Comment peut-on avoir mal à la mémoire ? Clinique et thérapeutique du souvenir traumatique *
(Exposé au colloque d'Amiens, "Histoires de la mémoire", le 6 octobre 2001)
L’étrangeté de la question que je pose dans ce titre suppose en préalable une mise au point sur ce qu’on appelle " stress post-traumatique ", " névrose traumatique ", " névrose de guerre ", voire " trauma ". C’est un sujet depuis un certain temps à la mode. Je pense à ce qui s’est développé un temps aux Etats-Unis sous le nom de Trauma Theory, à la fonction d’une analyse historique minutieuse du concept pour évaluer la pertinence de la psychanalyse (1), mais aussi, dans le contexte des Women’s Studies, aux travaux sur les dégâts psychiques dus aux abus sexuels contre les femmes et les enfants, surtout des filles, travaux invoqués pour justifier la formule fameuse sur l’hystérie, " névrose de combat de la guerre des sexes " (2)). Les tragédies récentes ont remis à l’ordre du jour cette problématique dans sa version militaire. Elles ont aussi suscité, dans la littérature médico-psychologique, quantité de mises au point, notamment sur les sites spécialisés sur la Toile, où le débat est en ce moment assez vif. C’est de ces mises au point que je voudrais partir, parce qu’elles sont tout à fait le reflet de doutes et d’inquiétudes pratiques et théoriques qui comportent un volet important conceptuel et logique. D’où leur intérêt pour le philosophe et l’historien de la psychopathologie.
Ces inquiétudes sont de trois ordres.
*
Je ne sais s’il est exhaustif, mais voici donc un état des lieux de la question du trauma en psychopathologie (12). Je vais en partir pour poser une question sur la grammaire conceptuelle du " souvenir traumatique ", dans l’espoir de faire apparaître entre certains linéaments de la crise actuelle de cette notion une forme de solidarité. Cette crise, en effet, est liée au fait que le trauma doit à la fois s’entendre dans le registre du discours social, auquel il est sensible, et dans celui des capacités subjectives " internes " (quoi que signifie le mot) à se souvenir. Il soulève enfin un enjeu moral, dans la mesure où soigner des dégâts psychiques ne peut être en l’espèce toujours disjoint de la restauration (ou de l’instauration) d’une attitude face au mal. Je vais donc justifier mon étrange question (" Comment peut-on avoir mal à la mémoire ?) ; puis je me concentrerai sur les suites pratiques de la façon un peu décalée dont j’envisage les choses.
Bien que ce ne soit jamais fait précisément, en particulier quand on s’imagine rendre compte des idées passées du traumatisme et des désordres psychiques qui en dépendent, il faut distinguer quatre états mentaux distincts :
Ces états sont distincts réellement : ils peuvent exister indépendamment les uns des autres. Ils peuvent également se combiner, et c'est pour cette raison que je propose d'analyser la notion de souvenir traumatique par leur moyen, au lieu de la recevoir d'emblée comme un fait. Je veux par là suspendre une évidence : croire que, si l'on a des souvenirs traumatiques douloureux, c'est parce que ce dont on se souvient, ou le contenu du souvenir, est de la douleur. Mais n'importe qui voit qu'on peut presque toujours se souvenir de ses douleurs passées sans souffrir à nouveau. On peut aussi se souvenir d'avoir eu peur d'avoir mal, sans avoir à nouveau peur d'avoir mal ; la transition la plus trompeuse est entre 2. et 3., parce que la possibilité d'une expérience de douleur (dans l'imagination et la mémoire) est psychologiquement proche, mais objectivement distincte d'une expérience de douleur possible (dans la perception et ses anticipations). Pourtant, l'idée le contenu du souvenir cause le déplaisir à s'en souvenir exerce une attraction incoercible sur la pensée. Pour préserver le genre d'évidence impliqué par là, on en vient donc à imaginer une différence purement quantitative entre les souvenirs de douleurs non douloureux, et ceux qui le sont. Une image freudienne bien connue, à cet égard, est celle d'un " écran " psychique, dont la fonction est d'isoler l'attitude propositionnelle (se souvenir) du contenu attitudinalisé (que j'ai eu mal) - quitte à définir l'imaginaire, en radicalisant la naturalisation de l'appareil psychique par ce genre de métaphore, comme un " pare-stimuli " (10), qui protège les couches enfouies de la mémoire de l’irruption d’un afflux excessif d’excitation. La névrose traumatique, c’est quand cet écran est crevé.
Ces métaphores doivent cependant rester des métaphores. Il est plus vraisemblable de considérer que le cas de figure 1, qui est régulièrement présenté comme l’explication naturelle des phénomènes de la névrose traumatique par les malades eux-mêmes (" c’est parce que j’ai vécu telle situation que je souffre quand je m’en souviens "), est tout simplement un sophisme attributif. C’est ce que nous disons spontanément dans l’ignorance des processus internes effectivement en jeu. Dans l’ignorance de ce qui se passe réellement en nous, nous attribuons comme cause à nos états mentaux quelque chose d’extérieur et nous nous cramponnons contre notre meilleur jugement à cette causalité extérieure.
Quoi d’autre alors ? L’alternative que je propose est de traiter le souvenir traumatique comme une combinaison de 4. et de 3.. Dans la névrose traumatique, il existe bien une douleur subie ou juste redoutée, qui obnubile le traumatisé, et à laquelle il impute la souffrance qu’il ressent, alors que c’est le processus étrange d’une mémoire incoercible de ce qu’il a redouté parfois après coup qui déclenche en lui la souffrance dont il se plaint. Le cas de figure 4. est plus étonnant, semble-t-il, mais décisif, parce que justement il dissocie complètement le trauma réel auquel on attribue tellement facilement un rôle causal dans le souvenir traumatique, de la souffrance psychique à se souvenir. Il est pourtant d’expérience banale en psychothérapie : se souvenir peut-être en soi pénible, non parce qu’il est laborieux de se souvenir (ce qui peut arriver), mais plutôt, ici, parce qu’on l’éprouve comme une résurgence incontrôlable d’affects et d’images. La rareté du phénomène est, peut-être, un élément-clé de sa méconnaissance, et de l’erreur attributive de type 1. qu’on commet faute de s’y référer. Dans le deuil par exemple, ce qui submerge de chagrin, ce n’est pas de penser au mort, mais au vivant dans tout l’éclat de sa vie. Or, si 4. est bien le ressort inaperçu du souvenir traumatique, il faut absolument que le contenu représenté puisse n’avoir aucun rapport avec une situation de souffrance. Souvent, une solution qui se réclame de Freud (mais à tort) pose que si le contenu déplaisant n’est pas là, c’est qu’il est plus loin, connecté associativement au contenu neutre. Ainsi, on croit expliquer ces rêves qui ont les effets d’un cauchemar (jusqu’à l’éveil), alors que les images du rêve n’ont rien d’effrayant ; en fait, par déplacement, ces images feraient allusion à d’autres images, qui, elles sont effrayantes. C’est rester prisonnier du sophisme attributif du cas 1. On cherche désespérément à justifier un achoppement du processus interne en justifiant l’affect ressenti par un contenu représenté " déplacé ". La même réfutation s’applique : une fois le contenu déplacé revenu " à sa place ", pourquoi faut-il que je souffre de me le représenter ? Je peux me souvenir de m’être brûlé la main, sans rétracter mes doigts à cette idée. Si je le fais, il y a quelque chose en plus en jeu.
Une seconde difficulté avec le cas 4., c'est qu'exercer nos facultés mentales n'est pas en général pénible. On n'a pas mal à la perception, on perçoit une douleur. On n'a pas mal à l'imagination, on imagine une souffrance, etc. Pourquoi cette singularité avec le souvenir ? Se souvenir est une relation intentionnelle à un objet, mais en même temps, dans le sens qui importe ici, c'est un processus vécu comme un effort, un achèvement. Je prends la mémoire au sens où l'on arrive à se souvenir. Se souvenir, par conséquent, ce n'est pas juste effectuer un rappel en mémoire, grâce à un mécanisme cognitif fonctionnel, par définition indolore. Se souvenir de p, c'est arracher p à l'oubli, sans négliger que maintenir hors de l'oubli ce qu'on a arraché à l'oubli exige un effort (couronné de succès ou pas). Pris ainsi, rejeter p, c'est l'enfouir en soi - avec le paradoxe suivant : c'est comme si l'on enfouissait les choses dans sa mémoire pour ne pas s'en rappeler. Est-ce purement verbal ? Je ne crois pas. Car toute la dynamique du désir et de la contre-volonté est ici mobilisée. Ne pas vouloir penser p, alors qu'on pense p " malgré soi ", c'est vouloir l'oublier. Mais en même temps, ce qui se fait savoir avec insistance, ce qui oriente la pensée dans son dos, témoigne en fait d'un désir : d'une orientation fatale de l'esprit sur ce qu'on ne veut pas penser. Indésirable désir, mais désir quand même. C'est toujours et par définition ce que nous désirons que nous ne voulons pas. A ce titre, une des modalités de la pénibilité de la mémoire, c'est le sentiment de se souvenir de quelque chose qu'on voudrait oublier.
Une conséquence de cette façon de voir, c’est que le trauma n’est rien qui lèse un moi préexistant. Au contraire : ce que je suis se définit par le trauma qui m’atteint. Ce qui définit réellement les bords concrets de ma vie mentale, donc la limite de mes capacités à me souvenir et à me continuer dans l’existence en m’étalant sur les diverses couches de ma durée psychologique, voilà ce que les traumas bornent, voire interrompent de lieu en lieu de manière abrupte. On ne saisit donc ce dont il s’agit dans un souvenir traumatique qu’en soulignant la limite psychique réellement vécue de l’impensable. Car tant que ça pense, j’y suis encore. Le trauma, c’est, si j’ose dire en paraphrasant pour les exacerber les propos de tant de malades, la rencontre avec un trou dont le bord se prolonge hors de la vue de la pensée. J’assume ici une image de l’absence d’image. C’est pourquoi le souvenir dit " traumatique " est plutôt, tous les cliniciens l’ont noté, une tentative de guérison : comme si on pouvait se souvenir, comme si on pouvait continuer à dormir et donc à rêver en images l’insupportable, à la manière du rêve d’angoisse ordinaire qui ne réveille pas. Mais le souvenir traumatique n’est justement jamais un vrai souvenir capable de " faire passer " l’image, d’en faire du passé. Car l’image de ce qui fait trou, manque.
Par ce biais, je veux revenir à ce qui est quelquefois perçu comme une régression dans la doctrine du souvenir traumatique. Je veux parler de la théorie qui le ferait dépendre non de contenus pleins de sens, mais d’une lésion des circuits cérébraux du traitement mémoriel. Ces lésions sont, dans l’état actuel des choses, des lésions fonctionnelles, liées à une susceptibilité génétique, mais peut-être aussi développementale et donc acquise. Quelques études, à prendre avec précaution, ont ainsi suggéré que les enfants de survivants des camps de concentration avaient des marqueurs biologiques corrélés à une vulnérabilité accrue au stress. D’habitude ce genre d’hypothèse est accueillie avec scepticisme, parce qu’on y voit une tentative organiciste de liquider le mental au profit du cérébral. Ce n’en est pas la seule lecture possible. Il est évident que la réponse au traumatisme est sous la dépendance d’une capacité conditionnée du cerveau à construire de la mémoire avec les contenus actuels de l’esprit.
Cependant, au lieu de m’intéresser aux constantes biologiques supposées de la réponse traumatique, et ce , quel que soit le contenu sémantique des souvenirs (c’est l’objectif de la neurobiologie), je vais défendre l’idée que cette " construction de la mémoire " conserve une qualité intentionnelle irréductible.
La pathologie mentale, sur les confins de la culpabilité morale, abonde en exemples : " Je n’oublie pas le plaisir que j’ai pris à cela ", me dit ce patient, avant d’éclater en sanglots. En fait, il ne peut pas même articuler en quoi " cela " consiste, ni comme douleur, ni comme plaisir. La pénibilité, quand on l’explore, procède du sentiment d’être assigné au ressassement d’une déchirure dans sa vie, dont les coordonnées sont obscures à cause du contenu anodin de la scène qu’il mentalise. Voilà le genre de patients qui imposent de distinguer souvenir de ce qui fait mal, et douleur à se remémorer. Et ils indiquent aussi que la frange traumatique de l’exercice de la mémoire commence fort près de ce que nous croyons être son exercice normal. C’est ce qui les rend compréhensibles ; car après tout, le plus sûr critère du désir, c’est qu’on pense sans cesse, et sans pouvoir s’en empêcher, à son objet. Cela peut réveiller la nuit, et instiller de l’angoisse par sa présence insistante. On sait par là que les objets des désirs violents, comme les objets sexuels, sont littéralement traumatisants (9). Mais vous ne serez pas non plus étonnés si envisager les choses ainsi nous déplaît.
Je vois un autre argument en faveur de la plausibilité du cas de figure 4., et donc, de la mise en cause du souvenir comme structure intentionnelle dans le souvenir traumatique. Le récit de traumatisme traumatise. Or, il ne traumatise pas par ce qu’il donne à voir, mais par ce qu’il donne à entendre par-delà ce qu’on visualise, où le contenu réel apparemment motivant, cause de la vision traumatique, s’estompe ou s’altère à mesure qu’on s’éloigne de la source, mais sans que l’affect pénible diminue. Ceci commande une sorte de contagion du cauchemar, comme dans le fameux rêve du chapitre 7 de la Traumdeutung, celui de l’enfant mort dont le linceul prend feu, et qui réveille son père en lui disant : " Père, ne vois-tu pas que je brûle ? " (7) On élabore là-dessus tellement de belles choses qu’on oublie que ce n’est pas ce rêve même que Freud analyse, mais le rêve de quelqu’un qui a entendu quelqu’un d’autre faire le récit de ce rêve et qui rêve à la suite de ce premier récit de rêve. Et tout l’espace psychique qui compte pour Freud commence au-delà de ce qui cause factuellement la vision traumatique du rêve.
En déplaçant ainsi les enjeux du souvenir traumatique, il suit quelques conséquences thérapeutiques. Une des choses les plus choquantes dans le traitement psychanalytique, c’est qu’on ose soutenir que le traumatisé n’est pas absolument pour rien dans son état. Toutes les psychothérapies que je connais ont au contraire pour but de déculpabiliser les traumatisés, de les pousser à considérer leur sentiment de responsabilité, qui ne manque pas de se manifester, comme un effet d’attribution - et donc comme une erreur de jugement rectifiable (" Comme vous ne savez pas à quoi attribuer votre tristesse, vous vous imaginer en être la cause !"). Non, bien sûr, qu’il faille tenir des propos du genre : " Vous l’avez bien cherché… " (même si l’on soupçonne que le patient s’est effectivement mis en danger). Mais parce qu’on peut pointer, avec tact, que pour ne surtout pas vouloir de quelque chose, d’une situation atroce, par exemple, il faut quand même y avoir pensé, et l’avoir eu à l’esprit, à quelque moment. Quand ? On ne le sait pas toujours. On ne peut que le reconstruire, voire le construire ex nihilo en construisant en même temps - cette idée est capitale - une idée générale de la condition humaine (la condition humaine, c’est celle de " tout autre homme ", ce qui ménage, quand on en parle ainsi, une place en retrait à celui qui souffre), et du rôle structurant qu’y joue la haine. Le mari décédé en voiture aux côtés de sa femme aimante, peut ainsi, au moins abstraitement, avoir été l’objet de cette haine inavouable, et qui j’insiste bien, n’aura peut-être jamais existé que reconstruite a posteriori (" Qu’il crève plutôt que moi ! "). Une telle haine, tournée contre soi mais également supposée en tout autre, peut aussi motiver après coup la conduite catastrophique qui a conduit telle autre personne à subir des sévices graves (11).
Que se passe-t-il ici ? Par le détour de cette implication indirecte, par exemple par la construction qui le plus souvent n’est pas assumable par un patient en son nom propre (encore qu’elle le soit parfois), mais du moins au titre de la méchanceté infinie présente en l’homme, l’impensable devient pensable. Le traumatisé se hisse par ce biais à un état moral qui est une responsabilité à l'égard de la haine. Je crois que c’est la raison pour laquelle le militantisme associatif de tant de traumatisés fait authentiquement partie de leur thérapie : ce militantisme, loin de se réduire à un moyen de se tenir chaud entre soi, comme on prétend parfois, mobilise des représentations grâce auxquelles l’oubli devient un processus vivant. Le trauma y prend figure de " symbole ", devient " mémorable ", et revêt à l’occasion une signification universelle qui le transfigure en un thème à " commémorer ". Ce serait comme faire le deuil non du vivant, mais du mort, ou pire, du trou encore plus indicible qui s’est creusé dans la vie.
On dit souvent après Kant que la dignité humaine repose sur le fait qu’au moins une chose en l’homme est bonne, sa bonne volonté. La dignité que recouvrent, sinon produisent exemplairement et dans des formes neuves, certains traumatisés (pas tous), m’incite plutôt à croire qu’elle se fonde sur la capacité psychique à assumer la haine absolue sans laquelle il n’est pas de désir vigoureux, susceptible de bousculer quoi que ce soit. Evidemment, un psychanalyste ne sait pas d’avance si une pareille façon d’accueillir le grand traumatisme en garantit une guérison plus radicale. Mais pour détourner, comme j’aime faire, une proposition de Spinoza, je dirais que personne, justement, ne sait ce que peut le psychisme.
* Je remercie pour leurs lectures et leurs critiques Sandra Laugier, Geneviève Morel et Albert Ogien.