"L'interprétation du rêve" de Freud. Une philosophie de l'esprit inconscient,

par Pierre-Henri Castel,

PUF, coll. "Les grands textes de la philosophie", Paris, 1998.

Avant-propos

Je sous-titre ce commentaire de la Traumdeutung sans l’ombre d’une hésitation: une philosophie de l’esprit inconscient. Car le grand œuvre de Freud est bien, de part en part, un magistral traité philosophique digne de prendre place, après ceux d'Aristote sur l'âme auquel Freud doit tant, dans la lignée des "traités de l’entendement humain" qui ont fleuri dans la postérité de Descartes, chez Locke, ou Leibniz (le premier à concevoir un inconscient articulé au cogito), et qui tous ont proposé de puissantes analyses du concept d’esprit. Ce livre est aussi — ce qui occulte la tradition rationaliste à laquelle il se rattache — un éminent rejeton des spéculations de Schopenhauer sur l'affectivité, la volonté et la représentation, qui, avant Freud, ont nourri Nietzsche, et qui, après lui, commanderont la pensée du jeune Wittgenstein. Freud évoque régulièrement le chapitre VII ("Psychologie des processus du rêve") comme son "chapitre philosophique". En avril 1896, au moment où son projet s'esquisse, il écrit à Fliess (1): "Je n’ai aspiré, durant mes années de jeunesse, qu’aux connaissances philosophiques et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. C’est contre mon gré que je suis devenu thérapeute". Enfin, la Traumdeutung abonde en références à la "psychophilosophie" française (selon l'expression de Janet), autrement dit, au courant de pensée dont Bergson est l'héritier. Freud va donc droit au cœur des présupposés épistémologiques, éthiques et métaphysiques qui, pour nous encore, justifient l’examen philosophique des problèmes posés par les maladies mentales.

Quand l’ouvrage paraît en novembre 1899 (délibérément daté de 1900 pour marquer le siècle!), Freud a 44 ans. Neurologue estimé, il attend une reconnaissance universitaire que ses origines juives ne lui facilitent pas, dans une Vienne catholique et réactionnaire. Il gagne sa vie en soignant des névrosés auxquels il tente d'offrir mieux que des cures par l’hypnose. Mais son ancien mentor, Breuer, co-auteur des Études sur l’hystérie (2), ne l’a pas suivi sur cette voie; il est isolé. Surtout, il vient de traverser une expérience intérieure, son "auto-analyse", qui l’a bouleversé affectivement, le libérant de nombreuses "résistances intérieures" (443), mais aussi intellectuellement. Il a pu s’assurer de la pertinence d’une théorie dont la clinique de l’hystérie lui avait procuré les premiers linéaments, et qu'il a désormais en sa possession de ce point de vue subjectif dont les médecins contemporains devinaient la valeur cruciale pour comprendre les névroses, mais auquel aucun n’avait su se ménager d’accès. Ses rêves de la Traumdeutung, loin donc d’être de simples illustrations, sont les étapes de cette auto-analyse. Ils portent la trace du choc que fut la mort du père de Freud, en 1896.

On trouvera donc ici: 1) un résumé de la Traumdeutung; 2) une délimitation des thèses de Freud, avec les difficultés qu’elles soulèvent; 3) un commentaire critique de l’ouvrage qui met en valeur à la fois ses intuitions (étayées par une clinique subtile des névroses, elles n’ont rien d’évident) ainsi que des objections, historiquement réelles ou logiquement possibles, auxquelles Freud a répondu ou aurait pu répondre  quand la masse des exemples brouille la démonstration, j'interromps la lecture page à page, et j'extrais de ce matériel ce qui lui sert de prémisses; 4) une conclusion philosophique (influencée par les débats actuels sur l’esprit) justifiant l'approche que j'ai adoptée pour maximiser la cohérence de la doctrine de Freud; 5) une sélection bibliographique sur Freud, la psychanalyse, et les énigmes du rêve (3).

De façon délibérée, je me suis abstenu de fournir une liste de définitions notionnelles élémentaires en psychanalyse. C'est que la Traumdeutung s'y prête par bonheur fort mal: dans la cornue freudienne, c'est la panse où bouillonnent les idées, où le vocabulaire se cherche, et où le concept est inséparable de sa fonction dans l'argument. Or ici, c'est le raisonnement et l'invention logique qui ont guidé l'explication, et le souci de développer avec une certaine minutie le procès d'une démonstration épistémologiquement exemplaire  au détriment, par exemple, des justifications internes à la théorie psychanalytique de tel ou tel aperçu sur la névrose ou les rêves, ou d'une exploration trop strictement biographique du matériel offert par Freud lui-même. De plus, le lecteur qui ne voudrait recueillir qu'un produit complètement distillé dispose déjà d'un lexique de termes-clés, admirable à tous points de vue (4). Le procédé n'est gênant qu'en un seul endroit: le lecteur ignorant de Freud peut sauter la section consacrée aux développements ultimes de la théorie du rêve (Dans l'examen des préfaces: Les mutations conceptuelles de la théorie du rêve après L'interprétation du rêve), et n'y revenir qu'à la fin de sa lecture. Ce choix, j'espère, tranche avec d'autres stratégies herméneutiques qui, en forgeant une image ésotérique de la psychanalyse, ont fait oublier qu'avec Freud, la raison est toujours chez elle.


Introduction

Dans L'interprétation du rêve, Freud soutient donc sept thèses:

  1. Le rêve, malgré la multiplicité de ses espèces, est un état mental assez unitaire pour être conceptualisé. Et les antinomies des théories qui s'y sont essayées admettent une solution synthétique, qui rend compte autant du rôle du corps dans la formation du rêve que de son caractère irréductiblement psychologique. Pour parvenir à cette solution, il faut moins des faits empiriques nouveaux sur le rêve, qu'une théorie de l'interprétation, puis une théorie de l'esprit, que Freud fournit pour la première fois.
  2. L'association libre des "idées incidentes" lors du récit du rêve est un moyen d'exploration nécessaire et suffisant du matériel onirique. Ni la multiplicité des connexions possibles entre représentations ("surdétermination"), ni les liens affectifs qui unissent le rêveur au praticien auquel il se raconte ("transfert") ne constituent un obstacle, au contraire. Les résultats de cette méthode ne sont donc sujets ni au hasard ni à la suggestion.
  3. L'essence du rêve est d'accomplir un désir, ou du moins, une tentative pour l'accomplir. L'état du corps ou de l'esprit fournit juste l'occasion matérielle de son expression dans le rêve. Ce désir est sexuel, infantile, égoïste et inconscient.
  4. Il faut distinguer le "contenu latent" et le "contenu manifeste" du rêve. Entre les deux, sauf parfois chez les enfants, prend place une déformation exigée par la "censure" interne au rêveur, dont la cause finale est un autre désir "préconscient" du Moi de rester endormi, et d'échapper à l'angoisse (surtout sexuelle). On peut spécifier les opérations en jeu dans cette déformation, où l'expression symbolique du désir joue un rôle crucial, confirmé par d'autres données, psychopathologiques et anthropologiques. Les antinomies des théories traditionnelles découlent des multiples effets de ce "travail du rêve".
  5. L’opposition manifeste / latent implique que l'esprit ait une part inconsciente. De celle-ci resurgissent les désirs refoulés par le Moi. Ce refoulement dans l'inconscient révèle une dynamique des rapports de force, entre affects comme entre représentations. Les rêves sont donc des "formations de compromis" entre ces forces en conflit, et ils sont construits de façon analogue aux symptômes névrotiques.
  6. On peut construire une explication naturaliste (i.e. causale) du processus de déformation en quoi consiste l'action de l'inconscient, si le psychisme est conçu sur le modèle de l'arc réflexe. La thèse 5. est donc réductible à une hypothèse neurophysiologique.
  7. Non seulement les rêves des névrosés sont interprétables, mais par les prémisses 2., 3. et 6., la solution à l'énigme de leur signification cause la résolution des symptômes, pourvu qu'il y ait reviviscence affective des contenus subjectifs en jeu. Le rêve névrotique avère du coup la structure hypothétique du psychisme, et confirme la théorie du rêve normal. La symptomatologie hystérique spécifie enfin quelle type de causalité joue dans l'appareil y , ce qui lie substantiellement l’interprétation du rêve à la cure psychanalytique.

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Telles que je les expose ici, les sept thèses de Freud sont des thèses à prétention scientifique, et non pas philosophique. Aussi est-ce presque toujours sur une critique épistémologique que s’ouvrent les lectures de Freud par les philosophes, et les plus connues sont des exercices de réfutation. Il en existe deux grandes modalités.

La première à viser en tant que telle la scientificité de la psychanalyse, est celle de Popper (5), pour qui Freud incarne tout ce que la science doit s’interdire. C'est certainement la plus célèbre. Popper explique que les arguments psychanalytiques sont tels qu'aucun fait empirique ne peut les réfuter. Cette "infalsifiabilité" structurelle est nette dans les cas de rêves dont le contenu (même latent) contredit la thèse 3. de Freud: les rêves contraires au désir, ou les cauchemars. Si l'on examine les réponses de Freud à ces contre-exemples, on s'aperçoit qu'un rêve contraire au désir peut servir à confirmer la thèse du rêve-désir! Il peut (par exemple) être inspiré par le désir de prouver à Freud qu'il a tort.. (143) De tels procédés d’immunisation poussent le psychanalyste à déroger à la règle qui veut que l'on privilégie, dans la construction d’une théorie scientifique, les hypothèses les plus exposées aux démentis empiriques. Pire, ils le poussent à surestimer la valeur des cas où la théorie se vérifie. Pareil "vérificationnisme", qui s'économise la recherche des objections provoque un sentiment d'invincibilité que Popper dénonce: le travers du psychanalyste n’est plus épistémologique, il est sociologique. Critiquer Freud devient, selon Popper, pour le freudien orthodoxe, l'effet d'une "résistance névrotique" du philosophe à la dure vérité de l'inconscient, et ses doutes, des symptômes dont la place et la fonction sont prévues de longue date au sein de la théorie…

Encore plus virulent, et bien mieux informé, A. Grünbaum (6) s'est opposé à Popper, à qui il a reproché une reconstruction erronée de la théorie freudienne. Car Popper reconnaît au moins à Freud le mérite d'avoir élaboré une construction brillante, et il avoue préférer une théorie "métaphysique" (i.e. non-scientifique) à pas de théorie du tout. Mais A. Grünbaum nie que la théorie de Freud soit le moins du monde brillante. Ce n'est pas qu'elle soit infalsifiable: elle n'est tout simplement pas suffisamment étayée, et peut-être, elle est fausse. Freud, dit-il en substance, prête un pouvoir de confirmation décisif à un effet thérapeutique douteux. Or, si l'effet causal de la guérison n'est plus avéré, il n'y a plus aucune raison d'accorder du crédit à l’architecture mentale bien étrange au sein de laquelle l’interprétation du contenu de sens d'une représentation aurait le pouvoir de supprimer un symptôme objectif (thèse 7.). De plus, les parentés thématiques entre termes qu'associe le patient sont peut-être des raisons qui, fonctionnant en réseau, justifient le récit de la névrose; mais en tant que telles, ces raisons ne sont que des descriptions rationalisantes; elles sont causalement inertes. Ce n’est pas parce que je peux motiver "ainsi" ma conduite, qu’en la décrivant sous ce jour, j’ai la moindre espèce d’accès à ce qui la cause réellement. D’où d'insolubles paradoxes. Par exemple, A. Grünbaum observe que si le rêve consistait effectivement en un retour de représentations refoulées (thèse 5.), alors la guérison devrait amener ce résultat étrange que, guéri, le névrosé ne rêverait plus! (7). Il faut donc avouer que Freud a échoué dans son projet d’explication causal et naturaliste des contenus mentaux névrotiques, et par ricochet, des normaux.

Il est impossible de ne pas accorder aux arguments d'A. Grünbaum une place centrale dans toute lecture philosophique de Freud, et particulièrement de L'interprétation du rêve. Personne n'a autant souligné la vigueur du naturalisme freudien, ni son souci d’inscrire la psychanalyse dans le champ de la psychologie entendue comme science inductive. Personne n’a donc mieux détaillé les obstacles qui guettaient Freud: un usage paradoxal et déviant de la notion de "causalité" au niveau épistémologique et méthodologique, et au niveau clinique et thérapeutique, une impuissance totale à exclure la possibilité que les résultats ne soient pas contaminés par la suggestion — et même les données de base, puisque si je découvre en moi un "complexe d’Œdipe", c’est peut-être parce qu’en allant consulter un psychanalyste, je croyais déjà qu’il en existait un. A. Grünbaum amène donc à un haut degré de formalisation les réticences habituelles que suscite la psychanalyse, et, si j’ose dire, il donne une caution conceptuelle à la déshérence de la thérapie psychanalytique des névroses dans la psychiatrie moderne, qui est un fait absolument général.

Mais cette lecture repose sur un certain nombre de prémisses contestables. La plus évidente est l’idée que prendre philosophiquement au sérieux Freud, ce serait uniquement confronter son projet épistémologique (fonder sur des bases naturalistes une psychologie des maladies mentales) aux résultats, ou plutôt à l’absence de résultats sur quoi il déboucherait. Bien sûr, il serait gratuit de situer Freud dans l’histoire de la philosophie, dans la filiation de Schopenhauer, par exemple, si l’on n’insistait avant tout sur ce qui lui donne titre à y occuper une place éminente. En fait, tous les psychologues de l’époque lisaient aussi Schopenhauer, et l'idée d’inconscient, contrairement à une image naïve de la percée freudienne, était un lieu commun (8). L’exception psychanalytique tient à cela seul qu'elle comportait un véritable enjeu scientifique. C’est la formidable densité d’hypothèses audacieuses et séduisantes, de faits d’observation intégrés comme jamais, et la simplicité des conséquences médicales pratiques de sa théorie, qui distinguent philosophiquement Freud de ses contemporains, aussi bien les philosophes que les psychologues. Et toutes frappantes que soient les analogies que l’on peut construire entre sa théorie de la représentation ou de l’affect, et ce que l’on lit par ailleurs chez Schopenhauer, voire Nietzsche (dont Freud s’est approprié quelques tournures), il est donc impossible de sauter par dessus le moment de la critique épistémologique. En tout cas, si ces filiations existent, et situent l’inconscient de Freud au sommet d'une riche tradition métaphysique — par exemple, comme l’impasse ultime de toute "philosophie de la conscience" post-cartésienne, chez M. Henry (9) —, la démonstration ne saurait en être donnée que par l’examen circonstancié de ce que l’ambition de créer une science neuve a produit d’unique dans l’analyse du concept d’esprit inconscient.

En revanche, rien n’oblige à confondre ce que Freud a prétendu faire (et donc le naturalisme qui fut le sien), avec ce qu’il a effectivement fait, ou avec ce qui serait le principe de sa pertinence (clinique ou thérapeutique, mais aussi épistémologique ou philosophique).

C’est pourquoi personne plus qu’A. Grünbaum n'a davantage travaillé à dénoncer un certain abord de Freud, nettement plus charitable, et dit-il, comme un "mythe exégétique" dérisoire, voire antifreudien. Cette autre tradition de lecture met l’accent sur ce qui est intrinsèquement et irréductiblement téléologique et intentionnel dans le concept freudien d’esprit. Le malentendu qui conduit à isoler chez Freud l’embryon d’une explication naturaliste de l’esprit en termes causaux (puis à montrer qu’elle échoue) consiste à rabattre la signification substantielle des faits cliniques qui guident la théorisation, sur les conditions causales et structurelles de l'interprétation de cette signification, conditions sur lesquelles Freud spécule au chapitre VII. Or, rien ne permet de réduire des formations mentales comme les symptômes ou les scénarios oniriques, à l'effet d'une cause, ni non plus d’exiger de Freud qu'il formule en conséquence des lois prédictives du comportement (ce qui est un test décisif dans les sciences naturelles). Chaque point sur lequel on montrera qu’il ne s’agit pas là d’un "mythe exégétique", mais au contraire de la lettre comme de l’esprit de la Traumdeutung, sera donc révélateur des enjeux non plus strictement épistémologiques, mais aussi bien éthiques, voire métaphysiques, de l’inconscient freudien: éthiques, parce que le désir est une disposition capitale dans la vie morale, métaphysiques, parce que c'est la place de l'homme dans la nature que Freud demande de reconsidérer. Ses tendances philosophiques ne sont donc pas des appendices décoratifs à son projet génial de "naturaliser l’esprit" (projet qui préfigurerait, mais sans succès, les tentatives actuelles de la psychologie cognitive); elles sont au contraire le noyau vivant de la psychanalyse, auquel elle peut seulement se ressourcer.

Malheureusement, il n’est pas facile de mettre cela d’accord avec des points cruciaux de l’Interprétation du rêve  et notamment, avec le parallèle que Freud construit entre l’interprétation du sens d’un rêve et l’action thérapeutique (action causale s’il en est!) qui lui est rigoureusement ordonnée (thèses 5. et 7.).

Il s’agit là, en fait, d’une difficulté conceptuelle radicale, antérieure à l’usage qu’un épistémologue peut en faire pour mettre en doute la justification théorique des guérisons psychanalytiques. Wittgenstein est le premier à avoir détaillé le sophisme auquel Freud aurait succombé. Son argument est le suivant. Il a confondu la justification par des raisons et l’explication par des causes (10). Il se peut bien, ainsi, que les motifs allégués de mon rêve me "conviennent", et que j’accepte l'interprétation d’un rêve, parce que je la trouve révélatrice, ou profonde, ou tout ce qu’on voudra. Il ne suit pas de là que cette interprétation soit une explication par les causes, explication réservée aux sciences naturelles, et qui impose la référence à une loi, ainsi qu’une vérification expérimentale objective, indifférente à la façon dont je pourrais la décrire ou la rationaliser de mon point de vue. Or, l'interprétation selon Freud est une action réelle sur l’état mental interprété, action certes subtile, mais qui modifie son cours: elle est donc à la fois une redescription de l’expérience subjective (sous d’autres raisons que celles que le sujet imaginait d’abord dans sa conscience), et une altération causale de certains éléments de sa personnalité (par déplacement des investissements psychiques). On peut certes admettre que les deux choses arrivent en même temps, un processus causal, et une refonte des raisons justificatives de la conduite. Mais, dit Wittgenstein, l'impensable, c’est qu’il s’agisse d’un seul et même processus. L'erreur de Freud provient de sa fascination pour le paradigme des sciences de la nature. Il incarne ainsi ce que la philosophie (et non la science) doit absolument éviter. Wittgenstein se soucie moins de l'inertie causale des raisons, comme A. Grünbaum, que de la confusion entre les grammaires conceptuelles de l'explication et de la justification.

Or, sa critique ménage une porte de sortie: que la cohérence de la psychanalyse puisse être refondée au niveau d'une grammaire des raisons qui laisserait délibérément de côté toute prétention naturaliste. MacIntyre, parmi les élèves de Wittgenstein, a incarné cette option. Les concepts de Freud, l'inconscient par exemple, auquel il a consacré une mémorable étude, seraient alors des "extensions de concept" particulièrement efficaces, donc des moyens pour enrichir l'analyse logique de nos intentions les plus obscures (11). D'autre part, la pratique de la psychanalyse pourrait continuer, même si les explications orthodoxes (i.e. naturalistes) de son action étaient erronées. Mais en privant les notions freudiennes de leur efficacité causale, cette tentative de sauvetage n'explique peut-être qu'une chose: pourquoi nous parlons si facilement d'inconscient (beaucoup plus en tout cas, et avec plus de fascination que Freud ne le prétend). Elle ne prouve pas que nous sommes fondés à le faire en vérité. En fait, en rejetant le naturalisme naïf de Freud, un wittgensteinien rejette aussi le minimum de réalisme requis pour qu'une interprétation soit simplement vraie, et d'autres, fausses. Pour cela, il faut que ce dont telle interprétation est l'interprétation (tel fait psychique réellement existant) corresponde adéquatement avec l’interprétation qui en est donnée, ou du moins que quelque chose d’équivalent se produise, qui permette de dépasser le critère de simple "convenance" rationnelle. Et il va de soi qu’en renonçant à ce minimum de réalisme, tout espoir s’évanouit de critiquer les effets thérapeutiques que Freud allègue: guérir d’une névrose, c’est seulement la décrire de façon plus appropriée! Or, si Freud avance que soigner, c’est placer sous contrôle du préconscient, donc d’une certaine rationalité, les représentations inconscientes refoulées, un tel contrôle n’est évidemment pas une simple redescription. C’est aussi une modification du désir: la réorientation effective de nombreuses dispositions du sujet (12).

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Chaque fois donc, la Traumdeutung est au centre du débat, parce qu'elle est l'exposé le plus complet des procédés que l'on peut retrouver partout dans le corpus freudien. Mais, dans les objections que je viens de rappeler à grands traits, il n'entre en général pas en ligne de compte que la doctrine de Freud a évolué presque quarante ans après la rédaction de son maître-ouvrage. L'opinion générale paraît être qu'après la Traumdeutung, les idées fausses découlent les unes des autres avec une nécessité banale. Nul non plus ne se soucie d'histoire de la psychologie, ni du contexte polémique dans lequel la Traumdeutung fut composée. Comme la doctrine était censée rendre possible un examen sérieux du sens du rêve, une fois la doctrine réfutée, l'expérience à laquelle elle faisait référence perdait son intérêt. Rares furent donc les tentatives de forger par une analyse philosophique originale une théorie concurrente du rêve. Enfin le mépris pour la pratique de l'interprétation et pour les problèmes que les psychanalystes se sont posé à son sujet, aboutit à une monumentalisation caricaturale de l'essai de Freud, à qui l'on a imputé toutes sortes de contradictions, sans se demander si son objet lui-même ne les commandait pas, et si par hasard, Freud n'était pas allé aux limites de l'intelligibilité possible des faits auxquels il s'intéressait. En un mot, les exégètes ne se sont jamais donnés les moyens de la charité interprétative de rigueur pour discuter les pensées difficiles. Ils n'ont pas cherché à maximiser la cohérence des thèses freudiennes, en se réglant non seulement sur les textes, mais aussi sur les actes auxquelles ils font référence.

Ce commentaire fait au contraire droit à une exigence de charité respectueuse de deux contraintes. Tout d'abord, il est bien difficile, après les critiques d'A. Grünbaum, de conserver l'espoir de sauver la théorie de Freud dans un cadre compatible avec le naturalisme actuel. La psychanalyse ne sera jamais une partie de la psychologie scientifique, et aucun résultat de cette science n'est non plus susceptible de rectifier en quelque façon l'application empirique des concepts de Freud. Si charité interprétative il doit y avoir, ce ne peut être que dans le droit fil des lectures qui tiennent compte de l'intentionnalité des concepts mentaux comme "croire" et "désirer"  et même, chez Freud, d'un enchâssement extrêmement sophistiqué de ces deux attitudes: "désirer croire". Que veut dire ici "intentionnalité"? Le concept désigne l'ensemble des rapports téléologiques de dépendance entre un terme qui vise et un autre qui est visé, dont les lieux privilégiés sont la signification (au sens où un signe se réfère à ce qu'il désigne) et l’action (au sens où elle se réalise en atteignant le but pour lequel elle a été entreprise). C'est souvent dans les situations déviantes qu'on aperçoit ce qui manque, quand l'intentionnalité fait défaut. Si, pour reprendre deux exemples fameux, une fourmi qui marche sur le sable trace des lignes qui finissent par ressembler à Churchill, dira-t-on que l'image dépeint Churchill? (13) Si je veux assassiner quelqu'un, que mon coup de fusil dévie, mais effraie une horde de sangliers qui en sortant du bois renversent et tuent précisément celui que j'avais dans ma ligne de mire, suis-je responsable, ou même coupable, de sa mort?(14). Silencieuse, l'intentionnalité n'en est pas moins omniprésente et fondatrice, et, c'est un point à retenir d'emblée, la question de son rôle surgit avant tout de saillies anormales du cours du monde. Dans le cas qui va nous intéresser, l'intentionnalité rapporte plus précisément des attitudes comme croire ou désirer, à leur objet, sans égard pour les liens de cause à effet qu'on peut parfois établir entre le sujet matériel de la croyance (ou du désir), et la représentation mentale (ou l'objet excitant). De quelque façon qu’on torde ou retorde la difficulté, on ne pourra jamais faire qu’une action, toute enracinée dans la motricité qu’elle soit, se caractérise uniquement par ses moyens physiologiques; ce en vue de quoi elle est exécutée, disait déjà Socrate (15), ainsi que le contexte normatif de l’action qui permet de la distinguer dans le flot des événements physiques concomitants, ajouterons-nous, la définissent au moins à titre égal. Dans un vertige, tel que l'hystérie en présente, seule l'intentionnalité permet de distinguer "tomber", "se laisser tomber", "se faire tomber", "ne pas se retenir de tomber" et "se laisser tomber malgré soi", même si l'effet physique de l'action (la chute), et les activations neuronales sous-jacentes (l'initiation physiologique du mouvement), sont souvent les mêmes (16). En outre, toutes les implications qu'enveloppent un désir ou une croyance et qui l'insèrent dans un réseau d'autres désirs ou d'autres croyances (en nombre indéfini), ne supposent pas de corrélats cérébraux qui en seraient, un à un, les reflets directs. L'intentionnalité implique l'existence de relations logiques entre les concepts, dont il n'y a aucun symétrique causal. Enfin, la grammaire des verbes intentionnels qui régit les motivations attribuables à nos conduites, en particulier verbales, permet, et elle seule, de les évaluer à la lumière de normes, rationnelles, ou morales, ou institutionnelles: on ne peut pas, ainsi, ne pas se demander, devant une signification ou une action, quelle croyance ou quel désir doit la motiver ou la justifie. Voilà qui les rend, en un mot, l'une et l'autre interprétables.

Partir de telles formes intentionnelles, ce n'est pas laisser au langage ordinaire ou à des modes d'expression naïfs la charge d'expliquer les conduites. Au contraire, c'est parier qu'il existe entre ce que les logiciens appellent des "attitudes propositionnelles" ("Je crois que p", "Je désire que p") un réseau finement agencé, qui exclut a priori certaines combinaisons, et qui précise à quels objets nous nous rapportons, et comment, quand nous disons que nous les avons à l'esprit. Or, on n'imagine pas qu'une naturalisation rigoureuse de l'intentionnalité (i.e. la réduction à des rapports causaux de l'intentionnalité de la signification et de l’action) se dispense d'explorer avec soin ces propositions attitudinatives de la psychologie. Si donc Freud présente un intérêt si grand, ce n'est pas au titre de l'échec patent de son naturalisme. C'est au titre de cette exploration systématique, centrée de plus sur l'analyse du désir, la disposition la plus délicate à analyser dans la vie de l'esprit, et du préalable que cette exploration constitue de toutes façons pour ceux qui voudraient aller plus loin, dans un contexte (la théorie du rêve et des symptômes) où la complexité des actions et des significations fait de l’approche intentionnelle un point de départ obligé. Si donc on veut être juste avec la Traumdeutung, la grammaire philosophique de verbes comme "souhaiter", "fantasmer", "agir" ou "symboliser" doit servir de base au commentaire. Et l'on se demandera à partir de là seulement ce que veut dire pour Freud "interpréter un rêve", et en quel sens le recours à l'inconscient se justifie.

Il n’en reste pas moins que le défi que doit relever une telle lecture, A Grünbaum l'a martelé à longueur d'essais de plus en plus polémiques, c’est d'expliquer l’effet thérapeutique de l’interprétation, et donc la nature de la "causalité" en jeu dans l’esprit inconscient. Car le "travail du rêve" fournit à Freud une clé pour déchiffrer les symptômes les plus étonnants des névroses comme autant de formations intentionnelles, mais également pour agir sur eux.

Pour toutes ces raisons, si la psychanalyse n'est évidemment pas de la philosophie, c'est une doctrine philosophiquement stimulante. Et le rêve, de tous les objets bizarres qu'elle décrit, ne peut qu'intéresser éminemment le philosophe, parce que sans être en essence un fait pathologique (qui ne concernerait que des malades), s'y distille ce que l'esprit produit de plus spontanément créatif et de plus sophistiqué, tandis qu'à l'évidence une multiplicité d'automatismes (somatiques ou psychiques) y interviennent, qui semblent mettre à portée de la main une réduction causale en bonne et due forme. Avec Freud et la théorie du rêve, nous sommes au cœur de la gigantomachie de la philosophie moderne: la querelle sur le statut des concepts intentionnels, et leur éventuelle naturalisation. Le rêve contraint en effet bien plus que d'autres faits mentaux à se demander si c'est le cerveau qui pense (qui croit, qui désire), ou si dans la pensée du rêveur, quelque chose demeure irréductible (mais quoi et comment?) à ce qu'y déclenche le cerveau endormi. Le rêve, ainsi, se situe à la charnière où la théorie scientifique de l'esprit (que nous promet aujourd'hui la psychologie cognitive, à partir d'une neurobiologie infiniment mieux armée que celle de Freud) rencontre l'anthropologie générale, ses symboles et ses mythes, les œuvres d'art, bref, la vie mentale dans toute sa profusion. Nulle part, semble-t-il, le cerveau n'est plus près des sources vives de l'esprit humain dans sa plus haute spécificité  et c'est ainsi que l'étude du rêve pose avec acuité la question des rapports de l'âme et du corps, de la rationalité et de l'affectivité, mais aussi du mental et du social, ou du sens et de la vérité, et pour finir du matérialisme ou de l'idéalisme, au-delà certes, mais aussi au terme d'une discussion étroitement épistémologique de la scientificité revendiquée par la Traumdeutung. Je n’ai d'autre ambition que de révéler, sous les formes désarçonnantes que Freud donne au vieux projet d'interpréter le rêve, les chemins qui conduisent à ces enjeux traditionnels. Il est clair qu'on rejoint là un souci de Freud, même s'il n’apparaît dans la Traumdeutung que d'une façon fugitive: "Nous avons le sentiment", écrit-il en effet, "que l'interprétation des rêves pourrait donner sur la structure de l'esprit des notions que jusqu'à présent nous avons attendues vainement de la philosophie" (132).

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L'interprétation du rêve a, en effet, la facture classique d’un traité scientifique. Freud commence par caractériser son sujet, et poursuit par un état de la question qui ménage une large place à l'historique des problèmes (chapitre I). Puis il prend un exemple pour point de départ (le rêve "de l'injection d'Irma"), et tente une généralisation inductive (chapitre II et III). Répondre aux objections qui se présentent l'amène à développer ses hypothèses, et à enrichir son concept du rêve (chapitre IV). Les nouveaux éléments de la construction sont utilisés pour déduire des particularités du rêve qui, au départ, semblaient plutôt des contre-exemples à la thèse du rêve-désir et pour réduire la diversité empirique de ses apparences. Freud attache un soin particulier à dériver de sa théorie les données d'une meilleure anthropologie du rêve, et à expliquer en quoi les anciennes doctrines ne sont jamais fausses, mais seulement partielles (chapitre V et VI). L'ouvrage s'achève sur la construction d'une correspondance systématique entre les conditions formelles de l'interprétation du rêve, et une neurologie hypothétique, qui met le rêve en rapport avec toute la vie mentale, et fonde la possibilité de soigner les névroses (chapitre VII). Dans sa correspondance avec Fliess, Freud, semble-t-il, prévoyait un chapitre VIII, sur le rôle du rêve dans la psychothérapie; le matériel rassemblé à ce sujet servit sans doute à l'exposé du cas Dora (17), qui lui-même n'arriva pas à prendre une forme achevée.

Mais si la Traumdeutung n'est pas directement un essai de philosophie du rêve, mais d’abord un traité scientifique sur le rêve, quels points exigent un éclaircissement, et comment faire émerger les problèmes que je citais plus haut?

Il semble tout d'abord naturel de situer Freud au cœur des polémiques de son temps. Il en existait sur le rêve, mais en psychologie, au tournant du siècle, ce n'étaient pas les plus décisives. En revanche, on ne saurait comprendre la Traumdeutung si l'on fait abstraction des modèles de l'esprit imposés à l'époque par les polémiques sur l'hypnose et la suggestion. Un feu roulant d'arguments se déchaînait alors sur ces sujets, en lien étroit avec l'énigme du statut à donner à une pathologie à laquelle Freud ne cesse de se référer, l'hystérie: était-elle un dysfonctionnement cérébral diffus, un trouble psychologique, ou un vice moral? L’axe de cette querelle était alors l'opposition de mieux en mieux marquée entre, d'un côté, une psychologie pathologique positiviste, qui considérait le Moi (et donc les désordres mentaux) comme la résultante d'infimes activations cérébrales, et de l'autre, ce qui, chez certains cliniciens, s'affirmait peu à peu comme une psychopathologie de la subjectivité, où le Je conservait (même malade) une unité et une intelligibilité sui generis. Bien sûr, il ne suffit pas d'en indiquer le contexte historique pour justifier l'argumentaire de Freud (18). Aussi serai-je amené à relancer le débat, me référant aux théories les plus récentes du sommeil et du rêve. À beaucoup d'égards, elles illustrent et avèrent de manière convaincante ce que Freud voulait justement rejeter à l'arrière-plan: il y a bien des bases neurophysiologiques précises de l'état de rêve dans le cerveau. Mais en quoi au juste contredisent-elles la Traumdeutung? Et s'il fallait redonner aujourd'hui la parole à Freud, quelles réponses pourrait-on imaginer?

Ensuite, la critique doit porter sur le concept de causalité psychique développé par Freud, et qui est la clé de son idée de l'inconscient. Quels en sont les modèles? Comment se détaille-t-elle en opérations précises sur les contenus mentaux, ceux du rêve, mais aussi ceux des névroses? Quelles en sont aussi les équivoques? On peut se demander si les solutions de Freud sont les seules possibles, et réfléchir sur diverses alternatives qui ont été proposées, ici ou là, pour surmonter telle ou telle difficulté criante. Tenir compte des choix des praticiens eux-mêmes de la psychanalyse sera sans doute un parti pris très critiqué. Mais je veux encore souligner que dans la Traumdeutung, Freud a pour objet le rêve, et non le concept de rêve. Il reste donc toujours possible que les inconsistances de sa théorie reflètent certaines difficultés intrinsèques de l'analyse du rêve, et qu'il faille, ainsi, en essayer d'autres, pour voir quels sont ses mérites, et peut-être, ce que le rêve, par principe, ne nous laissera jamais connaître de son essence. D'autre part, l'interprétation des rêves est une pratique fort ancienne, et personne n'a attendu la psychanalyse pour savoir qu'elle nous dispose d'une certaine manière à leur égard, et qu'elle influe donc sur la signification que nous leur prêtons. Une "interprétation du rêve" n'est donc pas un corpus de connaissances en face d'un pur objet testable, indépendant de ce que nous croyons qu'il est ou qu'il doit être. Ce qu'il faut donc soumettre à l'analyse, c'est une pratique interprétative, et très explicitement, la manière dont cette pratique crée le sens de son objet. Sous ce rapport, il devient peut-être moins absurde d'examiner la psychanalyse selon ses ambitions spéciales, et donc de tenir compte de ce que les psychanalystes ont voulu préserver dans l'acte d'interpréter les rêves, même quand ils ne suivaient plus Freud à la lettre.

Enfin, une confrontation perpétuelle est inévitable entre la lecture charitable que je tenterai de pratiquer, et la psychanalyse en tant que doctrine officielle. Imposer une déflation si forte au naturalisme de la Traumdeutung ne revient-il pas à une incompréhension totale? Une objection préjudicielle se présente en effet, qui dit à peu près ceci: "Pour rendre plus cohérents certains aspects cruciaux de l'analyse freudienne, vous changez de sujet! Au lieu de parler du rêve et de ses causes, vous parlez de la signification onirique et de sa grammaire. Vous aggravez ensuite tout, en ajoutant que ce qui compte pour Freud, c'est davantage d'expliquer le sens du rêve que son existence. C'est un peu comme un linguiste qui dirait que l'important dans une langue, c'est de savoir comment elle signifie quelque chose pour quelqu'un (i.e. sa structure intentionnelle), et qui s'estimerait, du coup, dispensé de s'interroger sur la réalisation de cette signification dans des sons, ou des catégories syntaxiques, etc. (i.e. sa structure matérielle). Or, pour Freud, ce qui compte est ce qui produit le rêve, le chapitre final de la Traumdeutung est très net là-dessus, et si celui a un sens, c'est l'effet du mécanisme psychique qui le produit. Comprendre celui-ci donne la raison d'être du rêve, et détermine les voies de son interprétation. De deux choses l'une, donc: ou ce que tente Freud est impossible, et ce n'est pas la peine de tenter un sauvetage qui ne respecte même pas ses objectifs naturalistes avoués; ou c'est possible, mais une lecture intentionnelle échoue à saisir l'apport freudien crucial, sa théorie causale de la genèse du rêve comme objet mental doté de signification. Ce n'est pas tout. Car si, dans le droit fil de votre lecture, il s'avérait que le seul usage raisonnable de la "causalité psychique" est, disons, moral ou esthétique (i.e. soumis au principe de "convenance" de Wittgenstein), pourquoi une psychothérapie? On n'aurait pas justifié Freud; on l'aurait vidé de sa substance: il n'y aurait plus rien, dans les interprétations qui ponctuent une cure, qu'une clarification des raisons que le névrosé donne à sa conduite (de façon plus ou moins consciente)  en d'autres termes, que l'invention de jolies motivations intentionnelles pour habiller de neuf de vieilles et surtout inamovibles causalités. Ce serait réduire la psychanalyse à ce qu'on appelle, au 19ème siècle, le "traitement moral" des troubles mentaux, contre lequel la psychanalyse s'est dressée, parce qu'un pareil traitement ne soigne pas, mais raisonne le patient — et peut-être le suggestionne. Pire, ce serait de l’obscurantisme, parce la satisfaction escomptée dans cette réévaluation des raisons de croire et d’agir, quels qu’en soient l’effet sur les malades, masque ce qui se passe dans les transformations objectives produites par une psychothérapie, dont le processus n’a peut-être pas le moindre rapport avec l’idée que les malades s’en fabriquent en raisonnant, ni avec les bouleversements intimes qu’ils ressentent, quand cette idée se modifie en eux…"

Ces inquiétudes sont légitimes. Les dernières donnent la mesure du soin avec lequel une analyse philosophique dans l'ordre des raisons doit ici respecter le texte, afin de ne jamais substituer ses fins propres aux relations complexes que ce dernier tisse avec son objet, et de ne pas accaparer subrepticement l'essence de ce qui ne serait plus qu'une cure intellectuelle des névroses: autrement dit, une cure qui n'en est pas du tout une, pour peu qu'on ait en tête ce qu'est une pathologie en médecine mentale. C'est d'autant plus l'occasion de rappeler que la psychanalyse s'enracine dans une pratique extrêmement particulière de l'esprit humain, dont elle est inséparable. On peut assurément se demander si elle vaut d'être adoptée, mais pas si elle est, en tant que pratique, vraie ou fausse. N'est vrai ou faux que ce que le psychanalyste dit de ce qu'il fait. Et de tous ses livres, L'interprétation du rêve est celui où Freud montre le plus clairement ce qu'il fait et comment il le fait, ne cachant rien du travail d'appropriation qui prolonge la collecte et la première mise en ordre des données cliniques. Même les grandes psychanalyses (Dora, Le petit Hans, L'homme au rat, L'homme aux loups) ne donneront, à cet égard, que des inflexions nouvelles au formidable élan impulsé ici. Sa démarche, enfin, ne peut qu'aider à dissiper les ombres qui environnent les présupposés psychologiques du philosophe qui prend la vie mentale pour objet. Car réfléchir sur l'esprit, c'est d'abord un acte, et une bonne partie du résultat qu'on obtient n'est rien d'autre, en philosophie, que le tableau enfin clair de ce qu'on avait institué au départ comme condition pour penser la pensée. En notant chaque matin les rêves de la nuit, en apprenant à les lire, et peut-être à les interpréter à la façon de Freud, en méditant sur ce qui advient alors, on s'ouvre ainsi un authentique champ de recherches, dont la complexité nous instruit sur les effets inaperçus de gestes réflexifs plus modestes ou plus sobres. On renoue, en tout cas, avec une tradition philosophique éminente, dont l’auto-analyse de Freud est un cas mémorable, pour laquelle la pensée de l'expérience est toujours, et en même temps, expérience de la pensée.

  1. Fliess (1858-1928), médecin de Berlin, d'abord le plus proche ami de Freud, il finira par se disputer avec lui, l'accusant du vol de l'idée de bisexualité psychique (515). Une partie de la correspondance que Freud lui a adressé a été éditée et traduite dans L naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 3ème éd. revue et corrigée, 1973.
  2. Breuer (1842-1925), médecin viennois, protecteur et ami de Freud. Les Études sur l'hystérie, tr. fr., PUF, Paris, 3ème éd., 1971, datent de 1895.
  3. Les chiffres en gras renvoient à l’édition de référence: L'interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson, éd. augmentée et révisée par D. Berger, PUF, Paris, 1967. Toutes les modifications à la traduction sont signalées.
  4. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967. L'index du présent ouvrage met néanmoins en valeur les lieux les plus riches de l'élaboration freudienne dans la Traumdeutung.
  5. Popper, The Postscript to the Logic of Scientific Discovery  Realism and the Aim of Science, Hutchinson, Londres, 1983, tr. fr. Le réalisme et la science, Hermann, Paris, pp. 181-191. L'argument sera débattu en détail dans le commentaire du chapitre III.
  6. A. Grünbaum, The Foundations of Psychoanalysis: A Philosophical Critique, University of California Press, Berkeley, tr. fr. revue et augmentée, Les fondements de la psychanalyse, PUF, 1996, et Validation in the Clinical Theory of Psychoanalysis  A Study in the Philosophy of Psychoanalysis, International University Press, Madison, Connecticut.
  7. A. Grünbaum, Psychoanalysis on Trial, tr. fr. La psychanalyse à l'épreuve, Éditions de l'éclat, Combas, 1993, en particulier p.123.
  8. M. Gauchet, dans L’inconscient cérébral, Seuil, Paris, 1992, en rappelle très bien les modalités.
  9. M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, PUF, Paris, 1985.
  10. J. Bouveresse Philosophie, mythologie et pseudo-scienceWittgenstein lecteur de Freud, Éditions de l'éclat, Combas, 1991. Voir la remarquable citation de Wittgenstein, p.134.
  11. A. MacIntyre, The Unconscious, Routlege and Kegan Paul, Londres, 1958, tr. fr. L’inconscient  Analyse d’un concept, PUF, Paris, 1984. Dans le même esprit, R. Peters, Freud's Theory, British Journal for the Philosophy of Sciences, VII, n°7, 1956.
  12. Je n'examinerai pas une autre famille d’objections analogues: la phénoménologie, également par antinaturalisme, est en effet hostile à l’idée de causalité psychique. Son concept d'intentionnalité, centré sur la conscience, n'autorise qu'un repérage des zones d'obscurité de la conscience à elle-même (par exemple la conscience que nous avons du corps, ou du passé), mais à aucun titre, une causation des contenus de conscience à partir de ce qui ne serait pas eux. La conscience de l'ego reste le foyer irréductible de l'esprit, et l’inconscient, l’effet d’une méconnaissance ontologique de l’essence du psychisme. On a souvent tenté de dériver une théorie des maladies mentales de cet antinaturalisme extrême, qui sauverait chez Freud une clinique descriptive compatible avec la phénoménologie. Mais Binswanger ou Sartre, qui se donnent comme les héritiers de l’antinaturalisme husserlien dans leur lecture de Freud, n'ont pu que reformuler ce que l'on savait déjà en idiome phénoménologique. Et une simple redescription reste inerte en pratique. L'herméneutique, avec P. Ricoeur, a aussi souligné l'irréductibilité, non plus de la conscience, mais du sens, aux explications causales (à quoi conduit l'énergétisme de la thèse 6.): De l'interprétation  Essai sur Freud, et Le conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1965 puis 1969. Du coup, le rêve, inépuisable réserve de "symboles", devrait revenir au centre des discussions. Or, si l'on écarte l'idée d'un mécanisme causal sous-jacent à la signification, la théorie du rêve n'a plus d’arêtes vives, et ses résultats contre-intuitifs ont l’air arbitraires. Le travail du rêve devient plutôt l'écho assourdi de généralités sur le "double sens" des faits de l'esprit, peu utilisables pour le clinicien et le thérapeute.
  13. H. Putnam, Raison, vérité et histoire, tr. fr., Minuit, Paris, 1984, p.11.
  14. D. Davidson, Actions et événements, tr. fr., PUF, Paris, 1993, p.114
  15. Platon, Phédon, 98b-99c.
  16. J'expliquerai plus loin en détail pourquoi intentionnel ne signifie pas la même chose que délibéré: ce qui est capté par l'intentionnalité, c'est l'action en tant qu'elle est faite exprès, pas en tant qu'une conscience veut son but.
  17. Freud, Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) in Cinq psychanalyses, tr. fr., PUF, Paris, 1975.
  18. Pour un panorama historico-conceptuel des débats sur la question, cf. P.-H. Castel, La Querelle de l'hystérie, PUF, Paris, 1998.