Distinguer sexe et genre, de l’exigence empirique à l’impasse conceptuelle : le moment stollérien.

 


Dans ce bref essai, je me propose deux choses.

Tout d’abord, je veux restituer à gros traits [1] le contenu d’une passionnante discussion scientifique des années 60, autour de Robert Stoller, psychiatre et psychanalyste californien, un pionnier des études sur le transsexualisme, soucieux d’élucider ses aspects intrinsèquement psychiques, et de John Money, le père fondateur de la sexologie américaine, qui, dans une visée comportementaliste anti-freudienne, s’est également intéressé au transsexualisme, mais en partant de la question de la réassignation sexuelle des enfants nés hermaphrodites. En effet, cette discussion a contribué à mobiliser, et pour la première fois, semble-t-il, les principaux acteurs de ce qui allait devenir la problématique du « genre » distingué réellement du sexe : médecins (endocrinologues, chirurgiens) et psychiatres, psychanalystes, bien sûr, mais aussi sociologues et militants libertaires des minorités sexuelles.

Je souhaiterais ensuite montrer que la focalisation initiale du débat sur le « sentiment d’identité » d’individus conçus comme de sexe et de genre discordants, compliquée encore par son contexte idéologique plus ou moins naïf (le « primat de la culture sur la nature », ou bien l’inverse, qui reste de nos jours un enjeu populaire aux États-Unis), a servi de révélateur précoce à une impasse d’ordre conceptuel.  Et je soupçonne l’usage actuel, tellement banal, du « genre », de ne s’en être en rien affranchi, même sous l’habit neuf du constructivisme. Les biais des descriptions cliniques ou sociologiques des années 60, avec leur criante insuffisance, restent au contraire aussi prégnants, en sorte que l’opposition du sexe et du genre n’a pas du tout la portée subversive qu’on croit, parce que les deux termes, c’est le cœur de cet argument, sont en fait logiquement dépendants l’un de l’autre. Ils ne peuvent donc être ni empiriquement opposés comme deux « réalités » (biologique vs. sociale, par exemple), ni, d’un point de vue critique, servir l’un à révéler les « illusions » consubstantielle à l’autre. Il en ressortira donc quelques paradoxes d’ordre philosophique touchant la différence sexuelle et toute prétention à l’objectiver.

Mais si je dois rendre plausible cette conclusion, c’est par un détour particulier. En peu de mots, il suppose d’expliciter un cercle, dans lequel des remarques d’ordre épistémologique portant sur un point obscur d’histoire des sciences (de la médecine puis de la sociologie), se transforment en questions d’ordre métaphysique, touchant la nature de ce qu’on appelle une « expérience subjective », le rapport entre l’esprit et le corps, et pour finir, on verra pourquoi, entre mots et choses. Simplement, par un retour compréhensible, ces interrogations abstraites conduisent à sélectionner dans le matériau historique des éléments que je juge exemplaires, et à laisser de côté un nombre énorme de considérations plus traditionnelles, sur les individus, les causes sociales, politiques, idéologiques, qu’il faudrait évidemment élaborer très en détail.

            Je ne le ferai pas ici, pour présenter d’emblée les protagonistes du débat, puis faire valoir les attitudes, tant intellectuelles que pratiques, qui les opposaient. Je ferai ensuite valoir comment ces attitudes régissaient, et régissent probablement toujours, les débats sur le genre, non pas en opposant directement Stoller et Money, mais en montrant comment, chacun de son côté, s’est trouvé confronté à des obstacles empiriques et théoriques extrêmement révélateurs, ce qui fera intervenir encore deux autres personnages : l’un est célèbre, c’est Harold Garfinkel (1917- ), le fondateur de l’ethnométhodologie, l’autre un peu moins, c’est le pédopsychiatre et psychanalyste français Léon Kreisler.

            Robert Jesse Stoller (1924-1991) [2] , psychanalyste et professeur de psychiatrie à Los Angeles, s’est particulièrement occupé de troubles de l’identité sexuelle entre 1960 et 1980. Il n’a pas inventé le terme de « transsexualisme », introduit dans la discussion scientifique en 1953 par Harry Benjamin (1885-1986), dont la longue carrière fut un vrai trait d’union entre la sexologie austro-allemande entre 1900 et 1939 (Benjamin a connu Eugen Steinach, père de l’endocrinologie, Magnus Hirschfeld, le grand savant et militant homosexuel, et même Freud, qui ne le prit pas en analyse) et la sexologie américaine des années d’institutionnalisation et de légitimation scientifique, entre 1950 et 1970. Proche d’Alfred Kinsey (1894-1956), qui lui adressa son premier patient transsexuel, « Sally », en 1948, Benjamin devint, peu avant sa retraite en 1978, le père spirituel des médecins de « l’identité de genre », préfaçant les actes des grands congrès réunis par Richard Green et John Money.

            John Money (1921- ), né en Nouvelle-Zélande, fit l’essentiel de sa carrière de sexologue et de psychoendocrinologue à Johns Hopkins, où il fut le continuateur de Lawson Wilkins, un des créateurs de l’endocrinologie pédiatrique moderne, et du français Alfred Jost, dont les hypothèses biologiques sur la différenciation sexuelle n’ont jusqu’à tout récemment jamais été remis en cause [3] . Ce fut un des fondateurs des Archives of Sexual Behaviour, organe de la sexologie positiviste, libertaire et anti-freudienne.

            Sur quelle frontière complexe, sociale, conceptuelle, pratique, idéologique, se sont-ils retrouvés face à face ?

            Stoller, comme psychanalyste, s’est naturellement intéressé au monde intérieur et aux fantasmes des patients (transsexuels, mais aussi intersexuels, ou diversement mutilés au sexe) qu’il rencontrait à l’hôpital de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Mais dans le contexte « naturaliste » (nous dirions « positif »), si prégnant aux E.-U. dans les années 60, où la psychanalyse est, plus qu’un paradigme interprétatif, une théorie soumise à des contraintes de justification empirique dans le cadre d’un enseignement médical officiel, Stoller traitait le transsexualisme comme un thème de recherche scientifique, mettant à l’épreuve les théories sexologiques et psychologiques de Freud, alors dominantes en psychiatrie, au moyen d’une « expérience naturelle », celle des individus dont l’identité sexuelle s’avérait soit « fausse », ou contraire à ce qu’ils croyaient depuis leur enfance, soit l’objet d’un rejet massif sans signes patents de folie. Money, de son côté, est plutôt l’héritier de ce qu’on appelait aux États-Unis le « behaviorisme endocrinologique ». Ce courant de pensée était depuis les années 20 la ligne de résistance semi-populaire, semi-savante, aux progrès de la psychanalyse : la découverte des hormones et leur rôle dans la régulation du comportement (violence, sexualité) avait suscité un intérêt culturel mais aussi commercial immense, puisque, avec la garantie de la rigueur biochimique et le prestige de la science médicale de pointe, l’endocrinologie, toutes sortes de préparations diversement dosées pouvaient prétendre remplacer des traitements psychiques longs et hasardeux, sans surtout remettre en cause les attitudes morales ni subjectives de ceux qui y avaient recours. Il manquait cependant au behaviorisme endocrinologique le raffinement clinico-expérimental d’une théorie objective du comportement, et d’une psychologie médicale intégrant plus scientifiquement les données endocrinologiques : les applications sexologiques de cette conception du monde (au premier chef la naturalisation des déviances sexuelles et de l’homosexualité, la soustrayant définitivement au jugement moral) seraient restées, sans institutionnalisation universitaire, de purs mots d’ordre libertaires,. C’est pourquoi aussi, si l’intersexualité le transsexualisme et  n’étaient et ne devaient rester pour Stoller que des thèmes de recherche aux limites du paradigme régnant, pour Money, au contraire, l’existence d’un continuum biologico-comportemental entre intersexuels et transsexuels était, en somme, la pierre de touche du paradigme concurrent de la nouvelle sexologie scientifique, qu’il fallait imposer contre la psychologie freudienne régnante. La prise en charge des individus dans les Gender Clinics qui se constituaient alors, était forcément partagée selon ces lignes de force. L’approche comportementaliste ne connaît en effet qu’une opposition simple : conditionner, et du coup conditionner à fond, et sans possibilité de retour en arrière (par exemple un enfant intersexuel), ou bien s’abstenir. Car il n’y a aucun milieu entre le « rôle de genre » masculin, et le féminin. L’approche psychodynamique, mettant l’accent sur l’appropriation subjective du dit « rôle » (car c’est le même lexique qui est retenu) et les conflits sous-jacents, valorise par principe le traitement d’un malaise, d’une souffrance, et n’imagine donc pas de solution au sens strict : au mieux, on atteint un équilibre apparent, potentiellement trompeur, même si la face « extérieure », sociale, que présentent l’intersexuel ou le transsexuel coïncide avec une normalité d’artifice. Il va de soi que le matériel humain sur lequel s’édifient ces conceptions rivales est bien différent. Stoller n’a presque jamais eu affaire à des enfants intersexuels, et n’a guère donc été frappé des succès stupéfiants (établis longtemps avant que Money et son équipe n’en codifie les modalités) des réassignations précoces, accompagnées de chirurgie et d’hormones, et portées par une machine à conditionner où des parents consentants jouent un rôle capital. Se plaçant dans un contexte psychiatrique, la question était davantage pour lui de comprendre comment des adultes définis comme souffrant d’une affection psychique grave arrivaient néanmoins à présenter des tableaux étonnamment stables et convaincants dans le sexe opposé, tandis que pour Money, et pour ses successeurs contemporains, dans le cadre de la psychologie médicale et non de la psychiatrie, le problème était de savoir comment éviter à des individus qui font une sorte de « choix » subjectif de succomber à des crises psychiques graves, faute d’avoir bénéficié des protocoles corrects. On voit ainsi pourquoi, dès le départ, les psychiatres-psychanalystes ont pu dénoncer la naïveté clinique des sexologues à l’égard de la demande de « changement de sexe », tandis que suivant leur logique propre, ces derniers ne pouvaient considérer toute psychothérapie que comme une contre-indication (aux effets déstabilisants) pour les transsexuels. Dernier élément : la différence de grain des arrière-plans épistémologiques de Stoller et de Money, au moment où ils déterminent des positions sur l’échiquier polémique du sexe et du genre dont nous subissons encore l’effet. Dans l’histoire du transsexualisme, Stoller se situe au plus près de ce que je considère comme le véritable point de départ du problème psychiatrique du transsexualisme : il était en effet le collègue et l’ami de deux jeunes psychiatres américains, qui, en 1956, avaient publié l’article doctrinal fondateur sur la question [4] , Frederic Worden et James Marsh. Plutôt pauvre selon nos standards contemporains, cet article avait surtout fixé une image du transsexuel décisive dans la clinique, que Jean Delay, à l’époque un des plus influents psychiatres au monde, reprendra telle que : une caricature plus ou moins grotesque de l’autre sexe, sur le fond d’une existence paradoxale, ravaudée par un récit anamnestique peu fiable, et déchirée entre des exigences identificatoires inconciliables [5] . L’ennui est que Worden et Marsh n’avaient pas inclus parmi leurs exemples des cas bien différents, où la présentation sexuelle réussie et surtout la normalité fonctionnelle du psychisme démentaient leurs conclusions publiées. La rencontre avec « George », en 1957 [6] , apparemment un grand succès à cet égard, allait ainsi ruiner l’idée officielle selon laquelle le transsexualisme serait un variant spécialement épuré des classiques délires de métamorphose sexuelle paranoïaque, dont le type est le fameux cas du Président Schreber chez Freud [7] . Car chez George, comme chez Agnes, dont il va être plus loin question, l’éclatement délirant et hallucinatoire de la personnalité est entièrement absent. C’est donc un problème clinique original et nodal que rencontrait Stoller, engageant la présence ultime du sexe au cœur de la folie et de l’identité subjective. Money, de son côté, percevait ces phénomènes à travers le prisme d’une opposition théorique massive, dont la résolution dialectique devait soutenir une Weltanschauung aux résonances politiques directes : le sexe (et du coup ce que nous appellerons « genre » une fois la question tranchée) est-il déterminé par la nature ou par la culture ? On sait combien, aux États-Unis, la question de savoir si l’on naît homosexuel ou si on le devient se fait par moment brûlante. Le genre de « liberté » qu’on a sur le fond d’une « contrainte biologique innée » est un enjeu de droit, et l’on peut dire sans exagérer que Money a transporté en terre libérale et démocratique, avec des enjeux nouveaux qui l’ont donc fait formidablement prospérer, la problématique même qui faisait de la sexologie d’Iwan Bloch, d’Albert Moll, de Havelock Ellis ou de Magnus Hirschfeld, travaillant dans des sociétés plus répressives, l’arme de la science aux mains des militants des minorités sexuelles. Le transsexualisme est ainsi « la » maladie de la sexologie scientifique des années 60, comme l’hystérie l’avait été pour la psychanalyse. Prouver qu’on la soigne au moyen d’un appareil théorico-pratique original, c’est légitimer cet appareil. Or là, il ne s’agit plus du choix d’objet sexuel, il s’agit carrément de l’identité sexuelle : point en amont, point originaire, donc, sur lequel tenir le discours scientifique légitime garantit en aval que toute la problématique sexuelle est arrachée aux préjugés et à l’obscurantisme moral. On trouve ainsi, chez Money, des accents libertaires (prudents pour cause de respectabilité), mais toujours au nom des Lumières : au-delà de la lutte contre la psychanalyse, dans laquelle il allait entraîner les transsexuels comme des preuves « parlantes » de la validité de ses idées, il s’agissait de faire servir l’élucidation des mystères de la nature à l’émancipation humaine. On le voit, c’est moins de clinique qu’il s’agit ici, comme chez Stoller, que de principes [8] .

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            Quel genre de « faits empiriques » faut-il pour en venir à distinguer sexe et genre ? Si la lecture de Stoller peut apporter quelque chose au débat, c’est sur ce point.

            En 1958, donc, Stoller, reçoit Agnes. Elle a des organes génitaux mâles, des seins, des oestrogènes dans le sang, mais, ce qui est bizarre, si les testicules sont légèrement atrophiés, ils ne sont pas endocrinologiquement altéré. Autrement dit, Agnes est un cas d’intersexualité classique, qu’on nomme de façon éloquente « syndrome du testicule féminisant » (ou plus classiquement, « syndrome d’insensibilité aux androgènes »), sauf que les testicules sont normaux… Cette bizarrerie fera l’objet d’un article d’endocrinologie co-signé par Stoller [9] . Or, ces mêmes années voient se développer aux États-Unis un phénomène crucial : l’installation à demeure, dans plusieurs services de psychiatrie, de sociologues, qui suivent consultations et traitements, et réfléchissent, non seulement sur la plasticité des maladies mentales selon le contexte social (thème banal aux Etats-Unis depuis Adolf Meyer), mais aussi sur l’induction iatrogénique de ces maladies, du fait du traitement lui-même. Et voilà qu’un jeune sociologue de l’UCLA, élève de fraîchement affilié auprès du Service Fédéral de la Santé Publique (US Public Health Service) rencontre avec Stoller la même Agnes. Acceptant l’identité féminine d’Agnes (il la trouve même « légèrement hystérique » !), à la différence de l’interne qui la suivait, et qui soupçonnait quelque chose, il va la métamorphoser à la fois en objet-type de l’ethnométhodologie et en ethnométhodologue spontanée de sa propre condition : comment, demande en effet Garfinkel, peut-elle continûment créer la réalité sociale de son être-féminin, malgré sa physiologie ?

Sans entrer dans les détails plusieurs éléments explique le statut privilégié d’Agnes en ethnométhodologie. On se souvient que Garfinkel insiste sur le fait que l’objectivation, donc l’objectivation sociologique aussi, est une attitude sociale. Car elle instaure un surplomb par rapport à « l’objet », qui est une manière particulière d’en disposer, dans l’immanence des interactions possibles. Si l’on veut donc éviter de prendre pour « réel » social ce qui est l’effet dissimulé à soi-même d’un mode de l’interaction (l’interaction à visée « objectivante »), il convient de revenir à cette immanence même : de décrire l’interaction dans l’interaction. Mais comment se construit du coup l’identité sociale des acteurs ? Dire qu’ils simulent quoi que ce soit est vain : si Agnes réussit (« passes », selon le terme consacré par Garfinkel) à maintenir un lien social avec les autres comme femme, il n’existe rien d’autre que ce succès, sauf, à nouveau, à supposer qu’il existe une identité en soi, objectivée à part et socialement neutre, à quoi rapporter cette simulation comme un « réel » (pour la démentir). Mais c’est faux (ou ce n’est vrai que du point de vue de l’interaction objectivante). Et en ce sens, aussi longtemps qu’Agnes « passe », elle « est » femme. L’entretien ethnométhodologique n’a donc d’autre fin que de parcourir les figures et les modalités de la conservation et de la réparation en continu de ce passing. Il ne saurait le juger, encore moins le pathologiser, puisque la seule différence entre Agnes et une femme « ordinaire », c’est la conscience inquiète des mêmes procédures de validation sociale de l’identité qui valent pour toutes les deux. Or cette conscience inquiète, ce n’est rien d’autre (ou de pire) que ce que l’ethnométhodologue lui-même cherche à atteindre, contre les routines du quotidien.

Toujours en restant au plus près des soucis strictement relatifs au transsexualisme, je voudrais encore remarquer ceci. Garfinkel se démarque d’Erving Goffman sur un point bien particulier. Quand il s’agit de « rôle de genre », on peut encore moins qu’ailleurs supposer la préexistence d’une toile de fond, d’un décor environnant les acteurs de l’interaction, et qui régisse du dehors l’interaction. L’acteur à la Garfinkel ne se contente pas de réciter un texte sur scène : il invente les planches sur lesquelles il joue du même mouvement qu’il improvise ses répliques. Si Agnes est exemplaire, c’est qu’elle produit au fur et à mesure non seulement l’interaction où son identité de femme se valide, mais aussi le contexte de sa validation, tous les à-côté implicites de la gestuelle, de l’apparence, des lieux et des temps, qu’elle surveille avec une acuité dont Garfinkel (et lui seul !) a exactement perçu la tonalité paranoïaque. D’où le contrôle total qu’il a repéré dans les entretiens : Agnes devançait ses doutes, fournissait des confirmations indirectes permanentes, et s’appuyait littéralement sur l’entretien pour raffiner et intensifier dans l’interaction ethnométhodologique les effets d’identification sexuée qui lui importait vitalement.

Or, Agnes une fois opérée (castation, pénectomie, fabrication d’un néo-vagin), elle apprit à Stoller médusé qu’elle n’avait jamais été intersexuelle, mais qu’elle s’hormonait en secret depuis l’âge de 13 ans, d’abord avec des anti-abortifs subtilisés à sa mère, puis, plus tard, avec des contraceptifs (d’où les oestrogènes). Allait-on dire qu’Agnes était « en réalité » un transsexuel et qu’il avait dupé entièrement l’équipe médicale de pointe chargée d’« elle » ?

Ce ne fut évidemment pas la réponse de Garfinkel : parce qu’il n’y a pas, à ses yeux, de « réalité », ni donc de simulation dans toute l’affaire. Il s’en explique dans l’appendice aux Studies in Ethnomethodology, en 1967, une fois le pot-aux-roses découvert : modifier les modalités de l’interaction ne fait pas passer du moins vrai au plus vrai. L’important eût juste été de suivre pas à pas comment Agnes aurait recomposé ses liens à autrui, sur la base de ce fait nouveau, afin de préserver son identité sociale [10] . Malheureusement, Garfinkel mit alors un terme à son travail auprès des médecins. Je franchis cependant le pas de suggérer que cette étonnante « expérience » (tissée de théorie et mise en acte dans une interaction originale) fut le point d’appui du changement radical d’attitude envers les transsexuels, qui culmina quelques années plus tard, en 1973, avec la création du concept de « dysphorie de genre » par Donald Laub et surtout Norman Fisk [11] . Je n’en ai aucune preuve formelle (à ma connaissance, ces auteurs, qui connaissaient forcément le travail de Garfinkel, ne le citent pas). Néanmoins, leur point de vue semble la traduction directe de l’approche ethnométhodologique. En effet, ils créèrent à Standford la première Gender Dysphoria Clinic qui acceptaient d’hormoner et d’opérer toute personne se sentant à un titre ou l’autre « mal à l’aise » dans son sexe (l’idée de dysphorie vise à englober génériquement ces malaises en leur offrant une issue médicale), et qui incluait dans la procédure une véritable rééducation au nouveau « rôle de genre » : Fisk appelle joliment ce complément « a grooming clinic or charm school ». Le raisonnement est transparent : dans la mesure où le succès de réadaptation dans le nouveau rôle de genre est non plus le but final d’un long processus complexe de sélection des « bons candidats » censés résister aux opérations et aux chocs psychiques de la transsexualisation, mais bien le critère de la réponse correcte aux demandes de toutes sortes de patients vivant mal leur sexe, il n’y a aucune raison de réserver ces opérations (ni les hormones) à une catégorie cliniquement très restreinte de patients exceptionnels, dont ce serait l’ultime thérapie (entendez : une fois toutes les tentatives psychothérapeutiques épuisées). Au contraire, on doit libéraliser l’indication de chirurgie, et équiper les patients des moyens de se glisser efficacement dans les stéréotypes du « genre » qu’ils visent. Dès lors, l’explosion du nombre de patients opérés était programmée, mais c’est une autre histoire.

Ce qui me retiendra ici, c’est l’opposition immédiate de Stoller à cette libéralisation [12] . Car la position de Fisk revient évidemment à dissoudre de facto la catégorie nosographique de « transsexuel ». Mais comment ? En fait, de deux manières, une évidente, l’autre moins. Celle qu’on voit d’emblée, c’est que la demande de « changement de sexe » peut avoir bien d’autres motivations que le parcours de vie spécifique que Stoller caractérisait, et qui faisait remonter le vœu à la prime enfance des sujets (Stoller décrit ainsi un enfant-type, « Lance », dont il a soigné la mère), et excluait méthodiquement l’homosexualité, ainsi que toute perversion, mais aussi tout symptôme psychotique (délire, hallucinations corporelles, etc.) ; ce dernier point est crucial, car pour les partisans de la dysphorie de genre, les symptômes psychotiques rendent sûrement délicat le traitement hormono-chirurgical, mais ne constituent pas en soi une contre-indication. Il y a ainsi pour Stoller des « transsexuels vrais », qui se vivent depuis toujours et sans ambiguïté comme du sexe opposé à leur sexe de naissance, et c’est avec peine qu’il accepta (sur la suggestion de deux importants psychanalystes de l’identité de genre, Lionel Ovesey et Esthel Person) de parler plutôt alors de « transsexuels primaires », distingués de la population nouvelle, suscitée et recrutée par les théoriciens de la dysphorie de genre à partir des années 70, et qu’on appelle depuis « transsexuels secondaires ». Chez ces patients, demander de « changer de sexe » est une sorte d’attracteur symptomatique qui, aux yeux de Stoller, ne correspond pas à une dynamique psychique autonome. Ce sont des homosexuels ou des transvestistes, ou même des hystériques, qui découvrent tard et conflictuellement que leur identité sexuelle n’est pas assurée comme ils le pensaient, et qu’une induction iatrogène (l’offre chirurgicale et hormonale) attire vers un tableau très conformiste de « dysphorie de genre », dont la consistance intime est nulle. Car c’est bien de subjectivité qu’il s’agit, et c’est le second facteur, moins évident, de l’opposition de Stoller à la libéralisation des indications d’opération : les facilités socio-culturelles du « genre » (qui mettent en œuvre, aux yeux du clinicien, des stratégies de subversion des codes sexuels psychiatrisées dans le cadre des perversions, tel le transvestisme), sont solidaires, ici, du flou de la « dysphorie ». Car si l’on traite le malaise des demandeurs d’une manière qui rend impossible l’élaboration de conflits intrapsychiques causaux dont ce malaise serait l’effet, alors la vie subjective finement différenciée des patients redevient homogène par un pur artifice de classification. En somme, on n’a de demandes de changement de « sexe » (qui deviennent à la fin des demandes de changement de « genre » [13] ) que parce qu’on suppose derrière la demande un sujet indivis, qui sait-bien-ce-quil-veut, et devant qui le médecin est appelé à respecter la volonté d’un individu libre : l’envers absolu du sujet freudien, ou plutôt, sa réduction au « moi ». Et la dysphorie est un malaise du moi : l’agnosticisme en matière d’étiologie du malaise psychique est, en fait, un privilège accordé à la perception naïve de ce malaise et un refus principiel de l’analyser [14] .

D’où, et je préfère ici supposer un raisonnement au travail que suivre le cheminement chronologique de Stoller d’articles en articles, la nécessité de reconstruire spéculativement le psychisme propre au transsexuel, contre la dissolution de ses singularités dans la dysphorie de genre.

Mais cette reconstruction spéculative se heurtait à une difficulté redoutable. Comment un transsexuel pouvait-il réussir au point incroyable exemplifié par l’histoire d’Agnes ? Un pareil succès force à supposer, au sein du psychisme, une zone non-conflictuelle, entièrement stable, où l’identité sexuelle contraire au sexe de naissance est en quelque sorte imprimée ab initio. Il y faut selon l’expression problématique que Stoller a proposé, et qui fut bien acceptée à l’époque, un « noyau de l’identité de genre », lequel, dans la tête, subsiste identique à soi à travers toutes les interactions. Pour conserver une qualité psychanalytique à ce « noyau », il fallait lui conférer une origine œdipienne (en faire l’effet d’une dynamique familiale où les identifications sexuelles des parents et aux parents posaient déjà problème) ; il fallait que la dite dynamique familiale se distingue assez de celle normalement supposée chez les enfants qui deviennent homosexuels, des pervers transvestistes, ou des adultes qui se transsexualisent tardivement ; il fallait enfin conserver à ce « noyau » d’essence psychologique, puisqu’il est attesté par un « feeling » spécifique, ou un « effet que ça fait » [15] d’être homme ou femme, la possibilité d’une base naturelle dans le cerveau et les hormones.

Stoller, pour cela, disposait d’appuis dans la littérature analytique contemporaine. A l’ego-psychology (de son collègue Ralph Greenson, l’analyste de l’enfant transsexuel-type, « Lance »), il pouvait emprunter le concept de région du moi « libre de conflits », fournissant donc les appareils requis pour la sauvegarde de rapports (cognitifs) normaux à la réalité, bien différents de ceux qu’on observe dans les psychoses. A la théorie de la relation d’objet (car Stoller est un grand lecteur de Fairbairn), il pouvait emprunter l’idée d’identification à des objets internes d’une texture assez différenciée pour équivaloir à des quasi-personnes sexuées complètes. En effet, une des idées directrices de Fairbairn, lecteur de Janet, était de déceler sous la tripartition « moi, ça, surmoi » des logiques plus fines de clivage et d’identification, proches des phénomènes de la personnalité multiple, et en tout cas susceptibles de prendre plus de formes que Freud ne l’avait soupçonné. Tiré d’Edith Jacobson, le concept de « self » permettait de récupérer au niveau supérieur l’unité (d’origine narcissique) de la personne, que ces identifications intrapsychiques contradictoires mettaient en péril. De Margaret Malher, Stoller reprit enfin pour les coordonner à son idée du self les concepts de « séparation » et de « symbiose » avec la Mère, dans l’espoir de saisir comment des états fusionnels précoces aboutissaient à l’introjection définitive d’une imago féminine, stabilisant psychologiquement l’identité dans un ressenti sexué contraire au corps.

Le meilleur moyen de voir comment Stoller a pu faire jouer ensemble ces références, c’est de se pencher sur le cas fascinant de « Madame G. », un des rares récits circonstancié d’analyse dans la littérature clinique [16] . Madame G., argumente Stoller, aurait pu devenir une transsexuelle. Qu’elle ne le soit pas devenue (Stoller la fit évoluer vers l’homosexualité) était censé éclairer la dynamique en cause chez ce type de patients. Mais l’ennui, c’est que le seul argument que Stoller finit par retenir au terme de l'histoire de cas n’a rien de psychique. Tout ce déploiement de concepts est justement impuissant à faire mieux que souligner la présence d’une mystérieuse « force biologique » qui aurait finalement sauvé Madame G. de l’emprise symbiotique de sa mère. Seul cet appoint « économique » (au sens énergétique freudien) explique pourquoi Madame G. aurait comme métabolisé la haine des mâles, patente chez sa mère, en refus, pour elle-même, de sa transformation en homme, alors que les choses allait si loin qu’elle hallucinait un pénis en érection dans son ventre…

Il y aurait énormément à dire sur cette cure. Mais elle témoigne en tout cas de ce qui a été la conviction de Stoller : qu’il y a bien un « genre » du self, et que les transsexuels ne peuvent pas se tromper tout à fait sur ce qu’ils en ressentent. Toute la dialectique œdipienne orthodoxe qui fait de l’identification sexuelle subjective un moment relativement tardif de la dynamique du développement de l’enfant (médié impérativement par l’énigme de l’origine des enfants et la valorisation du phallus), ne lui apparaissait que comme une structure dérivée, loin en aval des ancrages fondateurs auxquels il croyait accéder. Chez les enfants, certes, on pouvait sans doute encore l’induire, mais comme une sorte de prothèse psychique réparatrice. Chez les adultes, les transsexuels « vrais » ou « primaires », il n’y fallait pas compter.

On voit aussitôt la dialectique à quoi s’expose cette spéculation. Elle transporte sans nul changement dans le « noyau » intime de « l’identité de genre » la dépendance extérieure aux clichés sociaux de la différence des sexes, que le sujet retrouvera ensuite par miracle dans sa vie de relation comme autant de contraintes psychiques absolues. Rien n’explique en effet pourquoi la « force biologique » mystérieuse à l’œuvre aboutirait à des comportements culturels si précis et stéréotypés, plutôt qu’à des distorsions erratiques du rapport aux autres ; symétriquement, le self transsexuel ne dispose d’aucun moyen de faire valoir « l’expérience privée » de son ressenti, sinon ceux offerts par le langage et la culture ambiante. Et toute la conviction du transsexuel qu’il est ainsi (avec l’aspiration, banale, à une vérité biologique extra-discursive de son état) résulte négativement d’une affirmation farouche de la valeur de son auto-diagnostic (« Je sais que je ne suis pas du sexe dont vous voyez le corps »), que suit l’auto-prescription du traitement (« On ne peut que me modifier le corps pour l’accorder à mon vécu interne inscrutable »), traitement finalement auto-évalué (« Moi seul sait si je suis ou non réconcilié avec mon être véritable »). Et il n’y a évidemment aucun moyen de prouver qu’il se « trompe » ; simplement, c’est peut-être aussi parce que ce n’est pas là un usage de la pensée ni de la réflexivité qui prête à débat. C’est au contraire un effort pour « avoir raison » en se plaçant, serait-ce avec des mots, hors-langage. On voit les difficultés philosophiques qui naissent ici. Stoller a été entièrement incapable de s’y confronter, et elle subsiste à mon avis inchangées dans les polémiques actuelles.

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            Tournons-nous maintenant vers John Money. C’est en effet avec Stoller celui qui, je crois, a le plus contribué à stabiliser dans le débat scientifique une opposition entre le sexe et le genre dont la « positivité », du coup, a été comme garantie. C’est là un facteur de sa reprise efficace dans les sciences sociales, et de sa métamorphose, de réalité empirique (du moins dans le contexte du transsexualisme et de l’intersexualité) en opérateur analytique et critique (dans les « théories du genre » qui ont prospéré à partir du féminisme et du militantisme des minorités sexuelles). Je préciserai en conclusion ce qui s’est joué dans cette métamorphose.

            Chez les médecins des hermaphrodites, distinguer le sexe biologique du « genre » qui est l’identité sociale et l’identité vécue des patients est assez ancien. Blair Bell, le spécialiste britannique, utilisait « gender » en ce sens dès 1915. L’idée, aujourd’hui commune chez les transsexuels (et certains endocrinologues), qu’il y a un « sexe du cerveau » distinct du sexe génital, est plus ancienne encore : elle était défendue par le psychiatre Valentin Magnan et le chirurgien et gynécologue Samuel-Jean Pozzi dès 1911. C’est l’évidence pré-empirique, la logique toute verbale mais immédiate de ces distinctions qui fait difficulté: on ne sait jamais si elle entérine des faits, ou si elle préexiste à leur observation, et la guide en sous-main. Mais dans la montée en puissance d’une science de l’intersexualité dans l’entre-deux-guerres, chez Gregorio Marañon, le médecin et philosophe espagnol, ou chez Alexander Cawadias, le grand néphrologue, c’est clairement la première branche de l’alternative qui fut retenue. Money et son équipe, à Johns Hopkins, en standardisant les procédures de réassignation des intersexuels avec des moyens modernes (endocrinologiques, chirurgicaux, comportementaux), et surtout, sur d’importantes populations, allait néanmoins franchir un seuil.

            Bien qu’il s’en soit défendu, Money en effet s’est retrouvé enfermé de façon peut-être plus spectaculaire que Stoller dans le paradoxe d’une « force biologique » qui aurait offert une résistance singulière et imprévisible aux conditionnements intenses auxquels il exposait les enfants intersexuels qui lui étaient confiés. Or cet embarras est méthodologique, il est fonction du cadre conceptuel à l’intérieur duquel Money voulait articuler le sexe biologique et le genre social, en ménageant une place au « sentiment d’identité » des intersexuels (ce feeling sexuel spécifique, d’essence obscure, qui serait « l’effet que ça fait » d’être homme ou femme). Car la combinatoire des résultats de réassignation de sexe chez les intersexuels est simple : soit le conditionnement auxquels était soumis les enfants marchait (ils acceptaient alors leur nouveau « sexe », et prenait en grandissant des hormones pour entretenir la modification physique déterminée sur eux par la chirurgie) ; soit le conditionnement échouait, auquel cas, si ce dernier avait été aussi assidûment pratiqué que dans les cas heureux, il ne restait plus qu’à incriminer une imprégnation cérébrale, plus que sexuelle, « sexuante » (une sorte d’imprinting dont Money emprunte l’idée à Lorenz), dont la prégnance biologique bloquait l’apprentissage du nouveau « rôle de genre » [17] . Comme on voit, ce qui chez Stoller revenait à un self sexué en amont de toute dynamique identificatoire oedipienne, est ici naturalisé a priori comme reste inconditionnable de tout apprentissage. Money, de plus, visait bien la structuration mentale intime des intersexuels : la collaboration des parents, sommés d’oublier totalement le passé, n’était qu’une partie d’un protocole qui allait jusqu’à projeter des films pornographiques aux enfants pour s’assurer qu’ils assimileraient tôt les fantasmes « corrects » dans leur nouvelle identité de genre, ou encore à confier les adolescents hésitants à se faire opérer à des adultes transsexuels, afin qu’ils travaillent ensemble à surmonter toute réticence. Je laisse de côté les aspects éthiques de l’affaire [18] pour me consacrer aux problèmes logiques qu’elle soulève.

            Que peut-on en effet opposer à Money, si l’on veut éviter l’impasse de l’opposition nature/culture, et néanmoins conserver l’opposition « empiriquement » si intuitive entre sexe et genre chez les enfants intersexuels ? Léon Kreisler, et son équipe de Saint-Vincent de Paul, profondément imprégnés de psychanalyse, ont à cet égard, dès les années 70, fourni une série d’observations remarquables [19] . On peut dresser un tableau contradictoire de leurs principes et de leurs résultats.

            Chez Money, il s’agit d’établir le primat du conditionnement culturel pour circonscrire l’éventuelle part biologique des comportements sexués (ce qui est reconnaître négativement le rôle de la nature). L’instrumentation est statistique, avec un idéal à l’époque balbutiant, mais que la psychologie médicale depuis a généralisé, l’appariement : Money cherchait à associer deux individus les plus semblables possibles (pathologie, génétique, cadre de vie, etc.), dont l’un recevait le traitement standard, l’autre rien, et servait de témoin. Kreisler, de son côté, sur la base d’entretiens cliniques individualisés, et sans recourrir aux vastes cohortes de Johns Hopkins, est parti de cas bien plus singularisés — et notamment parce que dans les années 70, on disposait d’outils diagnostics, génétiques et biochimiques, plus raffinés que dans les années 50 : l’idéal des « paires » de Money était plus douteux. Mais surtout, il lui semblait psychologiquement égarant de supposer que les dynamiques familiales pouvaient s’appliquer uniformément à une fratrie. Ce n’était pas, je le souligne, nier le poids du conditionnement. Kreisler en tenait compte. Mais il le modulait en y intégrant deux facteurs décisifs : les désirs des parents et des médecins concernant les enfants, et l’interprétation que les enfants faisaient de ces désirs pour se situer eux-mêmes dans les processus où on les entraînait. C’est pourquoi, autant Money juge claire l’idée d’identité sexuelle (rapportée à la compacité d’un « ressenti » de l’identité), autant Kreisler s’attache à suivre les méandres de l’identification sexuelle, selon les contextes psychologiques au principe de sa subjectivation. Or cela a les plus graves conséquences sur les soins. En effet, aux yeux de Money, l’objectif majeur est une adaptation aux limites du conformisme au rôle de genre destiné aux enfants (et comme il s’agit presque exclusivement de nourrissons mâles ou de jeunes garçons qu’on castre, et sur qui on pratique ultérieurement une vaginoplastie, sans oublier les oestrogènes, le rôle féminin en question recoupe tous les clichés dominants). Tandis que l’observation de cas où des réassignations tardives ont réussi, ou, alternativement, de très précoces avaient échoué, poussait Kreisler à se demander jusqu’à quel point un tel forçage ne risquait pas de devenir, au cours de la vie, une source propre de problèmes, et pas du tout la solution anticipés de problèmes, qui, après tout, ne s’étaient pas encore posés. De plus, ce sont ces psychanalystes qui, les premiers (et non, comme on croit parfois, les militants intersexuels anti-interventionnistes actuels), ont attiré l’attention sur les préjugés touchant la sexualité « normale » qui contaminaient les pratiques (par exemple que, chez une femme, l’apparence des organes génitaux compterait plus que les sensations qu’ils procurent, ou qu’il faudrait d’abord préserver ses capacités conceptionnelles) — et ce sont enfin qui les premiers ont proposé de réviser le principe selon lequel la naissance d’un enfant intersexuel serait une « urgence pédiatrique » majeure.

            Il est tentant, ici, de s’arrêter, et, en favorisant un point de vue éthique et humaniste, de donner raison à Stoller et à Kreisler, tellement cette individualisation des cas et des contextes nous séduit. Mais justement : si je l’ai présentée de façon favorable, c’est pour faire surgir en toute clarté notre présupposition spontanée selon laquelle en matière de « genre » (ou mieux, de construction de son identité sexuelle), il faudrait laisser à l’individu une forme de liberté ; combien, en fait, nous pensons facilement qu’il peut effectivement y avoir, dans les marges indécises de situations d’exception, de quoi « choisir », voire « créer » son identité sexuelle. Pour ce qui regarde l’humanisme, je ne sais pas ; mais je suis bien persuadé que pour ce qui regarde l’éthique, cette croyance est douteuse, et ce, pour des motifs conceptuels. En effet, si déplaisant soit-il, le point de vue positiviste de Money contrebat une tendance désastreuse de l’approche clinique : c’est qu’il n’y a pas de limite interne au processus de singularisation des cas. En somme, à suivre Kreisler sur les intersexuels, ou même Stoller sur les transsexuels, il y aurait autant d’intersexualités et de transsexualismes que de sujets en cause. On voit jusqu’à quel point ce raffinement clinique est indispensable : par exemple, il interdit qu’on mette dans le même sac le transsexualisme masculin et le féminin (le mot même, trans-sexualisme, en donnant à croire que « le » sexe est une frontière qu’on peut franchir indifféremment dans les deux sens, accélère la confusion) ; il défend encore de prendre un certain état de la technique diagnostique, qui définit provisoirement des classes d’intersexualité à un moment donné, pour des réalités naturelles intangibles (il y aurait beaucoup à dire sur le remodelage des catégories anciennes, maintenant qu’on sait par exemple qu’il y a des femmes XY, parce que des gènes présents ailleurs que sur les chromosomes « sexuels » sont impliqués dans la différenciation). Mais le paradoxe est essentiel : précisément pour raffiner sur ces distinctions, pour montrer que notre notion du masculin et du féminin comme des sexes opposés n’est pas ce que nous croyons (et c’est la brèche où s’engouffre la solution par le « genre »), il faut déjà qu’il y ait quelque chose à en croire, et en particulier, leur différence relative. Cette différence est certes déplaçable, mais elle est cela même qu’on déplace, et qui subsiste dans toutes les opérations de déplacement, si subversive qu’on les veuille. C’est bien ce que Kreisler ou Stoller voient : c’est au moment même où l’on resubjective maximalement le rapport intime à l’identité sexuelle, qu’on est le plus évidemment dépendant des modalités extérieures d’inscription de la différence des sexes (de son forme comme de son contenu social, linguistique, etc.). Chez le pédopsychiatre français, l’ouverture tolérante à des formes sexuelles intermédiaires qu’on se garde de « forcer » médicalement ne va par exemple jamais jusqu’à nier qu’on a bien affaire à des inter-sexuels, parfaitement repérés sur des échelles (seraient-elles contradictoires entre elles) de virilisation ou de féminisation : il y a toujours de quoi croire qu’ils sont à certains égards mâles, et à d’autres, non.

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            Or c’est là que je voudrais faire valoir un point de vue dissonant dans les débats sur la question du genre.

Il me semble que ces débats impliquent une forme de confusion entre deux dimensions intrinsèquement connexes de l’usage de nos concepts ordinaires, autrement dit, une confusion portant sur la manière dont nous nous servons effectivement de ces concepts pour dire si tel cas est ou non un cas d’application du concept — si c’est un cas auquel nos règles d’usage de ce concept s’appliquent ou pas.

Car il faut déjà bien distinguer deux choses, qui rendent possible l’application réglée de nos concepts : d’une part, la régularité donnée de certains faits (qu’ils soient naturels ou sociaux, c’est sans importance ici), et, d’autre part, les règles elles-mêmes que nous suivons et parfois inventons pour rendre compte de ces régularités, et, à l’occasion, les faire voir.

En effet, s’il n’existait aucun ordre de régularité factuelle, quel qu’il soit, dans nos transactions avec le monde (si, par exemple, la cire changeait continûment de forme, de couleur, de parfum, sans un contexte fixe, par exemple encore sans que ces modifications suivent au moins les variations régulières de la chaleur), on pourrait effectivement douter qu’il puisse y avoir même de quoi déterminer si tel ou tel aspect particulier de tel ou tel objet est, ou non, un cas d’application du concept « cire ». Mais bien sûr, et c’est un second aspect également capital, aucune de ces régularités de fait ne couvre toutes les présentations possibles de la cire : non seulement aucune prise à part ne fixe normativement ce que doit être la cire, mais même toutes ensemble, elles ne limitent pas les possibilités d’extension réglée du concept de cire à des cas non-prévus dans le contexte habituel : par exemple, la cire en aérosol que j’étale sur mes meubles. Entre la régularité des cas d’application banale du concept et la règle d’application de ce même concept à des cas nouveaux, il y a donc un rapport, mais il n’est pas de conséquence logique (on ne peut pas déduire des cas anciens d’application d’un concept les cas nouveaux acceptables, on est obligé de préciser à chaque fois de novo la règle qu’on suit pour les inclure, et ici, ce n’est manifestement pas en tenant compte de la simple température variant et altérant l’aspect de la cire, il y a aussi la possibilité de vaporiser la même cire). Il n’est non plus de domination théorique (la cire d’abeille est, si l’on veut, un cas paradigmatique, mais sûrement au sens où cela ferait de la cire d’abeille une cire « plus vraie » que la cire synthétique, ou en aérosol).

Ce sur quoi je veux attirer l’attention est le fait trivial suivant. Nous nous servons des mots et des concepts (et je dirais même, nous les inventons) précisément dans ce but : voir de quoi on parle au départ, sur la base de régularités plutôt informelles, et éventuellement inférer des usages neufs qui sont des extensions légitimes, car réglées, de l’usage initial. Un mot ou concept quelconque à qui ferait défaut la connexion entre ces deux dimensions, celle des faits réguliers auxquels renvoient ses occurrences banales, et celle d’une extension possible et normée (i.e. dont on puisse dire si elle est ou non « correcte », et  pour quelle raison) de la règle d’application du concept à des cas nouveaux, un tel mot ou concept n’aurait, dis-je, aucun usage dans nos transactions concrètes avec le monde.

Passons alors au sexe et au genre, et au genre de différence conceptuelle qu’on leur suppose. Je crois que la distinction précédente n’est pas sans intérêt pour le débat.

On se trouve là, en apparence, coincé entre Charybde et Scylla. Scylla, c’est l’écueil (le roc !) d’un naturalisme qui s’imagine que la référence réelle d’un terme conceptuel comme « sexe » n’est fixé que, disons, par l’enchaînement causal de régularités biologiques données. Du coup, tout usage autre du mot sexe est déviant et illégitime. Ceci implique que le « genre » est autre chose que le sexe, et éventuellement un mot vide, si ce n’est, par raccroc, une sorte de « sexe social » à la référence fixée par des régularités factuelles de même type que les régularités naturelles (mais bien sûr, moins « scientifiques »). Charybde, c’est le tourbillon d’un conventionnalisme absolu, qui postule que les règles d’usage sociales et langagières du concept de « genre » sont telles, que les choses mêmes (et notamment les régularités savantes du biologiste, comme les vérités d’à peu près de nos interactions ordinaires) sont sans force devant les règles d’ascription que nous inventons souverainement [20] . Autrement dit, le contenu prétendument objectif ou immuable du concept (du sexe, puisque c’est ici le terme de départ) sont, même s’il a l’air d’un fait extra-discursif, un sous-produit relativisable à la façon dont on s’accorde pour le désigner dans une communauté quelconque (en somme, le sexe n’est qu’un cas « positivé » ou « naturalisé » du genre, qui est le terme d’arrivée, supposé différent).

Comme on voit, j’articule ici deux ordres de considérations. D’abord, je fais observer les conditions les plus générales d’application de nos concepts, en rappelant combien il nous est indispensable, jusque dans le moindre et le plus modeste d’entre eux, de tenir ensemble les deux bouts d’une chaîne, qui s’ancre à droite dans des régularités habituelles du monde (qui n’ont même pas besoin d’avoir une dignité épistémique, pourvu qu’elle servent en pratique), et à gauche, dans les possibilités d’extension du concept (et même d’extension normée, où le critère d’une application correcte ou incorrecte du concept au cas nouveau demeure révisable selon des raisons). Ensuite, j’interroge la prétention élevée par les théoriciens du genre, ou par ceux du sexe « réel » (biologique, par exemple), à différencier sexe et genre en oubliant ces conditions de l’usage des mots : en prétendant, en somme, que les régularités de fait (référées à la Nature) pèsent en ces matières plus lourd que les extensions possibles, qui ne sont que verbales, ou, à l’inverse, que le caractère social et institué de la classification des sexes (la Convention) ramène les régularités objectives alléguées par le biologiste au même niveau de préjugé historiquement et politiquement contextualisé que celui des pratiques naïves.

            L’intérêt d’une lecture attentive de Stoller et Money, est, déjà, de faire voir comment cette difficulté logique (interne à tout usage effectif d’un concept) est spécialement aiguë avec la question de la classification médicale des intersexuels. Je crois que c’est assez intuitif. Il est tout aussi vain, semble-t-il, de chercher à réduire l’intersexualité dans une quête sans fin du sexe réel, « objectif », des individus présentant des caractéristiques ambiguës selon l’usage de nos mots ordinaires, comme masculin et féminin, que, tout à l’opposé, de rêver à un « autre sexe » à base subjective-conventionnelle (i.e. souverainement inventé) — qui offrirait, par exemple, par les mots, un abri identitaire contre la stigmatisation. Cet abri serait entièrement miné par les classifications sexuelles ordinaires avec lesquelles il communiquerait de toutes parts. Il faut bien voir que l’usage de nos mots ne garantit en rien qu’ils puissent couvrir tous les cas de figure que la réalité présente. Car ils ont une fin pratique, et la pratique s’appuie sur la régularité, pas sur l’exception. Cependant, il n’est pas non plus écrit dans un ciel immuable des formes sociales que des manières de faire avec les corps autrement sexués doivent à jamais rester innommées, et leurs significations inarticulables à celles dont on avait jusqu’ici l’habitude.

Mais il me semble que les distinctions logiques que je propose ont une autre portée. Elles contiennent aussi, en germe, l’éclatement des conceptions « performatives » du genre qui se multiplient de nos jours, et qui souvent se prétendent des déplacements théoriques radicaux opposables aux naïvetés du sexe « naturalisé ».

Car, si j’ai raison, ce sexe naturalisé et ce genre performatif sont plutôt l’endroit et l’envers des deux processus complémentaires dans l’induction ordinaire (i.e. « si X est un cas du concept Φ, X’ l’est-il encore ?»), induction qui est la trame de la légitimation pratique continuelle de notre usage des mots. On hypostasie alors, avec le sexe et le genre, et par une opération toute théorique (ce que je prends péjorativement), cet endroit et cet envers, comme si c’était deux dimensions opposables, et même critiquement opposables — deux cailloux dont on espère, en les heurtant, faire jaillir la lumière de la vérité —, ou encore comme une vérité d’un côté, et de l’autre, une apparence idéologique, que la première devrait dissiper en occupant toute sa place, avec un effet libératoire.

            On aboutit alors à deux croyances intenables.

La première, c’est de supposer que les régularités factuelles n’expliquent rien au bien-fondé de l’usage non seulement des catégories de genre, mais même de sexe ! Pour cela, on s’imagine prouver quelque chose en produisant des séries de régularités mutuellement incompatibles (des hommes avec des testicules qui produisent des oestrogènes, des femmes à la  naissance masculinisées par la chirurgie et les hormones, etc.), en faisant donc jouer à ces régularités (qui permettent l’emploi pratique et ordinaire des mots) un rôle descriptif, source de règles d’universalisation que, bien évidemment, elles n’ont jamais eu. Car une régularité n’est pas une règle : une régularité ne tolère pas d’exceptions (mais au mieux des écarts), et comme c’est un simple fait, elle n’a ni la puissance d’intégrer de nouveaux cas, ni celle de recevoir une nouvelle extension au sein d’une application plus vaste du concept (sauf à prendre le fait pour son concept).

 En matière de sexe et de genre, on aboutit ainsi au paradoxe que les meilleures justifications de la revendication transsexuelle, ou de la contingence des classifications des intersexuels, échouent tout bêtement à expliquer pourquoi ceux-ci ne sont pas plus nombreux qu’ils ne sont en fait, voire pourquoi nous ne serions pas tous transsexuels ou intersexuels (et chacun, bien sûr, à sa façon…).

La seconde croyance excessive est symétrique et inverse. Poser que la notion de genre résulte d’une incompréhension profonde de la détermination du sexe par une série régulière (ou que c’est un artefact verbal provisoire, que les progrès, par exemple de la « neurobiologie de l’identité sexuelle », dissiperont tel un mauvais rêve), échoue aussi clairement. En effet, il est évident que les séries causales (anatomiques, génétiques, endocrines, embryologiques, que sais-je encore ?) à quoi on se réfère, présupposent constamment des projections nouvelles de nos règles d’application des catégories sexuelles ordinaires sur des cas imprévus et originaux. En effet, nous estimons d’autant plus pertinente et forte une théorie qu’elle est capable de démontrer contre-intuitivement que telle « femme » est en réalité un « homme » sous tel ou tel rapport (génétique ou psychique, etc.). Il est donc faux que nous nous appuyons sur des régularités (naturelles ou sociales) pour brider notre capacité à reconnaître de nouvelles applications des anciens concepts ; au contraire, chacune de ces régularités est porteuse en puissance de prolongements nouveaux, mais en fonction de la règle sous-jacente que nous supposons la régir (nous, les hommes, et non les « faits »). Mais comme on sait, une régularité qu’on croyait bien connue peut obéir à des règles subtilement inapparentes et plus nombreuses qu’on ne le croyait ; c’est même tout le texte de l’histoire des sciences. A cet égard, donc, les progrès de la génétique, par exemple, ont abouti à considérer tout autrement les anciennes taxinomies des intersexuels, à les penser chacune comme produites selon des lois étonnantes. Ce problème est évidemment plus redoutable que celui des divers aspects sensibles de la cire dont j’étais parti, mais il est du même registre.

Cependant, toutes les théories de l’intersexualité en témoignent, sans appui factuel, aucune des extensions en question (qui peuvent être surprenantes : pensez aux « femmes XY ») ne sera acceptée, ni ne vaudra comme extension authentiquement conceptuelle (i.e. rationnellement légitime) de la série habituelle.

            Avançant ceci, je tente un progrès sur l’esquisse philosophique que j’avais proposée dans La métamorphose impensable. On voit sans mal l’affinité qui existe entre une vision « performative » de la différence sexuelle et un point de vue conventionnaliste sur le sexe, qui tend par définition à en faire un sous-produit illusoire ou idéologique (« naturalisé ») du genre. On voit aussi, je pense, pourquoi le transsexualisme, caractérisé par l’autodéfinition du vécu, l’autoprescription de la conduite réparatrice à tenir et l’auto-évaluation de son succès, favorise cette vision « performative » eu égard à l’identité sexuelle [21] . En effet, cette idée performative  du genre suppose une ascription souveraine précisément du type que je pense interdite. Or, en insistant sur la distinction de la régularité et de la règle, à mon avis sous-estimée dans les discussions théoriques sur le sexe et le genre, je veux souligner ceci : il est peu probable qu’il s’y joue une crise de la culture, ou quoi que ce soit de réellement subversif pour nos représentations de l’identité. La différence sexuelle ainsi objectivée sur les axes réputés contradictoires du genre ou du sexe n’offre que des contradictions de papier. Dans l’usage, nous avons affaire à des polarités logiques indissociables (et, de fait, non dissociées) du concept ordinaire des différences entre hommes et femmes (du « sexe », donc, dans son précieux polymorphisme sémantique). Il n’y a donc pas grand-chose à craindre, ni à espérer, de ces supposés ébranlements de notre psychisme ou de notre vie sociale par la promotion militante du genre. C’est un peu triste, vue la beauté littéraire de certains essais anglo-saxons sur le sujet [22] — mais c’est ainsi.



* Chercheur au CNRS (IHPST, Paris 1) et psychanalyste : pierrehenri.castel@free.fr

[1] Pour d’autres détails et toutes sortes de prolongements, cf. Pierre-Henri Castel, La métamorphose impensable : Essai sur le transsexualisme et l’identité personnelle, Gallimard, Paris, 2003, chapitres 2, 4 et 7. J’affiche sur ma page une chronologie bibliographique détaillée de la question (1910-1998) : http://pierrehenri.castel.free.fr

[2] Cf. Colette Chiland, Robert Jesse Stoller, PUF, Paris, 2003.

[3] Exprimée simplement, c’est la thèse selon laquelle il existe un sexe « par défaut », lequel est féminin dans l’espèce humaine, et qu’il faut un facteur spécifique pour déclencher l’embryogenèse d’individus du sexe opposé

[4] Worden (Frederic G.) et Marsh (James T.), “Psychological factors in men seeking sex transformation. A preliminary report”, Journal of the American Medical Association (1956) 157, n°10, pp.1292-1298.

[5] Delay (Jean), Deniker (Pierre), Volmat (R.) et Alby (Jean-Marc), « Une demande de changement de sexe: le trans-sexualisme », L'encéphale (1956) n°45, pp.41-80.

[6] Worden et Marsh avait demandé à Stoller de prendre rendez-vous avec elle pour lui annoncer que leur étude sur le transsexualisme était finie…

[7] Au contraire exact de Lacan, commentant le cas Schreber en 1956, qui utilise le mot de « transsexualisation », nouveau à l’époque, pour spécifier ce qui chez l’auteur des Mémoires d’un névropathe ne se réduisait pas à une « homosexualité refoulée », comme Freud pensait, et pour fonder comme radicalement psychotique la « solution élégante », dit Lacan, que Schreber trouve se faisant la « femme de Dieu ». Car l’homosexualité refoulée n’est pas spécifiquement psychotique.

[8] La convergence des problématiques de l’intersexualité et du transsexualisme est particulièrement bien illustrée in Richard Green & John Money (éds), Transsexualism and Sex Reassignment, Johns Hopkins UP, Baltimore, 1969, qui est une mine d’informations croisées sur ces problématiques.

[9] Schwabe (A.), Solomon (D.H.), Burnham (J.P.), Stoller (Robert), “Pubertal feminization in a genetic mal with testicular atrophy and normal urinary gonadotropin”, Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism (1962) n°22, pp. 839-45.

[10] La fin de l’histoire est assez triste, telle que Stoller la raconte, l’ayant revue dix ans après. Agnes s’était mariée, puis avait divorcé, et sombrait peu à peu dans une dépression suicidaire. J’ai émis l’hypothèse que son succès en femme et sa stabilité psychique reposaient, en partie, sur son statut « expérimental » aux yeux de Stoller et de Garfinkel. Les entretiens de ce dernier, réellement ouverts aux possibilités du simple semblant-sans-réel, si j’ose dire, et à sa structuration dans une interaction « soutenue », avaient une claire qualité psychothérapeutique, qui, assez ironiquement, faisait défaut à ses relations avec ses psychiatres.

[11] Donald Laub & Patrick Gandy (éds.), Proceedings of the Second Interdisciplinary Symposium on Gender Dysphoria Syndrome, Standford University Medical Center, Palo Alto, 1973. Y lire notamment, de Norman Fisk, "The how, what and why of a disease".

[12] Robert Stoller, “Male Transsexualism: Uneasiness”, American Journal of Psychiatry (1973) n°130, pp.536-539.

[13] L’évolution des dénominations vers l’idée de « gender reassignment » est typique : elle était déjà en germe dans l’idée de Gender Clinic (et non de Sex Clinic) ; elle se généralise après les années 90.

[14] Stoller, pointant ces difficultés, a inspiré les sociologues de la sexualité les plus influents de leur génération : John Gagnon & William Simon, Sexual Conduct. The Social Sources of Human Sexuality, Aldine, Chicago, 1973. On a retenu leur critique de Freud, en oubliant leur charge contre la sexologie de Kinsey et de Money.

[15] Je fais ici allusion à l’expression consacrée par Thomas Nagel, « What it’s like to be a bat » : cf. Pierre-Henri Castel, « Le paradoxe de Tirésias, ou comment c'est, se savoir d'un autre sexe », Actes du VIIIème colloque de l'hôpital Henri-Rousselle, Sur l'identité sexuelle. A propos du transsexualisme II, Marcel Czermak & Henry Frignet (éds.), Paris, 1997.

[16] Robert Stoller, Splitting: A Case of Female Masculinity, Quadrangle, New York, 1973.

[17] Les publications les plus révélatrices sont, à mon avis, celles qu’il a produites en réponse à l’article de Bernard Zuger, « Gender role determination. A critical review of the evidence from hermaphroditism », Psychosomatic Medicine (1970) 32, n°5, pp.449-63, lequel attaquait un texte de John Money, Joan Hampson & John Hampson, “An examination of some basic sexual concepts: The evidence of human hermaphroditism”, Bulletin of the Johns Hopkins Hospital (1955) n°97, pp.301-19. La réponse de Money, puis celle de Zuger à Money (dans Psychosomatic Medicine pp.463-7) est fascinante.

[18] Car ces pratiques ont donné il y a quelques années à une terrible polémique. John Money, avait en effet donné un cas en  exemple-type de réassignation réussie par un pur conditionnement éducatif. Anonymisé sous les prénoms des collègues de Money, Joan et John Hampson, le cas John/Joan refit surface en 1980. Très éprouvée psychiquement, Joan, hormonée, et à qui son frère jumeau servait de « témoin » dans l’expérience, avait subi depuis son enfance de nombreuses interventions chirurgicales pour la féminiser. Son psychiatre, Keith Sigmundson, finit par écrire à Milton Diamond, un adversaire acharné de Money, qu’il la traitait, et qu’il l’avait reconnue. Confronté à son identité sexuelle biologique, Joan demanda donc de la testostérone et se fit opérer de nouveau pour remasculiniser son apparence (ablation des seins, phalloplastie). L'ambiance délétère qui régnait autour de Money (dont sa bisexualité) fut alors exposée sur la place publique. Et Diamond suggéra que plusieurs preuves donnant le primat à la culture sur la nature reposaient sur des fraudes. Il milite depuis pour un moratoire sur les opérations précoces des intersexuels. Les réassignations ont d’ailleurs depuis cessé à Johns Hopkins. Pour les détails, cf. Milton Diamond & Keith Sigmundson, “Sex-reassignment at birth : Long-term review and clinical implications”, Archives of Pediatric and Adolescent Medecine (1997) n°151, 298-304, et les excellents commentaires d’Anne Fausto-Sterling in Sexing the Body. Gender Politics and the Construction of Sexuality, Basic Books, 2000. Car, là encore, on sélectionne certains faits, qui parlent en faveur de la conception qu’on défend, en taisant ceux qui les relativisent. Diamond ne mentionne guère, ainsi, que la mère de John/Joan a très tôt signalé la résistance de l’enfant au traitement de Money, ni qu’elle ne s’opposait pas à ses attitudes de garçon. Et de plus, que penser de ceux chez qui ces pratiques ont nettement réussi ?

[19] Léon Kreisler, « Les intersexuels avec ambiguïté génitale », La psychiatrie de l'enfant (1970) 13, n°1, pp.5-127.

[20] Bien sûr, on fera comme si cette souveraineté était morcellée, conflictuelle, historique, tout ce que le lexique post-moderne peut faire de plus « déconstruit », au poids de l’encre que ces précisions consomment. Il n’en reste pas moins que la prétention de souveraineté dans l’invention des règles d’ascription (par exemple, l’invention d’autres sexes/genres que « masculin » et « féminin ») refait immanquablement surface dans la prétention à une radicalité créative. C’est cette radicalité même que je veux déconstruire, comme le reliquat d’une naïveté pré-philosophique dans la sophistication déconstructive.

[21] Je laisse de côté, parce qu’elles sont culturellement moins brûlantes, des considérations de même portée sur les drames des intersexuels.

  [22] Je pense bien sûr à Judith Butler.