un raisonnement difficile, c'est à tort qu'il séparerait la fixation de l'identité, d'un côté, et la sexuation, de l'autre, chez le sujet. On ne pourrait pas imaginer, comme il le fait, un sujet qui ait son identité sexuelle fixée (par une identification primaire, la Vateridentifizierung freudienne), mais une sexuation pathologique en ce qu'elle aboutirait à un refus (aux motifs en partie conscients, d'ailleurs), du choix du sexe, et de l'assomption du rapport castré à l'objet que ce choix impose. Or c'est justement ainsi qu'il définit les transsexualistes: ils savent qu'ils sont de tel sexe, mais refusent la sexuation qui en découle. En revanche, les transsexuels n'ont jamais eu, c'est en quoi ils sont psychotiques, d'identification sexuelle initiale. Les opérations de transformation ne sont qu'une tentative désespérée de s'inscrire, par une mutilation réelle, dans un ordre dont la clé symbolique est pour eux forclose. L'affaire se complique du fait que Frignet ne range pas non plus les transsexualistes parmi les "pervers" traditionnels. Il y a bien en effet à l'horizon du phénomène transsexualiste un discours pervers (qui le légitime dans la culture et le médiatise), lequel discours promeut assurément un idéal psychotique (celui de transcender le dimorphisme sexuel, ou d'en venir à bout comme d'une idéologie périmée: ce que revendique le mouvement "transgénériste"), mais à condition qu'il soit mis en acte, dans leur chair, par d'autres que par ceux qui le tiennent. Ses promoteurs officiels sont en général des universitaires de la mouvance radicale, et des théoriciens des Queer Studies (4). On ne peut pas non plus dire que ceux qui cèdent à cet appel soient de simples masochistes (ou qu'ils le soient toujours); en fait, ce n'est ni la division, ni l'angoisse du partenaire désubjectivé et instrumentalisé par le transsexualiste qui conditionnent sa décision, mais une expérience où la contrainte interne serait d'une autre sorte que la compulsion perverse. Certes, elle n'en est pas exclusive, loin de là. Mais le transsexualiste qui s'offre au bistouri vise une jouissance aux coordonnées insaisissable dans le lexique sexologique du siècle dernier.
C'est, à mon goût, ce que ces travaux ont de plus stimulant: ils gigotent ferme dans le carcan des facilités nosologiques qu'une psychiatrie anhistorique fournit à une psychanalyse pour paresseux, car inattentive à ce qu'il y a peut-être de neuf dans la conjecture sociale (et donc subjective) présente. Or un syndrome aussi sérieux, dont on observe années après années le développement quasi exponentiel, et qui aboutit à des modifications corporelles irréversibles, enveloppe un sérieux paradoxe. Toucher au corps, de la façon, en outre, qu'a si bien évoquée Schreber parlant d'Entmanung (mais sans la mettre en œuvre), c'est assurément une décision de style psychotique. Mais qui va penser que c'est la psychose qui prolifère? A-t-on jamais vu des épidémies de paranoïa? J'ajouterai ici, pour mettre sur le tapis les soucis qui motivent ce compte rendu, une question qui me préoccupe. Un sociologisme naïf contamine trop souvent les considérations des psychanalystes lacaniens à partir de notions sous-définies comme le "déclin du Nom-du-Père". Comme si le délabrement des structures symboliques devait nécessairement conduire à la multiplication de conduites "anomales". C'est, mutatis mutandis, le raisonnement de Durkheim pour le suicide: il suit, dans les sociétés modernes, du relâchement des contraintes sociales sur les individus, et pour cette raison, il frappe davantage les protestants, partisans du libre-examen et de la liberté de conscience, que, par exemple, les catholiques, soumis à un rituel public imposé qui encadre davantage les gestes de chacun. Or, penser en termes de conduites anomales, toute la sociologie américaine n'a eu de cesse de le souligner, c'est négliger la capacité de réorganisation qui permet à certains comportements de devenir "déviants", autrement dit, de se donner des règles et de s'y tenir, même s'ils sont effectivement, d'un point de vue normatif, marginaux ou illégitimes. Le suicide se résumant à un seul acte, le qualifier de "déviance" est délicat. C'est autrement plus séduisant pour les conduites toxicomaniaques (qui sont éminemment ritualisées). Et ce l'est encore davantage pour le transsexualisme, notamment dans l'acception qu'isole Frignet, chez qui la lecture anomaliste banale (tout ce qui forclot le signifiant phallique est psychotique, hors-norme: la fameuse "norme-mâle", dit Lacan), avec son insupportable cortège de lamentations sur le "sujet" qui n'est plus ce qu'il était, cède la place à l'exploration raisonnée de ce qui se construit sous nos yeux, dans le registre assez angoissant de déviances nouvelles. En général, je trouve courageuses les réflexions psychanalytiques qui évitent de faire de la castration une sorte d'idéal au second degré (celui qui reste, une fois qu'on a éliminé les idéaux illusoires), et qui se laissent inquiéter par l'idée qu'il y a d'autres jeux humainement jouables avec le sexe, le langage et la mort. En cela, ni Morel ni Frignet ne cautionnent d'alternatives imaginaires à la castration. Ils ne se voilent pas les yeux devant le prix payé par les transsexuels, quelles que soient bien sûr leurs dénégations. Mais ils prennent au sérieux la question transsexuelle, bien autrement que pour la rejeter comme folle d'emblée, purement symptomatique, ou hors-sens. Ils acceptent que certaines réponses "délirantes" ne soient pas des délires patents (des salades de mots, ou des bizarreries sémantiques), mais les articulations plausibles de significations à portée universelle dont on ne se débarrassera pas d'un revers de main. Ils regardent en face ce qu'il y a de déplaisant à considérer, avec Lacan, que le Nom-du-Père est un "sinthome", ou en d'autres termes, le plus commun, assurément, des nouages qui font consister ensemble le réel du corps, les paroles interdictrices originaires, et les images idéales qui nous soutiennent dans le rapport à nos semblables: un sinthome, donc, mais pas pour autant le seul, ni le plus nécessaire en soi.
Ainsi, tant Morel que Frignet restent insatisfaits des critères psychiatriques en vigueur. Il leur préfère une conception centrée sur le sujet, et sur le cœur de la revendication subjective et de la certitude qui anime les transsexuels dans leurs démarches, en particulier la quête de la reconnaissance légale. La notion psychanalytique lacanienne de psychose, avec son critère, la forclusion du Nom-du-Père, dans l'Œdipe envisagé comme "métaphore paternelle", est pour tous les deux la clé de voûte de l'intelligence de ce syndrome. C'est pourquoi toute la clinique comportementaliste et objectiviste qui, à force de statistiques et de sondages sur la satisfaction des transsexuels après l'opération qu'ils ont réclamée à cor et à cris, ne les intimident guère. Ils lui préfèrent des entretiens poursuivis pendant des mois, voire des années, et le récit des déplacements parfois très importants, sans doute thérapeutiques (si le mot a sa place ici), dont ils ont été les témoins. Assumant complètement les risques éthiques que cela comporte, ils ont l'une et l'autre pour position de ne pas laisser les transsexuels écraser leur dire, et donc le jeu qu'ils peuvent à l'occasion se ménager subjectivement, sur des énoncés tout faits, ceux que leur proposent de façon désormais standardisée les "récits de vie" typiques, qui permettent d'accéder aux hormones et à la chirurgie.
Le fait est que les psychiatres sont mal à l'aise devant les transsexuels. Je l'ai dit, selon les critères comportementaux usuels, il est difficile de dire que ceux-ci délirent au sens où un schizophrène délire; au contraire, si l'on met de côté des sujets manifestement discordants (mais je ne suis pas non plus sûr que la "discordance" soit toujours objectivable dans un comportement), on est plutôt fasciné par la cohérence des propos, la fermeté de la résolution, le pathétique de trajectoires de vie auxquelles il est facile de s'identifier projectivement en se créant des affinités avec les patients, suffisantes à créer le doute ("Et s'ils avaient raison? Ne sont-ils pas les mieux placés pour définir leur identité?"). Qu'un discours cohérent puisse ne refléter qu'un strict automatisme de la structure, que la fermeté d'âme ne soit qu'une variété socialement mieux tolérée de la conviction paranoïaque, et que la compassion ne soit pas une norme psychothérapeutique a priori, voilà cependant des thèses fortes, qui ne sont pas (ou probablement pas) à la portée d'une médecine mentale qui doit impérativement légitimer ses conjectures dans le cadre de l'objectivité scientifique, et de plus, se rendre acceptable au goût des conventions morales dominantes. Morel et Frignet ont donc le mérite de faire sentir ce qu'on peut soutenir quand on réfute la définition purement psychiatrique du transsexualisme (i.e. de la "dysphorie de genre"), en mobilisant une théorie psychanalytique qui est aussi, d'un même geste, l'exposé de leur praxis.
Morel, comme la plupart des lacaniens, rejette d'abord la distinction entre transsexuels "primaires" (qui veulent changer de sexe depuis la prime enfance, et parfois même arrivent à se comporter selon les stéréotypes du sexe-cible avant l'âge de parler!), et les transsexuels "secondaires" (qui se transsexualisent après une carrière hétérosexuelle parfois assez longue, où ils ont même pu avoir des enfants). Considérée comme acquise par la psychiatrie actuelle, elle sert de cadre à la recherche des origines biologiques et/ou sociales du transsexualisme, et se glisse ainsi admirablement dans le débat de l'inné et de l'acquis (avec sa dialectique infinie), en confirmant les propos des transsexuels cultivés qui s'y réfèrent très souvent pour décrire leur expérience. Pour Morel, s'il y a effectivement deux types de transsexualisme (mais chacun de l'ordre de la psychose), il faut l'entendre de la façon suivante. Ou bien le jeune enfant (mâle) a été, en tant qu'objet, soumis à une "identification précoce et massive à la mère" (le père l'a livré au caprice maternel et, de ce caprice, a fait la seule loi), ou bien l'enfant s'est retrouvé, entre les mains du couple parental, le jouet d'un "pousse-à-la-femme" (notion à éclaircir) au nom d'une féminité idéale qui exige une castration réelle. Dans les deux cas, le sujet, qui doit interpréter de toutes manières la jouissance qui l'envahit, ne dispose pas du moyen de la "localiser", faute du signifiant phallique forclos (72). Comme d'habitude, le cas du transsexualisme masculin (i.e. d'un homme voulant se féminiser) sert de paradigme. Même si c'est en effet statistiquement se qui se rencontre le plus souvent, il est gênant de ne pas disposer d'une analyse symétrique complète du transsexualisme féminin, et les moyens d'accommoder les conceptions théoriques des auteurs à ce dernier cas de figure (ce qui pourrait fournir une contre-épreuve de la plausibilité de leurs hypothèses) sont laissées à la charge du lecteur. Morel, cependant, reste extrêmement prudente. Sa typologie vise surtout à recadrer les anciennes approches cliniques de Stoller dans un contexte lacanien. Elle précise qu'il n'est "pas sûr que le désir maternel soit seul en cause dans le désir du transsexualiste de dire "non" au sexe anatomique" (73). En effet, pose-t-elle "l'identification ne résout pas le problème de la sexuation pour un sujet" (105).
Cette dernière formule, qui revient plusieurs fois dans son livre, est sa façon de rendre compte du fait clinique bien connu selon lequel les psychotiques ont recours à l'identification pour résoudre le problème de leur sexuation. Dans sa longue étude du cas Josiane (psychose avec transsexualisme, ce qui est commun, et non pas transsexualisme "pur", apparemment non psychotique), Morel soutient ainsi qu'un signifiant particulier a pu servir à sa patiente d'arrimage symbolique autour duquel faire graviter l'humanité en deux moitiés distinctes, et grâce auquel, elle a pu gérer tant bien que mal la dichotomie sexuelle dans l'imaginaire des ressemblances et des dissemblances quotidiennes. Bien sûr, dans l'examen minutieux qu'elle en livre, on observe tout à fait la différence entre la fonction de ce signifiant spécial, investi de sens par Josiane (c'est le mot "mauvais", surgissant dans diverses expressions comme "sentir mauvais comme un garçon", "être une mauvaise fille", etc.), et ce que Lacan nomme "Nom-du-père". Car ce signifiant, à ciel ouvert dans la langue, est équivoque, et donc à l'occasion déstabilisant (il suffit qu'une fille sente mauvais pour que la force conjuratoire de l'expression s'évanouisse, ce qui ne manque évidemment pas d'arriver…). De plus, détaché de toute référence à une saillance corporelle (comme le phallus), il ne localise pas la jouissance, ni ne lui donne une unité de signification qui rende le commerce sexuel concevable sur la base d'un leurre fondateur commun aux deux partenaires. Enfin, il ne sépare pas non plus Josiane de sa mère, ni ne commémore un tel événement (refoulé) qui fonde la succession des générations par le biais de la reproduction sexuée, s'articulant métaphoriquement à toute une culture, à un lexique, à une idée de la transmission de la vie. Mais de ces faits, encore une fois communs dans la clinique des psychoses, et nullement particuliers au transsexualisme, Morel tire une intéressante série de déductions.
Pourquoi, en effet, le Phallus lacanien ne serait-il pas, comme "mauvais" chez Josiane, un signifiant ne tirant sa valeur que d'une simple opposition (homme/femme)? Parce que, dit-elle, le signifiant phallique est en fait un signifiant non échangeable. Il faut, et c'est ce que Lacan, sans doute sensible aux limites de sa première conception du Phallus, a été conduit à faire, le penser comme une "fonction", et mobiliser pour cela un argumentaire dont certains éléments ne se comprennent qu'en relation à la signification logico-mathématique de ce terme.
Quelles sont les principaux points qu'impliquent cette conception?
Le premier, le plus dense aussi en contenu logique, est d'offrir une solution à l'épineux problème de la classification. Homme et femme sont des termes classificatoires, et la plupart des arguments relativistes de l'anthropologie contemporaine (dans sa version transgénériste) y voient la racine d'une convention arbitraire, implantée de force dans les corps, censés refléter "naturellement" (donc dans le vocabulaire scientifique de la biologie, ou bien du naturalisme sociologique et juridique) un dimorphisme sexuel qui est une "construction sociale". Sans entrer dans les détails proliférants de cette discussion, on sait à ce sujet la fortune qu'a connue T. Laqueur en montrant à satiété la fluidité imaginaire des traits essentiels de ce dimorphisme, sa malléabilité historique, et l'arbitraire des polarités sexuelles qui nous semblent pourtant les mieux fondées (5). Or, pour Lacan, l'opérateur signifiant qu'est le phallus n'est pas un signifiant substitué ni substituable à d'autres. Il est, rappelle Morel, le signifiant de l'altérité signifiante elle-même (et donc de la différence ultime qu'est la différence sexuelle, l'altérité de l'homme à la femme). En somme, la sexuation phallique bat en brèche l'opposition aristotélicienne entre "genre" et "différence spécifique", qui est la clé de voûte de la relativisation à l'infini des théories anthropologiques transgénéristes (pourquoi telle différence au sein d'un même genre, en effet, et pas telle autre, sinon d'un point de vue toujours relatif, situé, et donc réfutable?). Dans le genre Homo, il y a une différence, la différence sexuelle. Mais celle-ci, à y regarder de près n'est absolument pas plus cruciale que celle entre gauchers et droitiers, et elle ne puise sa force que de la fonction qu'on lui attribue pour des buts sociaux déterminés, que d'autres cultures, sinon nous-mêmes une fois mieux éclairés, peuvent remettre en question. Même la psychanalyse (surtout la psychanalyse!) ne font rien que de "naturaliser" cette différence, ou de lui donner une texture métaphysique ("Phallus" prenant alors sa majuscule) pour protéger ce qui pourrait n'être en fait que la part mystique d'une idéologie patriarcale de la domination masculine. Il est extrêmement aisé de trouver dans la littérature féministe radicale des arguments de ce ton (on n'a pas vraiment dépassé d'ailleurs sa formulation princeps chez Gayle Rubin, à mon sens). En tous cas, des auteurs comme Judith Butler, qui citent Lacan à profusion, ont ajusté le tir dans la perspective du transsexualisme, ou encore du lesbianisme militant, érigés en contre-pouvoir de l'"ordre patriarcal", et visent spécifiquement la liquidation de ce qui, dans toute polarité signifiante, pourrait représenter autre chose que l'occasion d'une "performance" transgressive, en sorte que la marque de l'altérité n'indique désormais plus que le sens d'une altération concrète à expérimenter de façon créative.
Morel connaît assez ces points de vue pour voir ce qu'ils enveloppent, et elle mesure ce que Lacan avait pu en pressentir. Le structuralisme du signifiant, en effet, surtout dans sa version foucaldienne, mais aussi en sémiotique, alimentait déjà la machine relativiste. Elle se livre donc, pour y parer, à une analyse serrée du passage de la nouvelle conception du Phallus, distincte de celle qu'on trouvait dans les Ecrits, à la logique des quanteurs de la sexuation qui culmine dans Encore. Le concept de différence et d'altérité que nous devons à Aristote, dit-elle (après beaucoup d'autres), c'est en somme la tentative d'écrire le rapport (sexuel) comme un rapport entre des complémentaires: la différence comme partition dans un genre totalisant. La finalité et la hiérarchie, de fait, découlent chez Aristote du fait que les parties, si ce sont des parties réelles, sont des parties pour le tout, et jamais seulement des parties du tout. Les parties ontologiquement en puissance ne s'actualisent que dans le mouvement qui les intègre à la totalité. En matière de différence sexuelle, cet imaginaire a donné lieu pendant des siècles à des représentations célèbres: l'homme contribuait en apportant la forme, et la femme, la matière de l'enfant à venir, leur communauté dans le même genre impliquant du coup une subordination de l'un à l'autre liée à la chaleur plus grande du corps masculin (plus parfait), dans un continuum qui faisait du corps féminin un corps masculin inachevé et inversé.
Mais que se passe-t-il quand l'universel (autrement dit la totalité logique du genre) que présuppose la formalisation d'un tel rapport (les différences d'Aristote divisant le tout) est conduit à ses impasses logiques? Et comment faire émerger ces impasses? C'est le second point qui occupe Morel.
La question est essentielle pour tout lecteur de Lacan dans la mesure où pour lui, l'Autre, c'est l'Autre sexe, entendu comme ce à quoi on ne pourra jamais, ni d'aucune façon, s'identifier. Aristote, au contraire, peut être lu comme un penseur de la médiation radicale, et si l'on veut, "un homme qui rêve", si le rêve revient à tenter à faire rapport de ce qui présentifie le non-rapport.
On le sait, Lacan, à la recherche de l'impasse propre au dispositif aristotélicien (celle qui révélerait là où ça cloche, là où donc le réel sexuel de l'altérité infinie pointe le nez) s'est servi de l'impossibilité très particulière, déjà connue dans l'antiquité, de recouvrir le carré apuléen (en AEIO: universelles affirmatives, négatives, puis particulières affirmatives et négatives, entre lesquels s'esquissent la contrariété, la contradiction et les subcontraires) par les diverses modalités (nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, contingent, ce qui peut ne pas être, impossible, ce qui ne peut pas être, possible, ce qui peut être). Pour Lacan, l'"impossible" signale l'émergence du réel comme inassimilable par le symbolique (il est ce qui troue littéralement l'Autre). Morel explique soigneusement, et de façon claire, pourquoi ce recouvrement problématique est tenu pour significatif par Lacan d'une jouissance qui y fait obstacle, et qui fait capoter le langage dans son rêve philosophique de totalisation sans reste, indiquant ce que l'on tente désespérément de rationaliser en pensant ainsi l'universel. L'enjeu est le suivant: si l'on veut penser la différence sexuelle comme différence absolue (celle du non-rapport sexuel), il faut la penser en relation à cette jouissance réelle, ou plus exactement, examiner comment la jouissance impose des modes de relation à l'impossible qui partagent les humains selon une frontière non pas relative, ou arbitraire, mais structurante. La différence sexuelle n'est plus alors une matière d'anatomie, mais bien de (deux) rapports à la jouissance, définissant des axes, des impasses spécifiques, et de là seulement, des positions sexuelles masculines ou féminines. Le fameux "pas-tout" de la jouissance féminine (elle n'est pas-toute phallique) donne alors sa vraie portée aux "quanteurs" de la sexuation. Le signifiant phallique devient celui par rapport à qui une jouissance hors-langage peut être située, et dans certaines limites, circonscrite dans son extériorité même. Mais il faut en traquer l'incidence précisément dans les situations où l'identification générique ("je suis homme", "je suis femme") échappe par quelque bout à la totalité moïque comme aux mirages de la ressemblance. Ce bout, selon Lacan, c'est bien sûr l'énonciation (cliniquement indexée sur ses lapsus, ou sur des sophismes qui sont autant de traits d'esprit), avec les dissymétries caractéristiques qu'elle introduit dans les énoncés qu'on s'adresse d'un sexe à l'Autre dans le désir et dans l'amour.
En somme, le pas-tout, l'impossible et les autres modalités anti-aristotéliciennes de Lacan, c'est le réel sexuel à la limite de ce que le Phallus peut en inscrire, et autour duquel, désormais, se divisent les jouissances réelles des hommes et des femmes, et plus seulement leurs titres symboliques à jouir. Morel, là encore, donne de précieux éclaircissements sur le nouage du réel, du symbolique et de l'imaginaire, en travaillant la genèse des "équations de la sexuation" chez Lacan à partir du thème freudien de l'hallucination négative de l'enfant confronté à la perception de la castration matrernelle (92).
Si condensé que soit ici mon résumé, on comprend pourquoi Lacan, du coup, a fasciné tout un courant des Queer Studies: il semble qu'en dénaturalisant la sexuation, il ait ouvert la voie "post-moderne" à une sorte de relativisation sémiotique des rôles sexuels. Rien n'oblige en effet à ce que ce part et d'autre du tableau de la sexuation, dans Encore, se trouvent des hommes et des femmes "anatomiques". Que la différence sexuelle soit au contraire durcie et rendue plus tranchante encore par ce même tableau, qu'il dessine la combinatoire fermée (car, encore une fois, strictement binaire) des relations à la jouissance, et qu'il consacre l'exception du Phallus (comme fonction) parmi les autres signifiants, voilà pourtant qui est aux antipodes du Lacan relativiste que voudrait s'annexer la nouvelle anthropologie critique du féminisme américain, et de ses prolongements transgénéristes. Il va de soi, maintenant, que la distinction sex/gender, qui est la norme du débat contemporain, est massivement rejetée par Morel, pour les mêmes raisons d'ailleurs que par Frignet. Il n'est pas pensable, selon sa formule, d'admettre qu'à côté du réel anatomique, son sexe, on aurait "une sorte d'âme sexuelle vraie du sujet" (197): son "genre". De ce point de vue, Morel et Frignet pensent tous deux que Stoller, en acceptant sans réserve, sur les bases culturalistes et interactionnistes que lui proposait Money, de dissocier cliniquement sexe et genre, n'a fait que se faire l'écho de l'auto-compréhension de leur situation par les transsexuels eux-mêmes. En fait, il n'y a pas la moindre place pour une quelconque variation psychique à l'égard du corps.
Morel, au contraire, s'efforce de ressaisir les données du problème dans une logique en trois temps, en cernant à chaque étape des possibilités pathologiques. Au temps 1, celui de la détermination physique du sexe, succède logiquement un temps 2, celui du discours sexuel de la famille ou de la société relativement à l'individu et à ses semblables, et enfin un temps 3 qui est celui du "choix inconscient du sexe". Les trois temps ne peuvent pas se superposer ni se renforcer comme de facteurs empiriques disjoints, ils ne cumulent donc pas la force de leurs contenus pour renforcer une identification sociale quelconque. Ils ne prennent sens que dans leur articulation, avec les refoulements qu'ils permettent et qui donnent une assise solide à la subjectivité. En somme, on ne voit apparaître la revendication de l'indépendance du "genre" (qui est du temps 2) à l'égard du "sexe" (qui est du temps 1), que lorsque le nouage réel, imaginaire et symbolique de ces trois temps s'est déjà défait, et qu'on tente de confectionner un raccord de fortune (un sinthome), sur une base binaire (une "âme" de femme dans un corps d'homme, selon la formule consacrée) et, comme souvent, bien trop rigide. Morel, reprenant le célèbre cas d'intersexualité de Fairbairn que Lacan avait longuement discuté, et l'opposant à ce que Stoller raconte, soutient ainsi que le temps 3 peut suffire à lui tout seul à arrimer un sujet dans l'existence (6). Elle n'ignore pas non plus les cas spectaculaires de "sexes contredits" dont parlent les anthropologues (par exemple les enfants esquimaux mâles élevés en filles, puis obligés à reprendre leur rôle masculins à la puberté). Mais elle n'en tire nullement les conclusions relativistes habituelles: en fait, que le temps 2 contredisent le temps 1 ne fait que proposer à l'assomption symbolique du temps 3 un réel sexuel encore plus impossible, encore plus problématique, mais qui, pour autant, ne fixe pas de limite a priori au choix du sujet. En fait, même si le discours social est congruent avec le sexe anatomique, comme il arrive communément, le réel de la jouissance reste tout entier à interpréter par le sujet (190).
C'est bien à ce niveau que Morel situe le transsexualisme. L'assomption symbolique n'est pas du tout donnée d'avance, et la sexuation se situe électivement à ce niveau. Pour elle, "le transsexualiste est celui qui dénonce l'erreur commune et refuse le discours sexuel de la façon la plus aiguë, à la jointure des temps 1 et 2 de la sexuation, précisément au point où le discours sexuel interprète l'organe de façon exclusivement phallique" (198). C'est d'autant plus convaincant qu'elle fait à cet endroit des remarques probantes sur les transsexuelles qui cherchent à se masculiniser: ces femmes en effet refusent que leur conformation génitale soit en aucune façon l'indice d'un "manque phallique", ce que soutient le discours sexuel ambiant, et ses normes. C'est pourquoi elles peuvent réclamer une phalloplastie, mais pas toujours, et surtout, en soulignant la contingence du phallus greffé qu'elles demandent. C'est en ce sens que l'émasculation des transsexuels qui veulent se féminiser participent de la même forclusion du signifiant, mais qui chez les hommes passe par la mutilation réelle de l'organe confondu avec le signifiant (et la norme-mâle de la normalité psychique), tandis que chez les femmes, on voit mieux se dessiner la dimension de la fonction phallique forclose (seule une fonction peut recevoir un traitement modal, ici celui de la contingence). Chez elles, en effet, le Phallus est rejeté au niveau de sa modalité féminine spécifique (le pas-tout), liée à une universalité qu'on dénonce en tant que telle. S'il est contingent d'avoir un pénis, pour la transsexuelle masculinisée, si ce dernier vient comme la cerise sur le gâteau (alors que la mammectomie est impérative), c'est en fait qu'il n'exerce plus aucune contrainte structurelle intraitable. Dans la construction si délicate d'une symétrie structurale entre les transsexualismes homme/femme et femme/homme, Morel propose ici une avancée notable. Si on la suit plus généralement, elle fait en tous cas de l'opposition suspecte entre "sexe" anatomique et "genre" psychosocial, l'effet en retour, dans l'énoncé (et dans l'imaginaire théorique), d'une forclusion du Phallus et de sa fonction dans l'énonciation des transsexuels.
Que la féminité repose enfin sur le quanteur exotique du "pas-tout", c'est ce qu'il faut prendre comme marque de l'Autre sexuel, autrement dit, de l'Autre radical: celui qui soutient "l'anti-identification par excellence" (214). Toujours en référence à Aristote, il convient de se souvenir que c'est justement l'idée de totalité qui bloque, en déniant un non-rapport capital, le non-rapport sexuel, l'émergence de la différence pure, autrement dit, de la différence sexuelle articulée à la différence réelle des jouissances (masculines et féminines). En ce sens, le pousse-à-la-femme psychotique est cette voie, déjà explorée par Schreber, qui permettrait de maintenir une sorte d'altérité là où l'engloutissement menace (c'est le sinthome que Schreber bricole en lieu et place du Nom-du-Père forclos, être "la Femme qui manque à Dieu"), avec ce résultat paradoxal que le pousse-à-la-femme témoigne en même temps de l'impossibilité de s'identifier à l'Autre (ici, à l'Autre de l'Autre), sinon asymptotiquement, dans la destruction de toute subjectivité et l'aliénation à une image dévorante. Rien, assurément, n'est plus éloignée de la féminité que cette image folle sur quoi converge l'aspiration transsexuelle. A l'évidence, cette féminité psychotique n'est pas l'effet d'une perte de jouissance, d'une castration imposée par la fonction phallique. Rien en même temps, et c'est la force de l'analyse de Morel, ne peut mieux prêter à la confusion imaginaire (si l'on peut parler ici d'une confusion réussie). Car que dit une névrosée qui énonce: "Je suis une femme"? Elle donne à son être-femme une densité qui, faute d'être (car il n'y a pas d'"être", à suivre Lacan, qui recueille en son sein, si j'ose dire, le prédicat féminin et le prédicat masculin, et qui autorise autrement que par une illusion dans l'énoncé, une véritable homologie entre "je suis femme" et "je suis homme"), faute d'être, donc, elle ne peut s'étayer comme moi que par le moyen d'une mascarade. Cette mascarade, rappelle Morel (38), est un spectacle de l'illusion en tant qu'illusion ("faire croire à l'autre qu'on n'a pas, parce qu'on croit qu'on a, alors qu'on n'a pas", sous-entendu "le phallus"). Tout se passe alors comme si, faute de l'authenticité de l'être, on pouvait néanmoins se sustenter de la vérité de l'apparence apparaissant comme apparence, ne se cachant justement pas comme masque. Or, du coup, la fonction de l'image et de la tromperie est tellement centrale, qu'on comprend aussitôt à quel point le transsexualisme peut être réussi, et réussi comme tromperie: comme tromperie qui prend le parti de dire le vrai sur la tromperie de la mascarade féminine, et qui se l'approprie.
De ce point de vue, le formidable (et redoutable, il bien faut l'avouer) effet de vérité de certains textes transsexuels militants s'explique fort bien, et confirme la thèse de Morel. En effet, la critique politique et culturelle entreprise sous l'étendard du radicalisme libertaire, et le jeu sur l'apparence féminine stéréotypée qu'il faut reconstituer théâtralement afin de mieux la miner, ces deux occupations qui occupent en alternance, mais à longueur de temps, plusieurs membres éminents de la communauté "trans" (Kate Bornstein, par exemple), sont à la fois leur chance d'être socialement intégré(e)s quelque part, même si la "minorité sexuelle" qui les accueille subit une réprobation intense (que tempèrent les institutions démocratiques là où elles existent), et la prison ultime de leur étrange sinthome. Je ferai simplement remarquer que ce sinthome, précisément parce qu'il s'accroche aux maillons faibles de la chaîne symbolique que noue le Nom-du-Père œdipien, mais aussi parce qu'il réussit mieux que d'autres à arrimer dans l'existence des individus en souffrance, n'est pas sans être opératoire. Si la psychose est un mode d'existence spécifiquement humain, et pas un déficit mental brut, c'est bien le lieu de rappeler que la psychanalyse doit se garder d'être normative (et rester descriptive) en traitant les quelques transsexuels qui se soutiennent ainsi, dans une vie évidemment précaire, comme des malades au sens de la médecine mentale. Ce qui ne revient aucunement à dépathologiser le transsexualisme en général, ni bien sûr à abandonner les transsexuels qui s'interrogent aux pièges multiples de l'imaginaire social ou de ce qu'il faut appeler sans crainte une idéologie de la liberté (du moins ceux que nous pouvons repérer…), mais à respecter leur singularité de sujets. Car, encore une fois, qui peut dire, et d'où, que le sinthome commun (œdipien) est le seul à définir toute l'humanité possible? C'est là le noyau de vérité qu'enveloppe le relativisme anthropologique du transgénérisme, dont les vices théoriques (voire les finalités perverses) ne sont pas non plus, pour autant, innocents.
Pour revenir à l'argument extrêmement serré de Morel, je soulignerai en conclusion ceci: à ses yeux, l'identification sexuelle est coextensive aux conditions logiques de la fantasmatisation (i.e. de la relation du sujet à l'objet (a), ce trou cicatriciel que son imaginaire pulsionnel peuplera des substituts de la jouissance de la Chose originaire perdue). On ne peut pas les séparer comme deux moments empiriques, comme l'allumette et l'incendie, ou comme le support et l'inscription. En fait, précisément parce que hommes et femmes ont des rapports à la castration commandés par la même fonction phallique, mais qui divisent réellement, et rendent incommensurables leurs jouissances, chacun ont une fantasmatique régie par la perte de ce qui pourrait être la jouissance de l'Autre (sexuel). Il n'y pas d'autre fantasme concevable que celui mis en place par l'identification sexuelle. Les charnières, donc, entre les trois temps de la sexuation (réel, imaginaire et symbolique), selon Morel, ménagent, non seulement assez de jeu pour expliquer la diversité des choix d'objets et des identifications (imaginaires, et non symboliques) infiniment diverses qui en découlent, mais elle ménage tout le jeu pensable pour le fantasme. L'homosexualité pseudo-lesbienne, par exemple, d'un nombre considérable de transsexuels féminisés, ou le fait que certains transsexuels refusent de coïncider avec le rôle sexuel stéréotypé qu'ils visaient pourtant en se faisant opérer, bref, ces étrangetés (d'apparition parfois récente) qui occupent aujourd'hui les sociologues et la communauté "trans" parce qu'elles démentent les tableaux traditionnels, tout cela, elle n'en parle pas. En fait, son point de vue théorique permet de les mettre au compte de variations superficielles, qui ne sont pas cliniquement pertinentes, tellement l'intelligibilité structurale (i.e. lacanienne) de la psychose peut absorber les chocs empiriques sans subir la moindre déformation. Que son travail soit le premier volet d'une série qui se poursuivra par l'examen de l'identification sexuelle dans la perversion et la névrose (173) explique sûrement ce parti pris systématique. Mais comment se défendre de douter? Le transsexualisme est suspect de servir un peu trop d'illustration à une théorie toute faite, quand il rentre si harmonieusement dans un cadre formel parfait.
La démarche de Frignet n'est pas si lisse, bien qu'elle pose aussi de difficiles questions de cohérence théorique. Mais au moins s'intéresse-t-il à la texture de l'imaginaire social, à sa mobilité historique, alors que le "discours social" qui intervient au temps 2 de la sexuation, pour Morel, reste finalement sous-déterminé, et son efficacité subordonnée à ce qu'en fera le temps 3, celui du symbolique, qui chez tout lacanien orthodoxe décide in fine de la position du sujet… L'attention au contexte juridique du transsexualisme en est un témoignage certain: Frignet s'intéresse à la Loi réelle, c'est-à-dire, dans son acception lacanienne, aux passages à l'acte que les lois positives matérialisent dans le champ social en créant de l'irréversible dans les conditions de subjectivation des individus. Il suffit simplement de penser aux impératifs légaux de la monogamie dans nos cultures pour saisir que cette Loi réelle est un déterminant crucial de notre imaginaire, et qu'il y commande une inertie spécifique. La Loi réelle, en ce sens, diffère de la symbolique, parce qu'elle est autre que la loi du désir chez les êtres parlants, encore qu'elle en émane, et elle a une force qui n'est certes pas moindre que l'anatomie. Plus généralement, Frignet est sensible à ceci que la Loi symbolique, ultimement celle du langage et de la parole, est loin d'être la seule à laquelle nous obéissions. Lacan lui-même a forgé la notion de "discours capitaliste" avec une claire conscience que les principes de l'échange réglés sur ceux du signifiant ne sont pas éternels: la circulation muette de l'objet marchand, qui impose à chacun place et fonction, et qui, dans le monde contemporain, exige qu'on crée "autant des objets pour les sujets que des sujets pour les objets" (Marx) a aussi force de loi. Elle régit l'économie psychique sous la forme d'une frustration reconduite à l'infini et qui n'est pas forcément d'essence hystérique, comme la toxicomanie, par exemple, le montre. Dans ce contexte, Frignet fait le pari que certains cas de transsexualisme rangés classiquement dans le cadre des psychoses ne sont en fait que des témoignages sociologiques du bouleversement des repères symboliques, sous le coup d'altérations profondes du droit, ainsi que de forçages du réel que permet la technologie moderne (7), chez des sujets non-psychotiques que peinent à caractériser les catégories encore bien "viennoises" de névrose et de perversion. Le sel de sa démarche est de ne pas isoler le syndrome transsexuel des questions de société auxquelles il est lié de toute évidence: le contrôle médical de la reproduction, voire celui de la physiologie de la sexualité, avec les apories juridiques de tous ordres qui se développent dans son sillage.
Lacan avait souligné, dès son introduction dans sa réflexion, l'importance de l'origine juridique du concept de jouissance. Juridique: donc associée au statut éminemment complexe de la propriété et de la possession (ce dont on "jouit" par excellence), de la loi qui répartit, et de la norme qui rectifie les déviations. Rien de surprenant alors si les mutations actuelles de la notion de "propriété", ses nouveaux "objets" (le corps, le collectif, la nature, le "patrimoine" génétique, le virtuel…) se ressentent subjectivement d'une manière ou d'une autre. Ce serait spéculer sauvagement que de dire où, et comment. Mais Frignet ne peut se tromper beaucoup en invitant les psychanalystes à se rendre sensibles à ce sur quoi le Lacan dont ils se réclament voulaient attirer leur attention: la vie du monde hors du cabinet, et ce qui s'y trame. Le prix à payer, évidemment, c'est une moindre perfection dans la couture formelle des concepts, moins de citations et de clarifications des textes difficiles.
Ces différences méthodologiques entre Frignet et Morel ont une traduction clinique. Le cœur de l'ouvrage de Frignet, sur lequel le lecteur est implicitement convié à vérifier s'il saisit correctement la théorie proposée, consiste en quatre extraits d'entretien: deux avec des transsexuels (A et B, un homme et une femme), deux avec des "transsexualistes" (deux hommes, C et D). Sans doute faudrait-il travailler ces entretiens sous forme de tableaux, en dégageant ce qu'ils ont de commun, et il est patent qu'ils ont d'évidentes similarités, puis en opposant terme à terme ce qui relève dans le premier cas de la psychose, et ce qui ne s'y laisse pas réduire dans le second. Bien sûr, le statut de ces entretiens est obscur: retranscrire une séance d'analyse avec un psychotique évoque un entretien psychiatrique à des fins d'expertise. Frignet en effet, à la différence des praticiens anglo-saxons, comme Ruth Kohen, qui publient des récits détaillés d'analyse de transsexuels, ne dit rien des mouvements contre-tranférentiels dont il ne faut rien laisser ignorer aux lecteurs dans les revues freudiennes officielles. De plus, pour des motifs de confidentialité, rien ne permet d'apprécier la trajectoire de vie des patients, et pour un livre qui attribue une valeur étiologique au "discours social" dans la genèse du transsexualisme, c'est une lacune sévère. Si l'on garde à l'esprit ces réserves, il n'en reste pas moins précieux de faire émerger les points suivants.
Transsexuels et transsexualistes, pour Frignet, ne se distinguent pas exactement par leur configuration familiale. Haine du père, père absent, père traumatisant, chaque fois, il est possible de construire une phénoménologie du déficit paternel, sans apercevoir la distinction de Frignet. Fait intéressant, mais qui confirme d'anciennes remises en question, il n'est pas obligatoire de rencontrer ces mères manifestement complices de la transsexualisation de leur enfant, dont Stoller avait dressé le portrait. S'il y a un problème avec les mères, il est intime et moins public (c'est le partage d'une angoisse de mort, par exemple). Le rapport au corps n'est pas tellement plus discriminant: ici et là, même dégoût affiché du corps, notamment des organes génitaux. Une histoire ancienne de travestissement ne fait pas non plus défaut aux deux groupes. Ni le rejet de l'homosexualité, ni non plus le fait d'être instrumentalisé, parfois assez directement, par le couple parental, ne sont propres à l'un ou à l'autre. Enfin, le relief de ces entretiens permet de ne pas ouvrir de fausses fenêtres diagnostiques, en attribuant aux chocs surajoutés (forcément ravageurs sur des édifices subjectifs aussi branlants), alcoolisme, moments ponctuels de décompensation, dépression, profond malheur existentiel, une valeur discriminante. Derrière les événements, parfois symétriques, les asymétries de structure sont palpables. Mais il est malaisé de dire que les uns ou les autres souffrent moins.
En revanche, A et B sont discordants, en général impuissants à rendre raison de façon simplement cohérente de leur choix; ils juxtaposent des phrases dont la connexion est immédiatement paradoxale pour l'auditeur. De façon curieuse, cela met d'autant plus en relief les énoncés qui font sens (les demandes de changement de sexe, les plaintes face à l'hostilité du milieu), dont la certitude inentamable frappe au premier regard, comme s'ils flottaient en blocs verbaux compacts sur un flot houleux et saccadé d'associations. L'accent revendicatif, vite passionné, est également sensible. Le besoin d'empathie quasi muette, au-delà des mots qui se dérobent, est constant, et des plus difficile à mettre en question, à intégrer en tous cas à l'ensemble des difficultés subjectives pour lesquelles un travail pourrait se mettre en place. Chez C et D, rien de tel: la justification, ou la mise en perspective rationalisante sont au premier plan, et le souci de se rendre enfin, grâce à la médecine, cohérents, domine le tableau. Le caractère ambigu de leur sexuation est donc tout à fait clair, C et D se sentant "femmes" parce qu'ils ne sentent pas les hommes qu'il faudrait être (au nom d'un certain idéal qu'ils récusent). La transsexualisation est également davantage à leurs yeux l'expérimentation d'un processus, même si ce processus est conçu comme la solution à un authentique drame vital. L'idée de dédoublement s'impose, et l'opération est envisagée comme un moyen de surmonter les inconvénients psychiques et sociaux de cette ambiguïté, cruellement ressentie, un peu à la limite du vertige. En somme, C et D rejettent l'image virile, l'image féminine s'imposant au psychisme comme pôle identificatoire, là où la première ne peut pas se développer. Chez A et B, c'est davantage un sentiment négatif qui prévaut: la certitude, en réalité, c'est la certitude de n'être d'aucun sexe, tout en étant voué au forçage qui en donnera un, mais dans le réel.
Le "transsexualiste", dans cette perspective, fournit donc plutôt une "réponse, sur un mode exacerbé, au refus social de la différence des sexes, dorénavant repérable dans nos cultures" (16-17). C'est parce que le "discours social" (au temps 2 de Morel, donc) comporte des variantes qui récusent la fonction structurante de cette différence, que des transsexualistes non-psychotiques peuvent apparaître. De cela, les formes intellectualisées que l'idéologie du transgénérisme présentent à satiété, ne sont, par leur succès de fascination et ses relais dans les médias, que le symptôme le plus éclatant.
Mais pour que cette analyse ait tout le pouvoir explicatif requis, il faut encore définir la sexuation d'une façon bien différente de Morel. "Le terme revoie", dit Frignet, "à la manière dont un individu - dont l'identité sexuelle est au demeurant établie, et ne prête pas pour lui au doute ou à la confusion - s'assume dans un rôle social qui range sa jouissance du côté masculin ou féminin" (20). C'est bien ainsi en effet que le transsexualiste a un problème d'image, et que s'il se fait opérer, il ne fait en réalité que se travestir, prenant sa peau, ou sa chair, comme objet du travestissement. C'est là encore une analyse qui a son pendant dans les débats qui agitent la communauté "trans": une invective commune, tant parmi les féministes, pour qui la féminisation prétendue des hommes insulte la féminité, que chez de nombreux transsexuels profondément énervés par le style libertaire, critique de tous les stéréotypes sexuels, d'une partie d'entre eux, est "skin tranvestite" (transvestiste de peau): ils en restent à la surface. Pour Frignet, identification sexuelle et sexuation sont donc séparables. Et le cœur du problème de la psychose transsexuelle se situe non au niveau de la sexuation (étroitement dépendante de la nomination sociale), mais dans le rapport du sujet à lui-même qui lui permet ou pas de s'éprouver homme ou femme. C'est l'opération du Nom-du-Père: une identification par le Père, qui reconnaît le sujet, et une identification au Père comme porteur de cette même fonction éminente: reconnaître le sujet (120). Cela ne concerne donc pas le désir, ni le choix sexué: l'identification primordiale, qui est à la fois réelle et sexuelle, est intégrée passivement par le sujet, et c'est cela dont les transsexuels ressentent le déficit. En ce sens, à la différence de Morel, pour qui le sujet n'est jamais sexué en lui-même, et "ne se sexue que par le biais du signifiant par lequel il se fait représenter" (118), Frignet pense que les lois de la Parole sont isomorphes à celles du partage réel de l'humanité en deux sexes, et qu'avec la subjectivation vient d'emblée le dimorphisme. Ce temps, antérieur à celui qui intéresse Morel, est tellement fondateur, qu'il autorise ensuite un sujet qui sait quel est son sexe à le rejeter, pour des raisons qui, en somme, sont de pure convenance. En quelque sorte, le transsexualiste de Frignet traite l'étage de l'identification primordiale tout comme celui de la sexuation, parce qu'il confond l'organe (le réel) avec le signifiant, et peut donc relativiser son identité sexuelle en invoquant le peu de conviction que la société contemporaine met (du moins dans certains secteurs) à défendre le Phallus (124).
Tout cela pose beaucoup de questions, et je voudrais en poser brièvement quelques unes. Tout d'abord, qui sait de quel sexe il est (et peut éventuellement ne pas vouloir être logé à son enseigne)? Du côté des transsexuels, il y a effectivement du savoir, mais sur le mode de la certitude délirante, et c'est un savoir fondamentalement négatif (on sait qu'on n'est pas du "bon" sexe, avant, dans un temps second, de rencontrer dans le discours social une bipartition signifiante qui contraint le choix dans le rejet, en sorte qu'on doit être un homme si l'on est femme, et femme si l'on est un homme). Le transsexualiste n'exprime qu'une ambiguïté, et un désir de voir de l'autre côté ce qu'il en est, en construisant les positions sexuelles comme deux images en miroir, se faisant exister réciproquement dans une continuité évanouissante, mirage qui se change en une source de jouissance pour le moi. Le savoir sur son identité sexuelle que lui prête Frignet, et dont il prive le transsexuel, est bien fragile. En fait, peut-on même savoir son identité? Savoir ne suppose-t-il pas d'avoir déjà une identité, laquelle, dans le renvoi de signifiant à signifiant, déclenche l'aphanisis du sujet au point où il pourrait coïncider avec un insaisissable lui-même? Il est extrêmement difficile alors de distinguer les deux catégories de Frignet de l'interprétation que Morel donne des transsexualismes "primaire" et "secondaire", et que j'exposais plus haut: pourquoi le transsexualiste ne serait-il pas soumis à un pousse-à-la-femme orienté sur l'image, par opposition au transsexuel, que la forclusion initiale aurait voué à une identification d'emblée massive et irréversible avec la mère? Je reste perplexe, et je ne vois pas clairement comment faire jouer ces éléments de distinction clinique dans divers cas. A n'en pas douter, la question de la jouissance est capitale. Le pousse-à-la-femme, l'élan vers l'image idéale et castratrice (de l'organe) qui anime certains transsexuels n'est peut-être qu'une modalité substitutive, dans laquelle, faute d'accéder au Phallus, donc à la jouissance phallique, donc enfin à la jouissance hors-corps qu'elle autorise (la jouissance sexuelle, jouissance de l'Autre), l'image est réinvestie pour faire consister le corps, et le limiter par une surface idéale (serait-elle plaquée sur la chair à partir d'une photo de magazine), substituant à la jouissance phallique une "jouissance Autre", dit Lacan, et donc anti-sexuelle. Après tout, le détour par la drogue ou l'alcool de nombre de transsexuels, qui décrochent après l'opération, n'est peut-être pas si anecdotique. En ce cas, le transsexualiste de Frignet ne serait pas moins psychotique que le transsexuel de Morel, simplement, son étayage reposerait sur une autre jouissance substitutive, étrangement capable de se faire socialement tolérer, en parlant aux fantasmes des névrosés, et à leur anticipation de la mascarade comme typiquement féminine.
Un autre facteur qui brouille le tableau est le suivant: les transsexualistes de Frignet sont habités, semble-t-il, d'un espoir d'être tout. Après l'opération, dit l'un d'entre eux, je serai "une femme avec tout ce qu'elle aurait dû avoir depuis le début" (79). Ceci s'appliquerait sans mal au transsexualisme féminin, sur un mode symétrique: en se masculinisant, une femme , je l'ai dit, réduit l'opérateur anti-totalisant qu'est le Phallus à un appendice contingent, qui vient juste compléter l'image pour la beauté de la chose. Son ravalement symbolique est parachevé par la greffe. Mais cet idéal du hors-sexe (i.e. du tout sans Autre, où donc le rapport sexuel existerait, et ne serait qu'affaire de symétrie, d'égalité authentique entre partenaires), est un idéal psychotique, dans la doctrine lacanienne usuelle. Enfin, que A et B soit discordants, dans les entretiens de Frignet, tandis que C et D ne le sont pas, ne suffit pas à éliminer le diagnostic de psychose pour les derniers; leurs conduites perverses pourraient bien n'être que des relais temporaires économisant le passage l'acte mutilant qui couve depuis le départ. Là encore, il manque trop de détails pour se prononcer. Un détour intéressant pour avancer serait de confronter Frignet à un des cas de Morel, celui de Ven (200): est-il transsexuel ou transsexualiste? Certaines hésitations de Morel font penser qu'il s'agit d'un transsexualiste.
Quoi qu'il en soit, le choix de Frignet étant clairement de donner une portée publique à ses analyses, son livre appelle encore d'autres considérations. Frignet ne dissimule guère ses a priori (21, 151): il est contre la chirurgie. On aimerait savoir, ainsi, en quoi il se démarque de positions purement et simplement religieuses (je préfère ce mot à celui de "réactionnaires", car il s'agit d'autre chose encore que de politique), qui prennent sur elles, là où les frontières sont bouleversées, de trancher dans le réel à coup de références symboliques massives: il y a des hommes et des femmes, Dieu, (ou la nature, ou l'évolution, etc., qui ont plutôt les faveurs de Frignet) l'a voulu ainsi. Frignet s'inquiète surtout de la faiblesse insigne des réponses que les psychiatres ont formulé face au défi culturel transgénériste et au militantisme judiciaire qui tend à faire du choix du sexe un droit de l'homme, au nom de la privacy anglo-saxonne et de la protection des individus. Mais c'est un vaste problème que de savoir si la psychanalyse peut (ou d'ailleurs doit) résoudre les impasses épistémologiques de la psychiatrie. C'est que Frignet présente plutôt le dimorphisme sexuel comme un fait brutal; car "ce qui fait pourtant depuis l'aube des temps l'essence de l'homme", dit-il, c'est que "la parole, dès la naissance, et même dès avant la conception, est partie prenante dans la constitution de l'identité sexuelle, et donc, en tant que telle, une conséquence du processus de reproduction dimorphique [je souligne]" (98-99). Tout cela serait parfait si le dimorphisme sexuel était aussi régulier que la chute des corps. Mais que dire du choix du sexe chez les intersexuels? (8) La nature se moque parfois cruellement des découpages du signifiant. En fait, cette caution est-elle bien utile? Tout se passe comme si la normativité était incompressible dans toute considération sur le sexe. Mais ce n'est pas parce que certains attaquent l'ordre sexuel comme une norme désuète, qu'il faut leur répondre en surenchérissant dans le normatif, et en voulant le faire valoir auprès de juges qu'un bon siècle de capitalisme a guéri de toute foi dans la loi naturelle…
Je serais bien tenté de voir là une manifestation exemplaire du travail de la bisexualité psychique en psychanalyse. Morel, comme femme, semble particulièrement sensible au thème de la contingence, du pas-tout, du lien privilégié de la féminité à une jouissance qui ne serait pas-toute phallique, et qui régit, c'est l'évidence, son attitude transférentielle à l'égard de patients pour elles clairement psychotiques. L'impossible est la référence constante de Frignet: impossible d'échapper à la loi phallique du dimorphisme. Là où pour Morel, le contingent fait pièce au nécessaire, et crée ainsi les conditions d'une certaine tolérance pour des sinthomes extraordinaires, pour Frignet, l'impossible sexuel doit refermer le robinet des possibilités égarantes que la technologie médicale moderne ouvre sous nos yeux, et qui nous conduisent à tenter n'importe quoi, au simple motif qu'on peut le tenter.
La question thérapeutique s'en ressent. Frignet est contre les opérations, qui sont en ce moment considérées comme le seul traitement possible du transsexualisme (une fois éliminés les indécis, les pervers, les schizophrènes, etc.). Mais pour quel mieux? La question se pose parce que Frignet ne se contente pas de parler pour des transsexuels qui l'ont consulté, et se sont confiés à lui, créant ainsi les conditions d'une lecture symptomatique de leur condition. Il ne se cache pas ainsi, devant le paravent commode en psychanalyse des sujets singuliers à qui l'on a eu affaire, en refusant les responsabilités plus générales qu'enveloppe une prise de position doctrinale. Il parle donc avec un certain degré de généralité objective de ce qu'est le transsexualisme. S'il reconnaît volontiers qu'il n'a pas beaucoup examiné de patients après l'opération, Jean-Pierre Lebrun, dans sa préface, affirme pour sa part que cela ne modifie rien à leur problématique. Est-ce si sûr? Les tests de satisfaction post-opératoires ne sont pas absolument négligeables, tout de même, d'autant qu'ils isolent des individus qui ne sont pas satisfaits, et qu'ils ont permis de filtrer les candidats de façon à ce que, par exemple, les poursuites judiciaires ou les échecs à la réinsertion sociale diminuent. On se gausse souvent du peu de fiabilité de questionnaires qui ne s'intéressent guère à la subjectivité des patients, comme si c'était là un objet pour les statisticiens. Dire que cette satisfaction est folle (ce que je crois) est donc une réponse logiquement possible; mais toute folle qu'elle soit, répondra-t-on, elle demeure une satisfaction. En fait, il manque deux choses à une analyse rigoureuse de ce qu'on peut raisonnablement défendre sur le plan thérapeutique, comme une alternative plus respectueuses des chances de la psychothérapie que les stratégies actuelles (qui répondent à la demande transsexuelle au niveau exact qu'elle impose aux médecins). La première, c'est une déduction du caractère de déraison de la revendication transsexuelle en elle-même. Et je crois que c'est là une tâche philosophique, qui s'impose d'autant plus que les velléités normatives qui affleurent dans le livre de Frignet semblent incompatibles avec la neutralité descriptive de la psychanalyse, et surtout, sont intrinsèquement fragiles (lier les lois de la parole à l'évolution par le biais de la reproduction sexuée est totalement spéculatif). Sans cette déduction, on ne sortira pas de leur embarras magistrats et psychiatres, qui n'ont tout simplement pas de mots, dans un registre strictement objectif, pour qualifier le malaise dans lequel les plonge les cas qui se présentent (qualifier quelqu'un de "fou" doit prévoir une réponse à l'objection selon laquelle il ne s'agit que d'un préjugé). La seconde, c'est justement celle dont Morel et Frignet se font les pionniers. Il y a une incroyable méconnaissance probablement pas innocente) dans le public médical des cas de modifications psychothérapeutiques chez des transsexuels, de ce à quoi ces modifications ressemblent, des histoires qui y ont conduit, des exigences de la prise en charge, etc. Au moment où l'on monte en épingle d'obscures tentatives de rattacher le transsexualisme à des troubles génétiques, ou neurophysiologiques, il est indispensable que la malléabilité psychique (toute relative, mais pas nulle) de symptômes si graves soit clairement exposée. Toutefois, une chose est de dire que les patients perdent après l'opération des "possibilités évolutives" (Lebrun, 9) qu'ils avaient avant, une autre de dire, surtout quand il s'agit de psychotiques, qu'on a mieux à leur proposer par le bais de la psychanalyse. Qu'il soit effectivement scandaleux qu'on accepte de dépenser une fortune pour les hormoner et les opérer, tandis qu'au même moment, on méprise indûment l'approche psychothérapeutique, cela n'implique pas que la psychothérapie (surtout s'il s'agit d'offrir aux transsexuels l'attention d'un psychanalyste) ait une efficacité garantie (9).
Il y a enfin dans la prise de position juridique de Frignet un fait frappant: pour lui, être dit femme est pour le transsexuel un point sur lequel rien n'est négociable. Il s'agit ainsi d'obtenir une reconnaissance juridique, par la Loi réelle, disais-je, de ce qui n'est pas possible dans l'ordre de la Loi symbolique. Et comme il s'agit d'"être dit femme", remarque Lebrun, la porte paraît ouverte à une approche du transsexualisme par la parole, et non par le bistouri. Or est-ce bien toujours le cas? Sans doute le contexte médico-légal français pèse-t-il lourd sur ce type d'affirmation. Dans les pays où les contraintes d'état civil sont moindres, avoir le corps du sexe-cible est autrement plus crucial, il semble, et les démêlés judiciaires des transsexuels sont davantage motivés par de banales raisons sociales ou financières (divorce, succession). Il est tout simplement invivable, en France, au quotidien, de ne pas avoir un numéro de sécurité sociale en accord avec son apparence physique. Quand on entend çà et là des gens se plaindre de la contribution à la perversion sociale des juges qui acceptent si aisément, par compassion, les modifications d'état civil des transsexuels (contre ce que devrait leur commander leur rôle supposé de gardiens de la Loi symbolique), je me demande où est la perversion. Car les refuser, c'est renvoyer les gens sur le trottoir. N'est-ce pas tout aussi pervers? Mais peut-être que la perversion, c'est cela: quoi qu'on "choisisse", le pire advient. En tous cas, l'assimilation partielle, même prudente, de la Loi symbolique à la "loi naturelle", comme Frignet la pratique à l'occasion (102), paraît à cet égard bien fragile, et surtout, encore une fois, inutilement normative.
On ne se débarrassera pas facilement de la question "pourquoi pas?" Ni la psychiatrie ni le droit n'auront de réponse à la question que posent les transsexuels, qui est autrement plus profonde que la revendication bruyante qu'on démédicalise leur condition, et qu'on leur donne tous les droits attachés au sexe dans lequel ils se reconnaissent. En refermant les livres de Morel et Frignet, on se prend à rêver que la psychanalyse (mais je ne crois pas qu'elle puisse le faire seule, et sans un vigoureux appoint philosophique) saisisse l'occasion de dire quelque chose de fort sur des enjeux pareils, au moment où par bien d'autres côtés encore que celui du sexe, l'humain devient techniquement manipulable, offert à une volonté de puissance qui puise sa justification dans l'arbitraire privé des individus. Sinon, il est assez facile d'imaginer que les transsexuels, alors que le transsexualisme n'existe et ne peut exister que chez les êtres humains, soit tout simplement expulsés de l'humanité, et traités sinon en mutants, en aliénés banals. Mais qu'on n'accepte pas à sa valeur faciale ce qu'ils nous disent (donc sans interroger les sujets qui demandent, au-delà de leur demande), cela ne nous dispense pas d'évaluer le sens de ce qu'ils disent, ni d'apprécier l'originalité subjective indéniable de certains montages qu'ils élaborent. Il est sûr, en effet, qu'à leur contact, on mesure pour de bon (pas comme une généralité théorique) que l'Œdipe n'a rien de "naturel". Mais encore une fois, dans cette tâche, le psychanalyste doit se garder d'être normatif.