La médecine mentale à la croisée des chemins

 

(version préliminaire d'une notice encyclopédique pour l'année 2003)

 


 

L’année 2003 aura été, en France au moins, éminemment révélatrice des difficultés qui s’amoncelaient, depuis des années, dans le champ de la « santé mentale ». Poste de dépenses croissant (on approche du seuil où il dépassera celui des pathologies cardio-vasculaires), le soin psychique s’est ainsi trouvé, tout d’abord, l’enjeu d’une série de rapports commandés par les pouvoirs publics : Cléry-Melin, Kovess & Pascal, qui met en avant l’exigence de prévention précoce des troubles, souligne la valeur des psychothérapies, révèle les inégalités criantes de l’accès aux soins sur le territoire, et appelle à un renouvellement des formations ; Pichot & Allilaire, de l’académie de médecine, sur l’intégration indispensable des approches biologiques et psychologiques des soins mentaux ; et enfin, une importante revue de littérature (ce n’est pas une méta-analyse), par l’INSERM, sur les psychothérapies, dont la « synthèse » donne une supériorité relative aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sur les thérapies psychodynamiques (TP) et systémiques (familiales). Outre ce déluge de rapports, le projet du député Accoyer de réglementer l’exercice des psychothérapies afin de protéger le public des charlatans et des sectes a suscité une polémique intense. L’amendement Dubernard, adopté en 2004, réglementera finalement le seul titre de psychothérapeute, non le contenu des pratiques. Un résultat litigieux du débat autour de cette loi, qui a donné lieu à de multiples tribunes dans les quotidiens, pétitions d’intellectuels, etc., est que les psychanalystes dûment enregistrés par leurs associations seront seuls dispensés, s’ils veulent se déclarer psychothérapeutes, des obligations qui pèsent sur les thérapeutes non-analystes.

Ce serait une tâche herculéenne que de comprendre en détail ce qui s’est passé au juste à cette occasion, tant dans l’opinion que chez les professionnels. En attendant qu’un brin de recul historique nous y aide, on ne peut guère tenter que deux choses : donner un contexte à cette crise soudaine, et pointer les nouvelles zones d’incertitude qu’elle a révélées.

 

Un contexte global : clinique, institutionnel, intellectuel

 

Les dépenses de santé mentale, mondialement, ne cessent de croître. Mais la hausse du prix des médicaments et des soins hospitaliers n’est pas seule en cause. Les pouvoirs publics des pays riches sont contraints d’intégrer des dimensions moins médicales et plus sociales de la souffrance psychique. Les variétés diffuses du psychotraumatisme (le harcèlement moral couronnant l’essor de la victimologie), l’extension du champ des addictions (du tabac au jeu, voire au sexe), l’apparition de médicaments de la performance et non du déficit (Viagra©, Modafinil©), et dans l’ensemble la psychologisation-psychiatrisation de problèmes collectifs (violence juvénile, grande exclusion), tout exerce une pression sur la demande de bien-être qui culmine avec l’idée récente de santé mentale « positive » (« être mieux que bien »). Si tout un monde de maux est sorti du champ psychiatrique (les mœurs et l’homosexualité, mais aussi les handicapés mentaux lourds, en recul du fait des avortements eugénistes), un autre monde de souffrances s’est constitué, sur la base d’une autre perception de soi-même. La dépression est depuis longtemps un phénomène de société ; mais de plus en plus, la délinquance, conçue comme perte des « repères structurants », se change en psychopathie (conduite anti-sociale) appelant un traitement ; et même d’intenses difficultés psychiques aux confins de la psychose et de la névrose, peuvent désormais s’inscrire dans le cadre psychopathologique des borderlines. Le sentiment est donc vif que de nouvelles pathologies apparaissent, en même temps que de nouvelles aspirations au bien-être, et que la psychiatrie traditionnelle a fait son temps.

Au même moment, la psychiatrie subit une forte désaffection. Plusieurs enquêtes ont révélé en 2003, en Europe et aux Etats-Unis, son impopularité chez les étudiants en médecine. Malgré une promotion acharnée, les nouveaux psychotropes n’ont en effet pas permis mieux que d’aménager la chronicisation des troubles ; pas de guérison. La psychiatrie reste marquée au coin de la coercition sociale, qu’on s’en scandalise ou qu’on la réclame à grands cris (faut-il dépathologiser le transsexualisme ? faut-il droguer aux amphétamines les enfants agités ?) ; mais la recherche proprement scientifique y tâtonne. En France, ainsi, le prestige intellectuel de la profession (lié longtemps à la psychanalyse, au militantisme politique et aux lettres) est moribond ; c’est toute une génération qui disparaît, et les coordonnées sociologiques des vocations à venir sont encore obscures. Il en va de même avec ces éternels oubliés : les infirmiers.

Aggravant les doutes, l’empirisme pharmacologique, paradigme longtemps régnant en psychiatrie biologique, est aujourd’hui en crise ; aucune découverte majeure n’est en vue. Plus grave, des soupçons insistants pèsent sur les résultats peut-être biaisés publiés à l’instigation des firmes pharmaceutiques (qui taisent par exemple les essais négatifs, au scandale flambant neuf des grandes revues). Quant aux modèles neurocognitifs, censés relever la scientificité de la discipline, ils s’élaborent, mais n’ont pour l’heure rien fourni d’opératoire. Et si l’on parle de thérapies cognitivo-comportementales, « cognitif » reste purement programmatique. Enfin, on s’interroge sur les outils de la standardisation objectiviste de la médecine mentale, incarnée par le Manuel Diagnostique et Statistique de l’Association Américaine de Psychiatrie, le DSM 4. La psychométrie montre diverses limites et N. Andreasen, dans un éditorial fameux, prônait en 2001 le retour à la clinique européenne classique. Le prochain DSM 5, enfin, rompra avec l’approche catégorielle, pour tenter l’approche dimensionnelle du trouble mental ; cela va de pair avec une réhabilitation des psychothérapies, voire, même à la marge, de la psychanalyse (dont on saisit du coup mieux pourquoi la comparer systématiquement aux TCC).

 

Quelques aspects exemplaires de la crise française

 

Ce contexte mouvant est propice aux durcissements dogmatiques, dans la mesure où aucune position ne paraît aujourd’hui assurée. Il explique les traits actuels du débat : l’ignorance des enjeux pour les uns et les autres, et le défaut de recherches sociologiques et historiques depuis les travaux de R. Castel en 1980.

Les velléités de réforme du système de la santé mentale en France procèdent déjà de la contraction des fonds publics. Déstigmatiser les malades peut d’ailleurs fort bien s’arranger de la fermeture de structures « asilaires » par simple restriction budgétaire. Le modèle de soins mentaux de proximité (le « secteur »), dans le même temps, est mis en péril par la misère à gérer, qu’aggrave un sous-recrutement médical et infirmier chronique : la psychiatrie paye un lourd tribut à la crise hospitalière en général. Elle se fait cependant un peu mieux entendre que d’autres, grâce aux puissantes organisations de familles de malades (UNAFAM, UNAPEI). Le paradoxe est que la volonté humaniste d’ouvrir l’hôpital psychiatrique sur la ville coïncide avec le triplement, en dix ans, des hospitalisations sous contrainte : la société civile résiste, et la médicalisation-banalisation de la maladie mentale, sur laquelle tant d’espoirs ont été bâtis, affiche ses limites. Enfin, et c’est un point de départ qui s’est malheureusement évanoui dans les polémiques ultérieures, le suivi extra-hospitalier des patients implique une offre soutenue de psychothérapie, en plus du suivi pharmacologique. Nul n’en nie la valeur pour prévenir les rechutes ; mais personne ne sait comment l’assurer efficacement (ce qui exigera une forme de mesure). En outre, la France ne forme ni les psychiatres ni les psychologues-cliniciens à la psychothérapie (à la différence de la Suisse, par exemple, où une formation personnelle est obligatoire). Ceux qui le souhaitent se forment dans des associations privées. Et on voit mal à quel titre l’université pourrait contraindre les étudiants à une démarche « personnelle ». Or ce n’est plus l’apanage des thérapies psychodynamiques (TP) ; plusieurs enseignants réputés des TCC considèrent que ceux qui les administrent devraient, eux aussi, avoir une telle expérience de la méthode. En somme, la modification insidieuse du recrutement  intellectuel et social des soignants, qui impliquait discrètement un certain ethos du suivi à très long terme de patients chroniques, étayé par le goût du débat clinique et l’implication personnelle, aboutit (sous la pression de l’industrie pharmaceutique) à une lecture plus biologique des troubles mentaux, et à la recherche de traitements de réadaptation qui encouragent et valident circulairement les politiques de sortie précoce, une fois « l’épisode aigu » résorbé. Les récents neuroleptiques, dits « atypiques », et certains anti-dépresseurs post-Prozac© ont contribué à standardiser cette pratique. Craignant la dérive américaine, où l’on rembourse les pilules et peu les entretiens, l’académie de médecine a d’ailleurs pesé pour qu’on ne les sépare pas, mais a insisté sur la validation scientifique des psychothérapies, moyen de prévenir les coupes budgétaires.

Mais c’est d’inquiétudes plus culturelles et plus politiques que l’idée de légiférer sur les psychothérapies est née. Et il est essentiel de noter qu’elle s’est alimentée à une ignorance profonde, qui perdure faute d’études sérieuses, de l’état réel de la psychothérapie en France. Les données les plus diverses circulent sur leur nombre, leurs méthodes, leurs revenus, leur parcours, leur clientèle (de malades mentaux au sens médical, ou de gens en souffrance ?). Le repoussoir mis en avant, ce fut d’abord le phénomène sectaire ; mais personne ne sait quel est son poids objectif dans d’éventuels abus. Paradoxalement encore, le souci de légiférer a coïncidé avec une demande de reconnaissance professionnelle de la part de plusieurs associations de psychothérapeutes (SNPPsy), sur un modèle européen (FFdP). Prenant acte du fait que psychiatres et psychologues n’ont pas reçu de formation à la psychothérapie, elles demandaient à l’Etat d’encadrer officiellement leur travail, les protégeant de praticiens plus folkloriques autoproclamés psychothérapeutes. Or il est malheureusement facile de monter en épingle des abus (3% de plaintes dans des enquêtes étrangères, mais les travaux sur la France manquent) en oubliant toute proportion : 25% des Français serait ou aurait été en thérapie, sous une forme ou une autre. Les thérapeutes non-analystes se sont ainsi retrouvés en position d’accusés (de charlatanisme), censés justifier leur compétence, et ce, au terme d’une demande de reconnaissance qu’ils avaient initiée.

En revanche, le contexte psychiatrique institutionnel (académie de médecine, expertise INSERM, rapport Cléry-Melin, Kovess & Pascal) a suscité dans les milieux psychanalytiques une levée de bouclier, quand on a pu craindre que les projets de loi en débat ne programment la disparition des méthodes freudiennes au sein de la masse des psychothérapies (amalgamées avec un peu de mauvaise foi), ou pire, la suprématie exclusive des TCC. Trois groupes se sont affrontés. Les psychothérapeutes et une partie des psychanalystes suivant J.-A. Miller ont réclamé des structures autonomes (de quasi « ordres ») qui valideraient les formations des psychanalystes et des psychothérapeutes ; un nombre important de psychanalystes ont refusé, invoquant la psychanalyse « laïque » selon Freud, toute ingérence étatico-administrative ; les vainqueurs, représentants des associations établies (SPP, AFP, ALI, Espace Analytique, etc.), ont offert de fournir leurs annuaires, afin que leurs membres soient dispensés des contrôles imposées aux non-analystes. Psychologues et médecins, bien qu’aucune formation à la psychothérapie ne soit prévue, sont psychothérapeutes de droit.

Il est difficile de pronostiquer les effets de ce tremblement de terre. Ce qui est sûr, c’est qu’il expose désormais le psychothérapeute ou psychanalyste qui refuserait d’appartenir à une association à un risque de plainte pour usurpation de titre, voire exercice illégal. Les associations reconnues par l’Etat devront pouvoir justifier l’inscription de tel ou tel sur leurs annuaires. Beaucoup s’inquiètent d’une telle pression vers le conformisme, de la menace sur la liberté de débat propre aux sociétés savantes, et des risques de devoir exposer des facteurs « personnels » lors d’éventuels procès pour non-inscription ou radiation. La vie passée des associations psychanalytiques n’incite pas à l’optimisme. On notera aussi au final le succès de points de vue corporatistes, tandis qu’aucun acteur de la polémique n’a suggéré de réponse créative aux difficultés du service public pour améliorer le suivi des patients hors-hôpital. Le mépris pour les concurrents a tenu lieu d’argument (les TCC sont du conditionnement, ou de la suggestion, les thérapies non-analytiques des manipulations mentales, la psychanalyse une imposture scientifique, etc.). Enfin, et c’est ce sur quoi on conclura, le partage idéologique traditionnel en psychiatrie entre tenants de pratiques médicales biologiques ou quantitatives, et tenants d’approches centrées sur la subjectivité, la société et la haute culture (psychanalyse, lettres, philosophie) s’il s’est maintenu, s’est cependant modifié. D’une part, l’horizon de compatibilité entre les deux approches, déjà bien lointain, a reculé. Dénoncer le scientisme, et surtout l’attentat éthique contre le « sujet », des techniques cognitivo-comportementales, est désormais un cliché culturel. On peut symétriquement faire rimer Freud et fraude sans plus hésiter. D’autre part, et c’est un fait discret, mais plus original, le « sujet » des psychanalystes a fait une entrée fracassante sur le grand marché des valeurs. Mais ce n’est plus le sujet divisé, nettement distingué du « moi », de l’anti-humanisme lacanien ; c’est un sujet responsable, voire républicain, en tout cas humaniste, qui défend son autonomie contre le réductionnisme biologique. De plus, instrument de guerre anti-scientiste, il est parfois ultra-conservateur : il combat un néo-libéralisme accusé d’accélérer la perte des repères familiaux, sexuels, voire de pousser à un rapport toxicomaniaque à « l’objet », bref, il se bat contre une « perversion généralisée », dont se traiter soi-même comme une chose cérébrale serait un cas particulier.

On reconnaît sans mal les sophismes qui découlent de la tentative pour faire porter à un « sujet » à géométrie variable le chapeau des secousses de la dialectique de l’individu dans nos sociétés modernes ; cela rejoint le problème de savoir s’il y a vraiment de nouvelles pathologies psychiques, ou plutôt d’autres sensibilités au mal-être. Mais si l’on additionne ces sophismes au refus de reconnaître nos ignorances factuelles en matière tant de sociologie de la santé mentale, que de théories rationnelles sur la vie psychique, alors ce qui vient d’exploser de façon si polémique sous nos yeux laisse indiscutablement un sentiment de gâchis.

 

Bibliographie

Expertise collective de l’INSERM, « Psychothérapies : Trois approches évaluées », Editions INSERM, Paris, 2003.

N.C. Andreasen « Understanding Schizophrenia: A Silent Spring? », American Journal of Psychiatry, décembre 1998, n°155, éditorial.

P.-H. Castel, « Psychanalyse et psychothérapies : que sait-on des professions sur lesquelles on veut légiférer ? », Esprit, juin-juillet 2004, n° 304-5, pp.114-132.

P. Cléry-Melin, V. Kovess. J.-C. Pascal, Plan d’actions pour le développement de la psychiatrie et la promotion de la santé mentale, au ministre de la santé, 15 septembre 2003.

T. Luhrmann, Of Two Minds: The Growing Disorder in American Psychiatry, New York, Knopf, 2000.

C. Melman, L’homme sans gravité : Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002.

M. Otero, Les règles de l'individualité contemporaine : Santé mentale et société, Les Presses de l'Université Laval, 2003.

P. Pichot & J.-F. Allilaire, « Sur la pratique de la psychothérapie » rapport à l’Académie de médecine, 2003.

E. Roudinesco, Le patient, le thérapeute et l’Etat, Paris, Fayard, 2003.