Le pouvoir psychiatrique de Michel Foucault (Cours au Collège de France, 1973-1974), Hautes Etudes, Gallimard et Seuil, Paris, 2003,

édition par Jacques Lagrange, sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana,

suivi de « Situation du cours », par Jacques Lagrange,

399 p., index des notions, des personnes, puis des lieux, 25 €.

 

       Ecriture superbe, érudition fourmillante (servie par un travail admirable sur les notes), éloquence jamais en défaut, le dernier Foucault paru dans la série des Cours au Collège de France a tout pour séduire. L’excellente « Situation du cours », de J. Lagrange, permet à la fin de mieux saisir la nature du dialogue que Foucault y poursuit avec ces grandes ombres qui traversent le texte, Althusser, les Deleuze et Guattari de L’anti-Œdipe, Robert Castel, Lucien Bonnafé, Erving Goffman, Cooper et Laing enfin. J’y ajouterai sans aucun doute Lacan, dont la notion de « discours », tout à fait contemporaine, liait également pouvoir et vérité de façon substantielle, quoique irréductible. Le contexte historique ainsi fourni au lecteur avec rigueur, le compte rendu peut du coup s’attacher à l’argument même de Foucault. Car ce cours, selon la juste remarque de Robert Castel, inaugure la « seconde lecture » de L’histoire de la folie : non plus la lecture romantique, centrée sur l’histoire des représentations et la crise des limites du représentable que la folie incarne, comme « déraison », mais la lecture militante, exhumant les racines de « l’ordre disciplinaire » princeps que fut l’aliénisme, ordre dont la forme, c’est le cœur du cours, n’attend plus que d’être exporté partout dans la vie sociale comme type original du pouvoir, et de survivre au-delà de sa propre déchéance comme paradigme psychiatrique, dans la généralisation de la « fonction-psy » à l’école, dans la justice, etc. Foucault, d’ailleurs, cessera vite de théoriser à ce sujet, participant aux premières heures d’un GIA (Groupe Intervention Asile) quasi homologue au GIP (Groupe Intervention Prison).

        Construit en navette permanente, du détail à l’ensemble, de l’histoire plus positive de la psychiatrie à la conceptualisation clairement spéculative des termes-clés du livre (ordre disciplinaire, vérité), ce cours admet en gros deux grandes divisions.

       De Pinel à Leuret, et Foucault insiste sur la réelle co-appartenance des deux à la même constellation théorico-pratique du « traitement moral », l’émergence de l’ordre disciplinaire est retracée jusqu’aux années 1840. La loi de 1838, ni aucun grand événement ponctuel, n’ont à cet égard de privilège : c’est au mouvement général qui a pu, pour d’obscures raisons, faire de l’asile la solution à un problème majeur (anthropologique, pour faire vite), que Foucault s’attache. On pourrait qualifier de retour éclairant de Leuret sur Pinel la stratégie adoptée. Car loin de voir chez Leuret la dégénérescence autoritaire de l’option humaniste et rationaliste d’un Pinel, le Leuret de Foucault extrairait la substantifique moelle du « traitement moral » comme discipline : le savoir, réputé si faible des aliénistes, s’y révèle comme pouvoir, mais comme pouvoir « capillaire », objet d’une « microphysique », qui façonne et assujettit chaque individu à sa propre mesure (mesure censée, circulairement, conférer au savoir aliéniste sa teneur d’objectivité quasi-scientifique). Excellemment contrasté avec l’exercice violent de la « souveraineté » du pouvoir (voir un long passage sur la porphyrie du roi George II traitée par Willis, qui en inverse toutes les valeurs), « l’ordre disciplinaire » procède en plusieurs temps. S’il classe, son mot d’ordre épistémologique dès Pinel, c’est pour créer de l’irrécupérable. Sur cet irrécupérable « anomique », s’exerce alors le surpouvoir d’une surnormalisation. Mais le « réel », et le réel seul, intensifié par les procédés aliénistes (disproportion des forces, usage de l’espace, contrôles minuscules du quotidien), motive cette surnormalisation : nul arbitraire, que le poids entier de la « raison », en sorte que le fou « cesse de prendre du plaisir à la folie » (p.165). Et le discours aliéniste est ainsi disséqué, un peu comme Propp analyse les contes, en trajets impératifs pour ses sujets fictionnés, tous soumis à une grammaire implacable.

            Foucault suit alors, dans un deuxième temps, l’extension du paradigme aliéniste, puis cherche à identifier le lieu de sa crise, et les formes originales de sa généralisation sociale. Un des passages historiquement les plus convaincants du cours est l’analyse consacrée, bien avant la naissance du thème de l’enfant fou, à la psychiatrisation des idiots. La surnormalisation des enfants produits comme hors-normes par le système pédagogique lui-même aboutit alors à ce qu’on invoque « l’instinct » comme foyer d’irréductibilité — et de l’instinct à la perversion, le chemin sera court. Mais trois autres dimensions intellectuelles et pratiques du post-aliénisme entretiennent entre elles des rapports étroits : l’apparition du savoir neurologique, la « crise » de l’hystérie, et l’horizon de la psychanalyse, entendue comme première dépsychiatrisation, parce qu’elle prélève justement dans la crise hystérique, non l’hystérie, mais la crise elle-même, comme régime autonome, oublié et faisant là retour, de la vérité elle-même. Foucault conçoit la naissance de la neurologie comme la conjugaison paradoxale d’une clinique des surfaces (quand la médecine évoluait vers l’étiologie physiologique profonde des symptômes) et d’une technologie de l’examen par ordre et réponse motrice, qui enfouit l’obéissance dans la texture la plus reculée des intentions, les normalisant radicalement sous l’œil médical. Mais si le scandale de l’hystérie a éclaté chez les neurologues, c’est précisément, pense-t-il, parce que le contrôle disciplinaire y était devenu absolu, poussé jusqu’aux « fibres du cerveau ». Car que craint suprêmement le savoir aliéniste ? La simulation : non pas la normalité simulant la folie, mais la folie simulant la folie et se repliant par là tellement en soi-même qu’elle ferait avorter son objectivation, minant la caution ultime du savoir-pouvoir. Et voilà les hystériques, du coup, promus par Foucault « vrais militants de l’antipsychiatrie » (p.253). Ce danger étendu à tout le champ couvert par l’aliénisme explique le recours aux trois procédés qui ont marqué la psychiatrie de la seconde moitié du 19ème siècle : la drogue (surtout le haschich), l’hypnose et la présentation de malades, formalisée comme une démonstration de la clinique. Pour Foucault, il ne s’y est jamais agi de discrimination clinique fine, mais d’un seul partage à redémontrer sans cesse, celui de la folie et de la non-folie, partage dont tout le reste découlait.

            Jugement, on le voit, impitoyable.

            Or bien sûr, trente ans après, armé des recherches de Robert Castel, Marcel Gauchet et Gladys Swain, Jacques Postel, Claude Quétel, Roy Porter, Ian Goldstein ou Juan Rigoli, il est facile de se pencher avec ironie sur les lacunes historiques de la thèse de Foucault, et de juger que, faute de matériaux plausibles, elle ne vaut plus grand-chose. Mais ce serait perdre de vue l’exigence proprement foucaldienne de construction du problème (de l’aliénisme aux sources de la psychiatrie et de ses conséquences sociales) dont ces éminents historiens ont tous tenu le plus grand compte. Sur ce plan, on est moins facilement quitte, et pour le dire, toute critique du cours un peu ferme est comptable de sa méthode et de ses concepts, pas seulement de ses contre-exemples.

            En se préparant donc à une telle critique de fond, on commence aussi à mettre en ordre ce qui, du point de vue purement historiographique, heurte tout lecteur actuel de ce cours. Un premier fait saute aux yeux : il y est constamment question « des » asiles, comme si ce que les aliénistes ont pu assurément rêver avait jamais existé dans les faits, au point de basculer, par le biais du discours disciplinaire, en contrôle effectivement moderne, individualisé, de la folie et des conduites déviantes. Mais « les » asiles n’ont simplement jamais pu exercer le type de contrôle disciplinaire radicale, articulé au traitement moral, qui nous est décrit, pour la simple raison que le choix rationnel d’un tel type de contrôle rencontrait dans les faits un obstacle de taille : la résistance de la province conservatrice, soucieuse à l’échelon local de l’honneur des familles, catholique donc hostile aux Lumières, économe des deniers départementaux à ne pas dilapider dans des établissements dont la finalité répressive directe seule lui importait. Sans pousser trop loin le paradoxe, il serait ainsi bien étonnant que la combinaison de traitement moral et d’institution totale que déchiffre Foucault dans les textes ait jamais existé hors de la maison de santé d’Ivry (anciennement au jardin des Plantes) qu’Esquirol dirigea avec Mitivié. Le placement d’office submergea rapidement les quelques asiles construits à contrecœur, privant, comme on devine aisément, les aliénistes de la clientèle plus accessible à leurs idéaux  thérapeutiques (jeune, aisée, cultivée, etc.). A cet égard, les analyses de Robert Castel [1] , bâtie autour du motif classique idéologie/réalité politique et sociale, diront plus nettement que l’âge d’or de l’aliénisme n’a jamais existé : le triomphe de l’aliénisme, reconduit curieusement par Foucault, c’est d’avoir réussi à faire croire qu’il était la norme de raison à quoi tout le reste devait être comparé, tandis que son programme était entièrement subverti en pratique à des fins brutales (les « pinélières » faisant figure d’endroits pires que les prisons dans l’imaginaire contemporain). Or ceci rejaillit sur le déchiffrement foucaldien du traitement moral. Assumant tout à fait la provocation qui consiste à inverser la lecteur traditionnelle d’un Leuret dévoyant l’humanisme de Pinel et Esquirol, Foucault accentue à l’extrême les germes de répression soft qu’il démasque chez les Pères Fondateurs. A grand prix : car les multiples versions qu’il faut alors produire du traitement moral deviennent mutuellement incompatibles à mesure que le cours se déploie. Opposant Pinel et Mason Cox, Foucault commence par marquer la césure qui aurait consisté à abandonner le jeu ambigu de « la vérité dans le délire et du délire » (p.36) pour lui substituer cette « pression punitive à la fois minuscule et continue » (p.53), d’où le « sujet » de la « fonction-psy » va finalement émerger, non par la psychologisation des corps, mais par une normalisation s’enfonçant jusqu’au ressort de la volonté. Mais le cas légendaire du procès feint soulageant le délirant auto-accusateur demeure entièrement superposable  chez Mason Cox et Pinel. Foucault le sait (p.129 à 131) : il faut, du coup, pour sauver l’édifice, faire basculer Pinel du côté de son prédécesseur ; car le traitement moral a bien été, dès le départ, un procédé de « vérification » du délire. C’est ce qui avait, on le sait, retenu Hegel et toute l’Europe cultivée. Mais si on va trop loin dans cette direction, la continuité Pinel-Leuret s’effondre… et la genèse aliéniste de l’ordre disciplinaire avec. Bref, il reste bien difficile de réécrire le « traitement moral » en mécanisme disciplinaire inchoatif, masqué par humanisme rationaliste. On retrouve plutôt ce geste qui fait servir un auteur à soutenir l’inverse de ses positions historiques, impasse pointée par Marcel Gauchet à propos des idées d’Esquirol sur les passions [2] , tout aussi inassimilable par la conception néo-disciplinaire de Robert Castel.

            Est-ce dire qu’il n’existe aucun « pouvoir psychiatrique », nul « ordre disciplinaire » ? Sûrement pas. Mais la difficulté permanente de l’argument de Foucault est de construire une alternative viable au concept philosophico-sociologique traditionnel de norme. L’imposition de « normalité », qui est un geste social autoritaire, ne coïncide pas toujours exactement avec la « prétention normative » intrinsèque d’autres gestes sociaux qui ne sont pas nécessairement autoritaires. Disons ceci : il y a eu sans conteste une prétention normative des aliénistes à dire le droit en matière de folie. Mais tout usage du concept de norme, et c’est en quoi il s’oppose à l’idée foucaldienne de pouvoir-savoir, implique justement qu’on puisse réellement ne pas la suivre. C’est exactement ce que nous savons désormais des contemporains : le mouvement des fous littéraires redécouvert par Juan Rigoli a hissé à la hauteur du fait social la récusation armée de la nouvelle discipline aliéniste de l’individu « sain d’esprit » [3] . Les antipsychiatres n’ont jamais été des critiques tard venus ; ils ont toujours été engendrés du même pas que la norme prétendant s’imposer, et cela, dès le 19ème siècle. Ce n’est pas dans cette seule direction que la norme exerce son effet. Elle touche aussi la pratique normative par excellence, celle qui concerne directement la folie : le pouvoir rendre raison de ses actes et de ses pensées. Peut-on traiter entièrement comme nulle et non avenue la tentative d’élaboration clinique positive qui fait l’histoire de la psychiatrie au 19ème siècle ? Car il est avéré que sa médiocrité ordinaire a servi des intérêts répressifs extra-médicaux. Mais la difficulté de la réduire à cela seulement éclate quand, pour le mettre en évidence, c’est une contre-clinique, une contre-psychiatrie, que Foucault mobilise : il s’aventure ainsi à opposer le fou qui dit « oui » à tout à l’idiot qui dit « non » (p.213), ou à traiter comme illusoire l’évolution démentielle de certains syndromes (p.253). Notes fugitives, mais révélatrices : car elles font bon marché de la discussion qui fut si longue à structurer et d’où ont émergé, précisément, des tableaux classiques dont on devrait s’étonner qu’ils aient subsisté avec tant de précision aux mutations radicales de l’institution asilaire (voyez l’histoire de la paranoïa, dès la question posée par Lélut des folies « lucides », etc.). Certains aliénistes se sont au contraire posé de façon contradictoire le problème clinique des limites de la raison et on pourrait tout autant admirer leur capacité à accumuler un certain savoir dans des matières où ils restent curieusement indépassés. Mais Foucault a d’autant plus de difficulté à l’identifier qu’il idéalise symétriquement les progrès de la médecine générale de l’époque. Le boulet des conjectures hasardeuses de La naissance de la clinique fait clocher sa démarche, le portant à imaginer des ruptures au sein de continuités qu’il néglige, et surtout, à confondre des programmes scientifiques, voire des utopies, avec les réalités du temps [4] . Sans doute est-ce une autre histoire qui le montre, soucieuse, elle, du décalage entre les dires et les actes, et non de la production des faits à partir des « modalités discursives » qui les suscitent. Il n’en reste pas moins que le glissement permanent du pouvoir-savoir de son côté normatif à sa dimension de contrainte causale finement et inconsciemment structurante laisse le lecteur perplexe. Si le pouvoir disciplinaire avait la force anthropologique qui lui est prêtée, comment l’insurrection de 1860 contre la loi de 1838 aurait-elle pu se produire ? Qu’il y ait des effets panoptiques à la Bentham (p.79) à l’horizon ambitieux des inventeurs de l’asile ou des éducateurs d’enfants handicapés mentaux, c’est sûr. Mais la même période, notait Habermas, voit aussi naître « l’espace public » bourgeois et libéral, et un pouvoir de la presse qui en inverse la structure : car désormais ceux qui surveillent sont aussi surveillés (sans doute pour qu’on s’assure qu’ils surveillent correctement !) [5] . Profondément méfiant à l’égard des théories de l’histoire comme histoire de la raison (la raison, chez le Foucault des années 70 est surtout la rationalisation a posteriori de la microphysique du pouvoir-savoir), le cours contourne avec superbe, au point de les faire oublier, les conceptions alternatives de l’individualisme forgées à l’époque (Tocqueville, Marx), alors même qu’il en retrouve allusivement certains éléments (ainsi, le paradigme de la « discipline » militaire). Mais c’est une part fascinante de L’histoire de la folie « première lecture », eût dit Robert Castel, qui en souffre : car si elle échappait au relativisme, c’est parce que l’histoire de la psychiatrie n’y était pas l’histoire des illusions sur la folie, mais au contraire l’histoire de sa conquête objective, et des effets de la vérité sur les corps et les choses. Pour cela, encore fallait-il considérer la force de la raison en elle-même.

            Cette indécision conceptuelle entre normalisation et normativité en psychiatrie, qu’on serait bien présomptueux de croire lever d’un coup de baguette magique, aboutit en tout cas à ce résultat étrange, que l’asile foucaldien est conçu dans Le pouvoir psychiatrique à la façon d’une « machine à influencer » plus effroyable encore que chez Tausk. Impalpable, échappant à toute dénonciation, qu’elle retourne plutôt à son profit, visant chacun dans sa plus intime intimité et le surindividualisant en le prenant pour cible de ses effets secrets, cette machine contrôle les intentions elles-mêmes, et donc tout « agir possible » (comme il y a chez Kant une théorie transcendantale de « l’expérience possible »). C’est aussi en quoi Le pouvoir psychiatrique est une boîte à outils dont l’intérêt dépasse largement la masse de tout ce qu’il nous fait découvrir : il propose implicitement les plans d’une « machine à ne pas se laisser influencer », à mettre en œuvre, peut-être, sur le présent de notre histoire.



[1] Robert Castel, L’ordre psychiatrique : L’âge d’or de l’aliénisme, Minuit, 1976.

[2] Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l'esprit humain : L'institution asilaire et la révolution démocratique, Gallimard, 1980.

[3] Juan Rigoli, Lire le délire : Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Fayard, 2001.

[4] Othmar Keel, L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe, 1750-1815, politiques, institutions et savoirs, Presses Universitaires de Montréal, Québec, 2001.

[5] Jürgen Habermas, L'espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962, trad. franç. Payot, 1978.


Better Than Prozac : Creating the Next Generation of Psychiatric Drugs
Samuel H. Barondes
Oxford University Press, 2003 219 p., bibliographie, index rerum et nominum

Professeur de psychiatrie à San Francisco, Barondes a consacré sa carrière à tisser des liens entre psychopharmacologie, génétique, neurosciences et clinique psychiatrique. Auteur de livres très lus Outre-Atlantique (Mood Genes: Hunting for Origins of Mania and Depression, Freeman, New York, en 1998, et Molecules and Mental Illness, 2ème éd., Oxford University Press, 1999), il livre avec Better Than Prozac un témoignage éloquent du genre d’optimisme indéfectible, désormais de rigueur, qui règne dans une discipline médicale riche, après plus de cinquante ans de travaux, de la découverte de trois ou quatre molécules moyennement thérapeutiques (et encore, isolées par hasard !), mais qui s’environne, pour justifier ses progrès minuscules (voire invisibles chez bon nombre de patients), d’un appareil statistique au raffinement extrême. On s’instruit sûrement plus vite, avec Barondes, qu’en entrant dans le dédale de difficultés et de doutes qu’a exploré récemment, sur la base d’une érudition incomparable, David Healy (The Creation of Psychopharmacology, Harvard University Press, 2002), en s’attirant encore une fois les foudres d’une partie de la profession. Le contraste est d’autant plus saisissant. Disposant librement des découvertes de l’avenir, Barondes écarte d’un geste ce qui discrédite pourtant si puissamment la psychiatrie dans le champ de la médecine scientifique actuelle : l’ignorance des causes neurobiologiques, la pauvreté des thérapeutiques, l’empirisme formaliste et le vide de méthodes mathématiques, qui moulinent à l'infini biais et parades ingénieuses à ces biais, dans une joyeuse ambiance de mercantilisme et de fraude par omission.

On frémit d'ailleurs en constatant que l'historien fait ici de l'histoire en reconduisant ces mêmes omissions dans le compte rendu des découvertes, comme si la réflexion sur les événéments passés devaient valider l'anesthésie épistémologique du temps de l'invention: fasciné par l'émergence des inhibiteurs du recaptage de la sérotonine (dont la fluoxétine, qui donne son titre au livre), Barones tait avec une pudeur exquise le rôle qu'a joué dans sa consécration une astuce pour le moins troublante des statisticiens chargé d'extraire des données les preuves de son efficacité supérieure. Ces derniers avaient tout simplement éliminé, dans un premier temps, les patients qui répondaient trop bien au placebo, puis ré-administré le médicament à un échantillon expurgé de ces trouble-fêtes. Bien évidemment, les concurrents vendirent quelques années plus tard la sertraline (le Zoloft©) aux autorités sanitaires américaines en utilisant ce même ingénieux procédé, qui permet de franchir la barre irritante des 33% de répondeurs sous placebo (sur laquelle butaient les autres molécules)... en les excluant par avance! Des travaux récents, publiés dans les meilleurs journaux, sont récemment revenus là-dessus, en cherchant à comprendre ce que valent du coup les chiffres officiels; car c'est extrêmement délicat à voir. On subodore qu'il y a là une grave difficulté, mais même la formuler précisément conduit vite à s'arracher les cheveux. Or il ne faut pas compter sur Barones pour chagriner quiconque.
Plutôt, après avoir retracé pour la nième fois la découverte du Prozac©, du Largactil©, mais aussi de la Ritaline© et d’autres substances un peu moins connues (le lecteur notera qu'on ne sait toujours pas grand chose des sels de lithium), Barones consacre son morceau le plus original aux "voies futures" de la psychopharmacologie. En fait de voies futures, on devra, à le lire, se contenter de prolonger celles qui existent déjà : les modèles génétiques et animaux ont de beaux jours devant eux, sans qu’on comprenne d'ailleurs en quoi leurs limitations présentes, qui sont structurelles, changeraient à l’avenir en quoi que ce soit. Un peu plus intéressant, Barones explique pourquoi la compréhension de la génétique des individus pourrait éventuellement permettre sur eux des actions pharmacologiques plus ciblées.
Le livre s’ouvre et se referme sur le cas de Clara. On reste ébahi de voir combien le biais du psychopharmacologue («Cherchons d’abord quelle molécule lui donner…») empêche Barones de repérer d’emblée qu’il a affaire une névrose obsessionnelle, avec une réticence, pourtant pathognomonique, à avouer le symptôme majeur, que le lecteur découvrira in fine. Certes, Barones finit par le repérer. Mais comme de toutes façons, la patiente s'est aperçue elle-même que le Prozac© soigne non seulement la dépression (qu’il lui a attribué par erreur) mais aussi les obsessions (qui sont sa vraie souffrance, cachée), c’est la preuve que la différence de ces deux diagnostics n’avait finalement pas tellement d’importance! Et l’on voit, avec un humanisme touchant, Barones transformer peu à peu cette jeune femme, qui lui arrive avec toutes sortes de questions directes, le visant personnellement comme scientifique, et débattant avec lui du statut de la vérité chez Bacon (d'une façon à mon avis transparente), en consommatrice de psychotropes apaisée et docile, qui discute avec lui de ses neuromédiateurs, sans qu’un seul instant l’auteur se demande s’il s’agit là d’une solution, ou d’un problème...


Constructivisme et psychanalyse.

Débat entre Mikkel Borch-Jacobsen et Georges Fishman, animé par Bernard Granger.

Le cavalier bleu, Paris

111 pages, 10 €

 

Au milieu des turbulences qui ont marqué la publication du Livre noir de la psychanalyse [1] , dont plusieurs articles, souvent déjà édités ailleurs, ont pour auteurs des historiens connus de la psychanalyse et de la psychiatrie (Han Israël, Frank Sulloway, Peter Swales, Edward Shorter, Sonu Shamdasani, Patrick Mahony, Richard Pollack), paraît une mince plaquette où l’un des principaux protagonistes de ces polémiques, Mikkel Borch-Jacobsen, expose dans un échange serré mais courtois avec Georges Fishman ses conceptions « constructivistes » sur l’histoire de la psychanalyse. Informé et méticuleux, Fishman ne le lâche en effet pas un instant, obtenant de son interlocuteur des clarifications attendues depuis longtemps. La dignité académique n’ayant pas été le trait le plus évident des échanges autour du brûlot précité, l’historien se précipitera donc sur ce très intéressant dialogue, où la suavité de ton frise le surnaturel.
On peut tirer de sa lecture deux enseignements. Le premier, c’est qu’il existe peut-être deux Borch-Jacobsen et non un seul. On se frotte les yeux en lisant ainsi comment Borch-Jacobsen, pourfendeur attitré des mensonges de Freud et des illusions de la psychanalyse, suggère au psychanalyste le bon usage de ce qui jusqu’ici avait toutes les airs d’une réfutation sanglante de leurs pratiques comme de leurs théories : « Il pourra commencer à être créatif, parce qu’il aura compris que la thérapie est moins affaire de vérité que de production d’effets, d’artefacts » (p.57). Franchement, était-il besoin de se gausser de la thèse lacanienne de la vérité qui a « une structure de fiction » pour en arriver là ?
Le second a une portée méthodologique générale, qu’on peut résumer par la question suivante : qu’est-ce que les constructivistes sont subrepticement obligés de supposer de « donné », voire de « réel », pour que tout le reste apparaisse relatif, politiquement motivé, contextualisable, bref, produit purement social et « construit » ? A cet égard, Borch-Jacobsen donne ici la plus limpide des réponses : les récits des patients et de leur famille ne sont pas construits, sont bien évidemment immunisés contre les conditions éventuellement polémiques de leur recueil, et l’on serait typiquement un freudien de mauvaise foi à vouloir soupçonner les démentis et les souvenirs négatifs des anciens patients de Freud de faire partie, justement, des problèmes qui les avaient conduits sur son divan. Ce serait trop facile, et nous ferait négliger « quel énorme décalage il y avait entre les histoires de cas écrites par Freud et la réalité [sic] de ces analyses, telles que les patients eux-mêmes ou leurs proches les avaient vécues » (p.51). Une fois cette réalité « donnée », on comprend sans peine comment le reste (la psychanalyse) peut apparaître comme une « construction » tendanciellement affabulatrice. Historien de la suggestion et de l’hypnose, auquel il a consacré d’importantes études, Borch-Jacobsen les traitait déjà avec cette ambiguïté qui a contribué plus qu’autre chose à faire de l’historiographie des techniques psychologiques un point névralgique de la réflexion épistémologique sur l’histoire des idées : à la fois comme des objets, et comme des outils analytiques pour penser comment ces objets sont constitués (car non seulement la suggestion fabrique des sujets suggestionnés, mais les théories de la suggestion, semble-t-il, se transmettent historiquement par des voies elles-mêmes suggestives). Ce difficile équilibre, source de paradoxes sans fins, et sur le fond peu convaincant, l’a lassé. S’il parlait de suggestion à la fois « dans » (en historien) et « contre » (en philosophe critique) la psychanalyse, il y a renoncé. C’était « purement tactique » (p.69). Son approche est désormais purement constructiviste. Le premier fruit de ce changement de perspective, c’est l’idée que la psychanalyse est une « théorie-zéro » (p.98), en un mot un caméléon capable de s’assimiler n’importe quelle autre théorie et de se forger des identités changeantes. Le problème, c’est qu’on peut s’interroger sur ce qui se passe quand une étude historique découvre l’existence d’une telle « théorie-zéro » au bout d’instruments d’analyse constructivistes qui ont pour propriété d’annuler d’avance les différences internes à son objet. Car peu importe les différences entre conceptions psychanalytiques, vu qu’il n’y a pas de « faits », vu que les patients sont construits en même temps que les conceptions qui les définissent (sauf, bien sûr quand ces patients prouvent que Freud a menti…). Une telle méthodologie critique (contre laquelle, notez bien, nulle science humaine n’est immunisée) parle donc de théorie-zéro, mais c’est peut-être l’effet projeté d’autre chose de plus inquiétant : que faute de savoir articuler rationnement les divergences et les niveaux de pertinence des versions successives de la psychanalyse ― toutes aplaties sur le même plan, entre la fiction malhonnête et l’indifférence globale de leurs effets psychothérapeutiques ―, elle est elle-même un zéro théorique.
« Ou bien c’est construit-fabriqué, ou bien c’est réel-découvert. En fin de compte, il n’y a pas de compromis possible entre ces deux positions et c’est ce qui rend la discussion entre les « psy » et les historiens si difficile » (p.71), affirme Borch-Jacobsen. Mais c’est peut-être l’inverse : la preuve en acte que le constructivisme radical, appliqué à l’objet théorique qui a lui-même la « construction » comme outil (ce terme même de « construction » est un pilier de la théorie freudienne, et désigne ce qu’il faut fournir pour boucher les trous de la reconstitution historique factuelle), aboutit in fine à rendre tous ses droits à une réalité positive, mais négociée entre les acteurs. Il est troublant de constater que c’est cette négociation à quoi Borch-Jacobsen échoue à donner forme, obnubilé qu’il est par le poids de démenti unilatéral qu’il accorde à la parole souvent vengeresse des anciens patients de Freud.

[1] C. Meyer (dir.), Le livre noir de la psychanalyse : Vivre, penser et aller mieux sans Freud, Les arènes, Paris, 2005.

Histoire de la psychologie en France (19ème-20ème sècles)
Jacqueline Carroy, Annick Ohayon, Régine Plas
Collection « Manuels/Grands repères », Paris, La découverte, 2006
Chronologie analytique (1795-1999), Bibliographie, index nominum, 271 p., 15€

Enfin !
A mi-chemin entre la synthèse pédagogique et l’ouvrage de recherches, car muni de sa propre problématique et nourri des travaux de l’important séminaire qu’animent les auteures au Centre Alexandre Koyré, l’Histoire de la psychologie en France vient combler une lacune criante. Se focalisant sur la France, il met à la portée non seulement des étudiants, mais du public cultivé, les spécificités de la naissance et du développement de la psychologie en France, qui sont fort connues, mais le plus souvent traitées sur un mode comparatiste au sein d’une histoire générale de la psychologie. Le présent ouvrage se signale par trois qualités : une connaissance exacte des enjeux philosophiques toujours agissants à l’arrière-plan du développement de la psychologie française ; une ouverture cohérente du champ de l’étude au contexte socio-historique, qui rompt avec une histoire « internaliste » qui, trop souvent, sous couvert de rigueur épistémologique, aboutit à idéaliser le développement rationnel de la discipline, et à masquer ses angoisses existentielles (la psychologie est-elle bien une science ?) ; une grande sûreté, pour finir, dans les choix opérés dans la littérature savante, sur des questions épineuses (le rôle du spiritisme à la fin du 19ème siècle, des intellectuels anti-psychologistes entre les deux guerres, ou encore le rôle récurrent du parti communiste, de Politzer à Wallon, de la croisade anti-test à ses interprétations tourmentées et contradictoires de l’apport psychanalytique, et bien d’autres sujets encore). La clarté de l’exposition produit une certaine régularité du style qui facilite la lecture, une performance pour les ouvrages écrits à six mains.
L’ambition affichée est de parcourir l’histoire de la psychologie en France de 1870 à 1968. En réalité, un premier chapitre fait remonter les origines de la discipline aux débats des idéologues, des spiritualistes dits « éclectiques » et des magnétiseurs. Avant 1870, il semble ne pas y avoir eu d’arguments majeurs tranchant définitivement en faveur soit d’un science de l’esprit en tant qu’esprit, soit en faveur d’une physiologie cérébrale. Le rapport du physique au moral reste un espace conceptuel contesté. D’où l’importance extrême de Ribot et Taine, dont les auteures resituent la contribution décisive avec beaucoup d’originalité, puisqu’elles leur attribuent surtout deux choses : d’une part, avoir fait prévaloir des modèles théoriques étrangers sur la tradition condillacienne et ses contradictions périmées avec le spiritualisme français (l’associationnisme, l’évolutionnisme, du côté anglais, l’expérimentalisme et la psychophysique du côté allemand), d’autre part, par une activité institutionnelle et éditoriale infatigable (avec la création de la Revue philosophique, dont l’ouverture proclamée masquait mal l’orientation très psychologisante, et qui avant 19001 finira par conquérir un quasi monopole sur ce que nous appellerions aujourd’hui les « sciences humaines »). Voilà qui donnait un format résolument scientifique, et par ricochet positiviste, aux échanges savants, avec à la clé, chaires, sociétés savantes, congrès et laboratoires. Ainsi, ç’aurait moins été l’incontestable talent de Taine, ressource intellectuelle de premier plan pour toute sa génération, que la construction à l’arrière-plan d’un espace public pour la discussion psychologique positiviste, qui aurait décidé de la naissance de la psychologie scientifique en France. Naissance dont les auteures mesurent aussi la fragilité : l’intérêt pour les questions « psy » excite aussi une énorme quantité d’amateurs et d’essayistes, contre lesquels les savants guerroient, mais aussi, phénomène curieux, dont il leur arrive, sous une autre identité, de rejoindre les rangs (ainsi Ribot écrit-il des pièces de théâtre fort intéressantes du point de vue de son information de psychologue). Les questions du rêve, du roman psychologique et psychiatrique, des énigmes de l’hystérie, agitent en fait toutes les couches cultivées de la société.
L’originalité de la psychologie française, on l’a souvent dit, est d’avoir pris son départ dans la psychopathologie. L’hypnose, l’hystérie, la suggestion autour de Charcot, de Bernheim, de Janet enfin, sont les trois ingrédients, brassés dans toutes les combinaisons possibles, d’où vont sortir des notions essentielles : la distinction de plus en plus affirmée entre neuropathologie (lésionnelle) et psychopathologie (fonctionnelle), les diverses psychothérapies, et même les premières conjectures de la psychologie sociale (la suggestion par « contagion »). Toutefois, les auteures ne perdent pas de vue combien les « psychismes extraordinaires » (73) ont alors pesé lourd : comment comprendre les personnalités multiples, ou l’éventualité qu’on puisse faire commettre un crime par suggestion ? Un long développement sur Pierre Janet, « le psychologue français incarné » (76) démontre excellemment comment ces diverses tendances intellectuelles ont pu à un moment converger harmonieusement et déboucher sur un type du psychologue officiellement reconnu et consacré, jusque dans les années 1930.
Pourtant, toute psychologie en France n’était pas psychopathologique. Psychologie des foules ou « interpsychologie » à la Le Bon et à la Tarde, psychologie « individuelle » de Binet (la future psychologie différentielle), dont les auteures font à juste titre le contexte épistémologique indispensable à comprendre d’où sortent nos test d’intelligence, psychologie philosophique enfin, laquelle continue avec Bergson (et la Revue de métaphysique et de morale, dont on peut bien continuer à penser qu’elle s’est voulue en France un antidote au psychologisme philosophique de Ribot), en introduisant en France James et le pragmatisme américain : ces trois courants co-existent avec la psychologie psychopathologique. Le statut de cette co-existence reste obscur : met-on ici en question la thèse historiographique reçue d’une domination du modèle psychopathologique ? On a l’impression en effet, renforcée à la lecture de ce travail, que le cadre intellectuel de réception des nouvelles psychologies (psychanalyse, Gestalt, psychologie du travail américaine, etc.), a été au premier chef ce courant alternatif. Mais est-ce bien le cas ?
Les développements consacrés à la psychologie dans l’entre-deux-guerres montrent en effet l’incroyable versatilité des psychologues de cette génération. Ils sont en effet passés d’une légitimation centrée sur la psychothérapie à un investissement concerté du champ social, par la réflexion sur les aptitudes professionnelles (Lahy), la sélection scolaire (Wallon, avec le mouvement dit de « l’école unique »), l’invention de la neuropsychiatrie infantile (Heuyer) — dans un cadre dont les auteures rappellent la visée ségrégative : les « constitutions » (dont la fameuse constitution « perverse instinctive »). Mais tandis que le devant de la scène intellectuelle (ou plus exactement philosophique, tant la philosophie reste un moyen de valoriser intellectuellement la recherche psychologique) reste dominée par Janet et ses brillants élèves, Blondel, et surtout Dumas, des recherches de fond, appelées à bien davantage d’avenir, se poursuivent sous l’autorité de Piéron et de Guillaume. Il est très frappant à cet égard de comparer l’immense écart qui s’est creusé en psychologie entre la façade brillante de la « psychophilosophie » à la française et la science des petits pas, expérimentaliste, s’institutionnalisant, s’internationalisant, revendiquant son utilité sociale : c’est sans doute un des endroits du livre où le parti pris externaliste des auteurs montre le mieux sa fécondité en remettant à sa place le débat purement logico-conceptuel. Sortant du cadre national strict, on lira un résumé précis des débats Piaget-Wallon : tant la France a été l’arène à grande échelle d’une polémique plus francophone que française.
Il n’en reste pas moins que la psychologie comme enjeu apparaît comme un révélateur de l’extraordinaire effervescence intellectuelle de la France des années 1930. Faut-il être pour, ou contre ? Sera-t-elle même la science-reine, la science du point de vue subjectif de l’homme sur lui-même ? (Remarquable passage ici sur L’encyclopédie française initiée par Anatole de Monzie en 1932). Faut-il une psychologie régulée par la sociologie, ou l’inverse ? Va-t-elle renouveler l’histoire ? Que faut-il penser de Freud ? Des phénoménologues allemands (car Sartre et Merleau-Ponty commencent à s’y intéresser) ? Ces questions sont désormais posées par des intellectuels créatifs pour lesquels il ne fait aucun doute que « la psychologie » est le bon registre (quoi qu’ils rangent sous ce vocable, dont la signification devient très élastique). Le nom d’Ignace Meyerson, dont la thèse fut considérée un temps comme l’équivalent d’un moderne Discours de la méthode, domine la période, mais Georges Politzer n’est pas oublié. En même temps, ne perdant pas leur fil conducteur, les auteures soulignent combien cette psychologie originale, exubérante et spéculative, qui avance aussi sur le plan expérimental, n’aurait pas joui d’une pareille facilité intellectuelle et sociale sans la diffusion de la première grande vague du « savoir psy », s’introduisant dans les rouages de nos représentations ordinaires comme un véritable langage grâce auxquels formuler les idéaux de performance individuelle des sociétés individualistes contemporaines. On découvrira donc la naissance du « développement personnel », les conditions de la vulgarisation de la psychologie, et son entrée dans le monde de l’entreprise avec le cas de l’Institut Pelman.
Après 1945, la psychologie recueille les fruits de l’engagement à gauche de nombre de ses ténors. Il y a un incontestablement un moment d’ivresse, avec le projet intégratif de « psychologie clinique » à la Lagache, particulièrement « conquérant » (194), assurément. Bien avant la licence de sociologie, existera donc celle de psychologie. Hélas, il ne suffit pas de donner des formations, il faut assurer des débouchés. L’extrême sensibilité de la psychologie à la demande sociale commence à se faire sentir ; car la psychologie n’est plus simplement en position de faire valoir son intérêt auprès des entreprises ou des individus, elle y a réussi, et reçoit désormais une réponse sous la forme de sollicitations complexes auxquelles elle doit s’adapter. Au lieu de se contenter, comme souvent, de décrypter dans le programme de Lagache les germes de l’éclatement futur de la discipline (i.e. l’incompatibilité entre sa version science naturelle et neurophysiologique, et sa version psychothérapeutique et sociale), les auteures s’attachent plutôt à montrer comment les corporatismes, les revendications étudiantes, mais aussi les conflits idéologiques de la Guerre Froide enfin, conspirèrent pour matérialiser crûment de simples incompatibilités logiques. Les tests psychotechniques, conquête apparemment gravée dans le marbre des années 1930, furent très rapidement dans le collimateur du parti communiste, et Pierre Naville, de psychologue, se fit sociologue du travail, en y détectant une procédure de sélection de classe, vivant sur l’illusion de d’aptitudes professionnelles, qui n’étaient en fait que des inégalités sociales naturalisées. Un des points les plus intéressants de L’histoire de la psychologie en France, notamment au vu des événements récents, est de rappeler ainsi combien l’anti-psychologie fut un élément rassembleur de toute une génération d’intellectuels : Canguilhem, Foucault et Lacan trouvaient dans la contestation menée par les intellectuels communistes un terreau propice, pour semer l’idée d’une autre philosophie que subjectiviste, ou d’une autre psychanalyse que médicale ou néo-psychiatrique. Quand on voit de nos jours la psychologie clinique et pathologique universitaire s’en réclamer, on mesure le chemin parcouru! Mais c’est qu’il s’agit désormais de défendre la discipline contre la forme de psychologie qui, en silence, loin des débats bruyants, montait doucement en puissance pendant ces mêmes années : la psychologie cognitive, laquelle s’autonomisait au sein du CNRS, à l'époque une institution plus discrète.
C’est en effet dans les années 1970 que la vieille psychologie expérimentale amorce sa mue, facilitée par l’abandon du programme intégratif de Lagache par Juliette Favez-Boutonnier, qui surfe sur la vague de la massification des études supérieurs en accueillant en psychologie des masses d’étudiants à qui les exigences scientifiques de haut niveau vont devenir, pour ainsi dire, inconnues. Mai 1968, sur quoi se referme cette histoire, scellera définitivement ce divorce avec la psychologie cognitive, consacrant le prestige intellectuel de la psychanalyse contre la psychologie universitaire généraliste, et masquant aussi les effets immenses du débat Piaget-Chomsky sur les consciences scientifiques du temps (en neuropsychologie, linguistique, intelligence artificielle, etc.). Mais c’est avec un peu de frustration qu’on en reste là : en se tenant prudemment hors de la zone de turbulences de plus en plus violentes qui a suivi la période de Mai pour les psychologues et leurs institutions, malgré de beaux succès, comme la loi de 1985 sur leur reconnaissance professionnelle, L’histoire de la psychologie en France n’amorce pas non plus une réflexion sur la perception de la discipline qui a façonné l’histoire intellectuelle de ses auteurs. Certes, ç’aurait été un supplément un peu excessif pour un manuel synthétique. Il n’en reste pas moins que le point de vue qui les guide transpire à chaque page et qu’il est manifestement le résultat d’une pensée élaborée et circonstanciée sur ce qu’est devenue la psychologie depuis 1968.
Un travail aussi fouillé et élégant n’appelle au fond de commentaire que du point de vue qu’il a explicitement mis de côté dès le départ : autrement dit, le point de vue « internaliste ». Il semble en effet qu’une exposition aussi soucieuse de mettre en avant le contexte sociohistorique, et qui remet à leur juste place les élaborations rationnelles affichées par les psychologues dans l’édification et la légitimation intellectuelle de leur savoir, ne rende pas du tout inutile l’appel à ce qu’on y regarde de plus près du point de vue épistémologique. Elle en exacerberait plutôt le besoin. Un externalisme bien conçu laisse plutôt la place à d’autres enquêtes internalistes, mieux fondées, moins idéalisantes. Il est très frappant qu’à aucun moment, les auteures n’examinent les arguments, ni les procédés de conceptualisation de psychologues qui auraient eu bien du mal à clairement démarquer leur travail d’une forme d’étude philosophique (Janet, par exemple). Il est quand même étonnant que les raisons des acteurs de l’histoire puissent à ce point s’évanouir. Mais sauf à accepter d’emblée que la psychologie n’est pas une science, l’histoire des sciences, au jugement commun, réclame ce genre d’examen. C’est sans doute aussi pourquoi l’histoire qu’on lit ici est l’histoire de la psychologie dite aujourd’hui « clinique et pathologique », ou, à la limite, de la psychologie « sociale » pré-expérimentale. L’histoire de la psychophysiologie, de la psychophysique, de la psycholinguistique, de la neuropsychologie, sont laissées de côté. De fait, on soupçonne qu’elles interfèrent assez peu avec la psychologie générale, ou du moins, avec le projet généraliste en psychologie, qui paraît une constante de la discipline. Mais on ne les voit pas même s’autonomiser au décours de cette narration. Or c’est pour des raisons conceptuelles (la notion implicite qu’on se fait de l’esprit, de la neurobiologie ou des modèles épistémologiques), que ces autres déclinaisons de la psychologie se sont détachées de la racine première. Dira-t-on que ces conceptions naturalistes n’ont suscité aucun débat sur ce plan ? Qu’on n’a pas fait valoir contre elles d’autres idées de l’esprit, du rapport esprit-cerveau (du physique au moral), ou de la science ? Et que ces conceptions, si elles existent, sont de simples rationalisations a posteriori ? C’est possible, mais peu vraisemblable. La permanence d’une inspiration janétienne donnerait ainsi à réfléchir. Car Janet, c’est évident, n’a pas institutionnalisé le janétisme. Il n’en reste pas moins que nombre de conceptions étonnamment diverses continuent à s’en réclamer (de Henri Ey aux thérapies cognitives actuelles). Il en va de même avec les premiers psychosociologues : la psychologie, en effet, a toujours servi de ressource aux sociologies adeptes de l’individualisme méthodologique ; le projet de l’interpsychologie à la Tarde revit ainsi, périodiquement, pour des raisons de forme logique qui n’ont rien à voir avec l’écho objectif, en histoire des sciences, des idées de Tarde . Dans une certaine mesure, ces faits sont indépendants des transformations externalistes du champ. Dans quelle mesure exactement ? C’est difficile à dire. Mais on pourra, en conclusion, risquer une hypothèse : en France, comme ailleurs, la psychologie se développe en même temps que la conception individualiste moderne de la vie sociale. Elle en radicalise les variantes sous forme de théories violemment opposées, qui luttent pour l’explication dernière de ce qu’est l’individu (son cerveau, son inconscient, son psychisme, ses aptitudes, ses tendances, etc.). Mais elle n’est pas purement passive. Elle ne subit pas juste ce milieu socio-historique. Au contraire, elle a contribué fortement à spécifier le vocabulaire, la grammaire même dans laquelle s’énoncent les vérités sur l’individu. L’élucidation de cette grammaire reste à faire.