Grain de sel, grain de sable

(Pour le quotidien Le temps, paru au moment du colloque de Lausanne: "Visions du rêve", 1er, 2 et 3 décembre 1999. La question posée: qu'est-ce que le rêve?)


Qu'est-ce que le rêve? Une réponse de philosophe a toutes les chances d'être à la fois plate, sinon désolante, et en même temps bouffie d'artifice et de complexité. Voilà ma définition, si vous permettez, assez conforme à cet avertissement: un rêve, c'est ce dont un récit de rêve est vrai. Autrement dit, le rêve n'est rien sans le récit public qui en met en scène, paradoxalement, sa référence privée, inscrutable à tous, sauf à moi. Si l'on inventait un oniroscope qui rendît mon rêve visible à tout un chacun, eh bien, ce ne serait justement plus un rêve, parce qu'il serait arraché à ce dont mes propos, au réveil, témoignent: qu'il faut me croire, il n'y a pas le choix. C'est là une dimension capitale du concept du rêve. Or le rêve n'est pas que le récit, ou l'interprétation de ce que j'ai vu "comme ceci" ou "comme cela" dans ma fantasmagorie de la nuit. Son aspect me révèle dans ce que j'y souligne, et cet aspect pour moi est invisible sur l'écran de l'oniroscope (où les autres, à image identique, envisageraient les aspects qui leur plaisent). Mais le rêve, c'est aussi ce à quoi je me réfère en vous en parlant, vous qui n'y avez pas accès. il faut me croire, il n'y a pas le choix, mais cependant, je dis la vérité sur "quelque chose". Mon interprétation, en conséquence, est vraie du rêve. Car j'y reviens, je précise: c'est le pôle objectif autour duquel gravite mes efforts de restitution, le jeu auquel je me livre pour révéler les aspects pertinents pour l'interprétation que, pourtant, je construis peu à peu. Pour cette raison, le récit du rêve permet une expérience délicieuse: la jubilation de l'à-propos, le bonheur du mot juste: "Voilà, je sais ce que j'ai rêvé, en fait, c'était cela!". Aussitôt, l'image change sans changer: elle prend sens et s'éclaire, ses aspects se coordonnent, ce que j'ai "vu" dans le sommeil ne s'altérant pourtant en rien. Même dans sa qualité lumineuse. Le rêve avec son récit est ainsi une voie pour se connaître, si l'on veut, mais seulement en se faisant connaître. Autrement dit, ce n'est pas un objet, tapi là à l'intérieur de ma vie mentale, que je peux vous décrire en encourant le soupçon d'arbitraire, mais ce qui se constitue dans l'acte total où je fais miens, devant vous, contre vous, les remous obscurs et incontrôlables de mon psychisme. L'image qui s'est levée en moi, nocturne et saisissante, mais confuse, reçoit alors l'illumination du mot trouvé (pas toujours: nous connaissons aussi l'échec, il se peut que nous nous trompions, que ce ne soit pas ça…) pour dire ce que c'était vraiment. Pur bonheur d'une vérité menacée de se résumer à un court-circuit de moi à moi, d'un côté, et de l'autre, impasse bizarre de la réflexion, où je crée au fur et à mesure ce à quoi je pense, sans pourtant cesser de me régler dessus. Le rêve, donc, grain de sel, mais insoluble, grain de sable, mais savoureux.