L’artiste
et le psychanalyste
Joyce
McDougall, puis Jacques André, Michel de M’Uzan,
Vladimir Marinov
Philippe Porret, Monique
Schneider et Dominique Suchet.
Petite
bibliothèque de psychanalyse, PUF, 2008
Une conférence américaine
de 1994 de la première auteure, inédite en français,
et intitulée « L’artiste et le psychanalyste », est suivie dans ce
petit volume de six commentaires, ou libres rebonds (c’est selon). Le ton
général passe largement les éloges de courtoisie adressés à J. McDougall, et
frise l’adulation. A l’exception des contributions de J. André et surtout de M.
de M’Uzan, on ne trouvera pas grand-chose qui
ressemble à une discussion au fond des thèses du texte introductif. Le plus
frappant, dans ce recueil, c’est la promesse, voire le contrat, que son titre
ambitieux et excitant passe avec le lecteur, et la façon, extrêmement décevante
pour finir, dont cette promesse ou ce contrat sont
remplis. Le titre d’un essai, ou d’une conférence, peut être simplement
thématique (voilà de quoi je vais parler) ; sur la couverture d’un volume
d’une collection aux parutions aussi attendues et enrichissantes que la
« petite bibliothèque de psychanalyse », il annonce bien trop.
Ce trop éclate d’ailleurs
dès le propos de J. McDougall, et le malaise qui envahit le lecteur ne se
dissipera presque jamais ensuite. Il a trois aspects. Le premier, c’est
l’invocation rituelle de la formule de Freud, déclinée de bien des façons,
selon laquelle « la création artistique reste en tant que telle un mystère
impénétrable, mais… ». Et après ce « mais… », on trouve tout ce
qu’on veut, selon l’état du développement de la théorie psychanalytique, autant
chez Freud que chez ses successeurs, et selon les clichés en vigueur, aux
époques différentes de la culture, sur la nature de l’art et de l’activité
artistique. « On fera donc semblant de croire en la légitimité de
l’entreprise ! » s’écrie ainsi M. de M’Uzan[1].
Le second, c’est la gêne qu’on ressent à voir des cures d’artistes invoquées
(on suppose qu’ils sont connus du public, vu les sous-entendus que J. McDougall
multiplie à plaisir), mais sans possibilité aucune, du fait de la clause de
confidentialité, de se faire la moindre idée de ce qu’ils ont effectivement
réalisé, et du rapport éventuel entre ce que raconte l’auteure,
ce qu’ils disent eux-mêmes de leur œuvre et de leur créativité, et des
productions esthétiques, mais aussi intellectuelles ou professionnelles qui justifient
leur titre de créateurs. L’appel à communier dans une évidence inscrutable,
banal dans les vignettes cliniques en psychanalyse, est comme ici redoublé. Car
on peut bien se faire une idée du genre de symptômes que produit une personne
en analyse, mais bien moins, si on veut être précis et penser quelque chose de
déterminé, des résultats complexes de ce qui n’est pas vraiment un symptôme,
mais plutôt le résultat d’une sublimation, et surtout quand cette sublimation
prend la forme d’une œuvre d’art. Ces deux premiers embarras conspirent pour
produire le troisième : il y a chez J. McDougall un ton
« explicatif » qui paraît mettre au jour, artiste par artiste
analysé, un mécanisme fantasmatique primordial à la source du conflit créateur
(bisexualité psychique ou autre), et cependant, qu’on en lise les formules dans
tous les sens, qu’on y suppose toute la profondeur qu’on veut, il reste
absolument impossible de comprendre pourquoi ces mécanismes allégués devraient
déboucher sur des œuvres d’art, plutôt, justement, que sur des rêves, ou des
symptômes, ou des délires, etc. Evidemment, il y a aussi tout cela, et en plus,
des œuvres d’art (ou des accomplissements censés manifester une capacité
créatrice spéciale). Les artistes analysés par J. McDougall ne parlent pas que
de leurs œuvres. Mais le mur freudien reste infranchissable : une fois
qu’on a dit que l’artiste exprime dans son œuvre des insatisfactions qui sont
du même tonneau que les insatisfactions attestées dans les fantasmes (hystériques,
par exemple), que le matériau de ces oeuvres, c’est la sexualité infantile, que
l’œuvre d’art peut s’analyser comme un rêve, et que la signification des œuvres
d’art est passible d’une interprétation de ses motivations inconscientes, on
fait tout bonnement du surplace. L’annexion pure et simple de l’œuvre d’art au
champ de pertinence de la psychanalyse se fait au profit unilatéral de la
psychanalyse (elle peut parler de ça aussi, comme de la religion, elle s’y
retrouve sans mal), au prix, malheureusement, de l’œuvre d’art. Du coup, parler
d’œuvre d’art n’a strictement aucun intérêt supplémentaire, si on le compare à
ce que nous apprennent les formations de l’inconscient que n’importe qui,
artiste ou pas, produit pour son compte.
Sauf que.
Sauf que parler d’art et
d’artistes (surtout en faisant allusion à ceux qu’on a sur son divan) est
remarquablement « classant » — pour emprunter à Pierre Bourdieu ce
mot juste et méchant. Car en matière de bon goût, il ne faut pas faire
attention seulement aux différences de valeur qu’on est capable d’introduire
entre les œuvres (plus ou moins belles, réussies, etc.). Il faut aussi faire
attention à la prime qu’on retire, en terme de prestige et d’autorité
symbolique, du pouvoir de classer et hiérarchiser ainsi les choses. En
classant, on se classe, et toujours, on montre aussi à quelle
« classe » on appartient, tant le bon goût est une marque distinctive
de supériorité sociale. Le discours psychanalytique sur l’art échapperait-il à
cette logique de l’affirmation élitaire ? Certainement pas, puisqu’il se
trouvera toujours quelqu’un pour sentir ce qu’il véhicule, par principe, de
domination implicite, de maîtrise des bons mots et surtout des bonnes
sensations, du plaisir « supérieur », de la qualité
« privilégiée » des expériences. On pourrait espérer mieux cependant.
Par exemple, des élucidations de ce qui se passe quand quelqu’un découvre, sur
un divan, qu’il n’est pas hors-jeu du jeu social de l’art, que ce qu’il produit
a une valeur, et que, peut-être, l’impénétrable mystère de sa créativité le
fait échapper, pour de bon, à la pénétration de son psychanalyste.
Ce n’est pas du tout se
moquer de cette dernière, ni la tenir pour inutile, au contraire ! Mais
l’analyse analyse, autrement dit, elle ne fait que déceler certains
« motifs originels » dans les œuvres ; elle ne capte rien du
tout de ce qui commande la synthèse, ou la mise en œuvre de ces motifs en œuvre
d’art. Pourtant, on aurait bien aimé voir cette mise en œuvre approchée
autrement qu’à travers le thème un peu facile, et bien difficile à démentir
cliniquement, de la réparation narcissique. Pourquoi, après tout, certains
artistes n’auraient-ils pas des moyens parfaitement banals de se réparer
narcissiquement (rêves, symptômes sexuels, que sais-je ?), tandis que le
ressort de la création puiserait à des sources relativement
indépendantes ? [2]
Le lecteur se fera donc
lui-même une idée de ce qu’évoquent en lui les interprétations données par J.
McDougall à ses patients artistes ou créateurs. Sur ce plan, chacun a bien le
droit d’être touché, ou insensible, à sa guise. Mais on n’a pas besoin d’être
un adversaire ou un partisan de la psychanalyse (ou de la psychanalyse comme la
pratique J. McDougall) pour percevoir encore autre chose dans ces propos :
non pas un inconscient, mais un impensé. Cet impensé n’est pas de nature
psychologique. Pas une fois dans ces pages les auteurs ne se demandent si les
artistes ont vraiment un accès privilégié aux sources de leur création, s’ils
sont mieux placés qu’un tiers, ou du moins, que le public cultivé ou les
critiques expérimentés, pour décider de ce qui fait le contenu et la valeur
artistique de ce qu’ils font. Pourquoi ce que raconte un artiste sur sa
création serait-il autre chose que « je » installé en position de
sujet, et soi-disant en caution d’authenticité, dans des phrases toutes faites,
historiquement et culturellement produites, sur l’effet que ça fait de produire
des objets reconnus par autrui comme des œuvres d’art, ou des création d’une
haute valeur intellectuelle ? Pourquoi, symétriquement, ce que les
psychanalystes entendent dans ces propos « subjectifs » serait-il
immunisé contre les clichés toujours plus raffinés et sophistiqués de la
« subjectivité artiste » ? Pourquoi, enfin, ne pouvons-nous pas
facilement faire autrement que de croire à l’existence d’une telle
« subjectivité artiste » ? Car il est très douteux que nous
choisissions librement ce que nous pouvons dire de nous-mêmes touchant des
processus qui finissent par avoir un sens social. On est loin du compte, quand
on s’imagine que le problème sera résolu par l’inclusion du « public
imaginaire » dans la peinture psychologique de l’activité créatrice (au
sens où « imaginaire », ici, ce sont des projections, des objets
internes du monde inconscient du sujet artiste, etc.)[3].
En effet, ce monde intérieur n’est pas seulement le monde œdipien, ou bien pré-œdipien, de la théorie psychanalytique, c’est un monde
dont les signes et les valeurs sont très fortement organisés pour répondre à d’autres
finalités que celles de l’inconscient (des rapports de pouvoir, de la
politique, des institutions, etc.). Il suffit d’ailleurs de suivre comme dans
un jeu de piste les indices d’une sociologie refoulée dans ces essais
d’esthétique psychanalytique : comment J. McDougall, mais aussi Arnold Modell, qu’elle cite en passant, butent sur le fait que
nous vivons dans des sociétés individualistes, et que les contraintes de l’individualisation pèsent avec violence sur
les expressions artistiques socialement sanctionnées.
Tout cela a des
conséquences déplaisantes sur l’argumentaire psychanalytique. On en vient à
soupçonner que le caractère massif et univoque des « explications »
de J. McDougall n’est que la doublure psychologique ad hoc de ces
processus d’individualisation, et qu’on n’a pas vraiment gagné un accès
psychanalytique à la créativité artistique, mais uniquement résolu ou apaisé
les conflits qui naissent chez quelqu’un quand il doit dire, pour survivre en
société, « je » suis artiste ou créateur. Non pas l’inconscient, en
somme, mais le moi, et donc les affres narcissiques qui s’imposent à lui pour parvenir à la reconnaissance. Cristina,
qui est sculpteur, avait à 3 ans placés ses excréments dans une boîte et
s’était fait gronder par la bonne. « En fait, il s’agissait là des
premières sculptures qu’elle avait offertes au monde extérieur, sans doute en
raison de son sentiment d’avoir été abandonnée. »[4]
Je vois quel impact une énonciation de ce genre peut avoir dans une séance, la
mise en résonance induite entre couches affectives refoulées et peut-être
clivées, mais quand ce qui s’en retrouve est une affirmation aussi dogmatique,
presque caricaturale, on se demande pourquoi la patiente n’en a pas ressenti un
effet tout sauf curatif : que sa sculpture, ça n’est en fait « que de
la m… ». Ce qui manque ici, c’est un peu de lumière sur la façon dont Cristina a créé, difficilement, et par une opération
paradoxalement toute intérieure, une réceptivité chez autrui à ce qu’elle
produit : comment, en un mot, elle en est venue non seulement à façonner
autre chose que de l’excrémentiel, mais bien à « forcer
l’admiration » d’autrui pour cette autre chose que de la m… que,
désormais, elle sculpte. Si l’on pose la question en ces termes, on voit que
communier idéologiquement avec le patient artiste sur les valeurs du moi, de
l’idéal, de la « créativité », bref, des artistes
« individualistes forcenés », comme les appellent Roy Schafer, c’est adopter sans distance les clichés bourgeois
et post-romantique de l’artiste comme le voyait Freud, dont le titre de gloire,
comme ricanent les spécialistes de l’esthétique, est d’avoir ignoré quasiment
tout de l’art de son époque, ce qui va fort au-delà de son absence d’intérêt
pour la musique. J. McDougall fait quelques pas en direction de cette
transformation, qui est moins celle du moi souffrant de l’artiste (se réparant
soi-même dans son œuvre, etc.) que de l’Autre atteint par surprise et au sein
duquel il trouve miraculeusement, et quelquefois, à se loger. Elle remarque
ainsi que la reconnaissance officielle est un facteur « qui peut persuader
les créateurs qu’ils sont absous pour leurs fantasmes de transgression et leur
érotisme prégénital. »[5]
Dépasser la simple
problématique du narcissisme est essentiel en ces matières, tellement il est
contaminé de motifs sociologiques liés à l’individualisme et aux catégories
sociales dans lesquelles se dit l’identité artistique contemporaine. Sinon, on
retombe dans l’illusion que la seule différence entre un rêve et une œuvre
d’art, c’est que l’œuvre d’art est « sociale » — ce qui donne à
« social » la qualité d’une addition magique au fait individuel de la
création.
Des commentaires de ce
texte introductif, il est difficile de dire quoi que ce soit d’ordonné. Disons
qu’ils reprennent le plus souvent un thème dérangeant de la pensée de Freud,
qui est son relatif dédain pour la « douce narcose » où l’art nous
plonge, et son choix en faveur de la science, c’est-à-dire en faveur du
principe de réalité. C’est la position du consommateur de beaux-arts et les
contributeurs essaient plus ou moins d’en adoucir la grossièreté en soulignant
à quel point le créateur, lui, traverse des conflits violents et significatifs.
Sans doute est-ce le cas, souvent. Mais est-ce qu’une œuvre d’art exprime ces
conflits, ou leur dépassement ? Faut-il s’identifier implicitement à
l’artiste torturé pour ressentir ce qui doit l’être devant une œuvre ? Et que
penser des artistes et des créateurs intellectuels souverainement calmes, qui
ne cadrent pas avec ce modèle ? Il est vrai qu’ils ont peu susceptibles de
recourir à une analyse. En revanche, pas trace de la brutale réduction
freudienne des sources mystérieuses de la création à des facteurs économiques
et biologiques. On oublierait, pour un peu, que dans son jugement sur le surréalisme,
c’est une certaine proportion quantitative à préserver entre l’inconscient et
le préconscient que Freud invoque comme critère de l’œuvre d’art
véritable !
M.de M’Uzan est de tous
celui qui paraît le moins intimidé par J. McDougall, et qui va avec bon sens au
fond de ses arguments. La créativité doit être entièrement désidéalisée,
et il faut renoncer à penser, comme J. McDougall, que la « partie saine de
la personne » est celle qui est créative. Pourquoi ? A cause de la
proximité palpable entre sublimation et perversion, dont il est difficile de
faire bon marché. On néglige que les choses les plus admirables puissent avoir
été produites par des gens détestables, et détestés. Et là où J. McDougall
souligne les continuités (de la sexualité infantile à la création adulte), M.
de M’Uzan renverse avec force les raisons qu’elle
allègue comme ses données cliniques : il n’y a tout bonnement aucun
rapport entre la créativité d’un enfant, qui joue, et même qui joue avec ses
excréments et celle de l’artiste adulte. Mais, comme dans les vrais échanges
psychanalytiques, il ne s’agit pas de contradiction logique : disons qu’il
faut être deux au moins pour ajuster les projections et tempérer les
imaginaires, en laissant à l’ineffable, au mystérieux, une place mieux circonscrite.
Curieux recueil, donc,
qui prêche, comme la quasi-totalité de la littérature psychanalytique
contemporaine, aux seuls convaincus. Il se montre absolument indifférent à
toute approche sociologique de l’art, comme si le cadre de la cure immunisait
l’échange de ses contraintes et de ses formes.
On s’y fait bien plaisir (citations rares et références fines se
bousculent). On devine, çà et là, que certaines phrases ont été des
interprétations, et qu’elles ont fait mouche. Mais enfin, le problème reste entier.