« Le merveilleux scientifique des rêves » : Note critique sur Nuits savantes : une histoire des rêves (1800-1945), éditions de l'EHESS, Paris, 2012, 25€
Nuits savantes, sous-titré « Une histoire des rêves (1800-1945) », marque dans l'œuvre historienne de Jacqueline Carroy une étape significative. C'est dans ce livre en effet on saisit le plus clairement la nature de la tâche étrange et difficile à laquelle elle se livre depuis plus de vingt ans : montrer comment les sciences humaines et, au premier chef, la psychologie, a pu constituer une entreprise intellectuelle de description scientifique du moi et, toujours en même temps, faire corps avec la fabrique culturelle et politique la plus concrète, la plus sensible, la plus affective de ce même moi, à l'âge des sciences humaines naissantes. Nuits savantes, à cet égard, fait pendant à son premier grand livre, Hypnose, suggestion et psychologie : l'invention de sujets qui racontait tout ce que la psychologie scientifique en France, nourrie par le mystère de l'hystérie, doit à des voisinages improbables entre la physiologie cérébrale des positivistes et toutes sortes de réflexions que nous rattacherions aujourd'hui à l'occultisme. Sauf que l'accent s'est ici déplacée de l'analyse des premiers protocoles d'objectivation de la vie psychique aux modulations intime de l'attention cultivée, voir « savante » à soi-même, et du travail austère de l'expérimentateur ou du clinicien au journal intime de ses rêves et à l'introspection débridée. Le mécanisme simplet de l'association des idées, inusable recours tout au long du XIXe siècle d'une philosophie et d'une science de l'esprit périmées, se métamorphose sous nos yeux en balai de sorcières, des pères fondateurs de la sociologie, comme Tarde ou Halbwachs nous entrouvrent l'univers inattendu de leurs songes et, à la toute fin de ce parcours, les grands rêves d'À la Recherche du temps perdu apparaissent soudain comme des pastiches, et peut-être comme de subtiles critiques des exemples-types constamment débattus dans la littérature scientifique du temps.
Une des joies intellectuelles les plus intenses que procure ce livre, c'est de suivre Jacqueline Carroy marchant comme une funambule au-dessus de deux abîmes : se perdre dans le foisonnement absolument phénoménal de récits de rêve que nous a laissé le XIXe siècle, et ramener tout ce que les gens ont pu en dire, en privé comment public, à la quête monomaniaque de leur « sens caché ». Car dans cette masse profuse de documents, d'archives, d'images, elle a su privilégier les rêves qui non seulement ont fait réfléchir, mais qui ont carrément infléchi la vie onirique des savants qui, se penchant sur les témoignages de leurs contemporains, devaient bien se figurer à leur tour ce qui avait peuplé leurs nuits – et se retrouver habités, voire hantés par les mêmes images, bien au-delà des besoins abstraits de la conceptualisation et de la critique. Moyennant quoi, elle parvient à constituer en un problème historique ce geste pour nous si spontané de chercher le « sens caché » de nos rêves : il n'aura jamais été qu'une des nombreuses options possibles devant les produits du sommeil, et peut-être pas le plus intéressant.
Il en ressort un élargissement de la perspective traditionnelle, qui permet de mieux comprendre à la fois l'intérêt de Freud pour les psychologues français du rêve (qu'il a lu avec soin avant de publier en 1900 la Traumdeutung), mais aussi pourquoi la théorie psychanalytique des rêves a été reçue avec une surprise admirative, mais sur un terrain tout préparé, et par des gens qui disposaient de tout un outillage critique propre dont nous avions en fait complètement perdu la mémoire.
Les grands personnages comme les petits, des sciences humaines comme de la littérature, des arts comme de la politique, en ressortent eux-mêmes transformés comme en rêve : à la fois tellement incroyablement et immanquablement eux-mêmes, mais sous un jour sidérant, comme si on les voyait prononcer tout nus leur discours à la Chambre ou rédiger leurs grands ouvrages un chapeau de femme sur la tête, comme si l'étrange actualité sensible de la vie onirique de ces hommes et de ces femmes si loin de nous brouillait toutes les perspectives et modifiait même le sens de ce que nous appelons le « lointain », le « passé », le « révolu ». Jusqu'à quel point la sociologie aseptisée des intellectuels peut-elle tolérer pareille exhibition de leur envers intime ? Qu'est-ce que l'imagination créatrice doit au rêve, tout particulièrement chez les sociologues ou les psychologues savants, qui n'ont pas affaire à des objets inertes mais à leurs semblables, vivants et parlants, semblables qu'ils rencontrent aussi dissemblables en eux-mêmes une fois leurs paupières closes et leurs concepts endormis ? Ou pour soulever une autre question, particulièrement poignante dans Nuits savantes, quel genre de rêves (d'espoir ? d'évasion ? de réparation ?) les poilus anonymes écrasés sous les bombes et mordus par les rats pouvaient-ils bien forger dans un demi-repos, et qui n'étaient justement pas les rêves « traumatiques » auxquels s'est exclusivement intéressé la psychopathologie ? Ces questions rebondissent de chapitres en chapitres, s'inventant des solutions étonnantes, paradoxales, et souvent, sous la plume de grands oubliés de l'histoire officielle des idées, extrêmement profondes.
Plus la spirale des rêves considérés comme « typiques » de leurs commentaires autorisés s'amplifie, et Nuits savantes nous donne une peinture vertigineuse de ce mouvement tout au long du XIXe siècle, plus aussi, semble-t-il, l'impalpable substance du psychisme se transforme. Et ce qui tourne la tête, dans l'argument érudit de Jacqueline Carroy, c'est qu'on ne peut réduire les transformations des rêves à la transformation prévisible de leurs contenus concrets : c'est la forme même du rêver, du processus psychologique lui-même qui semble s'altérer, pondérer autrement hallucinatoire et l'érotique, les souvenirs de la veille et ceux de l'enfance, bref, c'est l'individu intérieur qui se restructure sans cesse, en fonction de lois qui semble bien épouser dans les grandes lignes celle du monde où il vit, mais sans tout à fait sans faire le strict reflet. Cette histoire de l'auto-affection intime des individus par eux-mêmes, dans les plis de leur sommeil, après l'amour, le haschisch, la maladie, l'ennui, l'étude ou la lecture, n'en résonne pas moins à chaque instant avec les convulsions de la grande histoire. Mais du coup, l'histoire du moi change de registre : on ne peut plus l'indexer sur les représentations conscientes, sur la réflexivité intellectuelle, ni sur les idées que le moi se fait de lui-même. Il faut prendre ce moi avec l'image du corps qui l'habite et tous les vécus sensoriels avec lesquels il se projette dans l'espace infiniment accueillant de la nuit. Et à ce compte, les rêves du savant, si l'homme est son objet, le rendent peut-être plus savant que les fruits idéalisés de sa vigilance.