L’émergence de la probabilité

Ian Hacking

Seuil " Liber "/Collège de France, Paris, 2002.

Trad. franç par Michel Dufour sur The Emergence of Probability, Cambridge University Press, 1975.

Préface originale en français, index nominum et rerum, 276 pages, 24 euros.

Cette traduction en français d’un des plus anciens textes de Ian Hacking permet de comprendre comment l’auteur, qui ne manque jamais de rappeler son appartenance au courant austère de la philosophie analytique contemporaine, a rencontré et pris au sérieux Les mots et les choses (1) de Michel Foucault. Le résultat est justement célèbre, c’est le livre préféré de son auteur, et comme Hacking l’explique, il peut être considéré comme à l’origine de nombreux travaux importants en philosophie et en histoire des probabilités et des statistiques, dont ceux de l’école de Bielefeld (Lorenz Krüger, Stephen Stiegler, Theodore Porter, Gerd Gigerenzer, ou encore Lorraine Daston). L’émergence de la probabilité refermée, on attend donc avec impatience le traducteur et l’éditeur courageux qui se lanceront dans le complément indispensable de cette lecture : offrir au public francophone The Taming of Chance (2) , qui porte sur l’émergence des statistiques. Le style " unique " du livre, comme dit Hacking en pensant avant tout à un auditoire anglo-saxon, dérive peut-être de la combinaison qu’il réussit entre une solide culture mathématique d’arrière-plan, qui permet sans sophistication inutile de faire percevoir les concepts formels en train de se mettre progressivement en place, et un ton plus proche de l’" épistémologie historique " française qui mêle aux considérations traditionnelles de l’historien des idées des analyses proprement philosophiques, lesquelles introduisent une continuité rationnelle intrinsèque dans l’enchaînement des événements, sans rien abraser de leur dimension temporelle et de leur contexte socio-politique. A cet égard, on ne peut que se féliciter de la traduction de ce qui est incontestablement un des grands classiques de l'histoire des sciences incluant organiquement les sciences humaines.

Il est vrai qu'en France, ou le crédit de Foucault comme historien des sciences stricto sensu est faible ou nul quand on le compare du moins à sa position de pur philosophe et d'intellectuel libertaire, le lecteur est en particulier surpris de voir Hacking reprendre à son compte et avérer des passages entiers de Foucault sur la crise que fut, à la fin de la Renaissance, l’apparition d’un nouveau concept de signe, soudain investi du pouvoir de servir, en tant que " fait ", de preuve positive d’un second " fait ", indépendant. C’est tout l’univers des correspondances cosmiques, à la Paracelse, qui change alors de base. Mais alors que le lecteur des Mots et des choses ressent précisément dans ces moments-clés un sentiment de malaise (pourquoi pas ? mais aussi, où est la preuve que cette inflexion a bien l’importance que lui attribue Foucault ?), l’exposé rationaliste de Hacking entraîne d’emblée la conviction : la traversée de l’âge classique, jusqu’à Hume (avec la célèbre formulation sceptique du problème de l’induction) devient merveilleusement naturelle et coulante ; Pascal, les logiciens de Port-Royal, Huyghens, Leibniz et Bernoulli donnent la main aux calculateurs hollandais des rentes, comme Jan de Witt, ou aux premières manifestations technocratiques de l’administration des hommes, avec les statistiques de mortalité de William Petty, ou de John Graunt (prédisant d'ailleurs, dans un autre clin d'œil à Foucault, l'échec des Pour Houses).

Toutefois, la volonté plus foucaldienne de problématiser des questions philosophiques radicales ne manque pas non plus chez Hacking. Pour cela, il faut cependant rentrer dans quelques détails, que le non-spécialiste se voit exposé avec une grande clarté par l'auteur. En effet, la bouteille à l’encre de la théorie des probabilités (s’agit-il de capter des propriétés aléatoires des choses ou de maximiser nos décisions quand nous sommes dans l’incertitude ?) paraît naître historiquement avec les probabilités elles-mêmes, soutient-il. Si les comprendre dans un sens ou dans un autre est devenu pour nous un objet polémique, ce n’était absolument pas le cas pour leurs inventeurs. Nous y avons donc supposé une équivoque et nous en avons tiré un enjeu philosophique de fond. En faire l’histoire relativise l’ampleur de cet enjeu. En revanche, derrière ce constat d’historien, qu’on ne s’y trompe pas : l’économie des rapports entre l’objectif et le subjectif est bien toute entière mise en cause, et d’une façon qui change des lassants exercices de style sur la représentation, qui partent de Descartes, dont ce livre relativise considérablement le rôle dans la naissance de la science moderne. Car l’histoire de l’oscillation entre point de vue épistémique (subjectif) et fréquentiste (objectif) l’éclaire sous un jour entièrement nouveau, et assurément plus concret dans les pratiques sociales concrètes et les sciences.

La table des matières du livre est immédiatement un résumé de son contenu (procédé fort commode !). Je résumerai ce résumé en disant que la période examinée court de 1660, date de l’émergence pascalienne des probabilités, à 1737, quand Hume pose le problème de la légitimité de l’induction. Les premiers chapitres situent l’originalité du moment 1660 eu égard aux conceptions scolastiques et renaissantes de la preuve et de l’opinion (avec les usages du concept de probabilitas). Non seulement l’idée d’évidence inductive était ignorée, mais quand elle devient possible, ses conditions de naissance l’afflige d’une ambiguïté irrémédiable : on ne saura finalement jamais si elle répond à une question sur nos " degrés de croyance " ou sur la " fréquence " de certains événements. La règle des partis est plutôt du second côté ; mais le pari de Pascal sur l’existence Dieu est interprété par Hacking comme le premier signe tangible que la théorie de la décision est née. La Logique de Port-Royal enregistre dans les mentalités cette révolution pascalienne. Mais la Hollande de Huyghens et de de Witt développe de façon pratique ces nouveaux acquis : définition de l’espérance, application au calcul des rentes, on le voit, pas de représentation nouvelle sans que pivote en même temps la gestion des hommes et l’ordre social. Hacking entreprend alors une explication précieuse pour le néophyte du premier théorème de Bernoulli sur la valeur-limite, qu’il mène en contrepoint d’explications sur l’interprétation métaphysique de la probabilité, chez Leibniz (en lien à l’idée de " logique inductive " et de la théorie du possible) et chez les déistes de la Royal Society. Hacking finit en donnant la raison ultime de ce contrepoint : si " Hume est devenu possible ", selon la belle formule de Foucault, c’est au carrefour de réflexions métaphysiques sur la limite, sur la fusion entre opinion et connaissance que rend possible ma mathématisation de la probabilité, et donc sur la destruction de l’opposition entre savoir par les signes et savoir par les causes, qui était en fait une opposition entre sciences " basses " (alchimie, médecine, etc.) et " hautes " (sur le modèle de l’astronomie). Hume devient possible au point de recoupement ultime de toutes ces questions. Le projet d’épistémologie historique de Hacking se démasque alors complètement : la probabilité n’est rien d’autre que ce concept qui réorganisant tous les savoirs, change en fait notre vision du monde.

Complété d’une nouvelle préface qui l’enrichit vraiment, le livre de Hacking soulève d’intéressantes questions de méthode. Peut-on, tout d’abord, en histoire des sciences, être un foucaldien non-romantique ? D’un côté, Hacking souligne sa dette envers l’idée d’épistémê et il accepte même certains découpages historiques de Foucault comme confirmés (ou du moins, valides) d’un autre point de vue encore que celui qu’il défendait. De l’autre, l’épistémologie historique est rebaptisée " méta-épistémologie historique " dans deux buts : 1. Marquer l’écart avec le concept bachelardien d’" épistémologie historique ", sans doute parce que ce dernier (et ses avatars) prend tellement au sérieux les " coupures épistémologiques " qu’il finit par soulever le problème des limites de la raison, et en tout cas, par mettre en péril sa continuité intrinsèque ; 2. Parler de concepts transversaux des sciences (comme l’idée de preuve, d’objet, etc.) investis dans toutes sortes de démarche de connaissance, avant les grands partages entre sciences humaines ou naturelles, etc. Subsiste néanmoins le souci de construire une " matrice de possibilités " des concepts, réglant même leur " retour cyclique " (42), qui est plus qu’une tentative d’explication historique : l’objet intellectuel lui-même y est en cause (35), et de l’émergence des probabilités en 1660 devrait donc ressortir aujourd'hui quelque chose (i.e. pour la mécanique quantique !) : " Tout se passe comme si les théories d’aujourd’hui s’affrontaient au sein d’un espace de théories possibles dont les contours peuvent être discernés dès les toutes premières années de ce concept " (43) (5).

Mais on s’aperçoit vite que ce projet est en fait spéculatif de bout en bout, comme Foucault l’a assumé : on peut bien s’abriter derrière la philosophie anglaise dite " du langage ordinaire " (post-wittgensteinienne), la psychanalyse pointe vite son nez, et de même une lecture des " règles " et des pratiques de discours qui vise à supplanter, en fait, les explications par l’esprit conscient de ses progrès rationnels (43). Et si Hacking remplace les effets dramatiques de la " coupure épistémologique " à la française par la notion à peine plus sobre d’" incommensurabilité " à la Feyerabend (53), franchement, où est le gain ? On le devine : les conditions de rédaction d’un texte d’histoire et de philosophie des sciences en 1975, dans les pays de tradition " analytique " imposait une certaine sorte d’applatissement de la dimension littéraro-métaphysique des travaux français ; on sourit de la façon dont Hacking tente d’accommoder au sens commun la notion foucaldienne d’énoncé (79). Mais tout cela a un prix : c’est de couper les textes fondateurs de leur environnement textuel et intellectuel plus large, s’il ne permet pas de définir, de façon bien téléologique par moment, leur place dans l’histoire globale du concept de probabilité. On peut être plus sceptique que Hacking sur l’absence de relations entre Leibniz et Paracelse (80). Plus sérieusement, faire de L’art de conjecturer de Bernoulli l’héritier de L’art de penser des Messieurs de Port-Royal creuse un abîme artificiel avec Descartes, qui n’était sûrement pas moins de leurs lectures que Pascal. Mais quand il s’agit du commentaire du Pari sur l'existence de Dieu, qui semble mettre en balance des sortes quasi mathématisées d'" espérance " au sens moderne (une vie de bonheur fragile sur terre pour le libertin athée, mais sûre, contre une infinité de vie infiniment heureuse dans l'autre monde, mais douteuse), Hacking ne s’embarrasse d’aucunes précautions sur le style du fragment, qu’il interprète à partir des linéament de théorie de la décision qu’on peut y déceler. Or s’agit-il d’un argument (évaluable logiquement, ayant place dans l’histoire des probabilités) ou d’un tour de force d’une rhétorique opposée à celle des Libertins ? Peu de gens doutent aujourd’hui que la seconde lecture est la bonne et qu’il est vain de chercher là des mathématiques, car c’est plutôt d’une rhétorique de la preuve savante que Pascal propose de ruiner le prestige (3). Pire: précisément parce que les deux faces de la probabilité, épistémique ou objectiviste, subjective ou fréquentiste, ne sont distinguées que par nous, il est hautement problématique d'attribuer à l'argument du Pari, à supposer que c'en soit un, la valeur d'une proto-théorie de la décision, et à celui de la Règle des partis, la valeur d'une proto-théorie fréquentiste (au motif que, de fait, les premiers statisticiens ont interprété leurs données comme s'il s'agissait de répartir les cas dans un jeu de hasard). En effet, tout cela est facile à dialectise, et, paradoxalement, c'est justement ce que Hacking nous invite à faire ! La Règle des partis est aussi bien une règle pour "décider" quand interrompre un jeu, et le Pari (à supposer encore une fois qu'on lui donne une valeur d'argument rationnel) est aussi bien une évaluation "objectiviste" des quantités de bonheur en balance dans la condition humaine, et du choix à opérer en situation d'incertitude (même si ma formule est maladroite). Et de toutes façons, on ne voit pas non plus comment une théorie fréquentiste des probabilités pourrait fonctionner sans recours à la notion connexe d'" intervalle de confiance " ; or, la notion de " confiance " implique sans doute aussi un aspect psychologique, plus subjectif. Tout dépend en fait du contexte dans lequel on replace l'argument, qui est certainement moral, théologique et, j'insiste, idéologique et rhétorique, autant que mathématique (4). On a ainsi l'impression que la généralité du concept d'énoncé chez Foucault est sacrifiée au privilège du destin logico-mathématique d'une de ses lectures possibles.

Or il ne s’agit pas de simples difficultés exégétiques. Car ces passages trahissent la force cachée, dans L’émergence des probabilités, d’une volonté démonstrative proprement philosophique et non plus historique. Je suppose que c’est à peu près la suivante : Hacking tente de rendre absolument centrale la tradition philosophique à laquelle il se rattache (i.e. le nominalisme, avec une nuance sceptique relativiste), et qui lui a inspiré d’importants travaux (sur Nelson Goodman, entre autres). Sous cet angle, L’émergence des probabilités est autant l’application d’une méthodologie nominaliste et néo-foucaldienne à l’histoire d’un concept (" par exemple ", la probabilité), que la mise en perspective historique de la validité privilégiée d’une telle méthode, ce qui permet, en passant, d’égratigner les cibles favorites du nominalisme : la métaphysique de la possibilité, au premier chef, mais aussi bien la croyance dans une force interne des choses à se produire, ou la prétention de bâtir une logique formelle de l’induction (à partir de Carnap). Et de ce point de vue, la probabilité est tout sauf un " exemple ". La philosophie implicite de Hacking est certainement incompatible avec celle de Foucault, notamment parce que ce n'est pas rien de faire de Hume, pour un philosophe anglo-saxon, un auteur indépassable, et parce que la notion de rationalité à laquelle Hacking se réfère n'est absolument pas relativisable de la manière qu'on trouve chez Foucault (avec le thème majeur, chez ce dernier, de la déraison, au point de renversement d'une épistémê dans une autre).

Cela n’ôte rien au charme de la démonstration, qui en devient même plus cohérente avec elle-même. Mais cela donne aussi à soupçonner que l’interdépendance est plus grande qu’on ne soupçonne entre Hacking philosophe et Hacking historien des sciences, et que s’il est si difficile d’être l’un sans être l’autre, la raison en est conceptuelle, pas circonstancielle. Le lecteur sursautera davantage devant les maladresses du traducteur, qui semble fâché avec les noms propres anglais (Tite-Live est demeuré Livy, Jan de Witt se change inopinément en John, etc.). Mais il a heureusement mis à jour la bibliographie en indiquant les traductions françaises disponibles des ouvrages cités par Hacking.

  1. Gallimard, Paris, 1969.
  2. Cambridge University Press, 1990.
  3. Voir CARRAUD Vincent, Pascal et la philosophie, PUF, Paris, 1992, pour une démonstration accablante.
  4. THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles : le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, Paris, 1991, pour une mise en perspective de la problématique probabiliste et de l'idée de jeu dans un contexte plus large.
  5. Voyez là-dessus le dernier livre de Ian Hacking, Historical Ontology, Harvard University Press, 2003, dont le premier chapitre fournit une excellente introduction à l'ensemble de cette problématique de l'épistémologie historique.

    Le laboratoire du cerveau psychologique - Histoire et modèles

Bernard Andrieu

CNRS éditions, Paris, 2003

Bibliographies incluant des archives, index nominum, 320 pages, 29 euros.

Il y a des livres qui ont besoin d’une solide introduction : ceux qui poursuivent plusieurs buts distincts en même temps, et qui risquent de tromper le lecteur sans cesse étonné des variations de style et de méthode qui le désarçonnent de paragraphe en paragraphe, et dont il ne comprend le sens qu’au moment bien tardif où tout conflue. Aussi savant qu’ambitieux, le livre de Bernard Andrieu est de ceux-là. Disons donc que l’auteur s’y montre tout à la fois a) historien des neurosciences en France (d’un rappel nullement superficiel des origines de la psychologie et de ses conceptions du cerveau, on arrive au milieu des années 80), et tant historien des idées qu’historien des institutions (le " laboratoire " du cerveau psychologique est concrètement incarné par un ensemble d’importantes institutions dont les archives ont été dépouillées : le Centre d’Etudes des Processus Cognitifs et du Langage, le laboratoire de la clinique Baudelocque en néonatalogie, et l’équipe travaillant autour d’Eliane Vurpillot, à Paris et Genève) ; b) Andrieu se fait ensuite philosophe des neurosciences, dans le droit fil de ses travaux de critique de la neurophilosophie (dont un bon représentant français est Claude Debru, mais dont les chefs de file sont les Américains Paul et Patricia Churchlands), mais, là encore, en s’appuyant sur sa remarquable redécouverte d’un texte oublié d’Alfred Binet sur le " cerveau X ", qui lui permet de proposer une alternative crédible à la fameuse lecture par Bergson de la neurologie classique, lecture profondément spiritualiste, et qui fonctionne plus ou moins encore comme un archétype de la spéculation philosophique sur le cerveau ; c) mais sa critique de la neurophilosophie sert encore des fins d’historien : car Andrieu démontre, avec un brio certain, que la méconnaissance du " cerveau psychologique ", autrement dit, de la théorie du cerveau nécessaire à fonder la psychologie comme science matérialiste, sans en venir pour autant à éliminer l’esprit, a littéralement déformé l’idée que les psychologues se sont fait de l’histoire de leur discipline, dont l’unité véritable a été méconnue et sacrifiée à des interprétations idéologiques ; d) sans désemparer, Andrieu inscrit enfin sa recherche au registre de l’histoire générale des sciences, où la notion de " modèle ", conçue en termes de transfert, de réduction, de réécriture, fournirait de quoi penser des déplacements de rationalité, sans les rabattre sur des contingences circonstancielles (rencontres, malentendus, analogies, influences vagues, etc.). L’étude du " cerveau psychologique " se présente à cet égard comme une illustration de cette " histoire des modèles " que promeut avec énergie la belle collection d’histoire des sciences du CNRS.

On l’a donc compris, tout cela à la fois, et, bien souvent, comme des strates de lecture possible d’une même et unique phrase du livre, ne favorise pas la plus grande lisibilité.

Quoi qu’il en soit, après le nombre nécessaire d’aller-retour entre la table des matières, la conclusion, l’introduction et le corps du texte, on a bien l’impression de se trouver devant un travail original et profond ¾ précisément à cause de l’égale attention d’Andrieu aux divers côtés de son problème. On pourra bien le trouver trop historien comme philosophe, ou trop philosophe comme historien (malgré les cautions de sérieux archivistiques et bibliographiques qu’il n’épargne pas), le " cerveau psychologique " est un authentique objet épistémologique, de nature à ébranler les certitudes régnantes en histoire des neurosciences. Il serait faux, tout bonnement, que les neurosciences se soient départagées entre modèles informatiques et modèles neurobiologiques, et que leur problématique soit née toute armée dans les années 60. Il serait tout aussi faux de croire que la philosophie de l’esprit (la Philosophy of Mind anglo-saxonne née dans le sillage de la philosophie analytique), d’inspiration réductionniste ou bien " éliminativiste " (laquelle nie la valeur de connaissance de la psychologie ordinaire formulée dans le langage courant) soit, conceptuellement parlant, l’ancêtre absolu de nos neurosciences actuelles, vu la longue histoire philosophique du problème des relations cerveau/esprit, depuis Comte, et même, encore avant, les premiers neuropsychologues du langage. Enfin, prendre en compte la dimension institutionnelle et l’évolution des programmes de recherche de plusieurs générations de chercheurs fait finalement émerger des constantes invisibles des neurosciences, où la demande sociale et les contraintes matérielles et pratiques pèsent de tout leur poids.

Andrieu s’est efforcé de structurer sa démonstration dans les trois parties de son livre. La première, " La philosophie de l’esprit contre la neurologie " rappelle brièvement comment l’on est passé de la psychologie philosophique des " facultés " mentales, à la psychologie expérimentale : par le recours raisonné à la notion de " fonction ", la digestion progressive du noyau rationnel de la phrénologie, et les découvertes neuropathologiques sur la localisation cérébrale, grâce aux étiologies lésionnelles de l’aphasie. Andrieu, qui participe activement à la publication des Oeuvres complètes de Binet, lui consacre ensuite un excellent chapitre, où la subtilité des arguments du véritable penseur du " cerveau psychologique " (un matérialiste qui ne serait pas un réductionniste ou un éliminativiste, mais respecterait l’autonomie du mental) est habilement restituée. Il conclut alors par une discussion serrée des thèses toutes opposées de Bergson, qui, lui n’avait pas trouvé mieux que la solution spiritualiste pour sauver l’esprit de sa détermination par le cerveau. La seconde partie est plus directement d’épistémologie critique. Intitulée " L’unité de la psychologie par le cerveau ", elle se démasque in fine par une belle réfutation de la fameuse thèse et toujours officielle de Lagache, selon qui c’était la science et la méthode scientifique qui unissait les différentes parties de la psychologie, soit la partie clinico-pathologique, et la partie expérimentale (aujourd’hui en voie de cognitivisation accélérée). D’une part, dès Comte, l’ancrage cérébral de toute psychologie est déjà parfaitement fixé comme norme épistémologique, mais d’autre part encore, ce sont les revues de psychologie relançant sans cesse le thème de l’unité des faits psychologiques en référence au système nerveux central qui ont constitué un siècle durant le vivier de ce qui allait peu à peu devenir notre " psychologie scientifique ". Ratant ce contenu bien concret pour sa forme, ou presque son fantôme méthodologique abstrait, Lagache s’est montré exemplairement insensible au " cerveau psychologique ". La troisième et dernière partie, " Trois laboratoires du cerveau psychologique ", se met en quête de " ce qui s’est vraiment passé " en France, en histoire des neurosciences, loin du vacarme idéologique des pseudo-unifications académiques du champ psychologique, dont l’impuissance, depuis Lagache, est chaque jour plus criante. Le travail d’archives montre amplement l’interpénétration des soucis neurophysiologiques, des importations croisées de modèles, et du souci permanent de maintenir à la fois l’ancrage cérébral et l’autonomie relative du mental en psychologie. On sera surpris puis fasciné de découvrir la manière dont les français ont intégré critiquement les apports de la psychologie expérimentale américaine, transformant des thèses parfois tenues pour des principes mêmes de la " psychologie scientifique " Outre-Atlantique en objets de recherche dans une optique à eux, héritée au fond de Binet et des soucis du laboratoire de psychologie expérimentale de la Sorbonne. C’est un tout autre paysage des échanges avec la Suisse (Piaget) et les Etats-Unis, dont Andrieu dresse enfin le tableau, où l’importance méconnue des enjeux médicaux est mis nouvellement en lumière.

On devrait se réjouir qu’un livre d’histoire (et de philosophie) de la psychologie et des neurosciences appelle une si longue présentation. Andrieu a clairement travaillé à remonter le courant d’une historiographie terriblement présentiste (les travaux américains, qui voient midi à leur porte), ou confite dans la nostalgie d’une " unité " de la psychologie qui paraît bien avoir reposé sur une méprise historique et épistémologique (avec et après Lagache). Juger sa thèse pour elle-même prendra du temps ; mais elle ouvre un débat original avec les historiens de la psychologie.