Une histoire de la psychanalyse ample et sereine
George
Makari, Revolution in Mind : The Creation of Psychoanalysis, Harper
& Collin, New York, 2008, 613p., index rerum et nominum
Le beau
livre de George Makari, qu'on pourrait traduire peut-être par Révolution
dans l'esprit : la création de la psychanalyse, a suscité outre atlantique
de nombreux commentaires le
plus souvent élogieux, mais parfois aussi étonnamment
critiques. Car, si la psychanalyse en France reste aussi vivante qu'elle
est fragile, et rend coup pour coup à ses adversaires, aux États-Unis, et
dans la plupart des pays de langue anglaise, la psychanalyse est plutôt un
cadavre que des marginaux se vouent, de façon plus ou moins pathétique, à
ranimer. Or, Makari, qui est professeur de psychiatrie
dans de prestigieuses institutions new-yorkaises, aborde cette situation de
façon étrangement dépassionnée. Tout semble à ses yeux se passer comme si
les Freud Wars des années 90, les polémiques
contre non seulement la scientificité de la psychanalyse, mais même la sincérité
de Freud, étaient à la fois loin derrière lui et complètement digérées. Dans
ce vaste panorama, qui court de la naissance de la psychanalyse jusqu’à l’installation
des exilés d’Europe aux Etats-Unis à partir de 1943, les influences culturelles,
les conditions politiques, les conflits ordinaires de personnes (sans aucune
tentative d’en faire des « effets de l’inconscient ») prennent plus
ou moins le pas sur les relations tumultueuses des individus, les règlements
de compte théoriques, ou la volonté des groupes ou des sous-groupes de d’approprier
l’authenticité du message de Freud. Makari a livré
ainsi une histoire normale de la psychanalyse, qui l’accompagne dans
son essor vers la Mitteleuropa, dans son
foisonnement des années 1918-1938, et qui donne un goût de cendres à ce qui s’est appelé « psychanalyse » une fois ce
monde entièrement détruit.
Un premier trait particulièrement représentatif
de sa démarche ne se découvre pourtant que dans les dernières pages de son
livre : l'hagiographie freudienne, qui dans les années 1950 a fait dériver
la psychanalyse de cet exploit inouï que fut l'auto-analyse de Freud, est
resituée dans le contexte particulièrement délicat de l'affrontement entre
les psychanalystes exilés d'Europe, qui se considéraient, tel Federn,
comme les vrais dépositaires du savoir freudien, et les néo-freudiens américains,
comme Rado, aux yeux desquels l'orthodoxie viennoise,
berlinoise, ou londonienne, ne comptait strictement pour rien, rapportée à
leurs propres exigences de validation empirique et médicale des cures. C'est
assurément un tournant dans l'historiographie de la psychanalyse. On sait
en effet depuis Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu
Shamdasani combien l'édification du mythe freudien
a joué un rôle crucial dans la diffusion de la psychanalyse (M.Borch-Jacobsen & S.Shamdasani Le dossier Freud : Enquête sur l’histoire
de la psychanalyse, Les empêcheurs de penser en rond/Seuil, 2006, voir
mon compte rendu). On sait aussi que
la dénonciation de ces erreurs, de ces falsifications, voire des procédés
éhontés de son établissement, a joué un rôle non négligeable dans le discrédit
scientifique et culturel de la psychanalyse. Makari, lui, propose d’en resituer les enjeux dans la lutte
pour la survie d'un petit groupe d’héritiers de Freud sous la contrainte de
son nouvel environnement social et intellectuel, au lendemain de l'immense
désastre que fut pour les psychanalyses juifs la seconde guerre mondiale.
Car c’est de cela qu’il s’agissait : contre le néo-freudisme américain,
indifférent aux spéculations métapsychologiques, et soucieux de fondre la
psychanalyse dans le mouvement de l’hygiène mentale et de la psychiatrie universitaire,
légitimer l’héroïsme personnel du fondateur et en faire un géant de la pensée
en suscitant autour de lui un véritable culte. L’entreprise biographique de
Jones, la réécriture systématique de l’histoire de la psychanalyse sur le
mode hagiographique, bref, la liquidation de l’histoire au profit du mythe
n’aurait donc été, pour Makari, que le choix forcé
des exilés viennois arrachés à l’Europe, obligés de faire ressurgir le sens
de leurs existences sur un sol ressenti comme hostile. Avec un évident succès,
puisque c’est sur ces bases que la psychanalyse va devenir un phénomène culturel
américain, un référence pour le cinéma, la littérature, mais aussi l’éducation
et les aspirations des individus ordinaire à une vie plus libre. On aurait
aimé, bien sûr, que Makari développe davantage.
Après tout, c’est un fruit de sa méthode que d’écarter les controverses récentes,
où les anti-freudiens soutiennent que la mythologie (en fait, l’imposture)
freudienne est consubstantielle à la doctrine elle-même. Makari
offre une explication plus sociologique de la solidarité d’un milieu dans
la propagation du mythe. Mais il interrompt son analyse aux prémisses de la
transformation de la psychanalyse en fait de société, alors qu’il permettait
d’imaginer comment sa diffusion pourrait tout de même autre chose qu’une sorte
d’illusion collective aberrante.
Quoi qu’il
en soit, et c'est un trait général de l'ouvrage, Makari
tente de changer l'échelle sur laquelle sont d'ordinaires mesurés et les différents
événements qui se tendent la naissance puis le développement de la psychanalyse.
Sa vision s'efforce d'être beaucoup plus sociale, voire anthropologique, que
celle qui prévaut d'habitude. On pourra donc lui reprocher de contourner le
détail des polémiques, dont les historiens des mentalités qui ont donné à
la psychanalyse un rôle si évident dans la formation de l'individualité moderne,
sont d'habitude très friands. De même Makari est-il
relativement indifférent aux contradictions qui existent entre les différents
courants d'idées, scientifiques ou culturels, que Freud et les freudiens ont
progressivement cannibalisés dans l'édification de leurs théories. Mais ce
recul supplémentaire, qui a l'avantage pour le lecteur d'offrir un synopsis
relativement bref et pourtant exhaustif du développement du freudisme, a aussi
un avantage épistémologique. S'il n'en réalise pas tout à fait le programme,
il donne l'idée de ce que serait appréhender la psychanalyse comme un mouvement
d'idées envisagées sur la longue durée, sensible aux mutations imposées par
l'exil, la persécution, l'histoire des sciences et de la médecine, les exigences
culturelles et morales si différentes des sociétés dans lesquelles elle est
née puis s'est exportée, sans oublier celles dans lesquelles elle est morte
: l'Autriche-Hongrie, et l'Allemagne d'avant le nazisme.
Si le lecteur n'apprendra pas grand-chose de neuf touchant la rencontre
de Freud et de Charcot, il sera certainement plus intéressé par la manière
dont Makari décrit la formation du premier cercle des disciples
de Freud. Le contexte particulier de la pratique de la médecine et de la recherche
médicale en Autriche est bien exposé. De même, Makari
reprend avec beaucoup d'acuité la double problématique de la création littéraire
et de la recherche pathologique, et celle des débats sur l'identité dans son
contexte viennois, identité poursuivie tant comme identité nationale que comme
identité personnelle. Encore une fois, Makari, qui
a allégé son livre de tout apparat critique, n'apporte pas de faits nouveaux.
Mais la façon dont il tisse ensemble des analyses déjà connues emporte une
conviction nouvelle. Les ponts entre les écrivains de la Jung Wien,
l'ambition d'examiner la vie des grands héros de la culture à la lumière de
la psychologie et de la psychopathologie naturalistes, résonnent avec les
travaux cliniques et les recherches sur le rêve de façon assez éloquente.
On mesure mieux à cet égard le rôle de l'effervescence sexuelle de la Vienne
de Freud, l'entrelacement fin des lectures de Schopenhauer, des revendications
féministes, de la place des Juifs dans la culture des cafés et de l'université,
bref, de toute une atmosphère enfumée et fébrile ou les expérimentations du
sexe, de la création violente et du non-conformisme, n'étaient jamais exclusives
d'une volonté acharnée de rationalité et même de science.
Makari cependant le plus grand mal à ne pas re-personnaliser,
et finalement à ne pas recentrer sur la personne de Freud cet univers qui
alimente le premier développement de la psychanalyse. Puisant abondamment
aux minutes de la Société du mercredi, Makari remarque
ainsi combien Freud pouvait à la fois encourager un certain degré d'hétérodoxie,
voire d’hérésie, et, en même temps, s'opposer à toute attaque directe du coeur
de sa théorie. On en reste cependant à des considérations sur la logique des
groupes (et encore, pas assez développées, comme on pourrait
sans doute le tenter en suivant des suggestions
récentes de Hervé Chapellière). On voit clairement
que dans ces fameuses minutes, la psychanalyse résulte d'un effort de plus
en plus collaboratif, et que la question de la propriété des idées centrales
de la psychanalyse se pose constamment. Mais justement ! Si l'on ne veut pas
faire de l'histoire rétrospective, si l'on ne veut pas faire du freudisme
la création d'un Freud héroïque, il faudrait parachever ce mouvement de dépossession
du monopole des idées authentiquement psychanalytiques : peut-être aurait-il
fallu accentuer l'instabilité du contenu de la psychanalyse dans ses premières
années. Car cette instabilité a été un moteur fondamental de sa diffusion
dans la société, des esprits forts différents pouvant s'en approprier tout
ou partie à des fins hétérogènes (libération sexuelle extrême, à la Wittels
ou la Soyka, socialisme ou marxisme à la Reich,
nouvelles esthétiques, subversion bourgeoise, renouvellement de la psychiatrie
à la Bleuler, que sais-je encore ?).
Makari suit ensuite la troupe grossissante les freudiens,
dont le centre de gravité se déplace lentement vers Zurich, vers Budapest,
vers Berlin, puis vers Londres, et enfin, sous le coup de circonstances de
plus en plus tragiques, vers New York. À chaque fois c'est une histoire de
dépossession : des viennois par les zurichois, des berlinois par les londoniens,
des Européens par les Américains. Ces exils ne sont pas simplement géographiques,
ils sont aussi des renonciations intérieures à des idéaux, à des pratiques
thérapeutiques, à des clientèles et à leurs milieux. Les proches du maître,
qui pensaient avoir puisé à la meilleure source, se retrouvent, comme Kardiner,
« déclassé » par les derniers arrivés. Les meilleurs esprits finissent
par se taire, voire à dissimuler leurs convictions tant politiques et morales
que scientifiques, tellement la montée des dangers les rend dépendants des
sociétés psychanalytiques du monde encore libre qui pourraient les accueillir.
Revenant sur le congrès de Lucerne en 1934, Makari
raconte comment leur communauté se divisa entre les antinazis persuadés de
l'imminence de la catastrophe, et ceux qui y par aveuglement ou par calcul
jugeaient, avec Jones, que l'essentiel était de préserver la psychanalyse,
y compris en Allemagne, fût-ce au prix de pactiser, et d'abandonner à leur
sort des Juifs, mais surtout des sympathisants communistes pour qui la psychanalyse
était un peu autre chose qu'une forme améliorée de médecine mentale.
Dans le dernier chapitre, intitulé « Psycho-politics
of freedom », psychopolitique
de la liberté, Makari examine la façon dont les
Américains, après avoir fréquenté les formations des Berlinois au milieu des
années 20, imposeront à la faveur des circonstances leur conception de la
psychanalyse, et notamment l'exigence absolue d'être médecin pour la pratiquer.
Le lecteur français qui a gardé à l'esprit les diatribes de Lacan contre l’ego-psychology découvrira avec surprise combien cette
forme de technique et de théorie psychanalytique, bien loin d'incarner l'American Way of Life et
la distorsion ultime du message freudien, fut en réalité une tentative concertée
d'en préserver la teneur contre la dilution de la psychanalyse au sein de
la médecine américaine et d’une société dont les exilés méprisaient plus ou
moins ouvertement les valeurs. Makari, avec beaucoup
de finesse, note une des dimensions essentielles de la tentative de sauver
Freud dans un monde si profondément différent de la Mitteleuropa :
la traduction. Car l'exil, ce fut d'abord la fin de l'allemand comme langue
de la psychanalyse.
Cette fresque
élégante, nous la devons à un psychanalyste new-yorkais. S'il n'est pas membre
du New York Psychoanalytic Institute, le temple
de l'orthodoxie psychanalytique américaine, l'effort de distanciation n'en
est pas moins sensible. Il témoigne de l'émergence d'une nouvelle manière
d'envisager l'histoire de la psychanalyse, réconciliée avec l'histoire de
la culture, avec l'histoire tout court, et qui peut
peut-être se pencher sur le passé avec une sérénité nouvelle.