Expliquer plus pour comprendre
plus ?
Note critique sur Autour
de la psychanalyse (Ecrits et conférences 1) de Paul Ricœur, textes
rassemblés et préparés par C.Goldenstein, et J.-L.Schlegel
avec le concours de M.Delbraccio, présentation de
J.-L.Schlegel, postface de V.Busacchi,
éditions du Seuil, Paris, 2008.
Avec
cet ouvrage, le fonds Ricœur met à la disposition du public des travaux qui,
sur 40 ans, encadrent la référence centrale du débat ricœurien
avec la psychanalyse, De l’interprétation : Essai sur Freud, de
1965. Ce sont des textes rares, publiés ou du moins composés pour une part en
anglais, ou parus dans des versions réduites, encore qu’on en trouve les
arguments ébauchés çà et là dans l’œuvre de Ricœur. Historiquement, leur mise
en série montre que Ricœur ne fut pas seulement l’interlocuteur de Lacan ou des
lacaniens[1],
mais tout autant de Habermas, des lecteurs post-wittgensteiniens de Freud
(comme Michael Sherwood, bien oublié aujourd’hui), d’Adolf Grünbaum, de Kohut ou de Pierra Aulagnier.
Cet
élargissement de la perspective, bien mis en œuvre par le soin philologique
porté à la présentation des différents essais, permet-il de reposer à nouveaux
frais la lancinante question : la psychanalyse et l’herméneutique
ont-elles quoi que ce soit à voir ? Oui, mais d’une manière assez
détournée. Car ces essais ne feront en rien démordre ceux qui tiennent que la
lecture de la psychanalyse par Ricœur est un contresens absolu du début à la
fin. On leur rétorquera bien sûr, comme depuis 40 ans, que ce rejet de Ricœur a
son principe dans les dogmes de la petite ou grande chapelle psychanalytique ou
émargent les uns ou les autres. Et pourtant, ces essais permettent de mieux
cerner à quoi pourrait ressembler un jour une autre philosophie de la
psychanalyse, voire d’autres philosophies de la psychanalyse à venir, parce que
Ricœur n’y masque pas ses embarras, ni sans doute aussi les contradictions
auxquelles l’accule le suivi rigoureux de son propre projet herméneutique et la
question lancinante de la « pratique » de ce dont on parle si on veut
en dire quelque chose de correct, qui donne le sens des concepts en fonction de
leur usage concret. Car un tel usage, Ricœur ne n’a jamais eu, et la
compréhension par les voies du « cercle » herméneutique ne cesse d’entrer
en conflit dans ces pages avec la compréhension par et dans la pratique
effective de la psychanalyse. Ce n’est pas rien, et c’est surtout dans cette
direction qu’on pourra sans doute un jour sortir de l’impasse dont Ricœur au
fond a hérité de son maître Dalbiez, et qui est le
fil rouge de la tradition de la critique thoérique de
la psychanalyse en France, de Politzer à Lacan ou Laplanche : oui, la
méthode de Freud est intéressante (scientifiquement vraie, peut-être), mais ses
conceptions théorico-philosophiques sont
épouvantables, mâtinées de scientisme positiviste, de biologisme, etc. Il
faudrait ainsi à Freud une rectification philosophique. Incontestablement,
Ricœur s’inscrit dans cette tradition, qui mélange le respect pour la pratique
des cures et la consternation devant leur formalisation, parsemées de
métaphores inadéquates et de paralogismes forcés par le défaut récurrent d’une
conceptualité adéquate. Mais Autour de la psychanalyse déplace
aussi ce vieux débat français. Il fait un pas dans une autre direction, qui
serait justement de se demander ce qui est contradictoire ou paradoxal de
manière inhérente à la psychanalyse, parce qu’il n’y a pas de solution
philosophique réellement supérieure aux embarras logiques ou conceptuels dont
elle témoigne. Au fond, ce sur quoi bute l’annexion de la psychanalyse à
l’herméneutique, dont doutent beaucoup de philosophes et la plupart des
psychanalystes, c’est aussi ce sur quoi bute l’intégration ultime, ou sans
reste, de la conceptualité freudienne à elle-même : la dimension
économique et la dimension sémantique s’appellent l’une l’autre, mais à la fin
c’est toujours pour se contredire. Or cette contradiction n’est pas
vaine : elle dit quelque chose d’essentiel sur l’esprit, la culture (Kultur), le sens et le non-sens. Cette contradiction
porte témoignage de l’intérêt du problème.
Ce
pas de côté est bien réel, dans Autour de la psychanalyse, il n’en reste
pas moins timide, parfois seulement esquissé, tellement il serait au bout du
compte incompatible avec l’ambition dialectique, intégrative, productrice de
sens, qui résorbe asymptotiquement dans un soi narratif infiniment
« ouvert » à peu près tout ce que lui a opposé Freud. Il est clair que si la psychanalyse n’est
qu’une variante moderne de l’éternel « connais-toi toi-même », si
l’idée de « soi » (self), à la Kohut
pour faire moins hégélienne, est réputée inclure, malgré toute l’histoire et
les vicissitudes qu’on veut, l’altérité la plus rebelle à son projet, alors le
souci de clarifier la teneur des contradictions formelles et d’en déplier le
système problématique chez Freud n’est plus qu’un « moment », voué au
dépassement — bref, une péripétie du Sens[2].
Autour
de la psychanalyse réunit cinq
types de travaux. Le plus consistant sur le plan de l’épistémologie est le premier :
« La question de la preuve en psychanalyse ». Le plus incisif sur le
plan de la critique informée des enjeux théoriques internes de la psychanalyse
est le remarquable « Image et langage en psychanalyse », charge
précise contre le lacanisme ultra-orthodoxe des
années 1970. « Psychanalyse et art » communique subtilement avec ses
thèmes, d’ailleurs : Ricœur insiste sur la circulation des acceptions et
des usages du phantasieren chez Freud (82,
234), entre clinique et théorie de l’art, en montrant, du rêve au symptôme et à
la sublimation quelle sémiotique non-langagière Freud
mobilisait dans son œuvre, ses séries et ses figures. Non une linguistique, dit
Ricœur, mais une « fantastique générale » (124). Les remarques sur Le
malaise dans la civilisation sont aussi fort éclairantes. Ricœur y pense
l’articulation entre le sémantique et l’économique de façon beaucoup plus
substantielle, en pointant, cette fois avec Lacan, que le malaise dans la
culture, c’est le désir. Du coup, il est impossible de décanter, sauf
idéalisation, la force et le sens, la pulsion et les représentations
collectives, vu que tout se produit à leur point d’intersection, et dans
l’expérience cardinale du malaise. C’est dans ces pages qu’on voit Ricœur au
travail, pensant l’impossibilité de toute synthèse, l’impossibilité d’une
réparation des « défauts philosophiques » de Freud qui n’en gâche pas
l’apport, et pour finir, l’extériorité de la psychanalyse à l’herméneutique.
Plusieurs essais sur le récit et la narrativité concluent enfin l’ensemble,
dans l’esprit de Temps et récit, mais ils dérangent bien moins ; ou
plutôt, ils illustrent encore une fois à quel point Ricœur, si lucide soit-il,
si érudit et habile à découvrir la citation qui tue (oui, Freud a dit bien des
choses qui semblent aller dans le sens de la lecture herméneutique), ne peut
tout simplement pas envisager autre chose qu’un sens « au second
degré », si j’ose dire, du non-sens, de la lacune, voire de la perte
sèche.
Or cette impuissance spécifique, qui est en même temps la
puissance de la démarche propre à l’herméneutique, rejaillit sur les détails et
les articulations des arguments de Ricœur. Il est tout à fait frappant que
l’idée même d’association libre (Einfall)
n’apparaisse pas une seule fois dans ces pages. Si pourtant le souci de briser ab
initio la continuité du sens se manifeste chez
Freud, c’est quand même là ! Mais pour Ricœur, la méthode associative ne
sera jamais qu’un premier temps, visant à restituer une continuité toujours
plus profonde, plus accidentée, et donc plus réelle. C’est cependant sur ce
point que les appels à faire réagir les analystes aux propositions de
l’herméneutique, à ce qu’ils apportent leur connaissance interne de la pratique
et la confrontent aux thèses de Ricœur sont les plus pressants. Mais la réponse
est déjà bien connue. Il est curieux que Ricœur n’ait pu l’entendre. Car il y
a, c’est vrai, des patients animés par une demande « existentielle »
de sens et qui envisagent l’analyse comme le détour requis pour vivre une
« vie examinée » conforme aux préceptes socratiques. Mais d’autres
demandent à la cure précisément l’inverse : le soulagement du sens, de sa
continuité, de l’autobiographie, bref, la possibilité d’éprouver à vif
l’émerveillement du hasard dans la rencontre sexuelle, la surprise de l’éveil
au lieu du rêve ou du cauchemar, l’absurde, même, à l’occasion, et non son
pesant pansement de signification, de finitude et de destin. Ces patients-là
n’ont pas en tête qu’on interprète leur vie, et Freud parle d’ailleurs plutôt
d’interprétation des symptômes ou des fantasmes. Si l’analyse est analyse, et
non synthèse, et encore moins « synthèse d’éléments hétérogènes »
(258), ce qu’est à la rigueur le récit de l’analyse, c’est parce que la
dite synthèse, la laïcité radicale, ou mieux, le parti pris antithéologique de
la psychanalyse la laisse évidemment ressurgir chez chacun comme elle lui
plaira. Si un analysant au terme de son parcours a trouvé que sa vie possédait
ou même méritait un sens (spirituel, esthétique, moral, que sais-je ?), grand
bien lui fasse. Là-dessus, il n’y a rien à dire, analytiquement parlant. Mais
sur l’inverse non plus. La psychanalyse n’apporte nul message à décrypter sur
la bonne façon de vivre « après », laquelle, rétrospectivement, en
justifierait la teneur ou les étapes. Une route, une fois déblayée à fond, peut
laisser très perplexe sur le lieu où elle conduit. Ricœur conçoit ainsi, bien
sûr, la possibilité-limite d’une « abdication de
la prétention à maîtriser le sens » (103) ; mais cette abdication
reste au service du self, elle réduit juste l’auto-compréhension
au statut d’« idée-limite ». Où est le
gain ?
Un autre trait éloquent de ce malentendu est l’idée
curieuse d’une valeur particulière à donner à la sincérité (Redlichkeit)
dans la cure (55). L’association libre manifeste-t-elle donc quelque chose
comme une vérité ultime ? Quand l’inconscient se trahit, est-ce le vrai
qui émerge ? On doit plutôt en douter. Il suffit de se souvenir de Freud
découvrant que « la jeune homosexuelle » a des rêves menteurs, pour
comprendre que lorsque l’inconscient se trahit, il se trahit et comme vérité et
comme mensonge, et que la règle fondamentale, si elle prescrit de « tout
dire », ne prescrit justement pas de « dire toute la vérité ».
Mais les bêtises qu’on lit de nos jours sur la prétendue filiation de la
psychanalyse et des techniques de l’aveu ont rendu ces évidences inaudibles.
C’est bien assez qu’un patient se retrouve tout surpris de découvrir qu’il y a
plus de mensonges qu’il croyait dans sa plus pure sincérité et plus de vérité
imprévue dans ses mensonges les plus noirs. Qu’il faille dire la vérité (et
toute), comme certains patients le vivent, incontestablement, c’est au
contraire un moyen sûr de repérer à qui, dans le transfert, ils ont affaire. Là
encore, c’est affaire de circonstances et de personnes. La règle fondamentale
n’a pas d’autre propos que d’en laisser à disposition une assez large gamme.
Mais c’est pourquoi aussi l’ignorance de l’usage des
concepts freudiens dans leur contexte pratique banal aboutit assez souvent à
projeter sur eux de grandes pré-interprétations
(toujours à dialectiser et à résorber dans une unité supérieure), sans qu’on
arrive vraiment à retrouver de quoi on parle. Les exemples sont innombrables et
contrastent violemment avec la finesse des exégèses. Ainsi Ricœur tient-il pour
évident que la notion de « compromis » est d’essence mécaniste (40),
de même, celle d’« investissement » (97), ce qui ne l’empêche
d’ailleurs pas de mentionner l’image parfaitement sociologique et politique du
« capitaliste » et de « l’entrepreneur du rêve ». Encore
plus bizarre, la censure, les « instances » mêmes, n’ont plus la
moindre valeur normative, au motif que l’opération typique de la censure, le
caviardage, serait de nature quasi-physique. En somme, tout ce qui est procédé
ou procédure, de rhétorique comme de droit, est renvoyé à ce qu’en même temps
Ricœur identifie très bien comme la métaphore de « mécanismes »
psychiques chez Freud (101). Mais qu’il s’agisse de mécanismes tout
métaphoriques (ils ne font rigoureusement que ce pour quoi ils sont là, c’est
tout dire !), cela ne l’arrête pas. L’inverse est aussi vrai : la
« perlaboration » ne serait autre chose qu’une « narration
continuée » (62). On sursaute : que les séances soient revécues en
rêve, que toutes sortes de déformation touchent son matériel, qu’il se mêle à
la vie érotique de l’analysant et s’y pare de nouveaux accessoires, tout cela
serait la narration qui continue ? La possibilité de faire un récit
« un » des processus impliqués dans la perlaboration semble ici
dangereusement confondue avec la preuve que perlaborer
est un procès de sens « unitaire » qui poursuit par des détours
considérables le projet du self et de sa reconnaissance.
C’est pourquoi le sommet spéculatif de l’ouvrage, qui
consiste à penser la « narration » comme une
« explication » au sens psychanalytique du terme (63), est noyé dans
les brumes dès sa formulation. On veut bien suivre Ricœur, au niveau des
généralités, quand il affirme qu’un processus d’auto-compréhension
est renforcé plus qu’affaibli ou altéré dans son essence quand on peut y
insérer des segments d’explications causales, et qu’il existe en psychanalyse
des moyens non-narratifs de preuve. C’est la doctrine
de l’arc herméneutique : « expliquer plus pour comprendre
mieux », et dépasser ainsi l’opposition entre comprendre et expliquer, qui
hypostasie des méthodes contraires loin du concret où elles se mêlent.
Mais Freud, dans tout ça ? Ricœur se livre à un
examen serré de lectures wittgensteiniennes de Freud qui partagent sa conviction,
que « … le dernier mot sur la psychanalyse n’est pas prononcé dans ce que
Freud dit, de la psychanalyse, mais dans ce qu’il fait » (76). Mais c’est
pour rejeter l’idée que Freud se serait juste fourvoyé en substituant à des
justifications par les raisons (justifications originales, qui étendent le sens
des concepts psychologiques ordinaires) des explications par les causes, qui,
elles, sont d’un scientisme radicalement erroné. Non : une fois compris
les raisons des symptômes névrotiques, comme ce qu’on fait « sans en avoir
conscience », l’inconscient étant par ce biais réduit en somme à un
innocent adverbe, il reste à se poser la question : pourquoi, ce qu’on a
de si bonnes raisons logiques de faire, le ferait-on « inconsciemment »
plus que consciemment ? Et Ricœur a beau jeu de montrer qu’une théorie
causale est requise, qu’on ne peut pas dissoudre le problème en faisant comme
si Freud avait juste découvert un nouveau « jeu de langage », mais
l’avait malencontreusement confondu avec des lois nouvelles du psychisme. Car
interpréter un symptôme névrotique, ce n’est pas juste en fournir la raison
ignorée, c’est arracher un certain fonctionnement mental (qui a ses raisons) de
l’inconscient où il agissait à l’insu du sujet, et le rendre conscient. Il n’y
a pas de sauvetage wittgensteinien de Freud, la causalité ne se laisse pas marginaliser, et « rationaliser » est avant tout
un processus défensif, quelque chose à expliquer, et non quelque chose qui
explique.
Que Ricœur insiste tant là-dessus se comprend : la
psychanalyse est censée apporter sa pierre à la solution grandiose au Methodenstreit (expliquer vs. comprendre) qui l’aura
constamment occupé. On est à mille lieux, en même temps, de ce que font les
psychanalystes, ou de ce que le transfert et l’interprétation donnent à
méditer. Et c’est ce qui laisse tout étonné dans ces essais : pas une fois
Ricœur ne suppose que l’ambition freudienne pourrait avoir bien peu à voir avec
l’espoir d’une solution métathéorique à ses propres embarras, tels que les perçoit
le philosophe. Freud explique par des causes ou justifie par des raisons avec
l’innocence de celui dont l’objet propre s’accommode parfaitement des deux, et
parce que la psychanalyse est un peu moins qu’une psychologie scientifique
expérimentale, un peu plus qu’une théorie morale, et certainement encore bien
autre chose que les deux ensemble. Eventuellement, pas grand-chose de
respectable, d’ailleurs, cette conclusion ne doit pas être écartée. Effet du
temps qui passe, du décalage des générations ? L’œuvre de Ricœur est
parfois saluée comme celle qui aurait rendu sa dignité intellectuelle à la
psychanalyse dans le champ philosophique. Mais cette dignité-là, la
demandait-elle ? Elle dit certes beaucoup sur les idéaux de celui qui la
lui confère, ou qui trouve que c’était une bien belle chose à faire, mais elle
emporte en même temps un peu d’aveuglement les bricolages bizarres et
culturellement ignobles dont la psychanalyse a le secret, quand elle rencontre
des fous ou des névrosés, et qu’elle fait avec ce qu’ils disent. Ricœur, ainsi,
paraîtra au lecteur sensible à son effort plus proche des problèmes cruciaux de
la psychanalyse quand il note, en passant, que « … la psychanalyse est
concernée par le destin du fantasme » (58). Par son destin, et non par sa simple
« traversée », comme disait, un moment, Lacan — c’est-à-dire par la
façon dont, de forme, il devient matériau, et, peut-être alors, se travaille.
[1] On ne peut pas ne pas citer l’article de Michel Tort, De l’interprétation, ou la machine herméneutique, Les temps modernes (1966) 21 : 1461-1493, 1629-1652, qui aura eu l’effet étonnant de diviser les contemporains en deux : ceux qui en furent persuadés que Ricœur n’avait absolument rien compris à Lacan, et ceux qui pensèrent que si les thèses de Ricœur sur Freud étaient ainsi maltraitées, Lacan et les lacaniens devaient certainement avoir tort.
[2] L’objection n’a rien d’original. Simplement, elle n’a jamais été surmontée. Voir récemment Muriel Gilbert, L’identité narrative : Une reprise à partir de Freud de la pensée de Paul Ricœur, Labor et Fides, Genève, 2001.